Octobre 2024, journal

Mardi 1er octobre

À la barre au sol, j’annonce un nouvel exercice et je ne l’ai pas encore montré que C. me coupe :
— Ohlala, ça va être horrible.
— ?
— Je reconnais ce petit sourire, maintenant, cet air réjoui, là… ça veut dire que l’exercice va être horrible.

Je réfute, votre honneur, l’exercice n’est pas horrible, il est efficace.

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Mercredi 2 octobre

Une petite fille me demande si on pourra faire « des compositions », comme avec la prof de l’an passé : oh que oui, dix minutes de répit !

Les groupes relous ne sont pas les mêmes que la semaine passée ; il est décidément impossible de rien prédire. Après un cours sans vague, la dame de l’accueil me prévient qu’une mère a récupéré sa fille en pleurs et va appeler la directrice pour se plaindre. Interloquée, je me repasse ce dont je me souviens du cours sans trouver ce qui a déclencher l’incident : qu’ai-je pu dire de blessant ? qui puisse être mal interprété ? y a-t-il eu des méchancetés prononcées à son encontre dans le vestiaire ? Je les ai trouvées éteintes en arrivant en cours, me souviens leur avoir demandé si elles étaient fatiguées, mais rien de plus. L’idée que j’ai pu blesser une gamine me retourne le bide et le cerveau. Je suis terrorisée à l’idée qu’une indication manuelle pour corriger un placement ait pu la faire se sentir mal. Normalement, je demande toujours avant si je peux les toucher, mais il est possible qu’à la cinquième heure de la journée, après avoir récolté bon nombre de regards étonnés et de bah non, ça me dérange pas, j’ai omis le recueil de consentement explicite pour une zone qui me semblait « neutre » comme les pieds ou les bras (crêtes iliaques et cuisses me semblent trop intimes pour que je puisse oublier, et les fesses sont un no go absolu, je tripote mon propre postérieur si je veux faire comprendre un truc).

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Jeudi 3 octobre

Photo d'un rebord de fenêtre derrière laquelle a été placé un jouet tyrannosaure qui fait coucou à une dinosaure plus petit qui a passé la tête par un accroc du rideau.
Géniale mise en scène dans les rues de Croix

Carton, scotch, règle et feutres : je passe un moment à bricoler un carton pour expliquer les épaulements — au final peu utilisé. Je le range vite fait, un peu honteuse d’avoir été si enthousiaste de cette maigre trouvaille.

carré en carton avec une croix rouge et une noire, scotch, ciseaux et feutres à côté

Dès les dégagés, c’est une évidence : cette fille est une fausse débutante. Je lui demande confirmation pour la forme, elle acquiesce ; je suppose qu’elle veut reprendre doucement. Au fur et à mesure du cours pourtant, le décalage s’accentue. Elle n’est pas seulement une fausse débutante, mais une très bonne danseuse, bien meilleure que moi. Le quiproquo se lève grâce à l’horaire de fin, plus tôt qu’elle ne l’avait anticipé : elle pensait être au cours de niveau supérieur… qui avait lieu dans la salle d’à côté. Je l’encourage à aller grappiller la demi-heure restante ; après tout, notre cours tout débutant qu’il soit l’a échauffée. Elle avoue être un peu frustrée (tu m’étonnes), même si elle a la gentillesse d’ajouter que ça l’a fait travailler en profondeur (les cours débutants quand on ne l’est plus, c’est une redécouverte de tout ce qu’on escamote et ça peut être costaud, j’ai découvert ça en donnant cours au enfants). Les autres, ravies d’avoir eu un modèle de choix à copier pendant tout le cours, trouvent que c’était très bien de l’avoir avec nous : « Tu reviens quand tu veux » lui lancent-elles en passant la porte.

À ce même cours d’adultes débutants, il y a une mère et sa fille, respectivement début vingtaine et cinquantaine. J’adore qu’elles aient décidé de faire ça ensemble. La fille a proposé à la mère, qui a accepté pour être avec elle, sans trop se renseigner, sans faire attention à l’adjectif « classique » accolé à « danse ».  Quand elle s’est rendue compte dans quoi elle s’était laissée embarquée, elle a craint un truc rigide — si ce n’était pas vous, je n’aurais pas continué, elle s’en est persuadée. Quand elle me propose après le cours d’aller boire un verre avec elle et sa fille, et une collègue trentenaire qui a prévu de les rejoindre, je mets de côté mes réticences à aller boire un verre (le bar, le bruit, les prix alors qu’on pourrait manger dans un restaurant) et me joint à cette soirée entre filles.

C’est plaisant puis étrange : entre diverses anecdotes, les deux collègues débriefent de dingueries professionnelles. De l’extérieur, il est clair que leur environnement de travail est toxique et qu’elles sont déjà en burn out ; de l’intérieur, c’est moins évident, elles sont au bord de craquer mais il manque toujours un cran pour acter le craquage, une insomnie supplémentaire, un nœud plus serré au ventre ou une autre soirée gâchée à discuter de ce qui s’est passé au boulot pour s’assurer qu’on n’est pas folle. Elles s’encouragent, elles ne vont pas se laisser faire, elles ne vont pas se laisser faire cette fois. Cette fois de trop. Elles ont manifestement été identifiées comme des bonnes poires par les manipulateurs, parce que la conversation révèle d’autres red flags dans leurs relations de couple — repérés par l’une, complètement ignorés par l’autre. Tout au plus le drapeau vert pourrait-il être légèrement orangé sur les bords. Ce n’est pourtant jamais bien signe quand on s’autocensure face à un compagnon, surtout quand celui-ci met la barre haute sur l’apparence de sa moitié.

La chaleur du cours de danse m’a quittée sans que je m’en aperçoive de suite, compensée dans un premier temps par l’inhabituelle douceur de la saison. La nuit fait son œuvre et je m’éclipse la première, frigorifiée depuis un petit moment. C’était manifestement déjà trop tard : je me réveille à 5h du mat’ avec un hérisson dans la gorge.

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Vendredi 4 octobre

La dimension ultra genrée du classique est une plaie quand on a une classe de filles avec un seul garçon — lequel est affublé d’une maladie qui lui interdit de sauter pour corser un peu plus l’affaire. Je me mets en quête de variations mixtes ou masculines qui pourraient être abordables ou facilement simplifiées pour des enfants en deuxième cycle. Sur Twitter, on me suggère le début de la variation de Lenski dans Onéguine et la variation du danseur en brun dans Dances at a Gathering. J’apprends la moitié de cette dernière à partir d’une vidéo avec Hugo Marchand avant de me rendre compte que je suis incapable de la compter à coup sûr : bof bof pour l’apprendre aux élèves.

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Samedi 5 octobre

Les filles qui commencent les pointes cette année ont mille questions avant d’acheter leur première paire. Je réponds du mieux que je peux, sachant que les pointes sont un outil de travail très personnel ; ce qui convient à l’une ne conviendra pas à l’autre. On parle dureté de semelle, hauteur d’empeigne, forme du pied, embout en silicone ou en tissu, etc. Je conseille surtout d’insister auprès de la vendeuse pour essayer pleins de modèles, et de ses fier à ses conseils… s’ils ne sont pas démentis par leur ressenti. Élastique ou rubans ? Chacun sa préférence. Je suis partisane du combo élastique et rubans (en coton) pour un bon maintien du chausson et de la cheville. Ma réponse semble les perdre. Heureusement une élèves formule le problème : je dis tout le contraire de l’autre prof. Oups. L’autre prof n’a manifestement pas envie de perdre un temps infini en laçage et impose un système de double élastique dont je ne sais, aux explications embrouillées des enfants, s’il est plus complexe ou ingénieux. J’essaye de ne pas remettre en cause le choix de ma collègue sans me dédire : celles qui ont cours mercredi font comme l’a demandé la prof du mercredi ; celles qui n’ont cours que le samedi avec moi ont le choix.

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Lundi 7 octobre

Quand la prof demande si ça fait longtemps qu’on n’a pas enfilé les pointes, je réponds que ça fait des mois, months, sans préciser que ça fait des mois que, non seulement je n’ai pas enfilé mes pointes, mais que je n’ai même pas pris de cours de danse. Quatre, pour être précise. Quatre mois. Je donne des cours de danse, je prends des cours de posture, mais je n’ai pas pris de cours de danse depuis la fin de la formation. Et c’est très bien comme ça. Je suis contente d’avoir attendu que l’envie revienne pour reprendre. Je retrouve les studios gigantesques, les camarades de la promo suivante, découvre les nouveaux. Rien n’a changé et tout a changé : je ne suis plus élève, je ne suis plus évaluée en permanence et, partant, je ne me juge plus en permanence. Plus d’évaluation intériorisée et systématisée en critique anticipée, les vacances que cela me fait ! Je peux à nouveau danser, je suis là pour ça, le sourire qui éclot tout seul quand le mouvement me porte.

Je prends plaisir à prendre ce cours qui place, me remets dans mon corps et mes sensations. Une main sur le ventre, une main sous la fesse, de part et d’autre d’une hanche invisible dans sa sudette, la professeure régulièrement invitée le scande : tout est dans le centre et les ischio. Ça tombe bien, mes ischio-jambiers sont au rendez-vous, je parviens de mieux en mieux à les mobiliser. Même si je mets encore trop de force dans tout ce que je fais ; just stack the bones, rappelle la voix qui semble n’avoir que ça, des os sous la peau, un French bun folâtre sur la tête. Good, great, excellent. Son enthousiasme est aussi affable qu’artificiel — très américain, en somme. Cela m’empêche de développer pour elle de l’affection alors que je raffole de ses exercices. Je suis revenue parce que son nom était sur le planning (et j’en ai fui un autre : une professeure humainement riche et sensible, mais dont tout le cours m’est désagréable, des exercices à sa voix ; il suffit que je l’entende pour me crisper ; j’ai l’impression de me faire engueuler à chaque fois qu’elle émet un son). De retour chez moi, je m’empresse de filmer les exercices qui me restent pour m’en souvenir.

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Mardi 8 octobre

Mum au téléphone me trouve la voix assurée, plus mature, plus… femme, une vraie adulte, qui tranche avec l’image de post-ado que je renvoyais jusque-là. Et je le sens. Je me sens vieillir en bien, en poids posé, gravité qui donne de l’aplomb, voix qui guide et soutient, il faut bien. Je sens l’expérience de vie qui est là, une grosse malle aux trésors sur laquelle je prends appui, malgré mon inexpérience de professeure.

J’aperçois la directrice me désigner à son interlocutrice à travers la porte vitrée. Elle intercepte mon interrogation et ouvre : « Elle me demandait qui était la prof. » La fille avec le legging au goût douteux, il fallait répondre. C’est sûr qu’assise en simili-écart au milieu des autres à discuter étirements, je n’étais pas forcément identifiable comme prof.

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Mercredi 9 octobre 

Les cours se passent un peu plus sereinement, surtout ceux du matin. L’après-midi me rend perplexe. Quand je demande aux pré-ado qui font toujours un peu la tronche leur ressenti sur le cours et le niveau de difficulté, elles me répondent que c’est trop facile. Je ravale mon étonnement : je n’ai pas encore réussi à obtenir ne serait-ce qu’une coordination de base correcte de bout en bout dans les pliés (je ne parle pas de la qualité du pas  — un plié moelleux, des genoux au-dessus des pieds — juste de bras qui savent à peu près où il vont et s’ils hésitent, demeurent dans une position identifiable). Je ne doute pas de leurs capacités dans l’absolu, mais elles ont une si piteuse mémoire qu’il m’est impossible de distinguer une difficulté physique d’une difficulté mnésique. Tant que je ne vois pas l’enchaînement, je ne les vois pas vraiment danser. Alors je propose ce deal : dès qu’elles ont mémorisé les exercices, on passe à plus difficile. Elles comme moi sommes un peu perplexes de la perspective de l’autre, mais au moins, maintenant, nous en connaissons la teneur.

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Jeudi 10 octobre

Heureusement que la barre à terre est proche du sol, parce que j’ai la tête qui tourne au début ; c’est dire le niveau d’énergie initial. Arrivée down tant physiquement que moralement, je ressors pourtant de l’école de danse avec la patate : la magie des cours de danse adultes.

En plus, les adultes peuvent dire des choses réjouissantes comme : on n’a jamais assez de musiques Disney après que je me suis excusée de leur faire faire des soubresauts sous l’océan, tandis que les enfants trouveront que ce sont des musiques d’enfant donc de bébé. On déambule, on fait des bulles sous l’océan. SOUS L’OCÉAN.

À la fin du cours, L. est mi-réjouie mi-gênée : « C’est bizarre, mais plus j’ai mal après, plus j’aime. » Elle est des nôtres, elle aime ses courbatures comme nous autres.

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Vendredi 11 octobre

[rêve — était-ce cette nuit-là ?] Échapper aux zombies dans ce rêve n’implique pas de fuir, mais de se faufiler. Ils sont partout dans la ville, les rues, les commerces. Ils ont le même aspect que les gens normaux, à ceci près qu’ils se déplacent en zig zag. C’est à cela qu’on les reconnait. Surtout, surtout, ne pas leur rentrer dedans sinon ils se mettent à vous tabasser, et alors il faut les tuer, c’est à celui qui tuera l’autre. Le danger constant, c’est épuisant, ils faut sans cesse discerner, anticiper, ne heurter personne par mégarde et dans le doute, s’échapper, monter quatre à quatre les escaliers pour revenir dans la cachette sécurisée, souffler un peu.

Second cours de danse de la semaine / du mois / de la rentrée : des équilibres sereins à la barre et un peu de narcissisme — je me trouve les jambes joliment galbées (la perception de mon corps est directement liée à mes sensations et à ce que je sais avoir ou non travaillé).

Sieste : enfin ça se dépose. C’est comme ça que j’y pense. Pas en terme de repos mais de dépôt, comme on dépose les armes, comme les flocons d’une boule à neige se déposent après l’agitation. Mon cerveau reste engourdi au réveil, je savoure la trêve de moulinage, regarde juste dehors, le biseau de lumière tour à tour flou et net comme un cutter, comme un pan de Hopper.

Au cours de stretching postural, S. me rapporte qu’I. raconte à tout le monde que la barre à terre est géniale. Merci radio ragots pour le compliment, je prends, quand bien même les grands yeux d’I. s’émerveillent d’à peu près tout tout le temps.

