Shôman (Légers mûrissages)

Les vers à soie se régalent des feuilles de mûrier

Mercredi 21 mai

[rêve] une histoire de petit-déjeuner puis je suis dans une salle de bain de chambre d’hôtel, une salle de bain vitrée en arc-de-cercle en face du lit où dort invisible ma belle-mère, j’essaye de tirer les rideaux les tentures rouges de me cacher calfeutrer pour aller aux toilettes, mais autant la douche est en retrait, autant les toilettes sont mal dissimulées, je m’empêtre les pieds dans un collant sans pieds que je retire sans avoir ôté au préalable mes chaussures, je réajuste un rideau trop étroit, impossible de se soulager


Le renouvellement de la pile est offert à vie chez Swatch. De retour dans la boutique lilloise quatre ans plus tard, c’est l’occasion de méditer sur le passage du temps : j’étais collégienne quand on m’a offert cette montre (Mum craignait qu’elle fasse trop adulte), que je glisse à mon poignet depuis vingt-et-un ans. Je suis probablement meilleure ambassadrice que cliente.


Suite à une recrudescence de chevilles tordues ou foulées, en cours ou ailleurs, je suspends l’apprentissage des grands jetés et rajoute à tout le monde des relevés face à la barre en sixième. Quand j’explique que cela aide à renforcer les chevilles pour éviter de se blesser lors de l’atterrissage des sauts, je rencontre un succès mitigé. L’enthousiasme revient quand j’ajoute que ça prépare aussi aux pointes.

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Jeudi 22 mai

Je ne pensais pas que je copierais tant de passages de Nullipare et que j’en développerais tant les échos. J’y passe presque la matinée, après quoi à quoi bon, mes lectures leur abondance me retombe dessus, je ne développe plus, j’écope. J’aimerais lire plus lentement, intercaler les citations avec ce journal, dans le cours des jours, des réflexions, au lieu de vouloir toujours tout goulûment prendre, garder.


En manque de sociabilité, de discussions longues et enjouées. Nous discutons deux heures au téléphone avec Mum, qui me raconte notamment l’atelier couture qu’elle a organisé pour une ancienne stagiaire qui voulait apprendre à se servir de sa machine à coudre. Rester debout pour superviser le travail, guider les gestes, anticiper les erreurs… c’est physique et crevant, l’enseignement ! Elle a pensé à moi ; rien à voir avec les formations intellectuelles qu’elle pouvait donner dans le cadre de son boulot.


Sur le quai du métro, je retrouve une élève que je viens de quitter. Elle aussi habite Roubaix ! Elle y étudie l’animation 3D, après des réorientations qui laissent entrevoir une personnalité riche et touche-à-tout. Nous discutons tout le trajet. Elle m’explique notamment que la danse lui est utile pour l’animation et vice-versa : elle visualise son propre corps comme les silhouettes qu’elle anime, avec des contrôleurs sur tout le squelette, et projette mentalement les points par lesquels chaque partie doit passer. Voilà qui explique pourquoi le mouvement tombe rapidement juste sur elle ; la visualisation lui permet d’incorporer les coordinations à toute vitesse ! C’est formidable, ça corrobore ce dont j’avais eu vent, la force de la visualisation pour l’apprentissage et la rééducation (visualiser en détail les actions musculaires requises par un mouvement favoriserait leur mobilisation, même si on ne les sollicite pas sur le moment). Elle a aussi étudié l’histoire, vécu un an en Corée, fait de la peinture à l’huile… Le trajet aurait pu durer encore.

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Vendredi 23 mai

Les roses rouges vivent leur acmé, les roses roses leur déclin.


La journée est tendue vers cet inconnu du cours particulier, pourtant sans grand enjeu du fait qu’il s’agit d’un cours d’essai gratuit. Je passe une bonne partie de mon jour de repos à ranger, nettoyer, prévoir, à oublier que j’attends, que j’appréhende peut-être. La jeune fille et sa mère sont adorables, la mère ravie et soulagée de voir sa fille sourire jusqu’au bout. Elle a eu une année difficile, me confie-t-elle sans plus de détail pendant que sa fille se change. Cette dernière ne semble pas dérangée à l’idée de venir prendre les cours chez moi, m’épargnant ainsi les deux heures de transport en commun qu’impliqueraient des cours à leur domicile. À mon tour d’être soulagée.

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Samedi 24 mai

Encore des élèves absentes alors qu’il ne restera ensuite plus que deux séances avant le spectacle. Je doute que l’on soit en mesure de présenter quelque chose de qualité. Je suis désolée, ça va être moche, je m’excuse d’avance auprès d’une collègue à midi ; elle me rassure, on fait avec ce qu’on a, on a tous fait des trucs moches à un moment donné ou à un autre (j’aurais préféré un autre).

Une audition est organisée pour le troisième cycle ; je croise une élève de l’an passé et l’incroyable jeune fille que j’ai eu en stage cette année, qui avec deux ans seulement de danse dans les pattes semble en avoir fait depuis dix ans. La joie me prend par surprise quand je la reconnais à son piercing, ses tatouages, son allure — sans réussir à retrouver de suite son prénom.


C’est la journée de la sociabilité. Mon collègue a l’air d’avoir besoin de parler, je l’attends après ses cours et nous allons prendre un verre (la mousse de kiwi dans le jus <3). Il a effectivement besoin de parler, et pas qu’à moi. Tandis qu’il s’ouvre, je me fais l’impression d’un vampire qui se repaît d’émotions humaines, ivre de vulnérabilité.

J’enchaîne avec un dîner prévu de longue date avec C., de passage à Lille. Cela me fait plaisir de la voir et surtout de voir qu’elle va bien. On parle beaucoup, de pas mal de choses et notamment de cheminement psy en relation au couple, à l’attachement affectif. Des questions, de l’apaisement.

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Dimanche 25 mai

J’abandonne avec soulagement l’idée d’aller voir le spectacle de danse d’une ancienne camarade. Repos prioritaire.

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Les carthames fleurissent en abondance

Lundi 26 mai

Cours de stretching postural. Où l’on prend conscience de la similitude entre la rotation de l’épaule et de la hanche, et où l’on balance les bras au ralenti pour trouver le mécanisme qui permet de soutenir et soulever les bras par le dos. On travaille aussi l’atterrissage des sauts avec un léger mouvement du bassin pour amortir, comme une rétroversion mais sans entraîner les lombaires ; on ne m’avait encore jamais expliqué ça, cette détente possible.


Mise en ordre chez la psy. Je parle moins — me déverse moins en vérité car je parle autant, mais sans cette frénésie de qui n’aura pas le temps de tout dire, tout renverser sur la moquette pour y repérer ensuite l’essentiel. Je prête davantage l’oreille — à ses questions, mes réponses.

Je lui parle de ce parallèle qui s’est dessiné entre le déménagement du boyfriend et celui de mon père quand j’étais ado — ou plus âgée ? J’ai un doute, du mal à ancrer le passé dans une chronologie objective. La psy me demande de quand à quand je fais aller l’adolescence, entre quels âges je la situe. De 13 à 18 ans, à la louche ? Elle sourit. Pour les psys, l’adolescence court de 10 à 25 ans, âge auquel le cerveau arrive en fin de maturation, notamment pour la prise de décision (à ce rythme je n’ai pas dû sortir de l’adolescence). Je suis soufflée.

Elle me fait parler de cette époque, de mon père, de ma belle-famille. Cela ne me pose aucun problème, si ce n’est qu’il m’est difficile de retrouver des émotions, des sentiments. C’est comme si je n’y avais pas vraiment accès, comme si, avant le travail réalisé avec ma première psy à Paris, je n’étais capable que d’émotions grossières, approximatives : j’étais joyeuse, énervée, en colère, triste, de manière très schématique et ponctuelle. Rien de subtil, d’ambivalent, de sous-jacent. Au sein d’une enfance indéniablement heureuse — solaire, même —, j’ai pas mal de souvenirs auxquels je ne relie pas d’affects. Je ne saurais dire comment l’arrivée de mon demi-frère ou le déménagement de mon père m’a fait sentir, mais je me souviens de petites phrases (qu’on m’a répétées, probablement) qui, mises bout à bout, suggèrent des remous dont je ne me rappelle pas.

Il semblerait que j’ai pu à tort interpréter un éloignement géographique comme un éloignement affectif, une réplique à un éloignement que, dans un cas comme dans l’autre, j’ai initié — par la danse : avec les cours au conservatoire, qui ont transformé la garde alternée d’un week-end sur deux en un dimanche sur deux ; avec mon départ à Roubaix pour me reconvertir comme prof de danse. Quelque chose d’absurde comme une prophétie autoréalisatrice que j’alimente, c’est bien fait, c’est moi qui ai commencé, je n’avais qu’à ne pas.

Me mettre en retrait pour ne pas avoir à ressentir l’éloignement de l’autre : la psy m’invite à considérer cette réaction que j’avais pour me protéger (et de quoi ?)(who are you kidding?) comme une des réactions possibles, potentiellement obsolète. Quelle autre réaction pourrais-je avoir aujourd’hui à la place ? Le schéma est si bien ancré en moi que je sèche. Je n’arrive même pas à concevoir une autre réaction que cet involontaire détachement émotionnel, qui donne à l’autre (et à moi, à force) l’impression que je fais peu de cas de lui. Il va falloir (r)ouvrir l’éventail de réponses possibles. Et peut-être concevoir une action (une attitude ?) indépendamment d’une action.

On élargit à toutes sortes de relations, que la psy me présente comme des matriochkas, du conjoint et des parents, à la famille, aux amis, collègues… L’image me fait buguer, je n’articule pas de suite la contradiction entre moindre importance du plus lointain et taille imposante (importante) du plus englobant. Aux matriochkas, je préfère l’image d’un système solaire avec des ellipses de plus en plus éloignées. On conserve ainsi l’idée de cercles concentriques, sans rien qui vienne perturber en englobant. L’idée est de voir comment on se place, et je me rends compte que c’est souvent tout ou rien : soit je reste en retrait (observatrice tapie en réunion, oreille tendue aux déboires…), soit je cherche à occuper le centre et prends toute la place (je suis Lion, je suis soleil, gravitez autour de moi). N’y aurait-il pas un juste milieu ? — question rhétorique de psy, qui appelle le comment, comment trouver et tenir ce juste milieu.


Du temps dans un parc dont je ne soupçonnais pas l’existence près de là où je donne cours le lundi soir : s’allonger sur une pierre au soleil, lire sur un banc, s’approcher des fleurs, attendre que ça passe sans attendre.

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Mardi 27 mai

L’anxiété monte durant la réunion au conservatoire. Mes jambes croisées tressautent. « C’est beaucoup d’info », tente de me rassurer un collègue. Mais ce n’est pas la quantité d’informations qui me gêne ; c’est l’imprécision, le désordre dans lequel elles sont énoncées, qui me fait craindre de mal comprendre et de communiquer à mon tour des choses erronées.

Je m’esquive de la réunion pour un premier entretien annuel. J’ai perdu l’habitude des bureaux, des dossiers, des ordinateurs fixes, de l’atmosphère qui règne en ces lieux, et j’ai du mal à me comporter de la manière normée qui est attendue, que je retrouve de manière maladroite, rouillée en quelque sorte, pas bien certaine que ce soit le registre de langue le plus adapté qui me vienne. Heureusement, j’ai pu à de nombreuses reprises apprécier le franc-parler humoristique et le pragmatisme de l’homme qui se tient devant moi. Pendant qu’il rédige sa « bafouille » de conclusion et récupère des documents imprimés dans le couloir, j’observe une bibliothèque que je trouve composée avec goût avant de me rendre compte qu’elle est effectivement composée, comme un portrait ou une carte de visite que l’on voudrait tendre. Un immense tableau blanc effaçable occupe un mur entier et a été transformé en calendrier annuel, où sont notés tous les événements marquants au conservatoire ; je ne sais pas si c’est génial ou terrifiant, le lui dit. Je signe la bafouille uniformément laudative qui doit servir à justifier mon renouvellement au cas où un titulaire se présenterait à ma place (peu probable pour un temps très partiel) et les mots que l’on échange se perdent dans les couloirs avant la fin de l’échange, je regagne la salle de réunion.


Je déjeune d’un sandwich avec le collègue de la fois dernière. Je ne sais pas si son mal-être me détourne de mon anxiété ou y ajoute une espèce de fatigue compassionnelle à l’écouter à travers les bruits de la boulangerie-café. Je retourne chercher refuge chez moi pour quelques heures, malgré le métro supplémentaire.


À la barre au sol, je leur ressers un exercice découvert la veille, à soulever un bras puis l’autre au-dessus de la barre à laquelle on s’est suspendu dos plat. « Ça muscle tout » dixit la prof de stretching postural ; les dos approuvent un peu trop. Deux nouvelles élèves venues rattraper des cours sont hypées par les élastiques ; on sent bien les muscles travailler.

Durant le cours suivant, je profite d’un exercice à la barre qui roule pour grignoter. « Oh non, pas le chocolat ! On est foutues » s’exclame C. en riant. Elle sait que je retrouve de l’énergie en mangeant et que j’en deviens encore plus zébulon-fatigante. J’aime cette atmosphère où l’on plaisante en travaillant ; l’avant-dernière arrivée en cours d’année semble s’y être habituée et je trouve avec elle une aisance qui me faisait jusque-là défaut.

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Mercredi 28 mai

[rêve] c’est une cave blanche ou l’intersection d’une station spatiale, un cristal sphérique alimente quelque chose, sans savoir si j’échappe ou me précipite vers le danger, je me glisse par un hublot-lunettes de WC, glisse dans un tunnel étroit dont je soupçonne qu’il pourrait entraîner ma mort, toboggan ou tiroir de morgue


Dans une ville comme dans l’autre, je suis seule dans les locaux, les deux autres professeurs ne font pas cours. Certains parents aussi font le pont de l’Ascension dès ce mercredi. Mes cours sont bien remplis le matin, moins l’après-midi où je finis en cours particulier — j’hésite à le maintenir, mais la nounou est déjà repartie, je suis là, l’enfant est ravie à la perspective d’avoir la prof pour elle toute seule et cela me fera toujours un cours de plus rémunéré — avec une moindre fatigue, de ne pas avoir à faire la police.

À midi, je discute avec une autre prof de classique que je n’avais pas encore croisée, une personne qui me paraît formidable dans le double sens du terme : sujet à l’admiration et à la crainte. Elle est trop sûre d’elle, trop manifestement à l’aise pour que je le sois avec elle.

En fin de journée, c’est une ancienne camarade qui arrive pour ses cours du soir, le visage crevé : j’apprends qu’elle fait un temps complet à côté de la formation. Elle n’a pas osé en parler pour obtenir un aménagement, n’a plus de vie sociale, plus d’énergie et sent le fossé se creuser avec ses camarades qui se disent fatigués alors qu’ils rentrent chez eux à 17h. Mes 16h hebdomadaires me semblent soudain légères en comparaison de ses 20h + 25h, même si la douleur au genou se réveille, me tance de ne m’être pas assez économisée.


Bonne surprise : la mère de l’élève que j’ai eu en cours particulier m’a laissé un commentaire laudatif particulièrement bien tourné sur Superprof. J’aurais parié qu’elle était dans l’enseignement si elle ne m’avait pas dit travailler à l’hôpital (comme RH ? cheffe de service habituée aux évaluations annuelles ?).

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Jeudi 29 mai

Journée grise, blanche, de repos, à somnoler sur le canapé.

En partant donner cours, j’aperçois un nouveau dépôt dans la boîte à livre. Je n’ai pas vraiment le temps de m’arrêter, je suis partie juste, mais les dos trahissent des éditions récentes, je ne résiste pas. Un scan rapide survole les auteurs masculins que je ne connais pas ; le titre de Certaines n’avaient jamais vu la mer m’intrigue, mais il n’est pas raisonnable de prendre le temps de lire l’incipit pour me faire une idée et Irvin Yalom m’attrape du regard : l’auteur du Problème Spinoza que m’avait offert ma tutrice en apprentissage ! Ni une ni deux, j’attrape Le Jardin d’Épicure et un poche du même auteur (ça devrait tenir dans le sac) et prends la fuite avec mon butin, que je commence à lire avidement dans le métro. Justement quand je me disais qu’il faudrait que j’explore le rayon psy de la médiathèque (s’il y en a un).


Vendredi de pont : il y a cinq élèves en barre au sol, cinq en cours classique. C’est tranquille pour moi, et les courageux apprécient les corrections individuelles plus nombreuses — ça permet de mieux progresser, observent-ils.

Le placement du bassin dans le développé de la jambe à la seconde à grande hauteur suscite l’intérêt… et l’incompréhension : on croyait qu’il ne fallait pas lever la hanche, justement ! L’expliquer le rend plus clair pour moi (je ne m’attendais pas à avoir ainsi synthétisé l’information) : on est bien obligé d’incliner le bassin dans le plan frontal si on veut dépasser les 90°, mais on doit se garder de l’incliner dans le plan sagittal pour ne pas tourner en dedans (ce qu’on entend généralement par lever la hanche). C’est toujours comme ça en danse quand on entend une chose et son contraire : les deux ont généralement une bonne raison d’être énoncées, il faut trouver laquelle. Donc oui, il faut lever la hanche (rendre le bassin oblique) pour développer haut à la seconde et il ne faut pas lever la hanche (antéverser le bassin).

(Que je l’ai compris ne signifie pas pour autant que je sache la faire. J’ai encore du mal à opérer la distinction dans mon corps.)


Les plantes le long des immeubles donnent leur pleine puissance odorante à mon retour, à la tombée de la nuit. La forte fragrance des roses me rappelle cette femme arrêtée dessous il y a quelques jours, un matin, probablement en route pour aller travailler. Elle humait immobile, le nez en l’air. Quand il a retrouvé la verticale et que son regard a croisé le mien, son visage s’est brusquement fermé — comme les paupières des poupées s’abattent à l’horizontale. Fin de la parenthèse poétique qui n’avait jamais eu lieu. On ne surprend pas ainsi les gens en plein accès de sensibilité. Elle était redevenue un automate sur le chemin du travail.

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Vendredi 30 mai

Les roses rouges ont viré au rose — fuchsia.


Deuxième cours particulier avec cette élève. J’ai bien ciblé un problème d’alignement dans les relevés (la demi-pointe légèrement en serpette) ; elle commence déjà à le corriger d’elle-même pendant l’heure.

Je lui propose un adage inspiré de Serenade, décrit les robes bleues et le clair de lune à l’ouverture du rideau. Cela n’a pas l’air de lui évoquer grand-chose jusqu’à ce qu’elle entende la musique et esquisse les premiers ports de bras avec moi : sa cousine l’a dansé ! Je pense d’abord à une reprise d’école de danse. Sa cousine danse aux États-Unis, cela fait sens : la pièce a été créée pour l’école du New York City Ballet. Mon élève se ravise à la mention de la ville, sa cousine n’est pas à New York, mais à Seattle. Mais professionnelle : sa cousine aurait-elle dansé Serenade au Pacific Northwest Ballet ? (La classe.)


Ma voisine de train ôte brièvement ses fins gants noirs et son FFP2 pour aspirer une Pom’Potes en continuant à regarder le dossier droit devant elle, comme empêchée par une minerve invisible. Sa gestuelle est étrange, d’une raideur peu commune chez quelqu’un d’aussi jeune. Quand elle sort un gros document relié avec une spirale en plastique, j’ai le réflexe de lorgner et attrape des bouts de texte en gras : comment repérer et dénoncer une maltraitance… code la pêche… déontologie vétérinaire… Cela me fait sourire intérieurement. Elle est probablement plus à l’aise avec les animaux qu’avec les humains.


Je suis toute guillerette du cours, le boyfriend de sa nouvelle session de conduite qui lève des appréhensions, nous sommes tout guillerets de nous retrouver. La courte nuit passée se rappelle à moi ; malgré notre gaité, je m’endors presque sur lui.

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Le blé mûri est moissonné

Samedi 31 mai

Après une nuit de neuf heures, je retrouve plaisir à paresser, ne rien faire d’autre qu’être collée à lui.

Repos n’est cependant pas lâcher prise. Même sensuel, l’abandon implique une lutte contre moi-même. C’est un bras de fer en solo et une source d’ambivalence dérangeante quand je transfère sur mon partenaire la part de moi qui lutte contre moi-même. Dans ces moments, j’ai l’impression que je sais pourtant complètement fausse qu’il m’en veut et cherche à me punir, alors qu’il n’y a que moi qui m’en veux (de quoi encore ?). J’ai beau savoir que c’est une construction de mon esprit, l’émotion me submerge et me panique comme une réalité. Le boyfriend disparaît si je cherche à sublimer et jouir de la chose en contrainte consentie comme je l’ai fait par le passé. Ce n’est pas que je ne lui fais pas confiance, c’est que ce n’est pas lui.

D’un commun accord, nous relançons Frieren après le premier épisode de la dernière saison de Black Mirror. On a besoin de feel good pour se remettre, de cheminer un bout avec une elfe quasi immortelle qui peine à comprendre les peines et les joies des humains si éphémères. Parfois, j’ai l’impression que la fiction a pour tâche première de nous faire sinon chérir du moins accepter notre mortalité. Black Mirror sait en tous cas souligner l’horreur de la prolongation de la vie à tout prix ; ce n’est pas le premier épisode où l’on peut conclure qu’un deuil aurait été préférable. (Je continue à lire Le Jardin d’Épicure, essai d’Irvin Yalom sur l’angoisse de mort de ses patients.)

Quelques fusées d’artifice tronquées par l’immeuble d’à côté sont visibles suite à la victoire du PSG, on entend des tirs jusqu’à tard, je suis heureuse de fermer les fenêtres double vitrage que le boyfriend a fait changer. Il s’endort pendant que je le masse (faut-il qu’il soit mal pour accepter cette inversion de rôle).

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Dimanche 1er juin

[rêve] mon nounours a été lavé, il n’a plus d’yeux, mon beau-père me les rend à côté, délavés, toujours un peu de bleu mais sans plus de noir, je hoquette je suis inconsolable, ne veux pas parler à ma grand-mère chez qui je viens d’arriver ni à mon beau-père, je fais semblant de dormir, il me borde et s’en va ; me réveillant brièvement en pleine nuit je me demande si je n’ai pas voulu déclencher ce geste paternel

Krème, l’incroyable salon de thé de Montrouge, a fermé — sans que je puisse manger une dernière fois en conscience un éclair au chocolat au grué de cacao. Je suis tristesse. C’est comme le peuplier de huit étages abattu peu avant mon départ de Paris, le signal que l’on peut partir, l’impermanence des belles et bonnes choses autorise à aller en chercher d’autres ailleurs. En attendant le déménagement du boyfriend en Touraine, je cherche un autre salon de thé où retrouver Mum : High Societhé… qui va lui aussi bientôt fermer. Une partie de la vaisselle est déjà en vente, la tenancière repart en Angleterre s’occuper de sa maman âgée. Décidément… Tant pis ou peu importe, l’arrière-goût de nostalgie anticipée est troquée contre un avant-goût de vacances projetées : nous trouverons d’autres scones et théières Price & Kensington dans les Cornouailles cet été.

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Lundi 2 juin

Le boyfriend se réveille avec un torticolis et, à la manière dont il bouge ou plutôt dont il évite de bouger, je prends conscience que le torticolis est un lumbago du cou.

Quelque part entre le réveil et notre au revoir alité, l’anxiété est remontée,  jamais je n’aurai l’énergie d’affronter ces quatre dernières semaines. Elle retombe d’un coup sur le trajet retour, comme si le cerveau avait fait sauter un fusible de sécurité avant de cramer — je suis juste fatiguée, dors dans le train, somnole dans le métro, me secoue en arrivant et retrouve un niveau d’alerte convenable au fur et à mesure du cours particulier que je donne à ma nouvelle élève qui, ça y est, arrive presque à chaque fois à coller sa pointe de pied au genou dans les retirés. Avec ses cambrés de gymnaste, Nikiya lui va bien, d’autant que la version russe de la variation de la flûte met le paquet dessus, toutes côtes dehors.

Le soir, rebelotte. Il ne nous reste plus que trois séances ensemble, je décide au débotté de faire sauter la moitié du milieu au profit de la même variation. Autant exploiter l’obsession jusqu’au bout.

En rentrant, le boyfriend à l’autre bout de la visio est sous Xprime dans un jardin tourangeau. Il a réussi à partir.

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Mercredi 4 juin

[rêve] je retire de l’argent, il y en a beaucoup trop beaucoup plus que ce que j’ai demandé, je feuillette les liasses, des carnets de chèque qui ressemblent à des billets de tombola, une couleur vive différente pour chaque montant, je ne sais pas si j’ai beaucoup de chance ou si la banque va me débiter, je risque un gros découvert, cache tout ça dans mon sac à l’abri des voleurs, avec les plaques en pâte à modeler que je découpe en longs lingots pour les ranger / on me fait visiter un appartement à louer, le plancher est instable ou incliné, il n’y a pas d’installations, juste une arrivée d’eau au bout d’un tuyau voilà pour se doucher c’est une blague ce n’est pas une blague des gens habitent là dans ces conditions


Expliquer à quelques élèves et à leur (grand-)parent qu’on aimerait qu’ils refassent une autre année dans le même niveau (quand le reste du groupe en change) : délicat, désagréable.

Au moins l’organisation des groupes est-elle résolue. Je ne parvenais pas à concilier la demande de la directrice (monter de niveau la grande majorité des élèves), mon besoin (avoir des groupes à peu près homogènes) et celui d’une autre prof (sceptique à l’idée récupérer mes élèves les plus avancées, trop jeunes ou trop faibles pour rejoindre son groupe). À faire passer en préparatoire des enfants qui devraient encore être en éveil-initiation, un écart s’est creusé et les quatre années de niveau intermédiaire censées mener du niveau préparatoire au niveau supérieurs sont très largement insuffisantes. Il faut décider à quel endroit on rattrape le coup (en rajoutant une cinquième année intermédiaire, en créant des classes de double niveau, en laissant une classe deux ans dans le même niveau…) et jongler avec les conséquences de l’effet domino sur les autres niveaux. Je me fiche de l’étiquette de niveau apposée sur un groupe, je veux seulement avoir des élèves qui puissent avancer à peu près au même rythme. La directrice, elle, oscillait entre la vision du prof et du client, affirmant aussi bien qu’il faut que la classe monte de niveau et qu’on peut faire deux ans dans le même niveau. Les combinatoires impossibles tournaient en boucle dans mon esprit, persistant à chercher un agencement optimal quand je n’avais en réalité la main que sur un nombre restreint (clairement insuffisant) de paramètres. L’optimisation impossible couplé au risque de léser autrui est un moyen assez efficace de me cramer la cervelle.

Une enfant hyperactive qui a réclamé de faire du jazz fait aussi un cours d’essai classique à la demande de sa maman. Le fillette ne tient pas en place, s’obstine à croiser les pieds en sens inverse quand je lui propose de s’en tenir pour le moment à une première en remplacement de la troisième, s’allonge à plusieurs reprises par terre entre les exercices avant de se relève d’elle-même  ah oui c’est vrai on ne fait pas ça ici — je la sens entravée de toutes parts et suis persuadée qu’elle passe un mauvais moment malgré mes efforts pour alterner exercices qui demandent de la concentration et déplacements moins précis mais plus énergiques. À la sortie, sa maman m’informe qu’à sa propre surprise, sa fille a adoré. Tu es sûre ? oui, oui, elle veut être inscrite en jazz et en classique à la rentrée. Je regrette presque. Peut-être n’était-ce pas elle mais moi qui passais un mauvais moment.


Je me trimballe avec ma botte d’asperges comme un bouquet de fleurs dans le métro, contente de ma trouvaille chez Nous anti-gaspi jusqu’à ce s’installe dans mon nez une odeur de nourriture pour poisson. Elles étaient fermes pourtant.


La découverte du jour : il existe des trains directs entre Tourcoing et Tours (Saint-Pierre-des-Corps pour être précis et ruiner l’assonance), trois heures de trajet, tarifs raisonnables (inférieurs au cumul d’un Lille-Paris et Paris-Tours, en tous cas). D’un coup, l’éloignement du boyfriend ne semble plus si insurmontable de logistique.


Il n’y a plus de roses roses, à aucun arceau. Les roses rouges devenues fuchsia sont plus belles sans lunettes.


Appel impromptu de L. en phase high de cyclothymie : au bout d’une heure de discussion dont une bonne moitié de récit à tout berzingue, elle allait oublier, mentionne comme en passant une affaire en maturation depuis un moment déjà, plus lourde de sens et de symbolique que ce qui précédait. Je n’arrive plus à arrêter l’emballement, le sien, le mien, je relance la conversation quand je prenais bonne note des signaux de fatigue que m’envoyait mon corps l’instant d’avant, c’est ébouriffant, entre joie et épuisement.

Rikka (début de l’été)

Les grenouilles coassent de nouveau

Lundi 5 mai

Stretching postural : la prof pense ses exercices pour soulager mon genou. Tout son enseignement consiste à bouger toujours davantage « en chaîne musculaire », i.e. utiliser tous les muscles en synergie pour une efficacité optimale… et la préservation des articulations. La séance du jour me fait passer un cran dans ma progression :  non seulement je sens la rotation des jambes remonter davantage, offrant une stabilité (plutôt qu’un mouvement contradictoire) dans l’alignement jambes-bassin, mais j’ajoute un étage à la chaîne, au niveau de la cheville (il me manquait un plan de mobilité). Je retiens en outre que, pour gainer la jambe dans les relevés et ne pas tout abandonner à l’arrière au mollet, il faut engager le tibial, soit chercher la légère crispation qui vient quand on ne détend pas le pied flex dans une marche trop rapide.


Infiltration, dixit le médecin du sport qui ne remonte pas beaucoup les gens de sa spécialité dans mon estime. Il me fait davantage l’effet d’un aiguilleur, qui rédige ses ordonnances mécaniquement et répartit le travail entre divers spécialistes — je ne comprends pas sa plus-value par rapport à un généraliste.

Comme trop souvent avec les médecins, il faut lui soutirer les informations : qui consulter (il n’a aucun praticien à me recommander, ni pour l’infiltration, ni pour la kiné, ni pour le bilan de podologie), quel est le plan B si l’infiltration ne fait pas effet (est-ce que je reviens le voir lui ? mon généraliste ? ah non, il faudrait prendre l’avis d’un « chir »), que traite-t-on du symptôme ou de la cause, quels gestes sont ou non contre-indiqués ? Je dois « adapter ma pratique » pour éviter les mouvements qui déclenchent la douleur ; no shit, Sherlock, je n’y avais pas pensé ! Ce que je voudrais savoir et que je ne parviens pas à bien formuler sur le moment, c’est s’il y a des mouvements qui, bien que déclenchant la douleur, ne risquent pas d’abîmer davantage le ménisque — auquel cas, je peux arbitrer moi-même douleur (légère) et (entrave à la) liberté de mouvement. Parce que, d’après ce que je comprends, on traite le symptôme davantage que la cause : selon les zones, le ménisque est plus ou moins (plutôt moins) vascularisé et ne peut pas se régénérer de lui-même, d’où que l’où traite plutôt la douleur — mais du coup, ma fissure est-elle ou non dans une zone vascularisée ? Est-ce que je dois « adapter ma pratique » jusqu’à l’infiltration ou de manière définitive ? Bref, je ressors de la consultation un peu agacée. Un jour, j’aimerais être « prise en charge » plutôt qu’interroger une IA incarnée en médecin.


Lecture à la médiathèque, une bande-dessinée entière d’un trait : plaisir de rouvrir du temps à moi au sein d’un temps de pause imposé.

Ne m’oublie pas : une heure de lecture non pas soustraite au monde, mais vécue. Tout une autre vie vécue même, en une heure de temps. Dilatation du temps qui nous est accordé, douce exhilaration du soi.

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Mardi 6 mai

Réunion au conservatoire : c’est toujours aussi long, ça me concerne toujours aussi peu, mais à ma propre surprise, je ne m’ennuie pas. J’en comprends de plus en plus, de ce qui est dit et de ce qui est tu : fonctionnement interne, relations entre les uns et les autres, règles et comment les interpréter-contourner, surtout en temps de restrictions budgétaires…

Une glace au gianduja au débotté me rappelle que je peux à tout instant rouvrir du temps et de l’espace, non guidé, non timé. Ma semaine ne se déroule pas entre des rails d’acier.


Cours avancé : tout le monde applaudit spontanément trois beaux tours en fin de diagonale. Même blessée, je me sens à ma place, l’humeur plus stable d’enchaîner les cours, les jours.

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Mercredi 7 mai

À cause ou grâce aux ponts, les cours sont clairsemés. Les 6 ans ne sont que deux sur sept, deux petites filles ultra-concentrées qui pourraient progresser à toute vitesse si elles n’étaient perdues dans le babillage constant de leurs camarades (cela n’empêche pas qu’elles parlent, hein, mais en sachant s’arrêter, et souvent pour mieux comprendre ce qui est demandé)(l’une des petites filles est dans une demande d’une telle précision que j’ai du mal à la comprendre et à lui apporter une réponse adaptée).

L’emploi du temps de l’an prochain se prépare dès à présent, les parents demandent déjà les horaires des cours et si leur enfant changera ou non de niveau. J’aimerais réorganiser les classes pour avoir des groupes de niveaux plus homogènes, mais ne cesse de douter, louvoyant entre lacunes évidentes et redoublements à éviter pour raisons égotiques et commerciales (un élève vexé est un client susceptible de ne pas revenir).

Soulagement de désormais finir mes mercredis fatiguée, certes, mais plus explosée comme avant. C’est ce que je me dis, mais je vais me coucher avant la nuit, m’endors avec elle (quand je suis plutôt un oiseau de minuit).

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Jeudi 8 mai

[rêve] en Italie avec A., il y a un garçon qui me plait, nous sommes avant-bras contre avant-bras quand ça se met à tanguer, la scène mais aussi l’immeuble bouge ce n’est pas normal, il s’effondre hors de notre vue, c’est un tremblement de terre, je descends de mon perchoir sors sur une place qui semble assez dégagée, sur laquelle avec d’autres passants je tourne sur moi-même pour surveiller les immeubles alentours, ceux qui ont l’air de tenir, ceux qui menacent de s’effondrer, des dégâts partout dont je prends quelques photos au smartphone, plus tard ou plus tôt le garçon qui me plaît m’informe que nous devrions nous mettre ensemble à peu près en même temps, je demande qui : lui et A., moi et le boyfriend, il est bien sûr de lui ou delusional pour minimiser ainsi, A. est mariée, a l’air d’aimer son mari ; avant ou après le tremblement de terre, je me retrouve à un cours de quelque pratique sportive un peu new age, mi-arnaque commerciale mi-secte, et après le tremblement de terre, j’erre dans le labyrinthe d’un centre commercial plutôt luxueux, là encore, ne pas se faire avoir

Qu’on ne me dise plus que le smartphone n’apparaît jamais dans les rêves. Il a suffi que je m’étonne de cette remarque me semblant véridique pour qu’il y apparaisse. Il y a quelques petits matins, je tentais de photographier avec mon téléphone les reflets argentés des gouttelettes métalliques sur les joues de G. (ce n’était pas le plus étrange du rêve, mais le reste m’a échappé).


Jeudi férié mais non chômé : avant de faire cours le soir (en effectif réduit mais pas plus que certaines semaines hasardeuses), je passe dans l’après-midi chez une collègue récupérer des costumes à faire essayer samedi. Derrière d’immenses portes défraichies, je découvre une caverne d’Ali Baba de tissus et de costumes — c’était le métier de sa mère, m’explique-t-elle. On discute pendant que je consulte les étiquettes pour me constituer un échantillon de toutes les tailles disponibles, puis sans plus rien faire d’autre, et cela me fait énormément de bien de pouvoir évoquer certaines difficultés et d’apprendre qu’elle aussi, en fin de carrière, galère toujours un peu avec ses choré, commence souvent par la fin, maintenant les élèves sont habitués, la fin et le début, c’est le plus important, ce n’est pas elle qui le dit, c’est Doris Humphrey. J’emporte avec moi les costumes, une réminiscence d’encens et un peu de confiance retrouvée.


Des choses sont dites sans être adressées ; j’aurais dû les mettre en mots avec la psy plutôt que de les articuler comme je le fais face au boyfriend, dans l’instant de leur découverte, dans une maladresse qui confine à la violence.

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Vendredi 9 mai

Nouvelle recette : croquettes aux petits pois, feta, zataar. Moui. Meilleur froid quand on a la flemme de se faire à manger et qu’on pioche les suivants dans le frigo.

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Les vers refont surface

Samedi 10 mai

« On a l’air de plombiers » remarque une enfant lors de l’essayage des salopettes rouges pour le spectacle. Dans Grease, ce sont des mécanos, close enough.