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Samedi 12 octobre

À 9h30, un samedi matin, la ville s’éveille encore. Au peu de passants dans les rues, on voit davantage ceux qui y ont dormi et ne mendient pour certains pas encore. L’eau goutte de la raclette du laveur de vitre qui, enfermé dans l’Apple Store, opère la non-magie de la transparence tandis que les vendeurs assemblés en cercle pour un meeting s’appuient comme ils le peuvent sur les tables entre lesquelles ils vont passer la journée à circuler — quand on est agile, on reste debout. Les sourires, quand il y en a : sont-ce des sourires de façade, des sourires pour s’encourager soi ? ou de vrais sourires parce qu’après tout nous sommes dans le Nord, où les gens sont chaleureux ?

Il y a des jours comme ça… Je passe mon temps à lutter pour récupérer l’attention des élèves. C’est épuisant et m’énerve d’autant plus que je tends à devenir coupante. Je ne dis rien quand je vois un groupe d’élèves (toujours les mêmes) papoter alors qu’on marque tous ensemble l’exercice ; après tout, on l’a déjà fait la semaine dernière, peut-être qu’elles l’ont déjà. De fait, elles ne l’ont pas et sont les seules à ne pas l’avoir. Ça part tout seul et j’entends le ton giflant comme s’il venait de quelqu’un d’autre : ça vous aurait peut-être été utile de marquer avec nous plutôt que de discuter. Le microgramme de satisfaction que j’éprouve à cette sortie vengeresse me débecte aussitôt.

« À se regarder pousser une gueulante, ardente ou glaciale, histoire de retransformer le chaos qui vient d’entrer dans la salle en une classe à peu près d’équerre. » Cela fait un moment que je lis le blog de Monsieur Samovar, mais récemment ses billets se sont mis à produire un drôle d’écho : d’avoir des enfants en cours, même si ce sont des cours de danse qui ne dépendent en rien du cursus obligatoire de l’Éducation nationale, j’ai l’impression que… je comprends davantage ce qu’il raconte, pas qu’intellectuellement, quoi, et ça éclaire ma propre expérience en retour, allège mes embarras de prof débutante en montrant qu’on patauge tous.

Cela ne me dérange pas que les élèves parlent entre eux du moment qu’ils chuchotent et gardent un œil sur ce qui se passe. Mais sans cesse lutter pour récupérer leur attention, ça non. Devrais-je ne rien autoriser du tout, pas de chuchotis, rien ? Asseoir un fond de discipline « autoritaire » pour que ça n’en ai jamais l’air ? Mais alors, est-ce que l’absence d’éclat de voix ne s’imposerait pas au prix d’une peur latente, dont je ne veux pas ?

Heureusement, il y a de belles choses à les voir interpréter le début de la variation du danseur en brun. À la fin du cours M. note avidement la référence du ballet dans son carnet, Jerome Robbins, Dances at a Gathering, pour la retrouver chez elle. (Le samedi suivant, elle a manifestement répété et appris la suite.)

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Lundi 14 octobre

[Rêve] Dans une maison qui n’est pas à ma grand-mère ni à ma mère ni à moi, nous passons dans la pièce d’à-côté à l’insu de la propriétaire, en plein jour, pas d’inquiétude, on se demande plutôt quelle pâtisserie manger. Il est question de toilettes [encore et toujours, l’inconscient ne parvient pas à se soulager]. Mais aussi de passer un concours pour peut-être intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra [périodiquement je me redonne en rêve une chance pour entamer une carrière professionnelle de danseuse]. En montgolfière, on s’élève au-dessus de la prairie, avec vue jusqu’à la mer.

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Pour un projet mêlant public scolaire et élèves du conservatoire, je me retrouve dans un collège de Lille. Le niveau sonore à l’entrée de l’établissement m’abasourdit ; j’avais complètement oublié cette intensité. Différente mais non moins intense est celle de la chanteuse lyrique qui baroquise à moins d’un mètre de moi durant toute la matinée. Il s’agit pour l’équipe d’expérimenter les morceaux sur lesquels vont travailler les enfants, et pour les professeurs de musique, de s’accorder sur les nuances d’interprétation à transmettre. Je me demande un peu ce que je fais là, à la fois chanceuse et piégée, essayant avec une égale volonté de rendre audible et inaudible ce qu’on nous fait chanter (essayer et participer / ne rien fausser). Sans prendre aucune note sur la partition que je remiserai sagement de retour chez moi, je découvre le monde et le vocabulaire de l’ornementation baroque, avec ses battements et tremblements qui ornent les portées de petites vagues et de + (indiquant qu’il faut aller chercher la note plus haut et descendre).

Quand on passe dans la salle de spectacle (incroyable, je n’ai jamais vu ça dans un collège) pour l’atelier de danse baroque, c’est le soulagement.  Les professeurs de musique sont moins à leur aise ; chacun son tour. Ils s’en tirent bien pourtant, alors que c’est costaud pour une initiation. Les trois segments, bras, avant-bras, main, ça paraît facile comme ça, mais le souvenir des cours de pratique à l’université est à peine suffisant pour incorporer sereinement les coordinations qui nous sont proposées par le maître à danser du jour. J’ai du mal à casser le poignet d’une seule main et à inhiber le réflexe d’harmonisation ou de symétrie qui me pousse à soulever le poignet qui devrait rester tombant.

Casse-croûte dans la salle de musique, ça m’amuse :  L. a toujours des Tupperwear ultra-cuisinés, tandis que le jambon-beurre maison de V. trahit une moindre habitude de manger à l’extérieur. Quand c’est fréquent et qu’on a la flemme, comme moi, on se fait des pâtes. La conversation embraye sur un sujet léger et amusant ; tout en mastiquant, nous dressons la liste de tous les prénoms vieillots portés par nos jeunes élèves. La perception évolue en sens inverse de l’âge : certaines vieilleries ou étrangetés pour moi ont eu le temps pour L., tout juste 20 ans, de devenir actuelles et presque banales.

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En attendant l’heure de me rendre au cours que je donne, je me pose dans l’une des rares médiathèques lilloises à être ouvertes le lundi, fourrage dans les bacs et en sors Blanc autour, que j’avais repéré dans la vitrine de la librairie BD de Montrouge. Lecture in one go. La bibliothécaire circule tout autour avec un plaid vaguement écossais sur les épaules. Sur le plus proche fauteuil, à distance respectueuse, se succèdent un lecteur d’Histoire puis de manga, T-shirt ramen assorti, qui bouge les lèvres comme les gens qui lisent leur livre de prières. Cette après-midi bibliothèque pourrait devenir un rituel si je vais aux cours de stretching postural le lundi midi. Reste que les heures captives sont longues, l’immobilité amène le froid, et la durée de la session n’est pas proportionnée à celle de la lecture. L’intérêt est né, s’est maintenu puis émoussé ; il a fait son temps, mais le temps n’est pas encore écoulé.

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Mardi 15 octobre

Rouvrant le pot de marmelade de gingembre attaqué en diagonale pour laisser intact un bout de la surface lisse, inentamée du pot neuf, je me demande si d’autres gens font pareil, s’il y a d’autres gens assez bizarres pour tenter de conserver le plus longtemps possible un vestige de perfection initiale. Est-ce que ça dit quelque chose de moi ? Peut-être que je m’accroche à une croyance, à l’idée d’un donné une fois pour toute que l’on ne peut que préserver ou abimer. Comme si ce qui comptait n’était pas ce à quoi l’on parvient, mais d’où l’on part, dont je m’éloigne toujours à contrecœur. Est-ce qu’un pot de marmelade de gingembre peut trahir ça ? Il y a un moment où il faut ruiner la perfection de la gelée inaugurale si on veut que le plaisir des tartines beurre-gingembre continue.

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La réunion n’en finit pas. Les gens ne partagent pas ce qu’ils ont réfléchi en amont, ils commencent à réfléchir en groupe. Ça me rend chèvre.

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En ce moment, je pousse des petits couinements de dinosaure satisfait en me glissant sous le plaid. Douceur, chaleur, excitation minuscule. Lecture, sieste, orgasme. Je relève la tête de mon livre et plus rien ne bouge — sauf les branches d’arbre, les insectes et les nuages — mes pensées au même rythme de fausse immobilité — passent sans qu’on s’en rende compte. La lumière du soleil (jaune) et le ciel nuageux (gris) s’annulent en une lumière blanche sans heure. L’infini de l’après-midi se savoure entre 14h et 16h, après quoi l’étale se relief. En sortant du bus, je relève la tête, admire les vergetures, la peau d’orange du ciel.

Ciel au pommelage rapproché

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Pour faire plaisir à ses anciennes élèves, la directrice (leur ancienne prof) prend la barre au sol avec elles. C’est un peu étrange pour moi, qui n’ose pas corriger sa posture de tout le cours. Ce n’est pas si dur, objecte-t-elle à la fin à ses anciennes élèves qui lui promettaient de partager leurs onomatopées. Cette remarque me laisse perplexe sachant que certains mouvements n’étaient pas justes (donc ne sollicitaient correctement pas les muscles) et que le but n’est de toutes façons pas d’en baver, mais de se gainer et s’étirer de manière efficace, pour se sentir bien dans sa vie de tous les jours et progresser en danse. Le rapport des gens à la difficulté me laisse globalement perplexe, ces derniers temps. Mais peut-être n’est-ce absolument pas la question, peut-être avait-elle seulement besoin de faire bonne figure et se rassurer — sur sa valeur de professeure non diplômée (le diplôme a été créé un an après ma naissance) comme sur l’état de son corps tout juste retraité.

De mon côté, peut-être que j’en rajoute dans les bêtises, que je dis par exemple en passant d’un exo sur le dos à un exo sur le ventre qu’on se retourne comme un poulet grillé, mais ce n’est pas de ma faute, c’est l’odeur dans le bus en venant — à quoi tiennent les métaphores servies lors d’un cours de danse… Quand, sur le dos, les jambes en table, j’explique qu’on va descendre un pied l’un après l’autre pour piquer le sol, l’évidence s’impose pour quelqu’un : c’est comme attraper un sachet de bonbon, mais avec les pieds. Je suis d’accord, mais seulement si ce sont des Michoko.

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Mercredi 16 octobre

Mes règles sont en avance (décalées avec la Lune ?) et c’est la dernière semaine avant les vacances, mais curieusement le marathon du mercredi se passe mieux qu’anticipé, les enfants ne sont pas si dissipés. Je me rends compte en rédigeant cette entrée que je note la même chose chaque semaine pour le mercredi : un peu moins fatiguée. Cela ne relève probablement pas tant de l’amélioration que du soulagement. Je devrais prendre acte de cet état de fatigue tolérable, mais l’anxiété semble avoir conservé le tout premier mercredi comme mètre étalon absolu et me le fait craindre chaque semaine.

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Madame, y’a H. qui pleure. Quand mes yeux la trouvent, H. est recroquevillée debout sur ses pleurs silencieux, tétanisée par des larmes qui tombent au sol… en flaque. En flaque ! Il y a une petite flaque d’eau par terre.  Je croyais que ça n’existait que dans les bande-dessinées. Une partie de mon cerveau s’esbaudit de cette profusion lacrymale, tandis que l’autre fait ce qu’on attend d’elle, s’enquiert de se qui passe, tente de rassurer, demande des excuses à la camarade qui s’est permis de dire à H. qu’elle était la seule à ne pas y arriver — ce qui, outre n’être pas charitable, est complètement faux, parce qu’on est en train d’apprendre un nouveau pas et, c’est normal, on tâtonne.

C’est parce que vous êtes trop nulles ! j’entends chez les 9-10 ans. Mais qu’est-ce qu’elles ont aujourd’hui ?  Je dois expliquer que, même si « c’est une blague », je ne veux pas de ça dans mon cours  — d’autant qu’on finit toujours par se demander si la blague en était vraiment une, dans ce genre de cas ; ça introduit le doute chez ceux qui en font les frais et fragilise leur confiance. Donc nope, hors de question.

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À un papa qui amène sa fille toute échevelée, je dis gentiment que ce serait bien si elle pouvait avoir un chignon la semaine suivante : « Pour le spectacle, bon d’accord, mais chaque semaine, non, non ! » Yeux qui roulent, bouche qui s’ouvre… Manifestement j’abuse grave. Un chignon pour un cours de danse classique. Et puis quoi encore, un chignon banane laqué avec une tiare ? J’en viens à douter de la légitimité de ma demande ; après tout, la convention de mon monde ne fait pas forcément sens pour tout le monde.  Est-ce que je n’abuse pas à relayer cette demande de la directrice, alors que l’essentiel est que les enfants ne soient pas gênées pour danser ? Décontenancée, j’essaye de négocier pour que la petite vienne avec des épingles, je lui ferai moi son chignon, ce n’est pas un problème, pendant que la père attrape les cheveux de sa tête blonde et lui fait une queue de cheval à l’arrache sans brosse. Le message est manifeste : ce papa dépose sa fille pour une heure de garderie bon chic bon genre, qu’elle s’amuse, hein, faudrait pas que l’activité exige un effort supplémentaire. De tout le cours, la gamine n’a pas arrêté de passer ses mains autour de son visage pour repousser les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

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Cette tendance que j’ai à parler au conservatoire de ce qui ne va pas à l’école et à l’école de ce qui ne va pas au conservatoire. Pourquoi je fais ça ? Le besoin de débriefer des angles morts propres à chaque structure a des relents de bitchage hypocrite. Pourtant, je pense chaque chose que je dis, en positif comme en négatif.

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Jeudi 17 octobre

Je prends plaisir à rédiger un article de blog sur le livre de Clémentine Mélois. Cela n’empêche pas l’anxiété de remonter.

Malgré ma préférence pour la VO, Tuca & Bertie passe mieux en français. J’ignore si c’est une pure question de vitesse, si l’animation empêche une inconsciente lecture sur les lèvres ou si les sous-titres se détachent moins bien sur le dessin que sur une image filmée, ralentissant la lecture, mais même avec les sous-titres, je peinais à suivre le rythme.

La dermatillomanie ou le plaisir à s’exploser des boutons selon Tuca (je plussoie) :

"Allez, avoue que t'aimes ça. C'est étrangement jouissif."

"C'est comme éclater du papier bulle"
En V.O. : It’s like bubble wrap but made out of skin.

Mes adultes débutants font des progrès, il faut les voir en retiré, ça me rend toute chose guillerette. Une dame dont je n’avais même pas retenu le prénom me tend un tote bag avec cinq élastiques du type qu’on utilise pour travailler la souplesse : c’est pour vous, je les ai récupérés au travail. C’est pour moi, pour nous, forcément j’ai de suite envie de jouer avec.

Et on tire sur la barre, fesses en arrière, dos plat… Je n’avais pas prévu la force d’une de mes jeunes adultes, qui fait de la muscu : la fixation se décroche, cheville arrachée du mur, poussière de plâtre tout autour. Oups.