Le propriétaire de mon ancien studio parisien (celui pour lequel Foncia a mis 3 ans à rendre la caution en refusant de payer les indemnités de retard prévues par la loi) a reçu le recommandé qui le met en demeure de payer ces indemnités (le tribunal a débouté notre action contre Foncia, estimant que le propriétaire reste responsable même s’il a délégué la gestion au bailleur, et Mum a voulu tenter le coup, en espérant que le propriétaire se retourne contre Foncia). Évidemment le pauvre homme en est malade ; quand je sors du conservatoire, j’ai trois appels en absence et un mail dans lequel il se dit écœuré, explique que Foncia ne lui a jamais versé la caution, ni une bonne partie des derniers loyers, et que s’il avait su, il n’aurait pas gelé le loyer… D’un coup, je ne sais plus pourquoi on a fait ça, pourquoi j’ai laissé Mum faire en mon nom, pourquoi on n’a pas mis le pauvre homme au courant avant de lui envoyer la mise en demeure (en imaginant une collusion proprio-bailleur ?), je m’en veux, je m’en veux, le sentiment de culpabilité monte en flèche, en vrille, je ne veux pas être la sale connasse, qu’est-ce que j’ai fait, je veux que ça s’arrête, ne plus entendre parler de cette histoire, je renvoie la patate chaude à Mum qui se charge de rappeler le pauvre homme pour lui expliquer, le rassurer qu’on ne lui demandera rien à lui, même si l’étape était nécessaire pour… Lorsque l’affaire est sous contrôle, que Mum s’occupe de tout, que le propriétaire est un peu apaisé, la culpabilité se détache pour ainsi dire de son objet (son prétexte ?) et atteint son apogée dans une crise de larmes de hoquet d’incompréhension. Il y autre chose. De la fatigue, évidemment, mais ça n’explique pas tout, ça n’explique pas l’ampleur de la réaction, sa disproportion. Il y a autre chose, mais quoi ?

3 tasses de tisane au CBD ne sont pas de trop pour ralentir la vrille facilitée par les 6 heures de sommeil.


Une violoncelliste achève le morceau qu’elle est en train de travailler, s’écarte du pupitre comme un peintre prendrait du recul face à sa toile et commente : « Eh, ça s’améliore, en vrai ! » C’est la fin du documentaire Être noir à l’Opéra.

Outre le plaisir de voir danser Guillaume Diop, j’ai été mi-embarrassée mi-soulagée par le problème que soulève Elisabeth Platel : plusieurs de ses élèves noires ou métis atteignent une limitation technique en raison du manque de mobilité de leur pied ; ces élèves risquent le renvoi et elle a peur que cela soit interprété comme de la discrimination. Écarter les danseurs noirs de la danse classique au prétexte qu’ils auraient forcément les pieds plats est clairement une discrimination raciste, et le monde du ballet a probablement besoin d’évoluer et de revoir ses attentes esthétiques concernant le cou-de-pied (on peut avoir d’excellents danseurs qui n’ont pas de courbe rêvée — cf. Skylar Brandt qui ne se cache pas de porter des prothèses pour en donner l’illusion), mais il y a un degré de mobilité minimale du pied nécessaire pour pratiquer les pointes sans danger (première étape) et à haut niveau (seconde étape) qui n’est pas toujours atteint par certaines aspirantes danseuses… et cela semble empiriquement plus fréquent chez les danseuses noires, même si le problème se rencontre aussi ponctuellement chez les autres. Je le constate au conservatoire où j’ai deux élèves noires parmi les plus douées du cours (coordination, placement, technique, motivation… ) ; l’une monte ric-rac à l’aplomb de la pointe et l’autre n’arrive pas à chaque fois sur le plateau. Cette dernière a pourtant un aplomb qui épate plus d’un prof, un sens artistique et une détermination qui autoriseraient à rêver pro… mais plutôt en contemporain, sauf à trouver ou créer des compagnies où la technique classique se passe de pointes (franchement, on gagnerait de superbes interprètes)(sans compter que le manque de mobilité du pied se transformant en atout pour le rebond, on pourrait en prendre plein les mirettes dans les sauts).

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Dimanche 11 mai

Je finis deux courts romans : Encabanée, qui me donne des envies de sexe et de solitude (beaucoup moins de froid et d’absences de commodité) et un récit de Louise Glück, Marigold et Rose, qui me laisse en proie à des questions florales : pourquoi ne pas avoir traduit Marigold par Marguerite ? J’ai tout oublié de Daisy à ce moment-là. Quelle fleur au juste pourrait être Marigold ? voilà ce qui m’occupe l’esprit alors que mes jambes sont occupées à faire le tour du parc Barbieux. Un bouton d’or, notre Marie d’or ? Ah non, bouton d’or se dit buttercup, une coupe de beurre, ces Anglais sont parfaits, avec un scone s’il-vous-plaît, mais ce n’est pas ça. Et cette fleur jaune au milieu des pâquerettes et des boutons d’or, mal dégrossie mais lumineuse ? Mieux que Simon, Google Lens says dent-de-Lion. Han, dandelion : dent-de-lion avec un accent anglais ! J’active ma langue sans fermer la bouche, en la crispant seulement, une dan-de-lian, c’est magnifique. À court d’idées pour Marigold, je me résous à chercher la traduction : une fleur de souci. C’est à peine si je sais à quoi ça ressemble. Pourquoi ne pas avoir traduit Marigold par Marguerite ? Tout simplement parce que ce n’est pas une marguerite et que, même si le souci fait sens pour Marigold, l’intellectuelle des deux jumelles, tu parles d’un cadeau !


Toujours au parc Barbieux, un groupe est en pleine séance de tai chi ou autre gymnastique douce du genre. J’ai envie de me glisser dans le cercle comme hier j’ai eu envie de m’incruster dans le groupe de jeunes qui dansaient sur le parvis devant l’Opéra de Lille. J’y ai reconnu Kira, qui ne s’appelle pas Kira (c’est seulement la meilleure approximation à laquelle je suis parvenue, influencée par la lecture du journal de Dame Ambre) mais que j’ai côtoyée à la fac. Son prénom me revient à retardement en passant devant le groupe de tai chi ; il faut retirer une lettre et en ajoute deux. Indépendamment du nom, de la pratique, me reste l’envie du lien, l’envie d’appartenir, même si je n’ai aucune envie de devoir sociabiliser en groupe.


Au spectacle de l’école du ballet du Nord, je reconnais à peine les élèves qui ont essuyé mes plâtres de professeur stagiaire l’an passé. Il faut la tête rousse d’un petit garçon plus si petit pour que je remette la classe entière, puisse identifier avec certitude quelques filles. Plus que les élèves peut-être, je regarde le travail des professeurs. Guidée par le stress de n’avoir pas fini mes chorégraphies, j’analyse la succession des formations, compte parfois le nombre d’élèves dans l’une ou l’autre, note mentalement des successions de pas auxquelles je n’avais pas pensé pour tel ou tel niveau. (Petite pensée pour mes ados qui râlent quand je les mets sur trois lignes en quiconque alors qu’ici, à plusieurs reprises, elles sont strictement les unes derrière les autres en colonnes.)

À l’entracte, A. que j’ai retrouvée cette année au conservatoire et qui est venue voir danser ses copines de l’an dernier, me surprend par un hug dans la file des toilettes. Je referme maladroitement mon bras sur son dos bosselé de tresses, touchée par cette marque d’affection que je n’aurais pas imaginée de la part de cette enfant à la volonté d’acier — mais une enfant encore, peu importe sa maturité.

Je croise aussi la maman de l’élève que j’ai eue deux fois en cours particulier. Elle me demande si j’ai reconnu sa fille sur scène — cela me semble difficile de ne pas vu sa posture, sternum conquérant, mais la mère en est surprise, cela ne lui semblait pas aller de soi.

Le spectacle est long, très long, près de trois heures. Je me demande pourquoi il n’a pas été scindé en deux, en présentant à part du gala proprement dit les pièces dansées par les élèves de troisième cycle — cela aurait fait une chouette triple bill. Dans la dernière pièce, les jeunes filles déclinent tour à tour leur nom avant de lancer une phrase catchy : parfait pour réviser in extremis les prénoms.

Malgré toutes ces têtes connues, malgré le bout de chemin fait au retour avec une professeure de l’an passé, j’éprouve en sortant une légère solitude, d’avoir mêlé ma joie à cette effervescence dont je ne fais pas partie.

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Lundi 12 mai

La vitamine B12. J’avais oublié de la prendre depuis un moment. Les montées en vrille de l’anxiété sont étrangement corrélées à ces oublis.

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Mardi 13 mai

Réveillée par la lumière ou l’habitude, je me rendors pour deux heures qui changent tout. L’énergie, l’envie, la bonne humeur reviennent.


Je donne la barre au sol sans la faire pour préserver mon genou. Bizarrement (non), j’enchaîne plus vite entre les exercices. J’ai aussi plus grande latitude pour corriger les postures. Je m’attaque notamment à celle de Y. Les épaules, c’étaient les épaules. Il ne dissociait pas les mouvements de l’humérus de ceux de l’omoplate et de la clavicule ; la rotation interne entraînait les épaules en avant et tout le haut du dos en paraissait arrondi (il me confirme avoir souvent des tensions dans les trapèzes).

Il y a des similitudes chez T. et, de fait, demander de reculer les épaules fonctionne beaucoup mieux que d’avancer la poitrine — la différence est flagrante après l’avoir répété toute l’année avec un succès très passager. J’ai l’impression que c’est fréquent chez les femmes qui ont de fortes poitrines ; c’est comme si elles étaient suffisamment exposées comme ça, comme s’il fallait qu’elles se protègent un minimum, même si cette protection entrave une posture plus juste.

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Mercredi 14 mai

Nous sommes sous les arbres d’un square. Des jeunes mangent leur graillon sur le banc d’à côté et, en bons Français, parlent bouffe en mangeant. L’un s’extasie en souvenir : le pop-corn que faisait KFC quand il était plus jeune, en sixième genre, vraiment le meilleur qu’il ait mangé. Un autre explique qu’il aime les gâteaux qu’il va payer six, sept balles, qui ne sont pas grands, mais qui ont vraiment de la saveur, tu vois. Je vois qu’il parle de pâtisserie (fine) et que ses amis sont perplexes ; cela ne fait manifestement pas partie de leurs codes sociaux-culturels.


Globalement bonne préservation du genou pendant les six heures de cours. Je m’améliore dans le faire moins.


Une mère d’élève cherche à savoir si sa fille va changer de niveau, sans qu’il y ait cette fois aucune question d’ego parental, ni de compatibilité horaire avec le poney (paye ton milieu social). Elle m’explique complètement blasée que le père, dont elle est séparée, refuse que ses filles fassent des activités à des heures différentes (sous-entendu, il ne va quand même pas passer l’après-midi à faire des allers et retours). Il faut que cela soit à la même heure (ses mains dessinent deux murs verticaux), peu importe qu’une enfant se retrouve à faire escrime plutôt que gym. La maman attentionnée précise que sa fille est au final très contente de faire de l’escrime, mais voilà, elle voudrait connaître les horaires dès que possible, histoire de préparer le père en amont. Je lui dis que je vois, avec de grands yeux pour la conforter dans le fait que c’est abusé, sans lui raconter que cela me rappelle les tractations à mon entrée au conservatoire, quand mon père faisait la tronche que son week-end de garde alternée commence le samedi après-midi. Comme la petite fille se débrouille très bien en cours et que j’envisage de lui faire sauter un niveau pour qu’elle ne se retrouve pas dans le même groupe à la rentrée, nous convenons avec la mère que sa fille viendra faire un cours d’essai dans quinze jours, quand cela sera à nouveau son mercredi de garde. Bordel, les pères, y’a encore des progrès à faire.

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Les pousses de bambou sortent de terre

Jeudi 15 mai

Tiens, un fil dans ma salade. Je ne porte pourtant rien de blanc…
C’est un cheveu. Je me suis habituée à voir des filaments argentés dans mes cheveux, mais pas encore à les perdre. Leur conduite m’est encore étonnante : leurs lubies de revirements imprédictibles me rappellent les embardées du fil de nylon que j’utilisais enfant pour faire des bestioles en perles.

Concept pour artiste plasticien : se remettre à faire des perles avec des cheveux blancs, recréer un poisson, un alligator…, rassembler le tout et intituler l’œuvre La vieillesse va à l’enfance.


Le versement libératoire de l’impôt sur le revenu des auto-entrepreneurs ne fonctionne pas comme le prélèvement à la source des salariés : si on a payé des impôts alors qu’on est non-imposable, ils ne nous sont pas remboursés. Magie ! Mum, au téléphone, est prête à faire de cette découverte son nouveau cheval de bataille ; la retraite la rend plus pitbull justicier que jamais. De mon côté, je suis fataliste et vite lassée.

Au bout d’un certain nombre de boucles d’indignation, je parviens à détourner la conversation et, je ne sais comment, on se met à parler neuroatypie. Une amie lui raconte les frasques épuisantes de son petit garçon diagnostiqué HPI : elle n’est pas dépaysée, retrouve ce qu’elle a traversé en tant que mère, mais sans aucune de ces associations de parents dont son amie s’est rapprochée. Mum trouve que c’est bien qu’on en parle, elle aurait aimé elle aussi, à l’époque, avoir des clés pour comprendre, ne pas galérer seule face à des situations qui ne ressemblaient pas à celles de son entourage. La crise d’adolescence à cinq ans, c’était tendax. Elle évoque des tensions dont j’ai tout oublié ; on criait apparemment l’une et l’autre, au point qu’une voisine un jour lui a demandé « Elle ne serait pas un peu caractérielle, votre fille ? » Comment ça, caractérielle ? répond-elle encore trente ans plus tard, d’un ton qui ne laisse aucun doute sur le caractère qu’on se passe de mère en fille.

J’essaye de lui faire comprendre que c’est aussi telle fille telle mère, cette histoire de neuroatypie. Elle est flattée, mais elle ne pense pas, non vraiment… alors je lui parle de l’essai Singuliers & ordinaires, parcours d’adultes à haut potentiel intellectuel, retrouve les citations recopiées et lui lis une liste de traits de caractère statistiquement plus fréquents chez les neuroatypiques qui, sans avoir valeur de diagnostic évidemment, peuvent mettre sur la piste : « se sentir plus bête que bête alors qu’on réussit sans trop d’effort ; être une « éponge » aux émotions des autres ; avoir un besoin irascible et tellement naïf de justice ; chercher un sens à tout, tout le temps… et ne jamais être satisfait de la réponse. » J’entends un silence-gloussement qui ressemble étrangement à un pwd quand j’arrive à « un besoin irascible […] de justice ».


Je m’y attelle et, enfin, mes chorégraphies sont structurées, je sais dans les grandes lignes ce que je vais faire faire aux élèves jusqu’au bout de la musique. Le soulagement me rend euphorique ; je suis plus volubile que jamais en cours ensuite.

M. me dit penser à moi presque tous les jours : dès qu’elle sent qu’elle se recroqueville derrière son ordinateur, elle se reprend, se redresse et pense à moi, à cette histoire de posture qui est tout juste assez quand on pense que c’est trop (si vous vous sentez prétentieuse, c’est que vous êtes sur le bon chemin, je leur dis). De fait, l’amélioration commence à se voir !


J’ai le toot joyeux aujourd’hui, comme à la belle époque de Twitter.

Toot 1 : "Vous aussi vos doigts tapent toujours "gris bisous" avant de corriger ?" Toot 2 : "L'échauffement vous est offert par la panne de la ligne 1 du métro (lillois, le métro lillois, respirez les Parisiens." Toot 3 : "J'ai reçu un mail de ma proprio adressé en copie à l'artisan qui doit venir changer la porte coulissante qui ne coulisse plus et à "papa". Je savais que "papa" était dans la SCI familiale, mais pas que Gmail indiquait dans nos mails le libellé sous lequel on a renseigné une adresse mail." Toot 4 : "Une des classes danse sur (Please) Don't Stop the Music de Rihanna. À ça de modifier les paroles en Please DO stop the music."


La ligne 1 du métro est toujours dans les choux quand je sors de cours, pile le soir où j’ai séché la préparation du dîner Tupperware. Je m’offre un arancini — médiocre, mais néanmoins réjouissant. L’inhabituel rend la chose festive, comme je le raconte guillerettement au boyfriend, qui me raconte tout joyeux sa première leçon de conduite. Ce qu’il n’oublie pas être « un engin de mort »  fait vroum vroum. Nous sommes mutuellement joyeux.

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Vendredi 16 mai

Je me prépare lentement puis médiathèque, Vache-qui-rit chez Leclerc et faux bagel ne soyons pas bégueule au saumon et au cheddar ne jugeons pas l’association, profitons seulement du soleil avant qu’arrive le tram, vite revenir crois-je in extremis pour l’arrivée du boyfriend et avoir tout le temps.

Ensuite nous sommes très occupés à faire, ne pas faire, refaire l’amour
(en mieux ?). Repus l’un de l’autre, nous dînons, il valide mon saag paneer sans paneer. Plus tard, mais pas si tard, il tombe de sommeil. Je m’accroche à lui, à l’éveil, à aujourd’hui presque passé, à ses bras qui déjà se délient de moi, mais se rattrapent, se referment en m’enserrant dans ce murmure apaisant je t’aimerai toujours autant demain. Il glisse serein dans le sommeil.

Je suis toujours étonnée et ravie que ma présence d’anxieuse l’apaise, qu’il trouve le sommeil dans mes bras, que je puisse ainsi l’aimer de l’autre côté de l’enfance, du côté de celui qui veille.

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Samedi 17 mai

Sans cesse, je rattrape l’attention des élèves pour tenir le cours, le cap, le timing : il ne reste que quatre samedis dansés avant le spectacle et je veux impérativement finir la structure des chorégraphies aujourd’hui. C’est à peu de choses près le cas, et c’est un soulagement ; présenter une chorégraphie finie redevient possible, même moche, même s’il reste beaucoup à nettoyer, même si l’on devrait être en train de peaufiner des détails et qu’on en est encore loin.

Certaines élèves me semblent chagrines, ne verbalisent que de la fatigue. Une ado opérée en urgence la veille est là avec ses béquilles, une enfant de deux ans de moins m’explique l’après-midi qu’elle était absente le matin parce qu’elle avait un anniversaire. Deux ans, deux êtres, deux mesures. Depuis quand le goûter de 10h est-il propice à fêter un anniversaire ? Est-ce qu’on fait des brunchs d’anniversaire à 11 ans ? Un anniversaire de famille, peut-être.


À la sortie des toilettes, j’ai la surprise de croiser une professeure que j’ai eue en formation, une ancienne danseuse invitée à venir donner une masterclass. Nous jouons une variation de : oh, vous ici ?

Tu viens prendre le cours ? me demande-t-elle avec son accent américain. J’ai à peine le temps d’articuler une réponse pour compléter mon mouvement de tête négatif qu’elle poursuit en épanorthose : oh, tu en donnes… ? Tu travailles ici ? Quelle chance !

Je sens ou projette de l’incrédulité. Oui, j’ai de la chance de travailler ici et en même temps, je me suis formée pour, diplômée, pas pire qu’une autre. Peut-être n’y suis-je pour rien, peut-être est-elle seulement très New-Yorkaise. Même à table, en salle des profs, elle tient son menton inutilement haut. Les cervicales doivent bosser pour rejoindre du regard le risotto délicieux qu’on a préparé pour elle — délicieux vraiment, elle insiste d’autant plus qu’elle n’a pas la place de finir la portion pour une personne.

Elle s’intéresse davantage à mon collègue de contemporain qu’elle ne connaît pas, qui chorégraphie et a dansé, lui. Je réapparais quand les variations qu’elle fait travailler aux élèves s’avèrent être celles que nous avions déjà travaillé en stage avec elle — connivence de surface — et c’est tout pour mon sentiment d’infériorité / d’illégitimité, merci bien — même si, cette fois, une colère calme tempère le dépit, m’autorise moi aussi à défaire cette attitude de l’autre qui me défait, à nous écarter mutuellement. Je peux beaucoup aimer ses cours, et elle un peu moins.

Cette attitude contraste, un peu plus tard, avec celle d’une autre professeure qui me présente à son fils (immense) comme sa collègue. Ancienne élève je précise et elle rectifie : ancienne étudiante, c’est un peu différent. Elle souligne un peu pour qu’il dise très. Je lui en suis un peu très reconnaissante.


En rentrant, je mets du temps à me départir d’une anxiété légère mais latente, de l’impression que j’aurais fait quelque chose (de) mal, comme si faire mal quelque chose revenait à faire quelque chose de mal, la maladresse traquée en faute. Cela s’estompe tandis que le boyfriend me masse les pieds, remis en état pour aller ravitailler son Coca. Le soleil est là puis plus puis à nouveau. L’amour lui est là tout le temps sans intermittence sans même le faire. Nous discutons entremêlés sur le canapé, de père, de grand-mère, de mort, de guerre et d’autres choses encore jusqu’à ce que l’on soit pris dans la lumière stroboscopique du soleil qui descend à travers les feuilles effervescentes du saule pleureur et que je me serre encore davantage contre lui, contre le jour qui finit, l’abandon du devenir à ce qui a été et bientôt ne sera plus.


Les rondelles de courgettes épluchées en rayures ressemblent à des jetons de casino. Je ne l’avais jamais remarqué car je n’aimais pas les courgettes jusqu’à très récemment, jusqu’à cette improbable inversion de mon amour des aubergines et mon dégoût des courgettes.

Évidemment que j’évite les M&M’s bleus en piochant dans le paquet ; ils sont moins bons que les autres. Le boyfriend veut me prouver le contraire. Aussitôt une dégustation à l’aveugle est organisée pour la science entre un M&M’s bleu et un M&M’s orange. Je jurerais que le premier est le bleu, il a ce goût terni, mais quand j’ouvre les yeux et que toutes les preuves ont disparu, je ne peux que croire et le boyfriend et le pouvoir de la synesthésie. Je continuerai à éviter les M&M’s bleus-qui-ont-le-même-goût-yeux-fermés — voire les M&M’s tout court, l’expérience ayant souligné l’intérêt gustatif très limité des M&M’s quand on fait abstraction de leurs couleurs joyeuses.


Hier, il tombait de sommeil et je l’y enlaçais dans le lit. Ce soir, je tombe de sommeil et il m’attend de l’autre côté des TOC et de la cloison pour faire courir ses doigts sur ma nuque et entre mes omoplates nues, pour me déposer à son tour dans la nuit, dans le canapé-lit. On n’imagine pas la tendresse de la chambre à part, les bonne nuit comme des au revoir, les nuits poursuivies ou commentées au matin pour retrouvailles — la séparation de la nuit actée et conjurée bien plus sûrement que depuis les deux côtés du même matelas.

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Dimanche 18 mai

Grâce au temps gris, le temps n’existe plus, c’est un vrai dimanche, mou, élastique, la mollesse se confond avec le repos, le canapé-lit ne redevient que très tardivement canapé, on est beaucoup l’un contre l’autre, à côté de l’autre, un peu l’un dans l’autre, en chemise de nuit*, en jogging cracras, en pyjama une fois douchés. On se squishe à intervalles réguliers, c’est notre langage amoureux, squishe squishe les bras qui se serrent autour de l’autre, pressent un peu trop et relâchent tout aussitôt peau, sweat ou polaire. Il est beau un grand nombre de fois, tête renversée, espiègle ou ensommeillée.

* Le boyfriend a dit robe de chambre à la place de chemise de nuit. Cela m’étonne toujours quand il emploie une expression ou un mot pour un autre, mais c’est vrai que la chemise de nuit ressemble davantage à une robe qu’à une chemise.


Capture d'écran de l'animé Frieren dans lequel on voit deux personnages qui ont chacune autour d'elles une colonne de fumée blanche
J’aime beaucoup et l’idée de la mana et sa représentation graphique dans Frieren (même si je n’ai trouvé que cette capture d’écran, pas la plus belle à mes yeux).

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Lundi 19 mai

Le boyfriend est à nouveau de l’autre côté de l’écran. Il m’a à nouveau dit ne pleure pas en partant et j’ai à nouveau pleuré. La séparation est à la mesure de l’intensité, se ressent comme une déchirure. Ce soir, nous énumérons nos to-do lists, les items que nous avons cochés et ceux qui nous attendent les jours prochains ; c’est ainsi lorsqu’on rebascule en mode solo, il faut faire. Avec, sans, s’activer, prendre rendez-vous retourner le matelas ranger sortir les poubelles imprimer l’ordonnance aller chercher les produits à la pharmacie jeter le verre dans le conteneur laver les sols le tapis de danse lancer le lave-vaisselle le lave-linge faire la vaisselle étendre le linge. Le temps s’est remis en marche, je le retrouve, y compris celui de lire au soleil quelques poèmes d’une anthologie érotique (curieusement, cela n’appelle aucun désir).


Nouvel adage, nouveau pas de tour, nouvel exercice de sauts, avec des coordinations pas simples, les filles s’accrochent, progressent.

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Mardi 20 mai

Le temps s’est vraiment arrêté ce week-end : je dois changer la pile de ma montre.


La propriétaire a attendu que de jolies fleurs sauvages aient embelli le jardin en semi-friche (c’est ce qui fait son charme) pour tout couper. Qu’on leur coupe la tête, rugit dans la mienne la reine de cœur. L’invective fait merveille pour apaiser un peu ma colère en lui donnant cours. Le bruit de la tondeuse n’en finit pas de me vriller les oreilles tandis que les hautes herbes, les fougères et les bosquets de « mauvaises herbes » avec leurs touches de couleurs printanières sont rasés. Bientôt la terrasse ne donnera plus que sur un désolant tout-plat de terre et touffes jaunies. Il ne faudra pas regarder en bas, s’accrocher plutôt aux rosiers heureusement hors d’atteinte pour que la bêtise de ce contre-sens esthétique et écologique ne donne pas le vertige.


Grosse déception immobilière pour le boyfriend dont je vois le moral dégringoler en flèche de l’autre côté de l’écran. Ça touche à autre chose qu’à la déception proprement dite, à quelque chose comme l’allant, la joie en dépit de.

Kokuu (pluie de grains)

Il ne pleut pas plus du maïs que des hommes : « pluie de grains » m’a paru plus poétique que la traduction plus explicite de « pluie pour les cultures de céréales ». 

Les premiers roseaux émergent

Dimanche 20 avril

Il aura fallu ce déjeuner de Pâques avec mon ex-presque-beau-père pour que j’éprouve le concept du repas de Noël avec le vieil oncle raciste (et réac et misogyne). Sa présence n’était pas prévue, pas plus que celle de l’amie de ma grand-mère, dont on n’a aucun mal à deviner qu’elle vote FN. Mais magnanime : après tout, ça nous regarde nous les jeunes si on veut se laisser « envahir », eux ne seront bientôt plus là. Nous n’en sommes qu’à l’apéro. L’expression « mettre une balle dans la tête » est prononcée au moment de passer à table ; la conversation est stratégiquement redirigée vers le chemin de table, c’est joli ça, très original, ces petites billes argentées — des perles de sucre qui étaient périmées, explique Mum toujours pleine d’idées.

Je m’attendais à un déjeuner en tout petit comité, un déjeuner à quatre avec ma grand-mère, Mum, le boyfriend et moi — ça me faisait bizarre d’imaginer ce déjeuner de famille de plus en plus réduite, mais j’aurais préféré. Je sens à côté de moi le boyfriend se tendre et se demander dans quel traquenard il est tombé. Parce qu’il est invité et ne veut pas causer d’esclandre, il se retient d’encastrer rhétoriquement les deux zigotos, se contente d’énoncer ses convictions humanistes de gauche et se rabat sur le bon vin, très très bon vin précisera ensuite le boyfriend en avançant un prix à trois chiffres la bouteille, sorti de la cave de feu mon grand-père.

Dans le RER du retour, on énumère les dingueries qui nous ont sidéré. Avec le recul, le boyfriend commence à en rire. Je ris jaune, triste : je n’ai rien dit, j’ai laissé mes yeux s’agrandir de manière parfois outrée, mais je me suis tue, je n’ai pas tenté d’argumenter, ou simplement de raconter la vie paisible que je mène à Roubaix, où je croise en une journée davantage de personnes issues de l’immigration qu’ils n’en croisent en un trimestre. D’ailleurs quel choix étrange que Roubaix et cette reconversion en prof de danse : pourquoi ce choix, pourquoi ce métier ? Je tâche d’ignorer le mépris que je sens au fond de la question, comme mon interlocuteur a tenté de le masquer. Il reste, amochée, une tendresse pour les quelques années de vie familiale passées ensemble. C’est probablement ce qui m’attriste le plus, le passé égratigné, ne pas savoir ou un peu trop bien deviner ce qui a changé : était-ce le flou de l’adolescence ? celui de l’humour très noir, qui laissait penser que ce n’était pas réac’ mais provoc’ ? est-ce que l’âge ne l’a pas arrangé ? ou est-ce l’époque qui a légitimé ce type d’idées nauséabondes, maintenant exprimées au premier degré ?

Chocolats plus beaux que bons — on dirait presque des pièces de solitaire.

Mum, elle, s’est occupée du repas et a mis des œillères à ses oreilles. Elle est ravie de nous avoir vus et du chocolat moulé en forme de coquille Saint-Jacques que je lui ai offert ; cela fait des années qu’elle n’avait pas eu de « forme », elle est émue comme une presque vieille maman, guillerette comme une enfant.

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Lundi 21 avril

Il m’aura fallu la fin des vacances pour réussir à rouvrir mon carnet de dessin.


Dans le train, les cheveux de ma voisine, ses mèches séparées par les dents de la pince qui les retient, font écho aux champs sillonnés qui défilent derrière la vitre — il y aurait un collage à faire, que je ne fais pas.

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Mardi 22 avril

Les courses avant les cours, je m’affaire, donne cours survoltée, c’est ainsi que le stress s’évacue.

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Mercredi 23 avril

Est-ce l’accent mis dès la barre sur l’action de développer, un exercice préparatoire mieux conçu ou les vacances qui ont offert un temps de décantation ? Les jetés, sans être encore grands, ressemblent désormais à des jetés. (Un temps levé vient parfois enrayer la mécanique chez une ou deux élèves, mais pour la majorité, c’est bon.) Les diagonales de cours, cours, jette étaient amusantes pour se lancer (cours, courgette, oui), mais la mécanique d’abord du pas est probablement au moins aussi importante que l’élan.

Le stress redescend d’un cran en fin de journée : le mercredi est passé, et s’est bien passé (malgré l’énorme araignée trouvée de bon matin sur le miroir, qui lui faisait un nombre plus démentiel encore de pattes). Depuis février, mes cours sont mieux calibrés par rapport au niveau des élèves, les ajustements à faire sont minimes. Et, nouveauté, je parviens à opérer des choix plus tranchés sans cas de conscience, omets délibérément certains exercices (je vous aime pourtant, ronds de jambe) pour me concentrer davantage sur tout ce qui a une forme similaire (en l’occurrence ce qui passe par un retiré à la cheville : coupé, frappé, pas de cheval, développé) — discrètement marteler une chose pour l’ancrer. Sur ma feuille de route, je mets un point de stylo-feutre devant les exercices ou les parties d’exercice que nous avons abordés cette semaine et que nous reprendrons la semaine prochaine, avant de passer au reste puis d’alterner.

Il y a bien une progression chez les enfants, elle est seulement très lente. Il faut cinq ou six cours, donc cinq à six semaines, pour qu’un nouvel exercice soit fait à peu près correctement et plusieurs mois pour que ça s’intègre vraiment dans le corps et qu’on puisse construire par-dessus. Je vois enfin les progrès, et cela n’est pas qu’auto-suggestion comme me le confirme la prof de contemporain qui prend ma suite en fin de journée et aperçoit les élèves par la porte vitrée : elles ont bien progressé. Cela me rassure.


En rentrant, j’ai encore l’énergie de me lancer dans cette recette d’Owiowi qui me faisait envie : une salade d’asperges crues avec de la menthe, du citron, du pecorino, des miettes de pain grillées à l’huile d’olive et des noix de pécan toastées. C’est la première fois que je cuisine des asperges fraîches et c’est une tuerie. Aucun regret de la petite fortune dans mon assiette : cela faisait longtemps que je n’avais pas été aussi ravie de saveurs si nouvelles.

Le prix de la botte m’a encouragée à ne prendre aucun raccourci : j’ai fait les miettes avec du pain au levain du jour et toasté les noix de pécan même si le paquet indiquait qu’elles étaient déjà « grillées ». Et presque pas de modification : du pecorino à la place du parmesan (grana padano < parmesan < pecorino) et pas de zeste de citron (je ne trouve pas de citron non traités dans le coin ; j’ai tenté d’ajouter du citron confit saumuré à la place, mais ce n’était pas terrible). J’ai dévoré ça debout dans la cuisine réchauffée par le four, après avoir découvert qu’il s’était mis à faire frisquet dans le salon trop longtemps aéré.


Le boyfriend en visio semble repris d’envies artistiques, et plus seulement accablé par les impératifs logistiques. On s’épanouit davantage quand on ne se neutralise pas mutuellement dans la temporalité-tampon des vacances.

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Jeudi 24 avril

Suite de la botte et poursuite des explorations culinaires avec des asperges au poivre. Je suis moins hypée par la mise en valeur des asperges que par la sauce au black vinegar — je la tenterais bien avec un autre légume-prétexte, genre carottes.


Chez la psy, les choses se remettent en ordre. On fait de la géométrie, avec des envies divergentes et des parallèles qui émergent dans ma manière de me positionner envers autrui entre ma vie de prof et ma vie perso. La psy ne dit pas « vie de prof » mais « vie professionnelle » et ça me fait bizarre d’entendre parler de vie professionnelle pour mes cours de danse (alors que je suis la première à défendre que c’est du travail, qui implique de vraies compétences) — la danse reste reliée à mon identité personnelle.

La psy m’aide à comprendre mon ambivalence envers les cours enfants, sur lesquels j’ai du mal à lâcher alors que ce n’est pas ma came : les cours adulte m’éclatent, c’est du travail, mais le plaisir est là, immédiat, si bien que la notion de progrès en devient accessoire ; a contrario, les cours enfant me coûtent, il faut qu’il y ait des progrès pour que ça fasse sens… et c’est le piège de l’investissement, qu’il soit fructueux ou abscons d’ailleurs : on persévère pour que nos efforts initiaux n’aient pas été vains. Le mécanisme m’arrange en l’occurrence, puisque je n’ai pas encore la possibilité de me créer un emploi du temps complet uniquement avec des cours adultes.

(La séance se finit en évoquant ma blessure au genou, je-nous, oui, oui, je sais.)


Mes adultes débutantes ne le sont plus tant que ça ; elles commencent vraiment à avoir de l’allure. Dans un exercice de port de bras tout simple mais détaillé, je vois apparaître le délié coude-poignet : il suffisait de le nommer. On rit toujours autant et les temps levés comme des sautillés en attestent : nous avons gardé notre âme d’enfant.

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Les plants de riz poussent après les dernières gelées

Samedi 26 avril

Les cours sont annulés au conservatoire et j’esquive l’audition qui les a remplacés, à laquelle j’ai été conviée sans que ma présence n’ait été initialement prévue (j’aurais dû faire cours, on a manqué de studios). J’en éprouve de la culpabilité une partie de la matinée… mais j’aurais été en colère contre moi-même de m’être laissée embobiner à étendre ma journée de 10h-15h à 9h30-18h (laissons cela aux titulaires d’un temps complet). Il n’y a pas de bonne solution quand les choses ne sont pas franchement définies. Je fais un saut au conservatoire sur la pause déjeuner pour une affaire de costumes et d’emplois du temps — pour soulager ma conscience, aussi : au pire, je pourrai toujours assister à la session de l’après-midi. Mais cf. l’impression de se faire avoir, je prends les devants et annonce que si on n’a pas besoin de moi, je vais profiter du soleil et de mon week-end, après tout, ce n’est pas chose courante et autant s’économiser quand on a cette fois-ci 10 et non 6 semaines à tenir. Tu as bien raison, me dit la coordinatrice du département. C’était donc aussi simple que cela ? Je repars guillerette en lunettes de soleil.


Melendili au téléphone : des asperges, du gâteau au gingembre, du travail et des vacances, des enfants qui vous réveillent au milieu de la nuit et des enfants qui n’existent pas. Des tensions familiales, amicales et de la joie à deviser de tout ça comme si l’on était dans la même pièce. J’étais en carence de ça, de mes amies, de conversations qui ne soient pas uniquement des updates espacés. C’est ça dont j’ai envie en ce moment dans ma vie, de la gaité à deviser de tout et de rien, de les sentir bien, là, pas loin. (C’est con comme s’appeler, à moi de le faire plus souvent.)

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Dimanche 27 avril

Il fallait un long week-end après la reprise pour, enfin, à contre-temps, me sentir en vacances, au soleil sur ma terrasse, le souffle en cohérence cardiaque sans avoir à y penser, une recette de gâteaux au chocolat (et compote) tentée au débotté, sans apprêt, avant de rejoindre une amie voir un spectacle pour lequel une dame de la barre au sol m’a offert ses places — un empêchement et aucun de ses amis dans le coin ce week-end-là. Nous sommes l’une comme l’autre en-deça de la fièvre du public, mais on passe un bon moment, et encore après, devant une salade de pois chiches et courgettes en tagliatelle assemblée en deux-deux puis devant les bols vides, le moule à muffins, des tisanes au CBD, tard dans la soirée, à parler neuroatypie, traits autistiques, ramens tous les midi, interactions sociales limitées, bruits de radiateur et cris de chauve-souris (à peu près, liste non exhaustive).

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Lundi 28 avril

J’ignore si c’est le CBD, un cap hormonal ou l’apaisement joyeux de la veille, mais j’ai bien dormi. La journée est ouvrée néanmoins, et je sens l’anticipation me reprendre en main, repas à préparer, lessive à lancer, ranger, CV à mettre à jour, fiche de renseignements à compléter.