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Vendredi 18 octobre

Réveillée 7h30, je me suis rendormie jusqu’à 11h ! Poisseuse de ne pas avoir pris une seconde douche la veille au soir, je me réveille crade mais régénérée.

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Samedi 19 octobre

Est arrivée en cours il y a quelques semaines une enfant ahurissante, dont je me demande à chaque fois ce qu’elle fait là. Pourquoi n’est-elle pas à l’école de danse de l’Opéra ? Musculature finement dessinée, cou-de-pied, ligne d’arabesque à se damner, placement et coordinations en place, compréhension immédiate du mouvement, musicalité, intelligence vive, curiosité, gentillesse, plaisir manifeste — tout, elle a tout. Je dois vraiment me creuser la tête pour trouver quoi lui dire et ne pas l’ignorer ni la placer dans un inconfortable rôle de chouchoute en la félicitant systématiquement.  Les pointes aident, où elle rencontre le problème inverse de tout le monde : ne pas passer par-dessus le plateau.

Il m’est difficile de ne pas conserver un ton énervé quand j’ai dû forcer ma voix pour récupérer l’attention du groupe. Je dois faire un effort conscient et moduler mon expression pour repasser dans l’appréciation des efforts engagés dans le mouvement, indépendamment du comportement qui a nécessité un rappel à l’ordre juste avant. Je sais pourtant qu’élever la voix n’est jamais bon, ni pour le groupe ni pour mes cordes vocales. Pour préserver ces dernières, je tente de mettre la musique puis de l’arrêter dès qu’elle a déclenché chez les élèves le réflexe de se mettre en position, histoire de pouvoir donner quelques indications dans le calme revenu, mais c’est presque pire tellement c’est passif agressif. C’est fou comme il est facile d’en vouloir aux élèves de ce qu’on devient à leur contact lorsqu’on est fatigué et démuni.

À côté de ça, il y a des moments de grande beauté, comme de les voir plongés dans leur interprétation tête en l’air pour l’entrée du danseur en brun.

Après le cours, je reste pour une petite session d’improvisation en solo. Je n’avais pas réalisé jusque là qu’il n’y avait personne après moi, que je pouvais profiter du studio.

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Dimanche 20 octobre

Encore un dimanche où la douche marque la césure entre deux pyjamas. Du rangement.

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Lundi 21 octobre

Nouvelle compréhension unlocked au cours de stretching postural : je dois avoir l’impression de ne pas tendre complètement mes genoux pour assurer la continuité entre plié et relevé. C’est la différence entre tendre et allonger que nous avions vue en formation (reculer le genou à l’horizontale versus laisser le genou suivre le mouvement vertical du bassin qui s’éloigne des chevilles), que j’avais intellectuellement comprise et observée sur des jambes en X, mais que je n’avais pas du tout sentie dans mon propre corps. Je ne pensais pas verrouiller les genoux, alors que si, c’est une tendance que j’ai, qui va de paire avec le réflexe de me caler à l’arrière de la jambe / cheville. Je découvre qu’on peut se caler à l’avant, que c’est même souhaitable.

Ce lundi, nous sommes seulement trois au cours, trois danseuses. On commente, on s’interroge, on cherche les sensations, on onomatopéise les difficultés et on papote aussi entre deux, j’adore. Contrairement aux cours en soirée, où l’on trouve des profils divers, avec gens qui font du tennis, d’autres sports ou qui juste s’entretiennent, on peut s’atteler à des mouvements strictement liés à la danse. Par exemple, le travail de torsion pour l’arabesque en twistant ; ça a encore du mal à venir.

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L’après-midi, je donne mon premier cours particulier chez moi, la cheminée en guise de barre. Je propose à la maman, que j’ai déjà rencontré, de rester assister au cours ; elle ne veut pas déranger, mais si ça ne dérange pas, elle veut bien, c’est vrai qu’elle a déjà passé trois heures dans sa voiture à bouquiner ce matin, en attendant que sa fille sorte de répétition. Pour l’avoir eu en stage cet été, je sais que la jeune fille est avide de comprendre et de progresser. Alors, j’y vais, je la bombarde de corrections pour tourner les cuisses en dehors, pas seulement les hanches et les chevilles, relayer l’en dehors musculairement tout le long de la jambe, appuyer dans les orteils vraiment, pas juste sous le coussinet, trouver la torsion dans l’arabesque…

Le changement est spectaculaire pour l’arabesque ; bien placée, la jeune fille  se découvre de nouvelles capacités — et surtout, elle ne ressent plus le pincement aux lombaires qui l’amène régulièrement chez l’ostéo. « Même moi qui n’y connait rien, je vois la différence » souffle la maman, dont j’ai eu l’occasion de constater qu’elle est une vraie ballet mum et s’y connait beaucoup plus qu’elle ne pense à force d’observer. Comme mon miroir n’est pas assez grand, je lui propose de prendre sa fille en photo, pour qu’elle puisse voir sa nouvelle ligne d’arabesque, lier image et sensation. À elle non plus, on n’avait jamais expliqué — même incrédulité que pour moi il y a quelques mois.

La barre n’est qu’un prétexte. Pour chaque exercice, quasiment, on se retrouve à tester d’autres mouvements ; il faut nous voir, toutes les deux, nous asseoir, nous relever, assises, allongées, chaussons retirés, remis, élastiques saisis puis écartés, yeux coincés en l’air à l’affût d’une sensation comme si c’était un mot oublié… Tout ce que j’ai compris, récemment ou moins récemment (mais surtout récemment), j’ai envie de lui transmettre. Dans l’enthousiasme, je lui ressers toutes mes découvertes… et me rends compte après coup que c’est une très mauvaise stratégie si je devais la voir toutes les semaines. Il serait beaucoup plus intelligent de choisir une ou deux corrections fondamentales et de les décliner tout au long de la barre : cela permettrait une meilleure incorporation pour l’élève, et me laisserait des cartes à jouer pour d’autres cours. Pas de regret à avoir ici, car la jeune fille a un emploi du temps tellement blindé qu’on ne pourra se voir qu’à l’occasion des vacances scolaires, mais c’est une bonne leçon pour moi, quelque chose à garder à l’esprit pour le futur. À elle, je conseille à chaque cours de choisir une, maximum deux corrections et de se concentrer dessus tout au long de la classe : un cours seulement pour la rotation des cuisses, un seulement pour le repoussé des orteils, un pour s’assurer de la symétrie des bras, etc.

Le temps passe vite, je déborde. On discute aussi, sa maman, elle et moi, et on se quitte presque deux heures plus tard pour un cours qui devait n’en durer qu’une.

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Je recopie tout Hollie McNish avant de le rendre à la médiathèque. Encore une note de blog qui va rester en brouillon (une éternité, dans le meilleur des cas).

Demain, je pars à Paris alors que l’appart enfin rangé et dégagé, avenant, que j’ai envie d’y vivre un peu là maintenant. C’est toujours comme ça.

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Mardi 22 octobre

La propriétaire va passer en mon absence pour permettre à un artisan d’établir un devis. L’impression que tout doit être nickel ajoute à la tension qui précède n’importe quel départ quand on a des TOC. Comme souvent ces derniers temps, priorités et perspectives se trouvent écrasées, tout mis sur le même plan, tout doit être fait, poubelles sorties, miettes ramassées, chauffe-eau arrêté, linge rangé, valise terminée, vaisselle rangée, rebord de l’évier essuyé, hôte dépoussiérée, aspirateur passé, livres rendus à la médiathèque. Sur le trajet, je remarque qu’il fait beau, comme si l’information ne m’était pas parvenue par la porte-fenêtre. C’est un temps à se balader au parc Barbieux, mais je n’aurai pas le temps d’y aller, pas le temps d’en profiter en tous cas, si j’y mets les pieds, ce sera chronométrée par ma to-do list mentale. C’est toujours quand l’appart est quasi nickel, espacé, aérée, lumineux que je dois le laisser et n’en pas profiter, pour retrouver celui cluttered du boyfriend.

Dans le métro lillois, une femme enceinte reste debout à côté de moi — il y a du monde et pour deux stations élude-t-elle quand son amie insiste… Son compagnon, drôle d’oiseau dont les rides répercutent le sourire en infinies fossettes et douceur, se tient plus loin près de la porte et essaie de faire deviner ce qu’il a acheté, composé en partie de chocolat. L’amie, entre eux deux, tente une suggestion, mais non, ce n’est pas un gâteau au chocolat, il le répète à cause du bruit, ce n’est pas un gâteau, mais oui, il y a du chocolat, l’énigme ricoche jusqu’à moi. La femme enceinte est perplexe : des Michokos ? je lui suggère. Et m’excuse, le chocolat m’a trigger. Elle répercute ma réponse, mais non, ce ne sont pas non plus des Michokos. Ils descendent là, moi aussi, bonne journée, au revoir. Sur le quai, l’homme en aparté me donne la réponse : de la mousse au chocolat, comme ça vous savez. Comme ça je sais — combien ces gens sont adorables.

Dans train, les bruits m’assaillent : conversations (ça parle à côté en termes mêlant travail et vie privée), tchik tchik tchik de qui pianote déjà vigoureusement, sacs et manteaux qui se zippent dézipent, les haut-parleurs déversant une annonce par-dessus. Quand je raconte ça au boyfriend, il me suggère de prendre un casque, mais si je ne m’expose pas un minimum, je ne vais plus rien supporter. Alors je prête attention, écoute pour spatialiser chaque son et le remettre à sa place, à distance. Je crois que ça fonctionne, je m’endors.

Dans le métro parisien, les gens sont bien habillés (mieux habillés) mais aussi arrogants. Pas là qu’aurait lieu ma petite interaction lilloise. À Lille souvent, quand on croise un regard dans le métro, quand on se surprend hagard, fatigué ou ennuyé, on s’adoucit d’un sourire échangé ; à Paris, ce serait de la provocation, qu’est-ce qu’elle me veut, back off, le code veut qu’on s’évite et se dédaigne. Je ne vaux pas mieux que les autres, muette à l’arrivée de la culpabilité, répondant dans une barbe que je n’ai pas au bonjour du vagabond qui insiste, il est un humain qu’il sache, nous pourrions répondre, chercher de la monnaie, pendant que s’installent malaise et puanteur.

Retrouvailles tranquilles avec le boyfriend. Les peaux se reconnaissent, s’échauffent, se ramollissent, durcissent et se ramollissent encore, bonnes pâtes à pain à pétrir et caresser. Sa bouche rattrape la mienne pour la mettre en sourdine quand. Les draps déjà bons à changer.

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Mercredi 23 octobre

Il fait incroyablement doux pour la saison. Je lis dehors, par terre dans la cour, en suivant le trajet du soleil. Adossée au muret, aux mauvaises herbes, en tailleur un peu plus loin. L’ombre de l’immeuble d’à côté grimpe doucement le flan de la maison (divisée en appartements, mais elle a un toit de maison, elle, quand l’immeuble d’à côté est partout à angles droit) et fait paraître lumineuse et claire la façade qui pourrait pourtant bénéficier d’un ravalement. La maison est radieuse sous le ciel intense, je lis par terre sur le bitume. Ça a un goût d’enfance. À quatre heures, je vais chercher un goûter au coin de la rue : un petit pain avec des pépites de chocolat qui, le pain au chocolat étant déjà pris, a été baptisé douceur au chocolat et c’est vraiment ça, une douceur chocolatée qui se grignote à même le papier d’emballage. La ville elle aussi a grignoté, le soleil ; je profite de son dernier pan collée au portail de la résidence d’à côté. Ça amuse les gens devant qui je m’efface pour les laisser passer. Il y a du jeu dans leurs mots : amusez-vous bien, me dit-on comme à une enfant. Une bonne lecture, c’est quelque chose que l’on souhaite à quelqu’un d’assis sur un banc.

(Le lendemain, je m’y prends un peu mieux, un peu plus tôt et je peux sortir lire sur le perron.)

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Jeudi 24 octobre

J’ai du mal avec les podcasts, mais grâce à l’épluchage des légumes pour le curry japonais et à la panne de courant, j’ai enfin écouté l’épisode de Tous danseurs avec Laura Cappelle. Cela me confirme ce qu’augurait la lecture de l’introduction de son essai sur la création en danse classique : que du bon.

Petit pan de mur éclairé par la flamme d'un chauffe-plat dans l'obscurité

Heureusement l’épicerie du coin est encore ouverte quand survient la coupure de courant. Nous pouvons ainsi éteindre les lampes de poche et entamer un dîner romantique aux chauffe-plats après avoir transféré le contenu du congélateur chez le voisin et sorti sur le rebord de la fenêtre le morceau de sopalin qui a pris feu. Le boyfriend est agacé d’être privé de riz pour accompagner le curry (lequel arrivait heureusement en fin de cuisson) et surtout soucieux des travaux que la panne implique à très court terme. Cette soirée épique me rappelle les coupures de courant de mon enfance  (plus fréquentes que de nos jours, quand j’y repense) et l’aspect ludique prend le relai de la contrariété. Le chat quant à lui regarde sa fontaine à eau arrêtée et refuse de boire l’eau déjà croupie c’est certain.

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Vendredi 25 octobre

Un ami du boyfriend passe nous prendre en voiture pour un week-end d’anniversaire surprise à Nantes. Sur la route, il évoque sa relation d’emprise avec une perverse narcissique, et le long apprentissage pour s’en défaire sachant qu’il lui reste en partie lié puisque c’est la mère de ses enfants (eh, vivement la majorité). En quatre heures de trajet, on cause de beaucoup d’autres choses, notamment de travail et de reconversion : la passagère à l’avant est en plein dans le flou. Notre conducteur partage une approche qui a complètement changé sa manière d’aborder la chose. Plutôt que de choisir un métier en s’orientant vers un domaine (le social, l’agri- ou culture tout court, le sport, l’informatique…), on peut se demander ce qu’on aimerait qui le constitue au jour le jour, au niveau du corps : préfère-t-on être debout ou assis ? dehors ou à l’intérieur ? interagir avec beaucoup ou peu de personnes ? qu’on revoit ensuite ou pas ? pour un accompagnement dans la durée ou ponctuel ? Il faut aussi penser à la périodicité — et ce dernier point me semble crucial — à quel rythme souhaite-t-on ou tolère-t-on que le boulot se répète : au bout d’une heure, d’une journée, d’un trimestre, d’une année ? Sachant qu’il y a évidemment plusieurs niveaux de périodicités : par exemple, mes cours de danse se répètent d’une heure sur l’autre (au sens où on reprend l’échauffement à chaque fois), mon planning de semaine en semaine (du lundi au samedi, j’ai vu tous mes élèves) et la courbe de progression sur l’année (avec ce suspens : jusqu’où vais-je mener mes adultes débutants ?).