La température monte sur la terrasse. Je lis Veiller sur elle au soleil puis à l’ombre. La danse ascensionnelle des pollens transforme le jardin en univers — petits voyages cosmiques. J’aimerais y rester indéfiniment, au moins jusqu’à ce que le soleil tourne. Je pars avant, mais le ciel est encore là, lumineux, quand je ressors prendre le bus après mon cours du soir, l’existence élargie, apaisée.

Rien n’a changé, les choses n’ont pas plus de sens qu’elles n’en avaient il y a quelques jours, mais cette absence de sens, sans raison, est redevenue joyeuse — matière à invention plus qu’à dépression.

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Mardi 29 avril

J’écrivais à Mélie mélie que l’essai de Lucile Novat qu’elle m’avait donné envie de lire m’avait à son tour donné envie d’écrire — dixit la meuf qui n’a toujours pas envoyé son manuscrit à toutes les maisons d’édition de sa courte liste et rêverait presque d’une lettre de refus. De relire ce dixit avec sa réponse m’a redonné envie de m’y atteler : trois envois de manuscrit dans la matinée !

Quelques heures plus tard, un truc complètement dingue : un accusé de réception ! rédigé par un humain ! un éditeur avec un nom, qui s’excuse ! d’avance du temps qu’il lui faudra avant de me donner une réponse à cause de son planning chargé. Pour imaginer ma joie, il faut savoir que, dans les autres maisons d’édition, après envoi la page de contact s’est simplement rechargée pour afficher quelque chose du genre : « Votre message a bien été transmis. Si nous ne revenons pas vers vous d’ici 3 mois, vous pouvez considérer que votre manuscrit a été refusé. » Mon manuscrit existe donc vraiment. Il y a bien des gens de l’autre côté de l’écran, susceptibles de le lire — de le télécharger, au moins. J’étais à ça de penser que les formulaires de contact étaient des puits numériques, effaçant les données au moment de procéder à l’envoi. Peut-être le sont-ils, cela dit : la maison d’édition qui m’a répondu proposait un e-mail et non un formulaire de contact.


L’adorable jeune homme qui me fait passer l’IRM me semble beaucoup trop jeune pour avoir eu le temps de faire médecine : soit je ne me vois pas vieillir et commence à perdre mon acuité à distinguer les différents âges de la jeunesse en m’en éloignant, soit, comme le suggère aimablement le boyfriend, il s’agit d’un manipulateur qui n’a pas fait médecine mais ingénierie médicale.

Des dalles lumineuses sont installées au plafond au-dessus de l’embouchure de la machine. Les palmiers qui y sont imprimés sont vaguement pixellisés ; je dois me retenir de rire, n’envoyer aucune secousse à mon genou qui prend la pose. Déjà que le beatboxing de la machine me donne envie de me trémousser en rythme… Je ne dois pas être le public cible de ce kitsch attentionné ; le manipulateur a d’ailleurs paru surpris de ma demande de baisser la musique lorsqu’il a posé un casque anti-bruit sur mes oreilles — le bon niveau sonore s’étant avéré pas de musique du tout.

Je parcours le compte-rendu, surprise ; rien, mes ligaments sont en pleine forme. Le coupable est démasqué un peu plus bas : longue fissure méniscale et ébauche de kyste. Tu m’étonnes que je n’arrivais pas à dire mieux que à l’intérieur du genou quand on me demandait où j’avais mal. Je ne sais pas trop ce que la blessure implique, mais je suis soudain survoltée, il faut que le monde sache, prendre un rendez-vous chez le médecin du sport, annuler ou pas les cours, ignorance, effervescence. Je me revois encore sauter la vieille sur le mauvais sol du lundi soir, trop dur même pour un genou avec amortisseurs en pleine santé. Mais la coulpe est battue avec parcimonie ; je suis encore trop guillerette de l’accusé réception de la matinée et des gentilles hormones revenues (tu ne serais pas en high émotionnel ? diagnostiquera le boyfriend).


Nouvel exercice que je n’avais pas eu le temps de mettre en place la semaine dernière à la barre au sol (des retirés avec élastique pour les fléchisseurs de hanche, qui se combinent avec des abdos). Celui qui trouve que je nous ménage trop est ravi, il adore cet exercice. Une autre se récrimine : il fallait prévenir avant qu’on allait le faire deux fois, elle avait déjà tout donné. C’était le grognement venu du cœur entendu après avoir annoncé qu’on reprenait, encore une série.

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 Les pivoines fleurissent
Et les roses !

Mercredi 30 avril

Pour la première fois, je n’appréhende pas le mercredi, j’ai… hâte ? de reprendre la progression avec les enfants ? Cela ne m’empêche pas d’en avoir ma claque au bout de quatre heures, mais c’est une première.

Glace pistache et noix de pécan
Glace pistache et noix de pécan

Le nom des pas me vient difficilement quand je ne les fais pas. Je bute sur les mots, et les élèves sur le vocabulaire qu’elles n’ont pas toujours associé au geste. Difficile de ne faire que dire, sans montrer ; pour préserver mon genou, j’essaye tant que je peux, tant que j’ai la patience. Quand je la perds ou quand je ne réussis pas à faire autrement, j’hésite toujours sur la jambe à utiliser : en cantonnant la jambe blessée à faire jambe de terre, je lui évite la flexion douloureuse des retirés, mais je fais aussi peser tout mon poids sur elle seule. Je passe mon temps à me rasseoir (donc à me relever) — un répit que je songe néanmoins à pérenniser.

Pour limiter la casse, j’accède volontiers à la demande d’une classe de créer des chorégraphies en petits groupes, les encourage dix minutes depuis ma chaise. Une grand-mère qui a entrevu la fin du cours trouve qu’il y a du progrès, a cru que la choré venait de la prof (je note : imposer deux-trois pas récemment appris et surtout compter tous ensemble la musique en marchant en rythme avant de les laisser composer).

Je prends aussi des assistantes parmi les élèves pour montrer à ma place. L’une se vexe si bien de ne pas réussir à transcrire ce que je dis et d’être secourue (remplacée) par une autre qu’elle passe le dernier quart d’heure à pleurer face au mur — elle ne veut ni revenir avec nous ni reprendre contenance dans le vestiaire. Je m’excuse auprès de sa mère qui m’explique, blasée dépitée, que je n’y suis pour rien, sa fille se met trop la pression, elles travaillent dessus, les émotions.

L’heure précédente, j’avais la démonstration qu’une élève en emmerdait bien une autre. Il y a eu une plainte de l’enfant à sa mère, de la mère à la directrice, de la directrice à moi, j’ai reçu la consigne de garder la môme incriminée à l’œil, œil que j’ai penché un instant sur le pied d’une enfant pour une démonstration en binôme ; quand je l’ai relevé (l’œil), la môme avait quitté sa barre en blitzkrieg pour un massage cardiaque non consenti. Le temps que j’ouvre la bouche de stupéfaction, elle était revenue à sa place ; il m’a fallu un moment encore pour la fermer (ma bouche) puis la rouvrir, trouver quoi dire (demander avant de toucher quelqu’un, attendre sa réponse, d’ailleurs si ça les dérange de faire les manipulations par deux, aucune obligation).


Les roses Oh Lily Rose ont éclos sur la terrasse ! À la tombée de la nuit, elles volètent de la même lumière enchanteresse que le tableau de Sargeant. Je dois chaque fois Googler pour remettre de l’ordre dans les fleurs : Carnation, Lily, Lily, Rose. 

À vingt-deux heures, je suis couchée avant la nuit, m’endors avec elle.

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Jeudi 1er mai

Vers six heures, je referme la fenêtre ouverte une demie-heure plus tôt : le double vitrage me laissait mal imaginer le raffut des oiseaux, d’une densité au moins égale à celle des feuillages indistinctement entremêlés sur le mur disparu du jardin.

Les roses éclosent presque sous mes yeux. Un bouton repéré en début de matinée s’est ouvert à l’heure du déjeuner, un autre est apparu, jouxté par un calice vert maintenant fendu de rose. Tout s’enchaîne et se décale, fleurit si vite. Un peu plus loin sur le mur végétal, la première rose rouge est repérée.

Une tristesse lasse monte avec la température. L’humeur giboule, l’écriture rattrape la vacance, le vide qui parfois ouvre une brèche dans ma joie par beau temps. C’est étonnant comme je m’identifie à la joie, elle est mienne, c’est moi, tandis que la tristesse qui parfois me traverse n’est jamais à moi.

Je continuer (à) Veiller sur elle, regarde la première moitié de Mayerling sur france.tv. (tout ce métrage de tissu !). Je crois que j’imagine Viola un peu comme la mère du prince telle que l’interprète Héloïse Bourdon.

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Vendredi 2 mai

C’est rose mais ça ne sent pas la rose, c’est, c’est…

 

Je m’aperçois en voulant lui répondre que l’éditeur qui a accusé réception de mon envoi… porte le même nom de famille que moi (aucun lien de parenté à ma connaissance).

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Samedi 3 mai

Essayage de costumes pour le spectacle de fin d’année : les robes rouges sont affreuses et les noires mettent certaines élèves mal à l’aise. Trop sexy. Aucun problème avec les plus jeunes paradoxalement, qui revêtent la robe en simili-cuir pur plastique comme un déguisement ; celles à peine plus âgées mais dont le corps commence à entrer dans l’adolescence sont en revanche sensibles aux connotations qu’on pourrait y attacher.


Comment vais-je réussir à boucler les chorégraphies à temps ? Sans même parler de la propreté de l’exécution. On avance si lentement.

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Dimanche 4 mai

La photo d’une combinaison-salopette rouge pétant arrive via WhatsApp : la chorégraphie sera peut-être pourrie, mais on m’a trouvé des costumes parfaitement dans le thème et dans lesquels les élèves devraient se sentir à l’aise.


Je suis contente : le curry japonais cuisiné maison est le même que celui du boyfriend. Je suis déçue : le curry japonais maison est le même que celui du boyfriend. Je n’ai pas le plaisir de la nouveauté que j’associe au fait de cuisiner (sinon, je ne cuisine pas, je me fais à manger).


Il est temps d’entamer cette merveille de Pâques :

Réglette de 5 gros rochers pralinés enrobés de chocolat, cacao ou pistaches
Rochers pralinés de la Reine Astrid

Seimei (Pureté et clarté)

(Clarté et pureté de la nature renouvelée, dixit une traduction la plus complète.)

Les hirondelles sont de retour

Vendredi 4 avril

Une belle journée de météo et de repos, achevée par une résurgence d’anxiété à l’idée des chorégraphies qui n’ont pas avancé.

Des branches dépassent des fenêtres d'un immeuble abandonné et tagué (mais pas décrépi, bizarrement)

Après avoir lu tout mon saoul au soleil, je range La Voyageuse de nuit dans mon sac, un essai de Laure Adler sur la vieillesse. Trois gamins en trottinette passent à tout berzingue devant de vieilles personnes en fauteuils roulant ne roulant pas, stationnés sous un magnolias en fleurs qui les perd. Une personne plus jeune, encore valide, est appuyée sur un déambulateur comme on s’assoit à califourchon sur une chaise, les coudes sur le dossier, tandis que la propriétaire dudit déambulateur est assise en face, sur le banc. Aidants et vieux, ils font cercle, ellipse.

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Samedi 5 avril

L’anxiété avait tort, tout s’est bien passé. Un bon tiers des élèves étaient déjà partis en vacances et les cours se sont déroulés paisiblement, plus d’espace, moins de bavardage. Moins d’attentes, aussi, j’en prends conscience en lisant Prof en Scène :  « Je l’avoue, je me laisse porter […] sans forcément chercher à atteindre les objectifs que je me suis fixé pour cette dernière heure. […] terminer tout en douceur, ça oui. »

Nos essais chorégraphiques sur Grease Lightnin’ font oublier aux plus jeunes leur crainte des pointes ; elles se lancent à qui mieux mieux dans des relevés parallèles genoux pliés. Une jeune fille s’exclame que c’est génial, elle adore Mickaël Jackson ; on la regarde tous perplexes, ce n’est pas Mickaël Jackson lui souffle une autre jeune fille, qui connaissait les mouvements de la comédie musicale avant même que je ne les montre. Oui mais le mouvement, ça ressemble ! Il me faut du temps pour remettre l’image, retrouver la silhouette main sur le chapeau et sur la pointe des chaussures, façon tap dancer.

Au fur et à mesure de nos essais, de leurs propositions de poses et de mouvements, je vois des yeux qui s’agrandissent (on peut faire ça en classique ?) et des sourires qui se retiennent de s’élargir (et ça on pourra le mettre dans la choré ?). On va bien s’amuser, je crois.

Avec les grands, on teste des séquences sans décider des placements — trop d’absents. Les Rockettes ne parlent qu’aux élèves plus âgées de troisième cycle, mais les deuxième cycle sont ravies que leur idée soit étendue à toute la classe. Là aussi, on devrait bien s’amuser. En atelier, les élèves cherchent des portés ou des interactions sans porter, je précise ; leurs tentatives sans différentiel de corpulence (et sans gainage) me font parfois peur.


Mon collègue a l’air au bout de sa vie : il n’a pas beaucoup dormi et me confie des insomnies récurrentes avant le samedi. Lui ne se sent pas stressé, mais apparemment son inconscient oui. Je suis bêtement soulagée ; lui aussi voit son sommeil perturbé par les cours.


J’ai du mal à y croire : je suis en vacances ! Euphorie du temps qui paraît infini à la veille de.

…Dimanche 6 avril

Il faut que… avant de… Que je descende la poubelle avant de partir quinze jours et de retrouver ma cuisine transformée en local à ordures. Que je plie le linge. Que je coupe le ballon d’eau chaude pour qu’il ne chauffe et ne coûte pas inutilement. Que je mette au congélateur le bout de fromage qu’il reste (j’ai oublié). Que je prenne ma carte Navigo en plus du Pass pass. Que je fasse ma valise. Que je n’oublie pas le micro que je dois rendre à L. Et le masque-à-zieux pour dormir. Que je me douche. Que je tire les rideaux, un peu pour le soleil, pas trop pour qu’on puisse penser que je suis là. Que l’appartement soit à peu près en ordre pour ne pas buter sur mille choses qui restent à faire quand on embrasse une pièce du regard. Il m’est plus facile de partir s’il en émane impression de calme, de chaque chose à sa place. Mes TOCs peuvent alors vérifier les prises, les lumières et les robinets sans s’attarder sur un mouchoir à ramasser, une tablette de chocolat à ranger, la couverture à rajuster sur le canapé…

Dans ces moments, je finis par ne plus réussir à distinguer ce qui est prioritaire (faire ma valise, me doucher…), ce qu’il serait bien de faire (couper le chauffe-eau, mettre au congélateur les aliments qui pourraient se perdre…) et ce qui s’amalgame sans raison, un reste de to-do list non prioritaire qui se met à crier famine précisément à ce moment-là : faire mon lit (ok), jeter la poudre de noix de coco rance (soyons fou) et la confiture de gingembre qui s’est mis à pourrir (j’ai oublié), finir de désherber la terrasse (j’ai remis), réparer le trou dans mon sweat à zip (6 mois que je procrastinais, recousu en moins de 6 minutes)… La psy a raison quand elle dit que je dois rétablir des priorités. Je le remarque désormais comme une évidence : l’anxiété ressurgit dans l’aplatissement des perspectives, quand tout se met au même niveau — nivellement par le plat.


Dans la ligne 4, une enfant s’amuse à garder son équilibre un pied sur chaque plateforme dans la zone mouvante entre les deux rames ; elle ajuste, se retourne comme à la marelle… Quand Margot, rappelée par sa mère, est descendue du métro, je surprends une autre trentenaire, blonde, hâlée, très droite, sourire avec tendresse en regardant une ado scout fourrager dans son sac. La trentenaire d’allure bourgeoise cesse de sourire quand elle sent ou surprend mon propre regard, songeur de constater que l’on regarde d’abord avec tendresse ce que l’on a soi-même été.


À l’arrivée, il y a le boyfriend, du soleil et un gâteau au chocolat maison. Après dîner, il réussit à me faire regarder Mad Max — avec un massage aux pieds.

…Lundi 7 avril

La journée passe en un tournemain. Un instant, deux, je lis longuement au soleil. Ou pas tant : Le Chaos sur la toile est une bonne lecture, mais dense. C’est à peu près tout, c’est frustrant ; les vacances vont-elles passer à cette vitesse ?


La dinde au poivre sent bon dans l’assiette du boyfriend, qui m’en propose un morceau, duquel je prélève un morceau plus petit encore. Périodiquement, je vérifie si la texture est toujours de trop par rapport à l’odeur que je continue à trouver alléchante. Cette fois-ci, je ne me sens pas envahie et dégoûtée par la chair comme je m’y attendais, c’est autre chose, comme si je commettais une faute morale, je ne devrais pas, vite avaler ne surtout pas recommencer  — sentiment de culpabilité. C’est intéressant, constate le boyfriend, ça dit quelque chose. Mais quoi ?


Le soir, nous regardons l’animé issu des Carnets de l’apothicaire. Au bout de quelques minutes à peine, le boyfriend doute que cela se passe au Japon : ne serait-on pas plutôt dans la Cité interdite ? La musique est chinoise, les costumes des femmes pourraient l’être aussi, mais ça ne va pas, les poteaux rouges et les ornementations là sont coréens, même si l’arrondi des tuiles plutôt japonais. Je suis épatée par sa science, par mon ignorance : je ne me suis posée aucune question en lisant le premier tome du manga ; c’était au Japon, c’était une cité interdite. Suis-je encore étonnée de trouver des samoussas chez le traiteur chinois ? Le boyfriend lui est si perturbé par les indices contradictoires que je cherche sur Wikipédia : l’intrigue se déroule dans un pays de fiction.

…Mardi 8 avril

[rêve] je devais donner cours on était jeudi et je n’avais aucun souvenir d’avoir vécu mardi et mercredi, j’étais arrivée la veille lundi, je surprenais quelqu’un allongé dans la petite maison attenante au studio où je dormais, je n’avais pas pensé que d’autres profs s’y reposaient posaient leur tête sur l’oreiller où j’avais dormi, je prenais le cours de pilates avec mum qui ensuite m’attendait, m’attendait, trois élèves faisaient des bêtises aqueuses dans les toilettes, le temps que je les en sorte les autres étaient partis, deux minutes avant la fin du cours


Énergie et envie ne s’accordent pas, le repos m’ennuie m’angoisse, je n’ai la ténacité pour rien et rumine malgré le beau temps. J’aimerais des amies et des discussions en marchant dans la ville, de la gaité, autre chose. Je m’enferme dans l’inertie, le rabâché. Heureusement, l’effet de la lecture comme méditation.