À 22h30, le sécurité du camping passe pour nous prévenir gentiment qu’il nous faudra la mettre en sourdine à 23h max. Sans être particulièrement bruyants, nous sommes nombreux, tous rassemblés sur la terrasse d’un des bungalows. De toute la soirée, je n’ai pas arrêté de manger toutes les quiches vegétariennes et végétaliennes et les cookies avec ou sans gluten qui débordent de partout devant nous — pour tromper le froid, on va dire.

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Samedi 26 octobre

La nuit a été hachée, mais je le savais, que je dormirais mal, j’en avais pris mon parti. Je suis presque agréablement surprise : résignée, les ronflements ne m’irritent pas, et les réveils ne s’éternisent pas en insomnie comme je l’avais redouté.

Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le froid qui, sans être mordant, s’accumule tout au long de la journée. La partie de mini-golf à laquelle j’assiste les mains dans les poches est supportable grâce aux machines de sport de plein air juste à côté ; un peu d’elliptique aide à se réchauffer. La visite de la ville en revanche est difficile : je pensais que marcher suffirait à me réchauffer, mais le groupe s’est calé sur la vitesse de marche de la petiote, même quand elle est en poussette. Ma mini-doudoune aurait été parfaite sous ma veste en polaire ; elle est malheureusement restée à Roubaix. Au bord de la Loire, je lui dédie de tendres regrets. Au point où j’en suis, je ne vais pas me priver de la bonne glace qu’on me fait miroiter, et je poire-cacaote-grelotte à la Fraiseraie après un safari en slow motion pour admirer la machine éléphant qui se promène dans la ville. Elle est immense et avance au rythme d’un camion de nettoyage en faisant à peu près le même bruit — je n’avais jamais remarqué ça sur les vidéos de l’île des machines aperçues ici ou là. Il y a quelque chose de magique à regarder se mouvoir cette créature qui ne l’est pas du tout, toute de métal, bras mécanisés, tuyaux, rouages et moteurs et lourdeur quand on l’imaginerait si facilement légère, lisse et numérique. Comme si le monde de James Thierrée s’était échappé du théâtre.

Glace devant le ciel nantais

Notre groupe avance toujours à vitesse pachydermique. C’est un paquebot qui vire lentement, sur le pont duquel je piétine et ronge mon froid. Quand on s’échoue dans un bar en attendant l’heure de la réservation à la crêperie, c’est trop pour moi, le bruit, les conversations croisées, la musique, la grande tablée, je shutdown et me réfugie dans la somnolence pour limiter les stimuli agressifs. Souris en mode économie d’énergie.

Les grandes tablées sont frustrantes et épuisantes. On est toujours en train de démêler les écheveaux sonores pour distinguer une conversation, parfois deux, et c’est généralement celle que l’on veut vraiment suivre qui se perd derrière celle, plus proche, qui nous inclut davantage ; une réponse est attendue de nous, et ça y est, on a perdu le fil de l’autre discussion, on ne saura pas ce à quoi on prêtait l’oreille. À la crêperie, le problème de perdre une discussion en répondant à l’autre ne se pose plus, je suis focus sur la carte puis mon assiette. Suite à un quiproquo (je pensais l’avoir crue en salade), je découvre la salicorne cuite, qui se marie très bien avec le bleu et les noix de ma galette. Je me régale et me réjouis : ce n’est pas tous les jours que l’on découvre de nouvelles saveurs.

La serveuse un peu autoritaire au début du service se détend à la fin du repas, rassurée par le groupe qui n’a pas posé de lapin, n’est pas trop bruyant, n’a pas monopolisé les tables pour rien en se partageant trois galettes et se révèle même composé de gros mangeurs qui enchaînent deux galettes avant de passer au far breton. Elle nous raconte qu’elle n’est plus serveuse pour bien longtemps : elle se reconvertit dans le soin animalier. Deux parents essayent déjà de lui refourguer leur progéniture en stagiaire quand-il-sera-plus-grand et, ces liens affermis par le chouchen, elle nous parle de sa femme, qui porte le même prénom qu’elle mais aussi le même nom, deux femmes de même prénom et de même nom, quelles étaient les probabilités, ça rend fou le facteur.

(Comme une lettre à la poste : laisser croire que nous nous sommes endormis durant le temps calme de début d’après-midi, chacun dans son bungalow, alors que nous rigolons comme des ados d’avoir été arrêtés en plein élan par un ami venu toquer à la porte après avoir laissé filer l’heure de rendez-vous.)

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Dimanche 27 octobre

Le chouchen et le bleu font fort. À quatre heures de matin, je fuis la chambre à gaz et passe le reste de la nuit sur le canapé en skaï un peu petit, recroquevillée pour tenir sous la veste en polaire. La journée est de trop. Je rentre en moi pour rester le plus passive possible et moins subir le rythme du groupe, trop lent dans sa marche, trop rapide au café où je commençais tout juste à me réchauffer malgré la porte grande ouverte. À peine s’est-on fait offrir la tournée de chocolats chauds que l’on repart, se promener dans le jardin japonais de l’île de Versailles (ça ne s’invente pas). Le lieu est joli, si ce n’était pas sous un parapluie, j’apprécierais beaucoup d’y flâner. En l’état (de fatigue), j’ai juste envie de revenir au chaud. On poireaute un gros quart d’heure à l’arrêt de tram après qu’il nous a filé sous le nez, et rebolote à la terrasse du restaurant qui n’est pas prêt à nous recevoir, quinze, vingt, trente minutes, le timing devient trop juste, je ne commande rien, les autres avalent leurs frites froides et on file. Notre conducteur a un train à attraper à Paris en début de soirée.

Je me détends quand on se retrouve au chaud et en nombre réduit dans la voiture. C’est un peu bizarre, mais ces trajets sont presque ce que j’ai préféré du week-end, quand le temps contraint dans un petit espace amène la conversation à se nouer autour d’expériences plus personnelles, légères et graves, sincères ou amusées. Il est entre autres question des choix de parentalité quand on a divorcé d’une perverse narcissique (comment accueillir la parole des enfants sans dénigrer l’autre, ni dans son rôle de parent ni d’amoureuse passée), de l’attention impliquée par un look négligé (faussement négligé s’il devient systématique d’avoir des chaussettes dépareillées, un lacet défait ou, chez les danseurs contemporains, une unique jambe de pantalon relevée) et de se défaire du passé ou de sa garde-robe. J’adore que K. expédie ses colis Vinted avec mot pour dire tous les concerts à laquelle cette minijupe ou ce bracelet clouté a assisté. Quelque part sur l’autoroute, il y a aussi cette phrase qui me cueille, qu’il faut tout une vie pour passer du contrôle à la maîtrise. Le conducteur a passé du temps chez le psy, ça se sent, ça le rend encore plus humain et passionnant.

La fatigue tombe quand on est enfin chez soi. Elle tombe, à la fois moindre et plus intense.

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Jeudi 31 octobre

Plein de seaux citrouille identiques se baladent dans Montrouge. Mum m’en offre une au chocolat. C’est le jour de ma conversation annuelle avec mon demi-frère. Joyeux anniversaire. Merci. On n’enchaîne pas ; cela n’empêche pas d’être sincère.

Bientôt à la retraite, Mum a vidé son enveloppe du C.E. pour nous offrir deux places à l’Opéra : nous allons voir le programme Forsythe-Ingermann à Garnier. J’ai sorti les chaussures vernies qui ne voient plus le pavé à Lille et un petit pull vaguement dos nu pailleté pour ne pas me sentir trop pouilleuse. La minijupe grise et noire qui était plus ou moins ma tenue de base parisienne me donne aujourd’hui l’impression d’être habillée ; ce n’est pas un pantalon de danse, rendez-vous compte ! Je ne comprends pas trop la DA, me confie le boyfriend en me voyant enfiler par-dessus le seul gilet que j’ai sous la main, orange presque fluo. La direction artistique n’aime pas avoir froid.

Nous profitons de la proximité de la rue Sainte-Anne pour manger un bol de ramens avant le spectacle. Les soba d’Aki sont encore meilleures et plus copieuses que dans mon souvenir, l’œuf cru remplacé par du tofu frit. Je me délecte du bouillon bien chaud et des petits morceaux de friture qui baignent dedans, avec profusion d’algues savoureuses.

Et c’est l’heure, nous y sommes. La sonnerie ne sonne pas, remplacée par des cloches, moins stressantes, mais un peu austères. C’est mon ancienne vie qu’elles enterrent — ou ressuscitent, je ne sais pas bien. L’impression est persistante d’être de retour dans ma vie d’avant. Les contrôles à l’entrée, la boutique, le grand escalier, l’extrême entre-soi social, le velours des tentures et des fauteuils… tout est familier et pourtant je ne me sens plus appartenir à ce monde. Cela me semble même un peu fou qu’il ait pu être le mien à une époque. Je suis très contente d’être là, mais j’y suis comme on se retrouve dans une maison d’enfance, en visite. Sans même en éprouver grande nostalgie. Le passé a bien vécu.

Le plafond de Garnier, faiblement illuminé dans le noir

Ce qui n’y appartient pas, au passé, c’est ce qui se déroule sur scène : ça, peut-être, ça m’avait manqué ? Pas vraiment non plus pourtant, pour être honnête. Sans rien enlever au plaisir réel que j’ai à être de retour, me revient confusément le souvenir d’une lassitude qui poignait, la vie par procuration, les doses de scène à augmenter pour que le shoot fonctionne. Il me fallait bien quelques années de sevrage pour retrouver l’intensité de l’exceptionnel. Pas de manque, mais du plaisir, c’est au final une relation beaucoup plus saine. Exit le chocolat liégeois que j’entrevoyais après le spectacle à l’Entracte (la brasserie est blindé) ; le désir d’un bon Coca bien frais bien sucré monte dans le bus du retour (direct, ce luxe !) et c’est exactement ce qu’il nous fallait, ce débrief Coca-canapé.

Août 2024, journal

Jeudi 1er août

L’hésitation entre brownie et carrot cake est tranchée par une recherche dans mes mails : je n’ai pas la recette du brownie, ce sera carrot cake. C’est plus toi, le carrot cake, remarque le boyfriend et il a raison, c’est plus moi, même si un peu moins au goût des autres, à en juger par la vitesse modérée à laquelle il descendra dans son moule.

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Vendredi 2 août

Un an plus tard, nous sommes à nouveau en Touraine, sous le barnum au bout du jardin. Dès le premier soir, je mange à nouveau trop ou trop de fois, trop souvent, trop de pain sans discontinuer.

Un peu plus tôt dans l’après-midi, nous avons déposé nos affaires au bed & breakfast. Une odeur de renfermé m’a saisi les narines en entrant puis s’est dissipée quand j’ai découvert à l’étage un couloir mansardé avec des livres, un petit fauteuil et un écritoire, tous écartés-conservés là, abrités du soleil qui y entre, doucement, comme nous y reviendrons de nuit. La chambre est spacieuse, agréable ; le miroir, parfait pour s’exploser les boutons.

Vers minuit, je tente de rentrer seule — le gîte est à peine à un kilomètre ; la nuit noire, sans lune. Tant que je suis dans le hameau, je parviens à repousser ma frousse du bout de la lampe torche, mais une fois dépassée les dernières maisons, mon cerveau ne veut plus rien savoir de la beauté de la Voie lactée au-dessus de moi ; il n’en a plus que pour un tueur fou imaginaire surgissant de nulle part pour me faire un placage sur le bas côté et me trucider. Je me suis vue en fait divers sans même l’excuse du jogging — une femme assassinée en pleine campagne —, et j’ai fait demi-tour dare-dare, 500 mètres à tout casser. Évidemment le boyfriend était mort de rire (consterné quand même de constater que le patriarcat avait gagné)… et toutes les nanas citadines outrées qu’il m’ait laissée partir seule. In fine une invitée non alcoolisée me raccompagne en voiture.

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Samedi 3 août

Le petit-déjeuner est doux, la table nous attend, tasse renversée sur une serviette jaune en intissée assez épaisse pour que s’y soit inscrite la trace du cercle. Le boyfriend opte pour du café et l’hôte commence pour moi son énumération de thés : Earl Grey… je l’interromps, Earl Grey, oui, c’est mon thé. Lorsque la théière arrive, je me précipite pour ôter l’infusoire blindé, vite, vite, avant que ce soit imbuvable. Le pain est frais, on fait tourner sur elles-mêmes les verrines de confiture pour lire leur pancarte quasi-calligraphiée : figue-gingembre (je fonde de grands espoirs et m’en détourne sitôt goûtée), fruits rouges (un délice dans le yaourt maison, petit pot avec sa bobinette et son cerclage de caoutchouc orange), marmelade d’orange (un classique avec le thé) et une quatrième que je ne crois pas même avoir goûtée. La table est longue, pourvue à chaque bout d’une fenêtre ouverte sur du vert, fermée par une moustiquaire, et une grosse horloge à pendule fait pendant à une chaise où siègent un certain nombre de koalas en peluche — l’hôte est australienne.

Pendant que le boyfriend se douche, je profite de la douceur du carré d’ombres lumineuses dans lequel je lis, le long d’une fenêtre posée au ras du sol, par laquelle on pourrait attraper des figues si elles étaient assez mûres. C’est là que je voudrais passer ma journée, assise par terre dos au lit, dans ce carré de cabane perchée et d’enfance. Ce que j’aime le plus dans ces week-ends, c’est vrai, ce sont les moments en creux, de répit, de repos. Et pourtant, j’apprécie vraiment ses amis — juste pas trop la modalité de sociabilité en grand groupe.

Descendus pour partir retrouver toute la troupe, nous saluons nos hôtes qui ne nous ont pas entendus rentrer — des petites souris, mime le vieil homme jovial. Il ressemble à feu mon grand-père, mais qui serait tous les jours celui des bons jours. Leur chat se frotte à mon sac comme celui du boyfriend à Paris ; je ne sais pas avec quoi a été traitée la toile, mais cela déclenche un amour fou (rapidement griffu) de la part des félins.

En groupe, nous jouons à un jeu de société où l’on récupère et se défausse de cartes qui invitent sans cesse à réévaluer la valeur de celles que nous avons en main, certaines multipliant, dévaluant ou annulant l’effet d’autres. Je suis surprise de si bien me prendre au jeu. C’est parce que tu gagnes, me chambre le boyfriend. La chance du débutant aide sûrement, mais j’aime l’ébullition mentale que suscitent les combinatoires, et qu’elles s’envisagent au fil de l’eau et du hasard, sans stratégie qui rendrait les choix pénibles (alors que les échecs, par exemple, s’ils me séduisent toujours au premier abord par les combinatoires possibles d’un coup, manquent rarement de me dépiter à l’échelle d’une partie — le plaisir s’échappe comme m’échappait la factorisation au collège, laborieuse en comparaison du développement ludique à déplier).