Quand je suis ainsi et que je ne suis pas seule, j’ai tendance à attendre qu’on me sorte de là, je traîne autour du boyfriend en attendant une consolation qui m’absolve de moi. Il me corrige : pas une consolation, une force motrice. Et s’excuse, cette force motrice, il ne peut pas l’être, pas quand il est chez lui, dans une inertie dont il ne sait pas s’abstraire parce qu’elle lui convient, parce qu’il l’a construite, un espace-temps en auto-suffisance. Il la ressent donc aussi, cette inertie ! À la différence qu’il s’y sent bien quand elle me pèse. Serait-ce donc pour cela que je suis toujours mieux avec lui chez moi ? Heureusement, il s’absente pour une session de code à l’auto-école et, sans plus personne à qui me raccrocher, comme un culbuto bousculé, je finis à forces d’oscillations amoindries par retrouver mon aplomb. Même avec le boyfriend si facile à vivre, vivre à deux me semble si compliqué.

…Les oies sauvages volent vers le nord

Mercredi 9 avril

Quelques exercices sur le tapis de yoga détendent mes tensions dans le dos et me donnent un début de barre au sol. Il ne faudrait pas trop traîner à s’y mettre.


Ces jours-ci, je me sens enfermée, peu importe le temps que je passe à lire dehors au soleil. C’est comme si je ne me déplaçais qu’à travers un tunnel vitré qui, en la guidant, rétrécissait insidieusement ma vie. Tout est là, bien visible, bien agencé, le tunnel se déplace avec moi, je pourrais aller n’importe où, mais il se déplace avec moi, je m’y heurte, ne vais plus nulle part même lorsque je me déplace. J’ai des envies d’échappées, du hors-piste hors du bien-connu, du tout-tracé, tout va bien, qu’est-ce qui déraille, qu’est-ce qui ne déraille pas ? (Ma tête ?)

Tout est formidable : je suis avec le boyfriend, nous allons déjeuner au restaurant, il m’invite, le ramen sauce cacahuètes est délicieux, il y a du soleil, la journée est belle. Tout est un peu à côté aussi, à commencer par moi : le moindre mouvement, frémissement d’humeur de sa part me semble être de ma faute, je le prends pour moi ; il y a du monde trop de monde autour de nous et plus loin, partout dans un Paris ensoleillé, entouristé ; il fait un peu trop beau pour digérer un plat si roboratif ; le soleil reste à l’extérieur du bus, du restaurant. Tout est là, sauf la gaité. Ou plutôt elle est là, de l’autre côté du tunnel transparent. Je ne comprends pas pourquoi je ne la ressens pas vraiment, alors que je sens l’alliance parfaite du piment et de la cacahuète, je sens le soleil sur mon visage quand nous marchons dans la rue, je sens son parfum à lui que j’aime tant, je sens sa main sur mon épaule dans le bus, je la recouvre de la mienne pour être sûre qu’elle reste là.

Il y a de sacrés personnages autour de nous : le blondinet ado qui se la pète tellement premier degré avec ses lunettes de soleil qu’on en vient presque à se demander s’il a toute sa tête ; les vieilles personnes qui ne feront pas un pas de plus pour avoir la place libre derrière, font plutôt descendre pour obtenir la place convoitée côté fenêtre ; l’Allemand qui porte son gros chien dans les bras pendant tout le trajet ; l’original qu’on croirait presque un marginal avec sa mise bizarre tout en noir quand on l’aperçoit par la vitre devant la fondation Cartier ; et les caricatures de grande bourgeoisie tout une partie du chemin. On ne bitche pas joyeux pourtant, alors que j’adore ça, je nous entends de l’extérieur, un peu amers, gratuitement.

Je voudrais marcher des heures au soleil en devisant gaiement, arpenter la ville en papotant pendant des heures, je regrette que les pieds du boyfriend ne puissent pas le supporter, et soupçonne que même si c’était le cas ou même si j’étais seule, je ne parviendrais pas à échapper à un certain sentiment d’errance, d’à quoi bon qui fait reculer l’envie d’un cran : j’ai envie d’avoir envie de marcher des heures au soleil en papotant, avec une glace que je n’ai pas la place d’ingérer. Je n’en ai donc pas vraiment envie. Envie d’embardée, de fuir ou de saccager.

Ce n’est qu’une question de filtre, pourtant. Il suffirait d’une gélatine chaleureuse pour braquer sur les jours un tout autre regard. Cette séance d’essayage chez Uniqlo, par exemple, pourrait être tout aussi drôle que dépitante. Imaginez un peu : le boyfriend qui n’aime pas faire les boutiques, moi qui n’aime pas faire de shopping, nous deux glanons des articles dans une boutique bondée puis attendons dans la file pour les cabines d’essayages avec la conscience aiguë qu’aucun de nous ne serait là si l’autre n’y était pas non plus : j’aurais déjà fait demi-tour et lui ne serait pas même entré, mais il estime à juste titre que racheter quelques basiques ne serait pas du luxe et m’y encourage. Quand c’est mon tour, il m’enjoint de ne pas prendre trop de temps quand même : lui pense à son ex qui adorait ça et pouvait y passer des heures, moi à mes hésitations prolongées avant de me décider à acheter quoi que ce soit. Je coupe court aux hésitations : caraco trop grand, legging trop petit, pantalon bouffant pile à la bonne taille pour me donner l’air d’un sac à patates, haut jaune qui aurait presque pu me convertir au loose mais trop transparent (je ne suis pas spécialement pudique, mais les aréoles bien visibles, bof), chemise en lin pas mal, mais une tache miniature me dispense de m’habituer au col et de me demander si je ne vais pas sans cesse tirer dessus. Je rends 5 article sur les 5 essayés, c’était rapide. À la sortie, ça me gratte, j’ai des rougeurs sur les bras et le ventre, en conclus guillerette que je suis officiellement allergique au shopping auprès du boyfriend qui objecte les apprêts.

Le tunnel disparait en fin de journée, quand je n’ai plus rien à attendre ni d’elle ni de moi. Là, c’est doux : la lecture sur le canapé dans les derniers rayons puis la suite des Carnets de l’apothicaire après dîner. Plusieurs fois je mets sur pause, clique éventuellement une ou deux fois sur le bouton de retour arrière : qui a empoisonné qui en essayant de faire porter le chapeau à qui ? On partage ce qu’on a chacun compris, ça me fait autant marrer que les passages comiques où le dessin se simplifie à l’extrême pour accentuer l’émotion ou le rire au milieu des traits soignés.

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Jeudi 10 avril

[rêve] mon corps est un peu trop grand pour lui je tente un porté avec un élève de deuxième cycle, tourne autour de son bras comme autour de la barre basse des barres asymétriques et finit sur le ventre cambrée plus ou moins en équilibre / dans un autre rêve de rendormissement, il y a une intimité difficile à obtenir avec le boyfriend, d’autre habitants autour, et des pro du bus habitués aux longs voyages filmés l’un après l’autre comme s’ils participaient à un show TV

Je n’avais pas reconnu la jacinthe ; j’ignorais que ça ressemblait à une asperge avant floraison.

Mum m’invite à son cours de Pilates et nous debriefons ensuite devant de délicieuses entrées italiennes (une assiette de stracciatella ! en France ! avec du vinaigre balsamique de folie ! et une huile d’olive où l’on sent presque l’olive se reconstituer-désagréger en bouche !). Ici c’est Versailles, clame un néon à côté de notre table ; je l’ai aperçu quand nous sommes passées en voiture devant ma devanture tout allumée, l’absence de la négation attendue m’a fait rire.

Néon "Ici c'est Versailles" sur un panneau de faux gazon

Formation Pilates ou pas cet été ? Les dates sont possibles. Mais c’est onéreux. Mais cela m’ouvrirait la porte des studios de fitness et yoga, avec des cours sur les créneaux du déjeuner. Mais je ne suis pas certaine d’adhérer complètement à la méthode : je comprends la logique des exercices, l’engagement abdominal, l’allongement de la chaîne postérieure… mais reste dubitative sur l’aspect pédagogique de la chose. Cela peut vite devenir contre-productif, je l’ai déjà constaté par le passé : à moyen terme, le gain de gainage finissait supplanté par des tensions supplémentaires dans le psoas. Et, malgré mes progrès des dernières années, je n’ai toujours pas une maitrise suffisante pour ne pas ressortir du cours avec les abdos superficiels inutilement gonflés vers l’avant (ça me fait du ventre alors que ce n’est pas ma morphologie, je déteste ça).

J’ai l’impression qu’il faut déjà avoir une maîtrise très fine de son corps pour pouvoir réussir les exercices censés nous permettre de l’acquérir. L’enseignante (qui est aussi formatrice) a eu beau m’expliquer qu’il manque quelque chose aux gens qui commencent par les machines, qu’il y a une recherche préalable à effectuer sur tapis, seul à seul avec son corps, je continue à penser que le concepteur de la méthode ne l’a pas conçue en sens inverse pour rien : la résistance et le soutien des machines facilitent la compréhension de mouvements que l’on peut ensuite convoquer sans leur aide. Donner la priorité au Pilates mat sur le Pilates machine, c’est me semble-t-il s’arranger avec la pédagogie pour faire avec les contraintes économique (les machines coûtent chacune quelques milliers d’euros, le temps d’amortissement est délirant). Je comprends ces contraintes ; j’aime moins qu’on les déguise…

J’hésite, donc. L’exercice que j’ai découvert pour travailler la contre-torsion nécessaire dans les arabesques (et aussitôt piqué pour la barre au sol que je donne) me confirme qu’une formation m’apprendrait de nouvelles choses, raffinerais ma compréhension du mouvement, des mécaniques musculaires… ce que je fais déjà avec ma prof de stretching postural, de manière plus approfondie et à moindre coût. À ceci près que ce que j’apprends avec elle n’est pas certifiant, ni même identifiable sous le nom d’une discipline déposée (telle que Pilates, Gyrotonic, PBT…) ou à la mode (genre le fit’ballet). Ai-je vraiment envie de faire une formation pour sa labellisation ? Dans l’absolu, le Gyrotonic me plairait davantage (les mouvements spiralés sont hyper agréables dans le corps), mais c’est un investissement financier à la rentabilité plus douteuse encore que celle du Pilates : il y a un véritable business autour du label, qui doit être renouvelé tous les deux ans moyennement une nouvelle formation, évidemment fort onéreuse.

Reflet de lustre dans la table du restaurant

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Vendredi 11 avril

[rêve] pluie de billes noires (comme des boules de tapioca plus petites, d’une densité de plomb), quand elles entrent en contact avec la peau, elles s’y accrochent et l’empoisonnent, la font vieillir en accéléré

(Dans un vieux vieux rêve de quand j’étais enfant, j’étais coincée aux toilettes quand un tueur surgissait, soufflant de petites billes de plomb grises qui rebondissaient partout et qu’il fallait éviter sous peine d’y passer.)


On fait la fermeture du restaurant avec JoPrincesse tant on a discuté avant, pendant et après nos entrées et notre dessert avalés (je retiens le gorgonzola dans la sauce des poireaux vinaigrette, bafouille prononce pour la première fois quesadillas à voix haute et goûte fort le mascarpone qui baigne dans l’espuma à la sauge sous couvert de cheesecake déstructuré). À la table d’à côté, on demande à JoPrincesse si c’est son premier et on la complimente, on la fait parler ; celles que je pensais amies sont une mère et sa fille, toutes deux charmantes, toutes deux âgées, la plus jeune en fauteuil. Il faut dire que JoPrincesse est rayonnante — de fatigue, mais rayonnante quand même, douce et belle et tranchée, il ne faudrait pas la croire effacée, dans le stéréotype de la femme enceinte. Le temps passe trop vite, j’aimerais passer tout l’après-midi avec elle, il est déjà quatre heures, je file rejoindre C.

C. me fait découvrir un square coquet de Montrouge et surtout le cimetière de Bagneux où l’on peut, enfin, marcher longtemps loin des voitures. Chaque allée est bordée d’une essence particulière si bien que la cimetière prend des allures de parc botanique. L’herbe de l’allée centrale donne l’illusion d’un chemin de campagne et les écureuils, quoique roux, réveillent par moment des souvenirs londoniens. (Le boucan que fait cette petite bestiole en mangeant !) On visite d’abord comme on visite le père Lachaise, ici Barbara, là Badinter ; je m’étonne de la drôle de forme des double stèles juives (comme des tables de la loi ?), des médaillons incrustés dans la pierre des tombes familiales, d’une stèle remplacée par un magnifique vitrail (je suis pour ; être mort est déjà assez triste pour ne pas être affublé en prime d’une pierre moche). Puis on oublie les morts, c’est facile quand on n’en a enterré aucun, et on se promène, on discute : boulot, santé mentale, anxiété, émotions, besoins associés, mal nourris — contrairement à nous, qui finissons par un goûter tardif chez Kreme.

Une stèle en vitrail qui se devine derrière les stèles sombres en pierre

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Samedi 12 avril

[rêve] G. m’embrasse, introduit sa salive dans ma bouche, peu après mes dents deviennent branlantes, l’une se défait lorsque je constate du doigt qu’elle bouge et j’en récupère successivement trois ou quatre dans la paume de ma main, avec ou sans le mécanisme qui me permettrait de les refixer

Comme l’emplacement des dents a l’air significatif pour l’interprétation des rêves où elles tombent, je me note : des molaires en haut à gauche. Récupération de mon cerveau : le mécanisme pour clipper les touches de clavier d’ordinateur / les empoisonnements dans Les Carnets de l’apothicaire.


Une glace puis un thé avec L. pour épouser l’évolution de la météo. Je marche au ralenti pour ménager mon genou. Dans un inventaire à la Prévert, on cause salle de sport (elle ne pensait pas, mais elle kiffe les machines, c’est amusant), recherche d’appart (où l’on trouve globalement moins bien pour pas moins cher), ePub (médiathèque de Paris, DRM et plastique dégueu des liseuses qui vieillissent mal), tombe (à végétaliser plutôt qu’à fleurir de fleurs coupées bourrées de pesticides), lecture (d’affilée ou pas du tout), blogs (et fatigue), grignotage (et courses pour elle, cours pour moi), chat (les lanières de mon sac à dos ont toujours du succès) et santé mentale (on fait ce qu’on peut). De l’enthousiasme parfois passe sur nos visages un peu fatigués.

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Dimanche 13 avril

[rêve] je donne cours à des élèves franchement nombreux (dont un groupe de grands ados black qui semblent plutôt venir du hip-hop mais qui ont l’air hypé par le cours de classique) et mets à chaque fois un temps infini à traverser la salle les barres les élèves pour rejoindre mon téléphone et sélectionner, arrêter ou relancer la musique, le cours en devient un peu chaotique


Le temps s’est couvert, mon humeur tout l’inverse. Ça fluctue. Et encore.


Je screenshote par erreur en voulant raccrocher : une heure et vingt minutes au téléphone avec Melendili. J’aime nos discussions fleuve.

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Lundi 14 avril

Les jacinthes sont devenues des jacinthes :

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Les premiers arcs-en-ciel apparaissent

Mardi 15 avril

[rêve] un champignon atomique sort du Vésuve, l’horizon est saturé de nuages sombres qui ne cessent de se fissurer et se boursoufler de feu, suite à l’éruption le monde n’est plus que poussière apocalyptique et orange c’est graphique c’est la fin, Mum en est sûre, maintenant ou sous peu, j’espère que cela ne viendra pas jusqu’à nous, que nous allons en réchapper, encore un peu

Ah oui, pour toi, prendre un train à l’aube, c’est vraiment la fin du monde — littéralement, s’amuse le boyfriend quand il me trouve éveillée bien avant l’heure prévue et que je lui raconte le rêve.


Insomnie à 5h du mat’, train avant 7h30. « Pour un voyage plus serein, prévoyez d’arriver avec 30 minutes d’avance »  indique le mail de la SNCF. Pour un voyage plus serein, merci de pratiquer des tarifs décents tout au long de la journée, oui. Nous arrivons à Tours à l’heure où nous serions sortis de notre lit, Tours toute de blanc bourgeois et de glycine bleu-mauve — je vois les hauts porches et les touches de couleur sur un carnet de croquis que je ne matérialiserai pas. Quelques instants seuls avant une journée de sociabilité non-stop.

 

Deux salles, deux ambiances : à une boutique de bondieuseries et d’angelots blancs à peindre soi-même succède une boutique Warhammer.  J’imagine le partenariat, le gros kitsch chrétien installé au milieu des geeks minutieux et de leurs figurines guerrières. On en rit en même temps.

Je ris avant lui quand, devant une vitrine de DocMartens, il avise un modèle léopard rose et imite une amie à lui, qui en serait en transe — j’ai beau ne l’avoir vue que trois ou quatre fois, d’un coup je la vois, là devant moi, c’est sa gestuelle, je la reconnais d’évidence sans jamais l’avoir retenue.

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Mercredi 16 avril

Après une nuit en plusieurs parties, il y a le babil constant d’une enfant de 4 ans que je n’ai pas envie d’ignorer mais si ça pouvait s’arrêter, des bonnes choses à manger, du soleil et du vent, la visite de la maison repérée par le boyfriend, les fresques abouties ou esquissées sur ses murs, le debrief dans la voiture, dans le train, les projets, les désillusions, le soutien et les tiraillements, à un moment le boyfriend ne veut plus en parler, je ne veux pas raconter, même si on en reparle, on déplie, tout à plat même froissé.

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Jeudi 17 avril

Ma grand-mère ne souffle aucune bougie à son dîner d’anniversaire, ma mère fait son one woman show, je ne saurai pas grand-chose de ma cousine. Qu’est-ce donc que ça ? demande pour la deuxième ou troisième fois ma grand-mère en avisant la portion de moussaka qu’elle a déjà goûtée. Elle a toute sa tête, se perd juste dans les mezzés. Ce sont des aubergines, s’impatiente ma mère qui a pourtant oublié aussi sec ce qu’est le baba ghanouj après l’avoir demandé et le confond de visu avec la purée de lentilles. Je mange avec plaisir et passe un bon moment, oublie dans la gaité les diverses tristesses ravalées que je sens en sous-main sous-marin, qui s’étendront sur le souvenir qui se forme déjà dans la digestion : l’âge qui se transmet des unes aux autres, les micro-lésions des petites bêtes affectives que nous sommes avec ou sans les autres.

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Vendredi 18 avril

La journée est gaie, ou plutôt je suis gaie durant cette journée à trop rien faire. Le soir venu, devant mon chirashi, je me promets que demain, c’est choré.
— Envie de bimbimbap ? réinterpète le boyfriend qui nous voit partis pour un tour du monde culinaire. (Choré / Corée)

On regarde la moitié du troisième volet des Animaux fantastiques : la danse pour imiter et échapper aux scorpions est inénarrable, je ne comprends pas pourquoi je ne l’ai pas déjà vue circuler comme meme.

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Samedi 19 avril

Pour ce jour en attente de rédaction, j’ai noté : Blocage.

L’anxiété grandit à mesure que je repousse, que je me paralyse. Ces p***** de chorégraphies. Ce n’est que de la danse, je peux me le répéter, sincèrement le penser, mais n’en suis pas moins paniquée, seule sur le coup, pas à la hauteur.  Tout mon être est tendu vers, et je ne veux pas, je mets une force égale à freiner, à aller contre. La tension est telle sur ce point de patinage, j’ai l’impression que je vais rompre. J’aurais presque envie que mon dos lâche à nouveau, n’importe quoi pour être déchargée, déclarée inapte et remplacée, ne plus être responsable de rien et que ce ne soit pas de ma faute. Je ne tiendrai jamais le rythme par avance, je voudrais que ça s’arrête, que quelqu’un d’extérieur me dispense comme une enfant. Acmée dans les larmes, dans les bras de.

Ces jours-ci, je rêve encore de dents dévitalisées : elles ne tombent pas cette fois-ci, elles s’effritent, j’en ai plein la bouche, des petits morceaux durs, dégueu.

Je me serai assez bien gâchée les vacances ainsi, en sourdine. Je me suis divertie tant que j’ai pu, agréablement d’abord, puis de moins en moins efficacement, tendue dans une attente qui transforme toute activité en remplissage — et toute distraction en activité potentielle, embrassée à défaut d’être choisie :  hébétée, je me suis ainsi retrouvée à zoner avec le boyfriend pendant une bonne heure devant une compétition japonaise de skate sur des parcours complètement barrés. Kasso-des. Je sais maintenant qu’un saut où la planche semble rester collée aux pieds du skateur est un ollie, et ça se conjugue : he ollied the obstacle. Divertissement pascal(ien).

Shunbun (L’équinoxe de printemps)

Les moineaux font leurs nids

Jeudi 20 mars

Le rhume ne donnant généralement pas de ganglions, j’annule ma journée et donne les cours du soir masquée. Pour m’économiser durant la barre à terre, je marque certains exercices debout avec les bras ; il ne me manque plus qu’un casque sur les oreilles et un bâton de circulation dans la main pour que les jambes décollent de leur piste en mousse.

La directrice m’a prévenue de l’arrivée d’un nouvel élève, un homme trans, est-ce que ça me pose problème, le seul problème que ça me pose c’est retrouver si homme est le genre de départ ou d’arrivée, ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, je dois toujours signer les quatre points cardinaux nord sud est ouest pour retrouver l’ouest et l’est (je sais, je sais, la conquête de l’ouest, à l’est rien de nouveau, mais le nombre de fois où je cross-over à l’ouest rien de nouveau…). Au final, il n’y aucun homme qui n’en était pas un à la naissance, ni aucune femme qui n’en n’était pas une à la naissance : il n’y a aucun nouvel élève. Craignant qu’il n’ait pas osé entrer ou se soit trompé de studio, j’abandonne mes débutantes en plein pliés pour le chercher parmi les danseurs-danseuses qui attendent dans l’entrée, mais personne ne se sent concerné, surtout pas la danseuse aux traits masculins sur le visage de laquelle mon regard s’attarde malgré moi. Si nouvel élève il y a avait, il s’agissait plus probablement d’une femme trans et, surtout, d’un niveau avancé, pas du tout débutant.

Et aussi : cuisiner du riz sauté poivron, courgette et noix de cajou / recommencer à se faire balader sévère par Agota Kristof / recopier des extraits pour ne pas dire des pages entières du Dernier Amour d’Attila Kiss / le forsythia à nouveau en fleurs (feuilles ?) jaunes / sursauter et partager un sourire masqué avec ma voisine quand le métro annonce gare Lille Flandres à Europe 

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Vendredi 21 mars

Je m’attèle mieux aux petites choses si je les ai d’abord listées sur un papier avec un carré vide devant.

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Samedi 22 mars

À la fin de la barre, je félicite les élèves, elles ont bien travaillé. L’une s’en étonne ; ça a un peu bavardé, c’est vrai, mais corporellement, ça se structure.

Avec les grands, je teste la transposition d’une phrase de Forsythe (ralentie) sur une chanson de Rihanna (qui n’est ni le James Blake original, ni la Beyoncé que plébiscitaient certaines élèves). (Crazy Love me plaisait bien aussi, mais je ne saurais pas trop quoi faire des passages rapés ; il faut que j’arrête de demander des suggestions aux élèves tant que je ne suis pas capable d’en tenir compte.) L’apprentissage est bien plus rapide que mon déchiffrage de la veille, où à coups de ralentis, replays et miroir, il m’a fallu trente minutes pour incorporer vingt secondes.


J’ai fini La Preuve, la déroule par neuf au boyfriend en visio.


La fatigue ressurgit, repart n’importe quand : un argument en défaveur du rhume et en faveur du Covid.

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Dimanche 23 mars

[rêve] regarde, nous sommes en surplomb du salon cathédrale de mon arrière-grand-mère, derrière une vitre comme dans un studio d’enregistrement, regarde me dit mon père, il m’avait dit, je vois : les touches les pédales du piano s’enfoncent toutes seules, les pages d’un calendrier floral tournent toutes seules à toute vitesse, un fantôme, mais ce n’est pas tout, je hurle, tout bouge, la guitare suspendue au lieu du balancier bouge comme bougeaient les images lenticulaires dans les boîtes de céréales, et les fils des tapis de la moquette comme un champ de blé sous le vent, la réalité se pixelise et chaque pixel ouvre une fenêtre sur une époque différente, le salon est une mosaïque de photos minuscules que sait-on de ce qu’elles contiennent, la réalité se défait je hurle, de plus en plus de pixels vert fades, des aires entières effacent la maison en terrain de sport, la réalité ne tient pas / après c’est la tranquillité et le cauchemar, ma cousine embrasse une fille et se lance dans un rituel de prière avec un col marin ça doit la canaliser, une prof de danse est en retard dans le train, un sexe se gonfle sur un être inanimé, j’essaye de m’échapper, si j’emprunte l’escalier qui monte derrière ce réduit je pourrai peut-être regagner la réalité d’avant mais je ne passe pas par l’ouverture réduite, mon sacrum coince je force je dois et c’est la douleur de la pression sur l’os qui me réveille


Mon achat de poêle en inox : 50 % pour éviter un revêtement anti-adhésif polluant à produire et toxique lorsqu’il se dégrade, 50 % pour voir l’eau rouler sous forme de billes (ok, c’est peut-être plus 30 % vs 70 %).
Première poêlée de légumes : au top, trop contente de mon achat (ça accroche un chouilla quand j’ajoute le riz, mais le tout se lave facilement).
Seconde utilisation, confiante : des guyozas. Et là, c’est le drame. Comment diable cuit-on un truc avec de l’amidon dans une poêle en inox ?

Premier palak paneer maison. Ni vraiment palak ni vraiment paneer, puisque les feuilles de moutarde ajoutées aux épinards transforment le plat en saag paneer, et que ne m’étant pas encore lancée dans la fabrication maison du paneer, j’ai utilisé des vache-qui-rit (j’ai ri intérieurement à chaque fois que j’ai relu cette étape de la recette : « Pendant ce temps, éplucher les Vache Qui Rit »). Saag vache-qui-rit, donc.


Millième idée qui me trotte en tête et que je ne mettrai probablement pas à exécution : créer une newsletter dédiée à la danse sur Substack. Je suis toujours partagée entre l’envie de donner de l’ampleur et de la visibilité à mes réflexions para-professionnelles (me vendre ?) et celle de rester discrète pour formuler mes doutes sans qu’on me tombe dessus.

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Lundi 24 mars

Faire ou non une formation de yoga intensive au mois de juillet ? J’ai projeté cela toute l’année sans trop me renseigner, puis j’ai cru le projet enterré quand j’ai étudié les dates (elles incluent systématiquement des week-ends, où je donne cours) et voilà qu’on me trouve en DM Insta une formation qui collerait, à Lyon. Je ne sais plus. Mon incapacité à décider entrouvre la porte à l’anxiété.


Le saule pleureur s’étoffe de jour en jour.
Sakura à Lambersart.


Sur le trajet, je croise je crois une élève de l’an passé. Je cherche encore son prénom qu’elle m’a déjà reconnue et adressé une parole que je n’ai pas entendue. Me trouvant manifestement bien gourde dans l’interaction, elle prend les devants, me demande des nouvelles, ta blessure au dos va mieux ? déclare que l’on peut se tutoyer quand c’est elle que sa jeunesse et son statut d’élève mettraient du côté du vouvoiement, et m’explique qu’elle avait arrêté la danse en septembre parce que ça faisait trop mais qu’elle a repris en janvier parce que ça lui manquait trop. Douze heures d’activités extrascolaires à douze ans, c’est effectivement beaucoup. Il ne peut pas n’y avoir que de la danse dans l’affaire. Elle fait de la musique, aussi ? Elle répète que, oui, elle est au conservatoire, comme si j’étais tout de même un peu simplette, à oublier qu’à Roubaix l’école du ballet du Nord fait office de département danse du conservatoire, laquelle dénomination se trouve de facto réservée à la musique. Aucune impatience dans la voix néanmoins. Son aplomb m’a épatée, sa beauté aussi. Nous nous sommes quittées au métro, qu’elle prenait en sens inverse.


Je suis sur Instagram une personne qui prenait des cours avec le même prof que moi à Paris. Elle donne elle-même des cours de danse et de stretching sans être diplômée, insistant à longueur de vidéo sur le placement, très important, le placement, et je suis toujours ébahie par la dimension performative de ce précepte qui ne se retrouve ni dans son corps à elle, ni dans celui de ses élèves. Durant toute ma formation, je me suis lâchement servie de ses stories pour contrer mon syndrome de l’imposteur : si elle donne des cours, je peux bien y prétendre, je ne peux pas faire pire. Tout en bitchant régulièrement pour me rassurer, pourtant, j’ai développé une forme d’admiration sincère pour elle : certes, son travail en studio me laisse perplexe quand il ne m’horrifie pas purement et simplement (j’ai parfois mal pour les lombaires des élèves), mais elle s’est incroyablement bien débrouillée pour faire son affaire, au point d’avoir un élève qui vienne de Suisse tous les samedis pour prendre des cours particuliers avec elle (alors qu’il existe au bas mot une cinquantaine de professeurs meilleurs qu’elle sur le trajet). Elle a fait avec ce qu’elle avait et qu’elle n’avait pas, tournant d’éventuels handicaps à son avantage. Je la soupçonne même de ne pas gommer son accent autant qu’elle le pourrait pour jouer sur l’image et le prestige de la prof russe dure et efficace. J’admire son travail — moins de professeure que de femme d’affaires, certes, mais j’admire réellement ce travail, car c’en est un, qui exige des compétences que je n’ai pas développées.

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Les fleurs de cerisier commencent à éclore

Mardi 25 mars

L’ordonnance pour une IRM en poche(tte rouge à la main), je troque le métro pour un bus que je ne prends jamais. J’ai le temps, il y a du soleil. Je ne suis pas déçue du voyage : ce trajet est une caricature condescendante du Nord ; tous les passagers semblent accablés de misère ou de stupidité. Un groupe de collégiens achève de zapper toute espérance. Cela me fait remonter des souvenirs de The We and the I : un gamin salue bonhomme une dame de sa connaissance ; l’instant d’après il a disparu dans le groupe. Ça se bat sans qu’il soit possible de distinguer s’il s’agit d’un jeu ou d’une agression : le môme en mauvaise posture sourit — parce que cette chamaillerie musclée le fait marrer ou pour ne pas perdre la farce, pour faire croire que la chose est consentie et éloigner l’humiliation ? Ils descendent rue de l’Épeule, qui n’a décidément pas volé sa réputation (étendue à tout Roubaix chez les gens qui n’y ont jamais mis les pieds).


Très mauvais rapport calories-plaisir pour les pâtisseries arabes auxquelles j’ai cédé en me disant que ce serait bête d’habiter Roubaix et de ne pas en avoir mangé une seule de tout le ramadan : les pistaches sont toutes molles.


La directrice de l’école suit le vol de son fils (de mon âge) à l’autre bout du monde en temps réel sur flightradar24. La nuée d’avions jaunes donne le tournis : d’un coup je visualise et le trafic aérien et la pollution qu’il génère, la saturation y suffit.

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Mercredi 26 mars

C’est l’anniversaire de Camille. Je ne sais pas qui est Camille, mais tous ses amis ou toute sa promo le lui fêtent, sur le parvis de l’Opéra de Lille où je déjeune frisquet. Une petite part de pizza est brodée sur les chaussettes de mon voisin de marches qui mange un pain au chocolat quand il devrait manger une part de pizza assortie, c’est contrariant. Quand je retourne la tête, il a disparu et les deux amies ou collègues qui l’ont remplacé ouvrent sur leurs genoux un carton à pizza, c’est satisfaisant. Riche en fromage (et en roquette dirait-on), quand la plus proche de moi soulève la pâte de sa pizza pliée en deux, hésitante sur la manière de s’y prendre.


L’autre prof du mercredi est malade, je colonise le grand studio, traversant : même si la luminosité est un peu faible à cause des rideaux côté rue, on peut se dispenser d’allumer et ne pas s’exclure de l’avancée du jour, rester baignés dans la lumière la pénombre naturelles. Sans cours qui enchaîne après le dernier des miens, j’ai en outre toute latitude pour m’étirer après, ça change la donne.

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Jeudi 27 mars

Au bout du jardin, chez le voisin, les bourgeons du magnolia repérés il y a quelques jours ont fleuri, encadrés par le forsythia-stalagmite et le saule-stalactite. Rose, jaune, vert.


Cours de stretching postural : je sais bien qu’elles ne sont pas bien grosses, mais j’ai l’impression d’avoir trop de fesses pour réussir à pousser le pubis en avant tout en tournant les cuisses en dehors ; c’est comme s’il y avait trop de matière, ça coince. Réussissant miraculeusement (enfin !) à dissocier les muscles, je finis par comprendre que j’engageais encore involontairement une partie des fessiers en sollicitant les rotateurs ; la contraction augmentant le volume, ça ne passait plus. Avec une contraction ciblée des rotateurs, le champ reste libre pour une plus grand mobilité du bassin. Alléluia ! Reste à trouver comment activer de surcroît les ischio-jambiers sans engager les fessiers. Dans ce travail d’isolation musculaire, je progresse lentement, comme un archéologue dégage sa trouvaille de la terre ou un lapidaire sort une pierre de sa gangue, par dégrossissements successifs, en enlevant les couches inutiles.

On travaille beaucoup le dos durant cette séance ; je découvre de nouvelles sensations et meurs entre les omoplates. Lors d’inclinaisons latérales, je dépasse mon cap habituel et alors j’ai la très nette sensation que ça coulisse, quelque part entre les os et la peau : ce sont les fascias, me confirme la prof. À force d’engager les abdos et tout le dos dans des cambrés en torsion (on fait des 8 avec le buste), j’entrevois quelque chose de cet ordre au niveau des dorsales mais à l’avant du corps — comment ça peut coulisser jusqu’au buste de l’arabesque. Je suis épatée : à force d’effort, l’effort disparaît au profit d’une incroyable fluidité. Et je ne parle pas ici du pouvoir de la répétition, qui permet d’incorporer une difficulté au point qu’elle en devienne facile. Il s’agit davantage d’une intensité à dépasser pour que l’effort cède, pour que l’effort physique et mental déployé pour activer des muscles d’une manière dont on n’a pas l’habitude se résorbe dans l’utilisation du bon chemin, de la chaîne musculaire qui facilite le mouvement. Alors l’un fait place à l’autre, fait de la place dans le corps, déploie sa mobilité.


Les carottes râpées et le taboulé sont délicieux ensuite, sur un banc même pas un banc une chaise en bois à côté du Carrefour et de la route, avant de reprendre le métro, au soleil. Et le soleil encore sur ma terrasse. Dans l’humeur lors des cours du soir.

L’une de mes élèves débutantes progresse à grande vitesse : elle n’a pas le morphotype de la danseuse classique, mais tous les mouvements rapidement tombent justes sur elle, l’en dehors, les coordinations, hop, incorporés.


Je me couche trop tard, lancée avec le boyfriend dans une discussion partie de l’essai L’Empathie est politique. C’est une lecture très improbable pour moi, que le terme politique suffit généralement à faire fuir. Je ne l’aurais jamais emprunté si le boyfriend n’avait pas regardé une interview de Samah Karaki alors que je trainais sur le canapé à côté de lui. L’idée que l’empathie soit une ressource finie que l’on réserve en priorité à ceux que l’on identifie de « notre groupe » a piqué ma curiosité. L’autrice interroge la pertinence de cette notion comme socle du vivre-ensemble à l’échelle politique ; j’y ai vu une clé de lecture à mes propres manquements.

On m’a souvent dit empathique alors qu’on trouve difficilement plus fermée que moi à la misère du monde, même quand ce monde est incarné par un homme qui fait la manche dans le métro. En discutant avec le boyfriend, j’ai pris conscience que je suis probablement plus dérangée par la mauvaise image que cet homme me renvoie de moi (pingre, égoïste) que par sa détresse que je ne me résouts pas à regarder en face, qui me répugne. Samah Karaki mentionne d’ailleurs une étude qui corrèle sensibilité au dégoût de manière générale et sélectivité excluante de l’empathie (je le formule mal, j’espère que vous chopez l’idée), laquelle est d’autant plus développée qu’on est socialement dominant. Voilà, voilà. Y’a du boulot à faire sur la société et sur soi — sur les deux, pour qu’on ne se sente pas dispensé d’effort individuel face à l’échec collectif (donner quelques pièces même si on paye des impôts, dont on souhaiterait qu’ils soient utilisés en priorité pour que tout le monde puisse manger à sa faim, dormir à l’abri, être soigné…). Peut-être commencer par remplacer ce « on » par « je » ? Bizarrement mon « je » disparaît quand il est question d’égocentrisme. …

Vendredi 28 mars

[rêve que je rattache au vendredi, mais peut-être était-ce jeudi ou samedi ou] Je couche avec G. puis l’engueule. C’est satisfaisant (l’engueuler). Plus tard dans la journée ou les jours qui suivent, je fais le rapprochement avec la floraison des magnolias : c’était à cette époque, j’en avais dessiné un quand. Illustration de la page 404 non found de mon cerveau à ce moment-là. Manifestement une partie de moi cherche toujours à rouvrir le dossier pour le clore en ses termes.


À côté de la page dédiée à la formation de yoga 200h, un onglet est resté ouvert avec des vidéos du centre. Je choisis une séance douce d’une vingtaine de minutes, pense son de gauche en la lançant puis plus grand-chose, à part que cela me met en condition pour une sieste dont j’avais le plus grand besoin. Je ne sais pas si je dors longtemps, probablement pas. La sensation de repos est la plus intense au moment où, sur le point de sombrer en sommeil profond, je remonte ; je sens la détente se diffuser dans mon corps, je la sens vraiment, comme les hormones (neuropeptides dixit Wikipédia) lors de l’orgasme. Je repense à ce fragment de Roberto Juarroz : « Éteindre une lumière m’éblouit plus que l’allumer. »


Procrastination heureuse puis presque panique. Sur une suggestion du boyfriend, j’utilise des pièces d’échecs pour visualiser les formations des élèves dans la chorégraphie que je ne parviens pas à créer. Il n’y a pas assez de pions pour tout le monde, j’utilise des figures pour les élèves de troisième cycle qui viennent prendre le cours en plus (les cavaliers pour les garçons) et une tour pour l’élève surdouée qui a quatre ans et deux têtes de moins que les autres.