Tard dans la soirée, je me retrouve seule en contre-contre-soirée dans la cuisine, sachant que la contre-soirée a lieu autour du barbecue, la soirée au fond du jardin et que le niveau sonore est supportable depuis la maison fermée. Je trouve au congélateur le bac de glace au chocolat acheté dans l’après-midi, ce qui coupe court à mes interrogations sur d’éventuels traits autistiques et fait de cette contre-contre-soirée une bonne contre-contre-soirée. Tel un Sims bien nourri, je récupère assez de points de vie pour repartir à l’assaut du bruit dans le jardin, et ça vaut la peine de persévérer, ne serait-ce que pour la discussion qui s’ensuit avec une femme qui se révèle être artiste burlesque.

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Dimanche 4 août

Rêve. Je déchire ma robe noire (celle que j’ai raccommodée avant de venir à Paris) comme on déchire des draps pour en faire des pansements de fortune. La mémoire de mon arrière-grand-mère est convoquée mal à propos, je proteste.

En voyant la mine du boyfriend, notre hôte amusé souligne qu’il n’allumera pas. Il ne nous en fait pas moins la causette, rejoint par son épouse australienne : c’est donc un petit-déjeuner avec gueule de bois et en anglais pour le boyfriend. Pas certaine que ce ne soit pas plus rude qu’un peu de stimulation lumineuse

Notre hôte australienne nous assortit de ses doigts, the two of you, trouve que nous formons un couple très assorti et elle s’y connait, elle en a vu défiler.  Je ne me souviens plus des mots qu’elle emploie : couple ou pair ? Peut-être fait-on la paire, comme deux lascars, plus qu’on ne fait couple, social, que c’est ça qui nous rend well-suited ou well-matched, là encore ma mémoire a oblitéré la VO.

En écartant les ronces dans le raccourci qui mène chez les amis du boyfriend, je boude que notre hôte australienne comprenne l’accent bien français du boyfriend bien mieux que le mien, apparemment étrange — un français mâtiné d’écossais, à en croire une ancienne prof de fac, un truc en tous cas dont les déformations ne sont pas répertoriées et facilement substituables.

On se retrouve en groupe une dernière fois puis c’est l’heure d’être reconduit à la gare et on nous dit allez les amoureux, on y va. Les amoureux montent en voiture ; les amoureux c’est nous, parmi tous les couples présents, pas même le dernier en date. De fait, je suis enveloppée par un doux désir de fusion.

Envie de rentrer à deux — mais pas de rentrer dans ma tête. Les JO n’offrent pas le même degré de diversion que le rassemblement amical ; on s’effare quand même des physiques sélectionnés-dessinés par les disciplines, sauteuses en hauteur versus lanceurs de poids.

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Lundi 5 août

Marteau piqueur, détestation de soi-même, reprise des vidéos et réseaux sociaux.

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Mardi 6 août

36 ans fait un drôle d’effet
rien de vraiment prévu, rien de formel
serait-ce la recette des journées parfaites ?
deux fois deux boules à la Fabrique givrée
fois trois, avec Mum et le boyfriend,
c’est la première fois que c’est si fluide, tous les trois réunis, que je ne caméléonne pas de l’un à l’autre, tiraillée par des teintes successives
Mum dit l’étrangeté de cette retraite qui n’en est pas encore une,
ces vacances sans butée qui donne un cadre
(la seule qui menace à l’horizon en ôte plus qu’elle n’en donne, on n’en parle pas)
je témoigne congé sabbatique et le boyfriend renchérit invalidité
lui sait quelque chose du temps à soi étale
aiguille Mum déconcertée par tout ce à quoi elle avait prévu de s’adonner et qui lui semble un peu vain, un peu vaste à présent
vaguement déçue de se constater dilettante
(le genre de dilettante qui prend des cours d’art mural en école pro)
quand tout le monde sauf elle la voit touche-à-tout brillante
le boyfriend essaye de l’affirmer dans cette voie
le plaisir avant toute expertise
explorer sans choisir,
nous sommes sur un banc au jardin du Luxembourg,
sur un autre au jardin du Palais royal
trois fois un sandwich falafel
là où je les prenais quand je travaillais à côté (le monsieur me reconnait) : cela me fait autant plaisir de le manger que de le faire découvrir à Mum, qui ne connaissait pas,
ni le banh mih, je prends bonne note de remédier à cela
décidément beaucoup de joie, légèreté, à discuter, manger, papoter, rire
et encore, de retour chez le boyfriend, un gâteau, des cadeaux, je suis gâtée
de les avoir à mes côtés

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Mercredi 7 août

Je ne me vois pas vieillir, oui, probablement. Ce 36 qui bascule vers 40, vers le milieu de la vie (à peu près) me fait paniquer, un peu. À moins que ce ne soient ces jours d’été qui passent sans que j’ai de prise sur moi, sans volonté et sans plaisir à son absence. Je rêve de discipline et ne déroule même plus le tapis de yoga chaque matin. Je crains pour la rentrée, les cours qui ne sont toujours pas prêts, pas même pour le stage d’août ; si je m’y mets, cela ne va jamais jusqu’à fixer. Tous les jours, c’est demain, je redoute et suis soulagée que la journée passe, soit passée, que le soir soit là et qu’il soit trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’une série. La détestation de soi, de moi, grandit. Je veux à mesure que je ne veux pas, comme si je me précipitais et freinais tout à la fois. La présence du boyfriend à la fois m’apaise et m’ôte toute velléité ; je suis apaisée dans ses bras, amorphe et bientôt en rage de l’être lorsque sa peau ne me soutient plus. Je sais pourtant que lorsque ma psyché fait le culbuto, je me remets plus vite seule — trouver le calme, le poids intérieur. J’écris ceci dans la nuit que j’investis, fore d’un halo lumineux, abusant du temps pour échapper à sa sensation. Je me noie dans mon cerveau. Le ridicule n’annule pas la situation.

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Jeudi 8 août

Les jours sont, marqués ou rythmés serait beaucoup dire, disons émaillés par les JO. Biais dansant oblige, mon appréhension du sport est essentiellement esthétique. Elle oriente les disciplines que je suis prête à regarder, et ravale l’aspect technique au rang de bizarrerie dont j’essaye de deviner les règles au fur et à mesure des passages.

Plongeon à dix mètres
je n’imagine même pas monter sur la plateforme
j’admire les corps fuselés
disparaître dans l’eau sans écume
— écume qui s’appelle bouillon dans le jargon, apprends-je

Plongeon synchronisé
plan en coupe
passant rapidement devant l’écran, je ne comprends pas tout de suite qu’une seconde Chinoise se cache derrière la première
cachant elle aussi au creux de son corps recroquevillé
un maillot dont le design pourrait figurer sur des boîtes ou barres de céréales
à la rigueur

Natation synchronisée par équipe
on y marche en roulant des mécaniques comme un personnage de film muet
me crispe le fait que, pour pointer les pieds, les nageuses crispent les orteils soit exactement ce qu’il faut éviter de faire en danse

Natation synchronisée en duo
deux duos de jumelles sur le podium
peut-on faire plus identique ?
on dirait presque de la triche
même les Chinoises ne peuvent plus lutter

Gymnastique artistique
Simone Biles et les autres

Gymnastique rythmique
anciennement GRS
ça rime avec ex-URSS
Russie bannie des JO, mais qui fournit au reste du monde la moitié des candidates
d’origine russe ou pas
elles jettent leur mini-serviette par terre avant d’entrer sur le praticable
j’adore et m’entraine au jeté de chiffon microfibre dans le salon
c’est le seul passage à ma portée
les gymnastes battent à plate couture les danseuses
question fouettés, réalisés en jonglant
question maigreur, passée sous silence (candidate allemande)
les jambes tout en courbes de Bézier de Sofia Raffaeli m’affolent (candidate italienne)
coup de cœur pour une routine sur Triller (candidate ukrainienne)
soudain un spectacle au milieu de la compétition

La GRS n’est pas retransmise à la télé, mais on la trouve sur Eurosport, où l’on peut choisir les commentateurs français ou anglais. Passer de l’un à l’autre est édifiant : les Français n’arrêtent pas de parler, quitte à faire du remplissage et à potiner, tandis que les Anglais savent se taire et admirer quand ils sont arrivés au bout de leur analyse.

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Vendredi 9 août

Déjeuner avec JoPrincesse, ma princesse à la robe, aux yeux, aux oreilles tout de vert vêtus. Vert d’eau et verre d’un jus complémentaire, rouge d’eau. Attablées devant un petit café bobo, la discussion se tisse au-dessus d’une salade estivale bobo au pesto et d’une tartine d’avocat bobo saupoudrée de paprika et granola salé. Ce qu’on se raconte, ce qu’on mange, le goût est connu et surprenant à la fois, ça croustille quand on ne s’y attend pas et reste doux et fondant à la fois. On dénoue nos étés, ce mois de juillet avec et sans enfant, le manque, le trop-plein, anecdotes et long cours, amours et salle de bain, éponge, repas qu’on ne prépare plus qu’à minima, argent qu’on re-répartit, nounou et nous, différents nous, elle et moi, elle et lui, lui et moi, le fomo en ville et l’ailleurs, nos vies répétées et improvisées. Ma princesse pour mon anniversaire m’offre un livre que j’ai déjà lu mais que je n’ai pas (dans ma bibliothèque) ; elle est dépitée, je dois aller le changer, elle pointe l’autocollant : au Divan ; mais le livre est trop bien choisi et j’y suis j’y reste touchée coulée : Être à sa place. Au moins sur cette chaise, le temps de ce déjeuner si doux avec toi.

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Samedi 10 août

Rêve. Dans un passage de la vidéo PowerPoint qu’on nous montre, les noms qui devraient apparaitre sous des mots beaucoup plus gros, à la graisse beaucoup plus forte, disparaissent maigres et italiques derrière. Je le fais remarquer et on commence à farfouiller dans les papiers de préparation pour que je leur montre précisément où ça bugue, sans trouver. Ma collègue (mon ancienne boss) rappelle que c’est un fichier numérique et que ce sera plus pratique de retrouver le passage directement sur le PowerPoint, mais là encore, le séquençage de la vidéo est trop aléatoire et je peine à retrouver le passage concerné. // Les avances rapides de 10 secondes en 10 secondes pour retrouver les gymnastes allemande, italienne et ukrainienne sur Eurosport ont manifestement impressionné mon inconscient.

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C., préférant un lieu climatisé pour nous retrouver, a sorti ses cartes de musées Duo et j’ai pioché le centre Pompidou, pour l’exposition temporaire sur la bande-dessinée. Nous avons quand même passé quelques instants en haut des escalators-boyaux pour profiter de la vue sur Paris, malgré l’effet de serre, avant de nous enfoncer dans le ventre sombre et frais de la bête. L’accès avec une carte illimitée offre une autre manière d’apprécier une exposition ; on ne se sent pas obligé d’inspecter chaque pièce pour « rentabiliser » son billet. On butine, on lit ou on ne lit pas, les cartels comme les planches… et on y passe quand même près de deux heures.

Je ne suis pas certaine d’avoir compris le parti-pris de l’exposition, mais j’ai apprécié de voir autant de planches originales. Le grand format change le regard que l’on porte sur la planche, extraite d’un tout absent. Je me prends d’observation pour des choses vers lesquelles je ne serais pas allée sous forme de livre, parce que l’histoire ne m’attire pas (souvent un sujet trop violent). Reste que si le trait me rebute, je passe vite, même si le propos pourrait être passionnant ; le trait reste quelque chose de viscéral et j’ai vraiment du mal avec celui des comics, grossier, fouillis.

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Du 12 au 23 août

L’Angleterre sans Londres, cela donne un chouette voyage en voiture avec Mum : les falaises de Douvres, Canterbury, Brighton, Bristol, Bath, Oxford et les Cotswolds. J’ai réuni toutes les stories Instagram du séjour dans un post dédié.

Plus jeune, je trouvais que voyager sans s’intéresser à ce qu’il y avait à visiter était dommage, superficiel ; je jugeais ceux qui passaient sans s’attarder, sans prendre la peine de. Maintenant, je me dis que ce qu’on choisit a autant de valeur que ce qu’on omet. Ne pas s’embarrasser des incontournables et les contourner quand ils ne nous attirent pas apporte de la légèreté.

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Samedi 24 août 

Descendre des trucs qui trainaient au garage, en mettre d’autres en vente sur Le Bon Coin, changer l’abattant des toilettes, fixer les roulettes du siège ergonomique qui les attendait depuis Noël, gonfler mon ballon de Pilates d’anniversaire… on en fait autant en une journée avec Mum que j’en aurais fait seule en un mois.

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Lundi 26 août

Découverte du jour en cours de stretching postural : instaurer une légère tension sous la voûte plantaire, essayer de la soulever dans la montée sur demi-pointe crée une sensation de solidité inédite dans toute la jambe en équilibre. Il y a la joie de retrouver d’autres danseuses, de parler, papoter, travailler jusqu’à en avoir la tête qui tourne (littéralement), la joie.

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Mercredi 28 août

Au téléphone avec L., on parle habitudes et pratique sportive, scrutant ce qui entrave, ce qui maintient ; on s’interrompt aux sandales mordillées par son chat, puis quand la nuit est là et que nous sommes toutes les deux fatiguées mais trop intéressées par ce qui se trame pour écourter, il est question d’eau salée rajoutée à la mer, de la psyché qui travaille comme du bois, de psy et d’émotions. On parle rationnellement de ce qui ne l’est pas — ou qui est autre — et tombons d’accord, l’une en connaissance de cause, l’autre pas, que le deuil, tant qu’on ne l’a pas vécu, on peut le comprendre intellectuellement, l’approcher par les films, les livres, par l’art, mais tout en s’approchant, ce n’est jamais ça ; on ne le connaît pas tant qu’on ne l’a pas vécu et on vit d’autant mieux qu’on n’a pas ce vécu.

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Du mardi 27 août au vendredi 30 août

C’est le stage de rentrée, mon premier stage en tant que professeur de danse.

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Samedi 31 août

Mail de réclamation, mail de demande, formulaire de création de micro-entreprise : cela prend toujours moins de temps à faire qu’à procrastiner.

Au téléphone, je raconte à Mum la dernière journée de stage, qui en perd je ne sais comment un peu de son merveilleux (sentiment de colère qui affleure). La retraite-qui-n’en-est-pas-encore-une la met en mal de problèmes à solutionner. Elle a pensé à diverses solutions pour récupérer mes T-shirt puants même lavés et quelque part, cela m’irrite qu’elle cherche à les sauver quand il faudrait juste que j’accepte de les jeter. Toujours trouver une solution plutôt que se trouver bête, même quand le problème pourrait disparaître d’être simplement écouté.

Lecture d’Amalia.

Llu m’en parlait et Dame Ambre a partagé la vidéo, si bien que la coïncidence me l’a fait visionner : une interview d’Amélie Nothomb, tout en névrose et intensité. Et si cultiver ses névroses était tout aussi viable que chercher à s’en défaire ?

Parfois, découper les légumes est une énième action qui prend du temps et parfois, comme ce soir avec les rondelles de tomates Torino, le geste prend son temps — prend comme on dépose, sur la planche à découper.

Bristol fichée S(ans grand intérêt)

Samedi 17 août

Rallier Bristol depuis Brighton nous prend quatre heures au lieu des trois annoncées par le GPS : la faute à un énorme accident sur la voie d’en face (circulation à l’arrêt complet sur des dizaines de kilomètres) et un total manque d’anticipation sur la date de cette étape. On aurait dû se douter que nous serions pris dans la migration des vacanciers le samedi de la mi-août. Les aires d’autoroutes sont rares : à mi-chemin, nous sortons à la recherche de toilettes et mangeons nos œufs durs sur un muret devant un pub (privatisé pour la journée). Pour la seconde moitié du trajet, je m’installe à l’arrière de la voiture et m’endors ; les sièges y sont moins hostiles pour le dos (et le nerf fémoral qui envoyait des signaux).

La disponibilité et les tarifs des hébergements nous ont conduit à choisir Bristol comme point de chute pour rayonner sur Bath et Oxford. Par curiosité et parce que nous sommes trop fatiguées pour entamer la visite des joyaux sus-nommés, nous partons à la découverte de Bristol. Nous essayons de ne pas nous arrêter aux habitations sales, tristes et délabrées que nous longeons en traversant la banlieue Est (traditionnellement la plus pauvre des villes) et attendons le centre-ville pour nous faire une idée. Las, la ville est laide. Même les vieilles pierres sont sans charme, telles les ruines de l’abbaye utilisées comme entrepôt-dépotoir par les jardiniers de la ville.

Bristol me fait l’effet de Glasgow : une ville qui n’a pas grand intérêt si on n’aime pas picoler. Nous tombons d’accord avec Mum : nous préférons définitivement l’Angleterre des salons de thé à celle des pubs. L’Angleterre posh, quoi. Bristol restera dans nos souvenirs comme une running joke : à Bath, à Oxford puis dans les villages pittoresques des Cotswolds, on s’excusera l’une auprès de l’autre, je suis désolée, je sais que tu aurais tellement préféré Bristol…

En suivant le fleuve, nous arrivons dans une zone à mi-chemin entre les docks londoniens et le canal Saint-Martin au niveau de la Villette, qui grouille de bars bruyants (il est l’heure de la bière). Au moins est-ce vivant. Près de l’eau, un pantin pendu par les pieds est secoué en tous sens au bout d’un élastique. En nous approchant de l’engin de chantiers auquel il est suspendu, nous découvrons que ce n’est pas du tout un pantin, mais un humain en chair et en os — en vertèbres malmenées, même. J’ai du mal à imaginer que les gens paient pour exercer cette violence sur leur corps, sans qu’aucun système ne sécurise un alignement minimal de la colonne vertébrale.

Entre la bagnole, la marche et le bruit, nous sommes rincées. Le rapport kilomètres / mirettes (neuf / bof) est le plus mauvais du séjour. Quelque part gris, Mum me parle d’un souvenir d’Italie en réalité norvégien, sis à Oslo. Quelque part gris encore, nous cherchons le plus court chemin pour rentrer. On a repéré un restaurant indien pas loin du AirBnB, ça fera l’affaire. Ça fait plus que l’affaire : Msala Library est probablement le meilleur restaurant indien où j’ai jamais mangé, goûtant un plat inouï de mes papilles — des épinards aux pignons de pins, raisins secs, oignons caramélisés, épices et piment, perfect balance between sweet & spicy je confirme. On répète delicious plein de fois, les serveurs papadoum (nous déclinons à chaque fois, les plats sont trop bons pour perdre de la place en galettes).

De Bristol, outre ce restaurant indien, je retiens surtout notre AirBnB, non pour quelque charme AirBnBesque standardisé ou pittoresque, mais pour l’amusement de deviner  qui y habite. La bibliothèque et un certificat encadré indiquent que l’on dort chez un psy… sportif ? (des suppléments protéines dans les placards)… buveur de thé (trois boules à thé en forme de boule plus une pyramidale, soit tout de même quatre boules à thé pour un seul homme)… raffiné ou bien conseillé (c’est évidemment un biais sexiste, mais j’imagine spontanément les mugs Morrison, le bain moussant à la lavande et les bougies autour de la baignoire choisis par une femme). En tous cas, on y dort très bien — et Mum, les jambes surélevées, parce que la visiteuse japonaise avait raison : les sols ne sont pas droits.

Ombres d'une plante et d'une armoire massive au pied d'un escalier, sous lequel un espace de rangement est fermé par un rideau
Le monstre sous l’escalier était en réalité une plante.

Les friend awards semblent être un truc apprécié des Anglais. Il y en avait un dans la chambre que j’occupais à Brighton : la classe félicitait cette petite fille pour être une super camarade, toujours prête à partager ses expériences, mais aussi à écouter et aider les autres, toujours de bonne humeur, adorant la gym, etc. Quelque chose à mi-chemin entre le portrait chinois et l’évaluation de soft skills qui ne rentrent pas dans le cadre scolaire mais qu’on voudrait valoriser. À Bristol, un équivalent pro est affiché au-dessus de l’imprimante ; il détaille à quel point notre hôte a été un excellent compagnon d’équipe et énumère tout un tas de qualités et d’événements souvenirs, comme le fait qu’il fasse un ketchup maison meilleur que le ketchup (ou était-ce une soupe ? je ne me souviens plus). Est également mentionné le fait qu’ils ne mentionneront pas l’épisode de l’écureuil ; depuis, cela me taraude : what on earth happened with that squirrel, Alex? I need to know. (I never will.)

Bright Brighton

Une porte jaune vif dans une maison bleu, collée à sa voisine rose

Mercredi 14 août

À notre arrivée à Brighton, le AirBnB sent l’humidité. Ou le renfermé. Une odeur pas agréable, forte. Je répugne à rentrer après être ressortie pour dîner. Mum prend la chambre du haut et je dors dans celle d’une petite fille qui fait du foot, de la musique, de la gymnastique et de la danse — il y a un diplôme de la Royal Academy of Dance au-dessus du lit. J’envoie une photo à N. (nous avons toutes deux commencé la danse avec cette institution) et elle fond : avec distinction, en plus !

Le pub du coin de la rue a
des burgers VG à la carte (oui, au pluriel, il y en a deux, nous commandons les deux)
une table haute pour bébé
une cookie jar remplie de biscuits pour chien
une guirlande de photos de chiens
un serveur adorable
une tablée de femmes qu’on imagine mères de famille ou pas du tout, ça pourrait être une soirée entre copines, Tupperwear ou queer
— une atmosphère familiale qui, pour tout dire, ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un pub.
Comme la pizza de la veille, frites et burgers se digèrent étonnamment bien.

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Jeudi 15 août

Je petit-déjeune d’un scone au fromage assez gros pour, peut-être pas assommer quelqu’un avec, mais disons briser une vitre. Difficile de ne pas jouer avec telle nourriture : Mum immortalise mon (sur-jeu) de casseur agressif. Nous nous attardons à la table du petit-déjeuner bien après avoir fini de manger ; il est si agréable de discuter sous l’ouverture du toit vitré et les quelques rayons de soleil qui nous tombent dessus.

Lumière matinale sur le mur

Les habitants ont dû emporter leur sèche-cheveux au camping ; j’agite les miens au-dessus du grille-pain (McGyver ne sort pas la tête mouillée quand il fait frais). Comme convenu, ils ont en revanche laissé leur chat : Bobby-the-cat est très câline quand il s’agit d’obtenir sa pâtée.

Boutique violette de Fish & chips au premier plan, puis une maison bleu sombre avec une porte orange vif

Le AirBnB se trouve dans un quartier résidentiel en hauteur. Des rues pleines de petites maisons de couleurs pas toujours assorties : un brouillon de color artist qui ferait des essais pour sa palette perfect. Au niveau individuel, entre murs et porte, ça marche parfois, mais il faudrait un graphiste pour harmoniser les couleurs des rues, en camaïeux ou teintes qui tranchent.

Lampadaire à moitié cassé sur fond de ciel gris tempête

Sur le front de mer, on trouve la fameuse jetée, évidemment, mais on n’imaginait pas le contre-champ comme ça, ni l’une ni l’autre, pas si grande ville, pas avec des bus à deux étages à deux rues de là. Il y a un petit côté destroy aussi, qui peut-être empêche le kitsch ? Authenticité de la peinture corrodée.

Un bout de plage, un gros manège jaune-orange sous un ciel gris tempête et l'enfilade des immeubles dépareillés sans charme qui forment le bord de mer

Sur la plage, les mouettes : they own the place. Quatre jeunes gens en maillot de bain vont dans l’eau, entre les deux drapeaux qui délimitent l’aire de baignade, dans le vent, le froid et les rouleaux. On les regarde sous la capuche de nos hoodies, les mains un peu plus enfoncées dans les poches.

Mouettes et transats rayés sur une page de galet avec au seconde plan "Brighton Palace Pier"

À 15h, nous déjeunons indien au milieu d’une forêt magique de guirlandes lumineuses et de cordes : les lianes ne sont autre que les tenants de balançoires, à l’amplitude restreinte par des chaînes pour qu’on n’aille pas faire du tape-cul aux voisins. Le serveur propose des chaises normales comme alternative, mais évidemment nous préférons the fun ones. Et le cœur et le corps balancent devant la carte. Nous découvrirons plus tard que le restaurant est franchisé : watch out for Mowglie.

Mur et plaque de rue qui disparaissent sous les graffiti

Les peluches Jellycat se multiplient dans les vitrines : des marshmallows chez Waterstone, une aubergine Dracula dans une boutique de jouets, une grosse mouette en peluche sur une maison de souris un peu plus loin. Toujours l’enfance, partout. Et l’inventivité graphique. Dans les papeteries, sur les présentoirs des cartes postales, les devantures des magasins et les murs de la ville, omniprésente. Les o des DoNUTS volent.

Auvent rayé et tableau naïf pour une rue commerçante

Peluches Jellycat

Ni couleurs, ni revêtement, ni métaux : le Royal Brighton Pavilion ne nous emballe guère avec ses formes indianisantes sans aucun atour. Nous le contournons, dubitatives, en cherchant toutes les quotes qui pourraient résumer le lieu :

« Une maquette en attente d’être peinte. »
— la souris

« Comme si on avait mis du fond de teint et oublié de se maquiller. »
— Mum

Le seul véritable attrait de ce bâtiment est de n’avoir rien à faire là. Incongru, je l’aime autant en silhouette sur les poubelles de la ville. Une photo que je n’ai pas prise : le pochoir blanc du Royal Pavillon sur une poubelle vert sombre devant une maison vert clair.

Un bout du Royal Pavilion parmi les toits

Bow window dont la fenêtre est tenue par une bouteille en verre

Le crachin nous fait accélérer le pas — en montée. La soupe réchauffée est tout indiquée. Mum s’endort devant Les Animaux fantastiques, alors que je suis tout heureuse de retrouver le Niffleur et les fossettes d’Eddy Redmayne. J’ai l’impression de l’avoir vu hier. Hier il y a 8 ans.

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Vendredi 16 août

Au réveil, je repense au SDF croisé sur la promenade près de la plage dans son sac de couchage, la tête relevée par le coude, un Philippe Katherine Poséidon qui regarde passer les touristes. La lumière filtre à travers les rideaux, projette sur le mur des rayures chargées de la couleur des boules en papier qui enguirlandent la fenêtre. Je me rendors. Au réveil, j’ai l’impression que je pourrais dormir toute la journée, enveloppée dans la douceur de l’oreiller et de la couette, pourtant pas si douce. Toutes les sensations me semblent pouvoir être ressenties avec volupté. La fraîcheur du (beau) jour en passant la tête par le vasistas. La proximité de la mer invisible autrement que par le cri des mouettes.

Écureils anglais
Attention, un squirrel peut en cacher un autre.

Cette fois nous descendons jusqu’à la mer par Queen’s Park – l’occasion de croiser des écureuils et des nénuphars en cage (leur nature expansive contenue par des espèces de casiers à homard, des mouettes pour geôliers). La mer en vue n’est pas pour autant directement accessible. Passage souterrain à emprunter, voies à traverser, murets à enjamber : c’est comme en Calabre, la plage se mérite. Et elle a ceci de génial : des toilettes publiques (certes partagées avec les mouettes, dont une perverse qui ne me quitte pas des yeux).

Plage de Brighton

Plage de Brighton avec au premier plan un bout de rambarde turquoise rouillée

Plage de Brighton au second plan, derrière un fronton sombre et une rangée de poubelles

Il fait beau. Presque chaud. Beaucoup plus beau et beaucoup plus chaud qu’on aurait pu l’escompter en partant ce matin — sans maillot de bain. Entre les vagues si grises hier et l’air si frisquet ce matin…  Je regrette. J’envisage me baigner en culotte et serais presque prête à faire fi de la gêne seins nus s’il n’y avait le froid et l’humidité à mettre en balance pour la suite de la journée. C’est trop bête. Cela prend si peu de place, un maillot. Sur un coup de tête, j’abandonne le conditionnel passé (j’aurais du) et décide de faire l’aller et retour, vingt-cinq minutes de marche en dénivelé, pour aller chercher maillot et serviette.  Je laisse Mum dorer somnoler sur la plage et me lance, transpirante, enthousiaste, dans ma virée un peu folle, un peu fofolle.

Séparation colorée gris et rose de deux maisons mitoyennes

Séparation colorée de deux maisons mitoyennes : une bleu avec porte orange et une jaune avec porte gris sombre. Devant la seconde est garée une voiture bleu pastel qui fait écho à l'autre maison

Je marche seule à grande enjambée, prise d’un sentiment de liberté vivifiante, vole quelques photos au passage, suis enfin de retour, puis dans l’eau. Cela aurait été trop dommage de louper ce bain de mer, mon unique occasion du séjour et de l’été. La brasse face au Pier a quelque chose d’improbable. Moins cependant que la discussion que j’engage dans l’eau avec une Allemande de Cologne, qui a laissé son boyfriend sur la plage. On échange des banalités puis des tips, elle me conseille The Little tea room in The Lanes et je tente de lui décrire le cheese scone :
— It’s like Brot und Käse, only…  
— … only better, that’s what you’re trying to say ? elle rigole.
Je cherchais juste : plus chmouch chmouch, plus moelleux. Fluffy? Mon anglais est rouillé.