On m’apprend sur Instagram qu’il existe des applications pour ça.

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Samedi 29 mars

Fatigue, SPM, cours laborieux, élèves contre qui je peste ou auprès de qui je me déverse brièvement : passons sous ellipse les méandres marécageux de la mauvaise conscience qui s’ensuit. Gardons le tangible, beau et bon : explosion florale au parc Barbieux, tarte aux épinards dans mon assiette.

Cet érable est une découverte, je ne l’avais jamais vu fleuri de ces pompons qui se balancent au vent comme des fantômes de méduses.

En cours de formation : l’ombre blanche des magnolias.

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Le tonnerre gronde au loin

Dimanche 30 mars 

Cette fois, je lance une vidéo pour renforcer le haut du corps, destinée « à des personnes ayant déjà une pratique de yoga et cherchant à se challenger en 34 minutes. » Je me sens « libre de modifier les mouvements » comme et quand je le sens, surtout quand je ne le sens pas. Je challenge mes biceps et triceps, et c’est à peu près tout de toute la journée.


The stage… it's not… it's juste a magnified glass

Je finis de regarder l’interview de Sylvie Guillem par Daniil Simkin. Je l’avais laissée en plan, rebutée par la réalisation sirupeuse saturée de storytelling américain autant que la rudesse de l’ancienne étoile, qui ressort tant dans ses propos que dans son accent (à côté Mathilde Froustey ne sonne pas du tout frenchy). C’est étrange comme, des années plus tard, je ne vois plus du tout la même chose : ce ne sont plus tant l’aura et les capacités physiques incroyables de la danseuse qui me frappent, que sa maigreur, sa dureté. Mademoiselle Non n’était pas un surnom mignon.

Capture d'écran de Daniil Simkin et Sylvie Guillem à contre-jour en pleine golden hour. Sous-titres : it's one step above a fearn you know.
Daniil Simkin lui demande si c’est la peur qu’elle a cherché pendant sa carrière, et non, pas vraiment, plutôt à se dépasser, un pas au-delà de la peur que vous avez à ce moment là.

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Lundi 31 mars

Confirmations et découvertes au cours de stretching postural :

  • Il est donc possible d’engager volontairement son rhomboïde pour la tenue du dos.
  • Mettre dans la jambe de terre d’un dégagé une force semblable à celle d’un échappé donne une stabilité incroyable et permettrait de ne pas décaler le bassin davantage à l’horizontale au-dessus de la jambe de terre. Les rebondissements n’en finissent pas avec cette histoire : il faut / il ne faut pas / ça dépend des écoles / décaler le poids du corps à l’aplomb des orteils, du milieu du pied, du talon (aka ne pas le décaler)…
  • Pousser le bassin avec la jambe de terre fournit un levier pour lever l’autre en grand développé seconde (il me semble que je le savais, mais confusément, n’ayant jamais identifié la sensation qui pourrait justifier le il faut). Cela déclenche la perplexité d’une camarade qui a pris l’habitude de décaler son buste tant on lui a répété qu’il ne fallait pas incliner le bassin (avoir une hanche plus haute que l’autre). Le nombre de fois où j’ai moi-même entendu mon prénom suivi de « baisse la hanche » en cours… Alors qu’il ne s’agit pas tant de mettre les hanches sur un même niveau à bulle que de tourner la jambe en-dehors et de corriger l’antéversion du bassin. Il suffit de regarder les photos des danseuses russes qui ont les jambes au plafond : leurs hanches sont nettement en diagonale.

Trop de décisions logistiques à prendre pour ne pas rentrer chez moi entre le cours pris et les cours donnés, je me résous à un aller-retour supplémentaire de métro dans la journée. Pour ne pas avoir l’impression d’être rentrée pour rien, je cherche quelque chose que je n’aurais pas pu faire en restant sur Lille et me lance dans le désherbage de la terrasse.

De la mousse a poussé entre les dalles, à la place des joints que la propriétaire n’a pas jugé utile de faire. Je pensais que cette micro-végétalisation serait un mal pour un bien : les brindilles et les feuilles du saule pleureur ne viendraient plus s’y ficher, seules ou en tentant de balayer. J’ai même eu quelques fleurs sauvages qui y ont poussé à un moment. Sauf que. La mousse, ça vit et ça meurt, ça jaunit. C’est aussi un repère à bestioles idéal pour les oiseaux qui en arrachent des bouts, lesquels en trainant sur les dalles finissent par instaurer un substrat organique suffisant pour que des moisissures se développent sur la pierre poreuse. Bref, il a suffi de l’automne au printemps pour que la terrasse se fasse envahir par l’abandon. Alors assise par terre les jambes en écart-de-quelqu’un-pas-souple pour préserver mon dos, j’arrache. J’arrache des réglettes vertes et poussière, vertes et terre, oh une feuille de saule pleureur en décomposition, des touffes superficielles sans l’humus qui reste enfoncé, qu’il faut sortir à la raclette, j’arrache un carrefour entre les dalles, c’est le plus facile à arracher, on a la meilleure prise. Puis, en voulant retirer mes gants (de cuisine, sans latex), j’arrache le pouce. Je continue sans, un moment, puis j’arrête quand ça commence à me gratter.

Je voulais que la terrasse soit présentable quand la proprio viendrait changer la porte-fenêtre, qu’on ne m’accuse pas de ne pas bien entretenir le lieu, mais je finis par me rappeler que cet entretien laborieux que j’ai négligé vient d’abord d’un défaut de conception (ou plutôt de réalisation) de sa part. Qui pose des dalles sans penser aux joints, sérieusement ? Il faut vraiment ne pas avoir à y vivre pour faire ce genre de chose. (C’est comme le lavabo rectangulaire au fond tout plat : c’est joli si l’on veut, mais impossible à nettoyer et plus encore à conserver propre car l’eau n’entraîne rien, au contraire ; elle pousse toute poussière, crasse, dentifrice contre les bords et il faut lutter à contre-courant pour évacuer quoi que ce soit.)

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Mardi 1er avril

La formation de yoga repérée pour cet été est complète, ça c’est fait. La formation plus courte au « yoga danse » sur laquelle je pensais me rabattre s’avère n’être pas une très bonne idée une fois consultée les vidéos de démonstration de l’enseignante :  outre que cette gymnastique pleine d’esbroufe musculaire (acrobatique, presque) ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un flow dansé, mon dos n’y résisterait probablement pas. Une formation au Pilates, plutôt ?


Je finis de lire L’Empathie est politique sur ma terrasse de privilégiée au soleil. Ça met des mots sur des ressentis confus, notamment le leurre de l’empathique qui, en s’informant, se donne l’impression d’avoir fait quelque chose sans que le travail qui lui a été coûteux psychiquement ne change rien au schmilblick (je suis pire : je ne m’informe même pas, dans l’évitement le plus total de ladite charge psychique). À rebours du titre, l’empathie serait finalement plus égocentrique que politique ; ce qui est politique, dans l’empathie, c’est son utilisation dans la sphère des médias et du pouvoir, l’appel aux émotions individuelles étant bien commode pour ne pas trop toucher aux structures sociales. Évidemment Samah Karaki l’explique de manière beaucoup plus précise et nuancée ; lisez-la.


Il n’y a que deux personnes à la barre au sol, mais cela ne me dérange pas, au contraire. Ce sont deux curieuses critiques et l’heure prend des airs de cours particuliers, loin de l’ambiance tristounette qui pourrait régner avec deux exécutantes plan-plan. (Il faut que je fasse ma pub pour des cours particuliers ou semi-particuliers à domicile, vraiment j’adorerais.)(Mes finances aussi.)

En écho au travail de la veille en stretching postural, on cause omoplates et on cherche à les faire glisser vers le bas — vers la taille ? demande L. afin de lever toute ambiguïté alors que nous sommes en table à l’horizontale. J’adopte l’expression, décidément plus pratique quand on se retrouve les fesses en l’air, la poitrine sur le tapis ; dans cette position, l’ajustement postural fait disparaître chez L. une tension au niveau des épaules. Décidément. Ses questions et questionnements partagés m’aident au moins autant à préciser ma compréhension que mes réponses l’aident à trouver sensations et mouvements justes. Quand j’explique qu’on essaye de faire glisser les omoplates vers l’extérieur, elle s’étonne de ce qu’on lui a toujours dit l’inverse dans son adolescence, qu’il fallait au contraire les serrer, pouvoir tenir un stylo entre ses omoplates. En cherchant le pourquoi de ce conseil (est-ce que c’est moi qui aurait mal compris ?), je postule que serrer les omoplates devait servir à les rabattre (verticalement) pour éviter les « ailes de pigeon » ; si on peut les rabattre tout en conservant un dos large, c’est encore mieux.

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Mercredi 2 avril

L’avantage de mettre son réveil à 7h33 plutôt que 7h30, c’est de pouvoir finir ses quatre pirouettes sur pointes. À moins qu’il faille créditer l’insomnie de 5h du matin de cette prouesse, qui a décalé le rêve au plus proche de l’instant où je pourrais m’en souvenir ?

Journée de cours pas si pire rapportée aux heures de sommeil — surprenamment bonne, même, au regard de ce ratio.


C’est quand même mal foutu d’avoir l’odorat décuplé quand on a ses règles, au moment où le corps expulse du sang qui pue le fer. Dans les transports en commun, c’est un bonheur. Même les odeurs de déodorant, eau de toilette ou après-rasage de ces messieurs que je sniffe d’habitude avec délices m’agressent, je remonte mon étole sur le nez. Je ne me suis pas plus tôt félicitée du départ de mon voisin aux notes de propreté trop prononcées que je la regrette, remplacée par la puanteur d’un homme qui n’a manifestement plus de quoi se doucher ou laver ses vêtements. Je tiens deux arrêts avant de capituler et faire preuve d’impolitesse en allant trouver une place assise plus loin.

Dans le bus, en revanche, le monde est moins hostile que printanier ; ce sont des effluves verts qui me parviennent — la veille, c’étaient des bouffées de mon arrière-grand-mère. Deux, très précisément, deux vagues de Habanita de Molinard, sans qu’aucune source identifiable ne vienne cristalliser l’odeur et m’empêcher de croire à son fantôme. Idem dans le parc, la madeleine en moins, avec une odeur de shit que je ne rattache à personne dans mon champ de vision. Mon périmètre olfactif doit l’excéder. De fait, c’est exactement comme ça que j’ai l’impression de redécouvrir mon monde quotidien, à travers un radar olfactif. Bonus d’auto-asphyxiation en fin de journée en ôtant mes chaussons. Je vais bientôt découvrir si ces demies-pointes supportent le lavage (risque de décollage de semelle).


Une élève lève la main, parle, je n’entends rien, m’approche : elle me prévient qu’elle n’a plus de voix. Ah d’accord, je réponds en chuchotant. Quelques instants plus tard, elle lève à nouveau la main dans un besoin impérieux de me raconter que sa maison accueille désormais un chaton.
Lever la main pour demander la parole : compétence acquise.
Prendre la parole en relation avec le cours : compétence en cours d’acquisition.


Une jeune élève est absente, réticente à revenir parce qu’une autre l’embêtait et lui « touchait des parties du corps qu’elle ne voulait pas qu’on lui touche » — c’est la maman qui nous en a informés. Je n’ai rien vu : je pensais qu’elles étaient amies et s’asticotaient, s’attrapant par la taille comme dans le groupe deux heures plus tard où des amies avérées jouent des micro-parties de chat ou s’amusent de portés impromptus dès que j’ai le dos tourné (heureusement, le miroir). Je n’avais pas pris conscience de l’asymétrie systématique, qui me paraît évidente avec ce nouvel éclairage. Je comprends maintenant que le sourire gêné de la petite fille ne venait pas de se faire épingler par la prof (je reprenais les deux ou l’une ou l’autre selon le prénom qui me venait en premier), mais d’une gêne beaucoup plus profonde. Il n’est pas non plus improbable que la veste assimilée cache-cœur dont elle ne s’est jamais départie servait moins à lui tenir chaud qu’à la protéger. J’ai vu et je n’ai rien vu. Rien compris. La petite fille a fini par parler : en mars, soit sept mois après la rentrée, alors que l’autre enfant aurait pu être recadrée et éloignée dès le début… Il n’est d’ailleurs pas impossible que cette dernière n’ait pas plus que moi conscience de l’effet de son comportement.

Dans les moments comme ça, vraiment, j’aimerais me dispenser des cours enfants et m’en tenir aux cours adultes, donner cours uniquement à des gens qui peuvent s’exprimer et dont la responsabilité ne m’incombera pas s’ils ne le font pas. J’aime l’enseignement de la danse, pas du tout l’éducation.

Évidemment, dans la même journée, il y a ce moment adorable où la petite sœur d’une 6 ans se joint à elle pour tenter des mouvements, la petite fille de mon cours devenant une grande qui guide sa cadette sous le regard et le smartphone de la maman attendrie. Et négocie pour elle des chassés à la seconde plutôt que devant, parce que c’est encore trop compliqué pour elle, c’est pour les grands. Oui, d’accord, j’avoue, même quand on n’est pas fan des gosses, c’est ultra-mignon.


Une élève particulièrement brouillon dans ses coordinations galère à mettre en place les déboulés décomposés en demi-tours à pieds plats : si elle tourne dans le bon sens, elle ne tourne pas sur la bonne jambe et si elle tourne sur la bonne jambe, elle ne tourne pas dans le bon sens — quand elle ne se trompe pas de sens et de jambe. Quand on tente le vrai mouvement enchaîné, avec élan, sur demi-pointes, ses camarades se mettent à tanguer, mais elle à l’inverse trouve le sens du mouvement et tourne son bonhomme de chemin, genoux toujours un peu fléchis, absolument pas gainée. Je repense a posteriori à N. qui, avec son placement impeccable, ne comprenait pas que toute de ginguois je tourne avec plus de facilité qu’elle. En plaisantant, j’avais répondu qu’à force de devoir sans cesse rattraper des postures rendues instables par mon manque de placement, j’avais moins de mal avec l(e dés)équilibre. Je plaisantais pour ne pas avoir à évoquer son probable problème d’oreille interne, mais je crois que ça se vérifie.


Sur le conseil de Luce, j’écoute Very bad yoga : posture ou impostures ? Je parviens à écouter un épisode de podcast en entier assise sur mon canapé, sans faire autre chose en même temps (m’épiler étant la seule activité que je parallélise volontiers avec une écoute de ce type) et sans lutter contre l’envie de passer en avance rapide toutes les deux minutes ; c’est dire si j’y trouve de l’intérêt. J’y découvre la voix de Marie Kock, dont j’ai assez croisé le nom ces temps-ci pour avoir regardé où je pourrai emprunter Vieille fille ; j’ai désormais aussi envie de lire son ouvrage sur le yoga.

L’épisode s’attaque au malaise que l’on peut éprouver à se retrouver plongé dans un mélange mal digéré de spiritualité vaguement hindouiste et de fitness new age — typiquement le moment où je me sens ridicule si j’essaye de répondre au namaste d’Adrienne (indépendamment du fait que cela soit ridicule de répondre à une vidéo). Laquelle Adrienne est décrite par la réalisatrice comme une Américaine qui ressemblerait à Nathalie Portman, mais en leggings : j’ai vraiment ri, c’est tellement ça. Là où cela devient intéressant, c’est que le podcast remonte aux origines de la diffusion du yoga en Occident, forme de soft power exporté par une Inde œuvrant à être décolonisée. Je vous laisse écouter le podcast, mais en gros c’est bâtard dès son introduction à l’étranger. À la limite, je trouve beaucoup plus sain en tant qu’Occidentale de l’utiliser comme un outil de bien-être physique et psychique plutôt que de le vendre comme un style de vie authentique made in China India — même si, évidemment, c’est tout autre chose que la pratique familiale infusée de mythologie indienne qu’une Française de parents indiens raconte avoir connue dans son enfance, tous les dimanches dans le salon en pyjama.

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Jeudi 3 avril

Le beau temps a beau avoir été annoncé, il me surprend ; j’avais oublié qu’on pouvait avoir chaud simplement en se promenant lentement au soleil. Je fais le tour du parc Barbieux avec un arrêt lecture-magnolia. Les pétales commencent déjà à tomber ; j’en ramasse comme les enfants ramassent des plumes et des cailloux. J’en cherche qui soient intacts, le plus lisse et rose vif possible, les stocke dans ma casquette gavroche ; déversés sur le manteau de la cheminée, ils sont déjà marqués.

Au cours de ma promenade, à l’autre bout du parc, j’entends un groupe qui s’interroge derrière moi sur l’espèce d’un arbre : un cerisier ? les fleurs sont un peu trop grosses pour un cerisier : un magnolia ? Sans y penser, je hoche la tête à cette dernière option, et j’entends alors une autre voix répondre à la première : apparemment c’est un magnolia, la dame de devant a fait oui de la tête pour le magnolia. La dame de devant a souri sans se retourner.

Attraper des bribes de conversation me ravit. « Ce n’est pas beaucoup, trente, mais au bout de trente, je cale. » Trente grammes de chocolat ? Trente pages de lecture ? Trente km/h ? Trente makrouts ?


La dame élégante du stage nous rejoint en barre au sol, c’est un vrai plaisir de la retrouver, même si je ne retrouve pas son prénom tout de suite. Une habituée est de retour après un temps d’absence : son expérience de juré d’assise l’a secouée.


Mes adultes débutantes le sont de moins en moins. Leurs progrès sont marqués et remarqués : elles commencent à le sentir, pendant le cours (l’adage cesse d’être une succession impossible de pas à mémoriser pour devenir un enchaînement) et même en dehors (une meilleure posture derrière son bureau). Elles sont néanmoins surprises quand on parle professeurs pour l’an prochain (elles veulent s’assurer que je continuerai avec elles) : On ne sera plus débutantes ? Elles pensaient qu’elles le resteraient un certain nombre d’années. D’une certaine manière, oui, mais dans un autre groupe. Il y a beaucoup de niveaux alors ? J’énumère ceux de l’école, tout le monde est à peu près rassuré.

Et toujours, avec elles, des moments de fous ou doux rires, comme lorsque la première à la barre lance une sorte de chech à dernière, qui avait oublié qu’elle se retrouverait première quand on changerait de côté à la fin des pliés — et ne pourrait plus copier. Ou lorsque le contexte soudainement retrouvé de la musique déconcentre les soubresauts : mais, mais, c’est le Muppet Show ? Ainsi font font font…