Silhouette au bord de l'eau qui relève son pantalon

Gros plan sur une rambarde en fer forgé avec la mer floue en arrière-plan

Lunch time : sandwich triangle et pas triangle. 2 x 2£ et nous nous promenons sur le Pier, dénichons deux transats un peu éloignés des attractions bruyantes. Ici, les glaces à rien sont servis avec un bâtonnet de chocolat : whip & flake, je dois goûter. Après quelques stands hors de prix ou en rupture de stock, c’est chose faite : le bâtonnet s’émiette, on dirait une stracciatella en kit, non mélangée. On digère et on somnole sur un banc étoile pas loin de la maison renversée qui marche sur le toit puis on longe la plage longtemps, jusqu’à une langue de pelouse et un Crescent bien peu balnéaire qui s’avèrent appartenir à la commune suivante, Hove.

Barrière en fer forgée blanche et panneau "Risk of death or serious injury Don't jump in the water"
J’adore cette précision anglo-saxonne (s’il y a danger de mort, on se doute qu’il y a a minima danger de graves blessures).

Transats rayés devant les ruines du concert hall sur pilotis

Mum toute floue avec son cornet de glace
L’erreur de réglage me rappelle les photos argentiques de mon enfance.

Après quatorze kilomètres de balade dans les pattes, nous sommes de retour. Ratatouille et œufs cassés dedans façon chakchouka, nous dînons à la maison. Puis regardons la fin de Fantastic Beasts. J’ai décidément grand plaisir à le revoir.

Ruines du concert hall sur pilotis encadré par les décors d'un kiosque

Juillet 2024, journal

Lundi 1er juillet

Je pars pour Paris un peu à reculons alors que je me stabilisais dans une routine-reprise en main. Mais le boyfriend et nos discussions et son amour, ce qu’il me fait comprendre de moi, enveloppée dans sa tendresse.

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Mardi 2 juillet

Rêve. Fête familiale. Mon ex fait un malaise, il faut faire vite, les numéros d’urgence ne fonctionnent plus, le 18, rien, 118-218 n’est pas adapté, il est raide, il va mourir, je m’escrime sur mon téléphone, il meurt, il est mort, je suis secouée de spasmes insurmontables. Je ne sais pas si ce sont eux qui me réveillent ou les enfants du dessus.

Un bon ramen au bouillon épais, mousseux presque, avec sésame, cacahuète, noix de cajou : je me brûle un peu les papilles dans ma hâte-appétit.

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Mercredi 3 juillet

Rue du Maine, deux imbéciles à deux roues manquent de me renverser en voulant dépasser une file de voitures arrêtées, alors que, les ayant dépassées sur le passage clouté, je vérifiais les véhicules qui auraient pu arriver en sens inverse. Cri. Ma transpiration se met à puer.

Mon ancienne carte bleue de bibliothèque est découpée aux ciseaux, consciencieusement en six morceaux. Cela m’attriste un peu, mais je lutte contre la nostalgie : elle est remplacée par une carte rouge aux lettres blanches qui me fait par contraste prendre conscience du graphisme daté de celle qu’elle remplace. À nous deux (ressources numériques de la ville de) Paris !

Le boyfriend et moi retrouvons Mum dans une crêperie de Montparnasse pour se voir et fêter la non-retraite mais quand même départ de Mum, que ça chiffonne, les choses pas carrées. Elle est enfaitée de sacs et en sort : un guide de vacances de l’Angleterre avec un post-it coloré qui mène directement aux Cotswolds ; des petites boîtes en carton allongées qui contiennent des éventails corporate (j’ai failli les refuser puis me suis rappelée que je suis prof de danse, maintenant, et que cela peut être fort utile pour travailler la variation de Kitri) ; mon manuscrit pour me montrer ses corrections, que je prends en photo au téléphone — nous sommes côte-à-côte. En face de moi, le boyfriend s’aperçoit quand sa galette arrive devant lui qu’il a oublié de la demander dans une crêpe de froment, mais se régale sans que son allergie au sarrasin déclenche autre chose que mon inquiétude.

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Jeudi 4 juillet

Rêve. Embauchée dans le corps de ballet de l’Opéra (!) c’est mon premier spectacle. Je me rends compte juste avant que je n’ai pas de collants roses ni de poudre blanche pour l’acte blanc. Pas de faux chignon non plus pour coiffer mes cheveux courts. Et il faut que je révise la chorégraphie que je ne connais qu’à peine, c’est la panique. Tellement la panique que je n’entre pas en scène, je me saborde, on ne voudra jamais me garder après ça, c’est la panique. Mais quand je m’explique-excuse auprès de Claude Bessy (mon inconscient a vraiment du retard), elle semble comprendre. Je dois me reprendre, travailler.

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Vendredi 5 juillet

16 km dans Paris, avec C. (nous suivons le GR75) puis L. (nous poursuivons l’idée d’une glace Berthillon, qui se transforme en sorbet). On parle d’argent, de budget, pas mal (avec C. et avec L.), de ce qu’on mange ou grignote quand les soirées se font sur l’heure du dîner, de changement professionnel et des fleurs qu’on se met à apprécier en vieillissant, c’est un truc de vieux, des trentenaires qui disparaissent dans leur famille (avec C. dont la sociabilité se reforme autour de compagnons culturels gays) et des gens qui semblent plus beaux à Paris mais qui sont probablement juste mieux habillés, peut-être aussi plus riches et mieux soignés (suggère L.).

Je prends des nouvelles de Paris : la ligne 14 à Maison Blanche et la voile tendue au-dessus de la station, qui de loin semble refléter les moirures d’une étendue d’eau et de près se morcelle en milliers de carrés de papier qui ondulent sous le vent ; le prix des glaces Berthillon grimpé à 6,50€ chez les revendeurs les moins chers ; les barrières métalliques partout à cause des JO, les gradins vides le long de la Seine boueuse, des palmiers sur le pont Louis-Philippe-sur-la-Croisette ; la flèche de Notre-Dame ré-érigée, construction bicolore que la pollution n’a pas encore harmonisée.

J’ai enfin la sensation de profiter des longues soirées d’été, les fesses posées sur diverses pierres, diverses marches sur les quais de Seine puis dans un square près de Saint-Michel — jambes et salive épuisés.

Survoltée, j’assaille encore le boyfriend avec le récit de la journée. Il trouve comment m’ôter les piles : en me massant les jambes. Je grogne de plaisir et douleur mêlés, glissant toute douce toute huileuse d’arnica dans un pré-sommeil sans courbatures.

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Samedi 6 juillet

Rêve. J’ai un devoir à rendre avec des réponse sous forme de dessins, mais le temps mais la tâche, ça m’échappe.

La chouine de m’arracher au boyfriend (concomitance de chouine hormonale, je réaliserai dans le train).

Goûter de balletomanes. On se croisait il y a tellement d’années que (hormis IkAubert, que j’ai davantage côtoyée) les retrouvailles ont des allures de rencontre. C’est techniquement vrai pour deux des trois pulls rayés : S. est venue avec ses filles de 9 et 12 ans, dont j’ai peut-être eu vent de l’existence bébés. Pour les adultes, les mères, je mélange pseudos et prénoms, mais je reconnais les visages, retrouve leurs expressions, leur beauté approfondie par les années, plus personnelle, plus elles. On hésite, on commande : mon moelleux à la crème de marron n’est pas très grand mais il est très moelleux, et le thé vert glacé gingembre-citron-menthe me ravit, sans trace de ce goût âcre que donne souvent le thé trop infusé. Je sirote et la boisson et la conversation avec plaisir. Tout le monde est encore fervent balletomane, même si tout le monde ne pratique plus aussi assidûment depuis le Covid, depuis les enfants, depuis l’inflation aussi. Nous connaissons mieux désormais les noms des étoiles qui partent ou sont parties à la retraite, remplacées par les anciens petits jeunes eux-mêmes remplacés par des visages et des noms dont nous avons perdu ou commençons à perdre le fil. IkAubert nous appâte avec des programmes de ballet dont elle voudrait se délester et qu’elle sort de son sac — c’est la ruée vers le passé, les dates sur les tranches décorrelées de mes souvenirs. Les quatre petits cygnes s’envolent pour le Lac à Bastille (la team rayée, rejointe par une cousine) et nous sommes encore trois à discuter trois quarts d’heure sur la place. La prochaine fois, avant dix ans.

Les trois-quarts de l'image sont occupés par un bâtiment noir et se découpe un rectanglee de ciel avec une moitié d'arbre
Géométrie vespérale à Roubaix

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Dimanche 7 juillet

Kinds of Kindness au cinéma.

On me demande le matin en allant voter si je veux bien venir dépouiller. Les résultats de ma circonscription ne devraient pas être trop déprimants, je veux bien. Dans ma tête, je vais dépiauter, pas dépouiller : dépiauter, c’est culinaire, papillote, c’est joyeux ; dépouiller, ça pue la mort, la démocratie n’est pas encore un cadavre à qui on ferait les poches.

À 18h, on installe les tables dans la cantine, on répond à l’appel de nos cartes d’électeurs et c’est parti. On attend. À notre table de quatre, le small talk est apolitique mais citoyen, nous avons des habitués du dépouillage qui se gardent bien de toute référence partisane. Les accrochages de la cantine scolaire divertissent le temps qu’il faut ; j’aime bien les hiboux vert, jaune et rouge où sont accrochées des pinces à linge au nom des enfants. Ma voisine à la beauté aristocratique éthérée est complètement hors sol ; dans l’attente des enveloppes, elle… prie ?

Le départ est difficile, avec deux nuls sur les quatre premières enveloppes,  difficiles à cataloguer. L’enveloppe vide ou avec un papier blanc, c’est facile, mais deux moitiés de bulletin déchirés tombent-elles sous le coup des deux bulletins dans l’enveloppe ou du bulletin déchiré ? Je me sens idiote de ne pas trouver le bon code pour ce bulletin nul, d’avoir à lire toute la liste à voix haute. Je me demande si les gens qui votent nul ont déjà dépouillé ; s’ils ont vu comme c’était laborieux, de catégoriser, agrafer et faire parafer l’anomalie par tous les responsables du bureau de vote. Blanc, je ne dis pas, mais nul ? La seule consolation à ce traitement chronophage est l’inventivité dont ils font parfois preuve.

Deux moitiés de bulletins déchirés et glissés dans la même enveloppe

Le stylo que j’ai attrapé à la dernière minute avant l’oubli est en fin de vie, je suis obligée de crayonner à chaque barre du décompte, sachant que les pointillés imprimés pour guider sont très rapprochés. Ma voisine et moi traçons des bâtons puis on échange au lot suivant, ma voisine ouvre les enveloppes et j’annonce à voix haute les noms pour les messieurs qui sont déjà sur leur feuille parce qu’ils ont aperçu par transparence la couleur ou la mise en page du parti. J’écorche le nom du candidat RN ; Leys comme les chips ? Je dis David Guiraud des dizaines de fois, la table derrière ne dit même plus David, juste : Guiraud, ça pop dans la salle comme si c’était un gazouillis d’oiseau. À la sortie, on se demande si dépouiller a été une diversion éphémère dans une enclave protégée du RN ; en réalité, le soulagement est national.

Ma voisine et moi rentrons d’un même pas. Je laisse affleurer mon étonnement pour les voix RN dans une ville caractérisée par son vivre-ensemble, et la jeune femme perchée me répond dans un rire un peu triste, sans animosité, que ce n’est pas son expérience, qu’elle s’est faite harcelée pendant toute sa scolarité. Je n’en suis pas malheureusement surprise : ses airs surannés de portrait en camée l’auraient désignée comme drôle d’oiseau à parquer dans n’importe quelle cour de récré. L’enfant est un loup pour les zèbres-brebis.

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Lundi 8 juillet

Pourquoi l’envie de faire se mue chez moi en devoir faire ?

Par hasard sur Arte.tv, alors que c’est le dernier jour de (re)diffusion : Le Carré noir, une comédie allemande donc barrée avec Sandra Hüller.

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Mardi 9 juillet

Comme ça, j’ai eu envie de mettre à jour ma blogroll. La page datait de 2017 et j’ai dû télécharger un éditeur de code parce que je n’en avais jamais installé sur cet ordinateur. J’ai Ctrl C, Ctrl V puis tout cassé (Ctrl C, Ctrl V en sens inverse) ; j’ai tâtonné, bidouillé, me suis acharnée au point de ne pas avoir envie de m’arrêter pour déjeuner (ce que j’ai tout de même fait après avoir réalisé que je venais de manger la moitié d’un Babybel familial). J’avais oublié comment ça pouvait obnubiler, de bidouiller du HTML / CSS. Jusqu’à en avoir mal aux yeux, devenir fébrile devant l’écran. J’avais oublié aussi la satisfaction qui en découle, quand ça tombe bien, quand les colonnes sont alignées ou une icône pivote dans le bon sens (en réalité est remplacée par une autre) quand on clique dessus. Dans la foulée, j’ai rétabli les icônes FontAwesome : adieu petits rectangles qui envahissaient discrètement le blog comme des mauvaises herbes. C’est in fine assez inutile, mais très satisfaisant.

J’ai pris conscience que c’était probablement ce qu’essayait de m’expliquer le boyfriend à propos des jeux vidéos « très punitifs » qui l’énervent souvent mais dans lesquels il s’obstine : d’être retardée, la satisfaction n’en devient que plus gratifiante. On a mis beaucoup d’effort dans quelque chose qui ne sert objectivement à rien (une blogroll en 2024, lol), mais je suis d’accord, « c’est très satisfaisant ». Ça m’a même fait beaucoup de bien de m’acharner sur quelque chose de si futile : ça replace l’envie au centre, plutôt que de se focaliser sur un résultat et ce qu’il peut avoir de vain. (L’été est souvent un moment de lutte contre la vacuité, chez moi. J’imagine que ça vient avec la vacance.)

Après dîner, un tour de pâté de maison et du parc Barbieux pour évacuer la fébrilité, puis encore de l’écran pour visionner Written on water, une fiction sur une chorégraphe qui crée une pièce sur le désir. Je l’ai regardée parce qu’Aurélie Dupont y joue, mais c’est la peau et les lignes d’Alexander Jones qui m’ont fascinée (thématique désir, on ne l’a pas choisi pour rien).

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Mercredi 10 juillet

Phase de détestation de soi-même. Attendre que ça passe.

Bouquet de campanules blanches rendues translucides par un soleil de fin de journée

Lu une très belle BD : Au-dedans, de Will McPhail. Qui m’a fait rire au-dehors et placée à la lisière des larmes.

Il y a quelques jours, l’idée de changer de signature a émergée. Comme une mue, laisser la signature adolescente toute barrée-barricadée — imitation de la graphie de ma mère avec le nom de mon père. Au stylo fuchsia, j’ai tenté quelques grigri-gribouillis sur une feuille de brouillon où j’étais en train de lister les livres que je voulais chroniqueter, et avant que j’en ai vraiment pris conscience, une bourrasque d’initiales s’est abattue là-dessus commune nuée de criquets. Je voudrais faire apparaître l’initiale de mon prénom, mais ne sais pas très bien comment l’harmoniser avec l’initiale de mon nom de famille ; je ne les dessine pas dans le même alphabet : la famille est restée dans la graphie scolaire bien déliée tandis que le prénom s’est approprié des fioritures traversées en calligraphie — je découvre d’ailleurs un angle pointu dont je n’avais pas conscience. À un moment, je passe l’initiale familiale en minuscule et je la termine d’un point, comme si l’affaire était réglée : elle ne l’est pas, mais ça m’apaise étrangement.

…Jeudi 11 juillet

Rêve. Nous sommes dans l’appartement de Sanary, des petits taureaux passent dans la chambre, nous nous abritons derrière mon canapé-lit orange renversé, les cornes dépassent quand ils l’embrochent, attention, on se recule, heureusement que ce ne sont pas des adultes, on ne survivrait pas ; ils passent et se stockent sur le balcon. Avant ou après, il se passait autre chose, avec un grand drap rouge que l’on tentait de faire tomber-blouser comme au théâtre dans les pièces de danse contemporaine.

Au réveil, les cornes du taureau se confondent avec les initiales pointues. L’après-midi, je remarque sur la grand place un restaurant qui a presque repris la silhouette de Buffalo Bill.

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Aspirateur superficiel, poussière de-ci de-là, micro-rangement d’une pièce à l’autre, relève de la lessive, séance cardio vidéo sur la terrasse, marche jusqu’au bon pain, jusqu’au supermarché asiatique : je travaille à m’épuiser. Et ça marche, retourné activement contre moi mon énervement se dissipe. Il faut, non pas que je fasse quelque chose, avec un résultat productif, mais que je m’active, que mon corps soit de la partie. Vers 16h30 enfin, je peux ralentir, et j’ai plaisir à lire au soleil, à sentir ma peau caressée et mon corps stocker de la chaleur — l’été est enfin là, pour une journée, dans le ciel et dans ma tête.

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Vendredi 12 juillet

Rêve. Je donne mes premiers cours, ce n’est pas dans le bon bâtiment, je découvre les niveaux, une barre au sol débutants, une barre au sol sportive, j’improvise.

Lors de la séance cardio d’hier, j’ai pris la plupart des options « low impact » proposées pour les débutants, les femmes enceintes et les personnes en surpoids bien que n’étant rien de tout ça, mais j’ai quand même senti mes quadriceps se tétaniser et ce matin, le grand dentelé me donne l’impression d’avoir des moignons d’ailes dans le dos à chaque fois que mes omoplates bougent. Nouvelle séance en évitant toutes les fentes-tueuses-de-cuisses : je découvre les pogo jumps, le nom me ravit.

Il pleut des cordes, ça scintille d’impacts sur la terrasse. L’après-midi se passe en ligne avec Mum à effectuer toutes les réservations pour notre voyage dans la campagne anglaise. Can’t wait to meet Bobby-the-cat dans l’un des cottages AirBnB.

Vers 22h, fringante, j’essaye de créer sur Canva un template de publication pour mon Instagram danse. Grave erreur. Je suis avalée par l’infini des variations, il y a toujours une autre forme, une autre typo, une autre couleur avec laquelle ce serait mieux, et quand je vois l’heure, rien ne change, les formes, les couleurs et les possibles continuent leur danse macabre dans ma tête, dans mon lit.

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Samedi 13 juillet

Rêve. Mon ex se prend une balle de son cousin, mais j’ai quelque part où je dois être alors j’y vais et ce n’est qu’après que je panique, si ça se trouve il n’est pas mort, et la police, je cherche et pianote fébrilement le numéro du commissariat de sa ville, en vain, encore s’efforcer, s’inquiéter, ne pas parvenir. // Cher inconscient, tu l’as déjà tué il y a 11 jours.

Mini feuille de pak chou trop choupie tenue à bout de baguettes
Bébé pak choï

Recette adoptée : tofu au gingembre et pak choï.

Sur la grand-place que j’ai ralliée d’un bon pas, la petite foule familiale est en place pour le feu d’artifice. Ceux des villes moyennes sont maintenant ceux que je préfère ; la musique n’empêche pas d’entendre les explosions, et le spectacle est beau sans que la débauche soit telle qu’on ne puisse plus apprécier quelques fusées individuellement. Roubaix a le bon goût des fusées dorées — et des palmiers fous dont les branches se subdivisent en têtes chercheuses qui s’éteignent après ricochet (on est plus dans la métaphore vidéoludique que végétale). Je découvre au passage qu’il existe tout un lexique des feux d’artifice et que les palmiers sans tronc sont des pivoines ; les saules pleureurs sont bien des saules pleureurs, en revanche. Sur le retour, je prolonge les festivités d’un cornet de glace — industriel, un peu dégueu, mais qui a quand même le goût des vacances.

Comme tous les soirs, j’ai ouvert la fenêtre de la chambre pour aérer avant de dormir. Bien mal m’en a pris. Quand je suis revenue dans la pièce, l’air était irrespirable, empli des fumées de pétards tardifs. J’ai déplié le canapé-lit dans le salon.

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Dimanche 14 juillet

Screenshot de Duolingo
Phrase à traduire en italien : "Qu'a fait le peuple de Paris le quatorze juillet ?"

La colère-restlesness est passée. Calme, les abords de l’eau, moi qui coule paisiblement dans le parc. Il ne reste rien des pétarades de la veille si ce n’est quelques touffes d’herbe ou de macadam brûlé, des bouts de fusées dans l’herbe. Un homme me demande si je suis d’ici, il cherche les jeux pour enfants ; oui (je serais d’ici !), derrière le restaurant. Des petites feuilles vert clair sont apparues sur le pourtour de la caverne formée par un hêtre — j’aime percevoir les transformations silencieuses qui métamorphosent discrètement le parc. Les canards font des bruits de canard en plastique — si ce n’est pas une pensée de citadine. Des enfants leur intiment de se taire, taisez-vous les canards, et hurlent plus fort que cancanneront jamais lesdits canards. Pas moins fort en revanche que les gros muscles qui courent, traînent des pneus et font des roulés-boulés sur la pelouse. Lorsque le gars qui court avec un gros sac sur l’épaule en attrape un second et continue sa course un gros sac sous chaque bras, oscillant comme un personnage de dessin animé, je me revois courant comme une folle avec les deux valises cabine de Mum et moi pour ne pas louper l’Eurostar, le rire me rattrape.

Plaisir à retrouver du plaisir à chroniqueter mes lectures. Plaisir de sentir son corps se gainer jour après jour (narcissisme abdominal). Plaisir à regarder nuages et feuillage après les étirements, à deux doigts de m’endormir sur mon tapis de sport. Plaisir de voir le visage du boyfriend sculpté par la pénombre de la visio et de parler, longuement, de toucher à.

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Lundi 15 juillet

Y’a des jours comme ça, où la première recherche Google du jour, c’est « trajet nerf fémoral » et oui, même si je ne l’avais jamais éprouvé dans cette section, il va jusqu’au bord interne du genou, c’est bien lui que j’ai réveillé en étirant l’ilio-psoas hier. La douleur reflue quand je marche pendant un moment.

Sursaut à la fin de la lecture de ce billet des Carnets de la Grange : c’est toujours étonnant de se découvrir exister chez les autres. Ses extraits de lecture mêlés au récit de son quotidien me donnent envie de rassembler ici les extraits que je dépose sur Twitter et Mastodon.

Hydrangea ? Hortensia japonais ? Les fleurs semblent des papillons qui virevoltent autour d’elles-mêmes, manège de chaises volantes. C’est tout autre chose que j’entreprends de dessiner, un hêtre comme un massif.

Io sono l’amore sur Arte.tv : pour la langue italienne, le charme italien (des Italiens ?) et Tilda Swinton. La métaphore des plaisirs de bouche pour ceux de la chair est à la fois convenue et enivrante, tout comme l’étreinte de la belle bourgeoise et du bon gars de la campagne filmée au ras des épis de blé et des insectes — L’Amant de Lady Chatterley sous des températures plus clémentes (je ne suis pas la seule pour qui le parallèle est évident, même si je suis en revanche complètement passée à côté des références à Vertigo). Comme la scène n’a pas la puissance du livre, j’ai surtout été agacée par ce truc de la femme qui ne peut que recevoir (le corps, le sexe, la semence, le plaisir, la révélation), révélée à elle-même passivement, sur le dos, par un homme, dans le sexe forcément. Ça se finit un peu en eau de boudin, mais eau de boudin fracassante.

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Mardi 16 juillet

Rêve. Il ne faudrait pas, mais l’amoral disparaît dans le désir : sexe avec mon ex, son dos qui contente mes mains et pas loin de ma bouche son sexe dont je n’avais pas ce souvenir, long et fin comme une asperge. Mon écart me traîne à la porte de quelqu’un d’autre (un twittos je crois), qui m’accueille dans son appartement immense, j’abuse, dans un coin ombragé que je n’avais jamais remarqué se tient une table aussi grande que celle de réception où s’attardent quelques amis à lui, c’est estival, l’appartement se confond avec la terrasse, il n’y a plus forcément de toit, on voit loin, toute la Seine en enfilade, jusqu’à la mer tout au fond, je ne savais pas qu’on voyait jusque-là depuis son appartement. // Mon inconscient, cette grosse feignasse d’IA qui a tout repompé sur le film de la veille ! La grande tablée, l’été, la vue imprenable, la scène de sexe… Il a transformé un épi en asperge, piqué une transition issue de Dès que sa bouche fut pleine, deux deepfakes et youpla boum.

La chroniquette sur l’Éloge de la fadeur m’occupe une bonne partie de la journée. D’abord ça me rend guillerette, ça se tient, ça se tisse. Puis plus. J’écris en roue libre, feuillette le livre à la recherche de quelques citations, voudrait rajouter des oublis et la complétude se défait dans la tentation de l’exhaustivité. Écrire ne domestique plus le chaotique, redevient un exercice d’enregistrement vain.

Temps pluvieux, venteux. Lors d’une éclaircie, je sors avec l’intention de me promener ; arrivée au bout de la rue, j’hésite, stationne trente secondes et rebrousse chemin. Le boyfriend me comparera au chat qui met la patte sur le rebord de la fenêtre et décide que, finalement, rien de tel que le bac à chaussettes. Tapis de yoga pour moi, sur lequel je ne fais pas cette fois du yoga mais du cardio.

Le moustique vespéral ne m’aide pas à rétablir une heure décente de coucher. Le rythme 1h-9h est trop bien implanté.

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Mercredi 17 juillet

J’aimerais rencontrer des gens, oui, mais pas nécessairement un gars de 40-50 ans qui fait demi-tour à vélo après m’avoir vue esquisser quelques pas de danse et insiste pour avoir mon numéro après un échange que je pensais bon enfant sur la danse kabyle. Googler Massa Bouchafa pour voir comment danse cette chanteuse dont je n’ai jamais entendu le nom, oui, avec plaisir, essayer de reproduire ses gestes, c’est marrant, mais non, je ne veux pas aller m’asseoir un moment à l’ombre pour mater des vidéos YouTube que je devine très bien sur mon écran. Dire que je me suis soupçonnée de paranoïa narcissique en le soupçonnant de drague. Mon hésitation sur ses intentions a manifestement été interprétée comme une hésitation sur ses avances, et il a mis un moment à reprendre sa route. J’aurais pu couper court en partant, mais je ne voulais pas partir, je voulais que lui parte pour pouvoir finir mon dessin — de cet arbre depuis ce banc. Faut-il vraiment caser une allusion à son couple dès la deuxième phrase pour entamer une discussion sereine avec un homme ?

Carnet de croquis devant le gros hêtre que j'essayais de dessiner
Absolument pas ressemblant, mais j’aime bien quand même

D’un coup, ce qui était procrastiné est décidé : piscine. Les premières longueurs sont difficiles : l’essoufflement est immédiat, lil faut juguler la panique respiratoire, apaiser le souffle, le ralentir, l’allonger. D’une, je passe à deux brasses sous l’eau pour avoir plus de temps pour expirer, puis reviens à une seule, lente, bien articulée, me laissant glisser plus qu’il ne faudrait, mains jointes et pointes de pieds tendues. En me concentrant uniquement sur le geste et la respiration, je peux enchaîner les longueurs. Lorsque les sifflets invitent à sortir du bassin, j’ai nagé 40 minutes et la surprise d’avoir la tête qui tourne en remettant les pieds sur le sol ferme, carrelé. Un qui-sait, assis, boit à grandes goulées une bouteille d’eau remplie de jus de fruit ; du sucre, voilà qui est bien anticipé. Les sèche-cheveux ne marchent plus ou le personnel ne souhaite pas que l’on s’attarde. Vingt minutes de marche pour récupérer ; je suis délicieusement épuisée.

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Après trois ans à batailler, Mum obtient de Foncia le remboursement de la caution de mon appartement parisien. Ils ne pipent mot des quelques milliers d’euros d’intérêts de retard, qui leur vaudront donc des poursuites en justice.

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Jeudi 18 juillet

À ce cours de stretching postural, on ne travaille quasiment que des muscles sur lesquels ne j’ai aucun contrôle, qui ne sont associés à aucune sensation (vous avez une commande au niveau des omoplates, vous ?) ; ça m’énerve vite.
On ne s’énerve pas avec son soi-même, observe la prof.
C’est quand même énervant, je rétorque spontanément, faisant rire mes deux compagnes.

Après avoir tergiversé, je m’offre une glace Meert deux boules. Le chocolat n’est pas corsé du tout, et pourtant fort savoureux ; l’adjectif qui me vient, curieusement, c’est : rond. Ce chocolat est rond. Les mots pour parler de saveurs et de musique restent pour moi un mystère ; le lexique, d’accord, mais comment sait-on si on y associe tous la même saveur ou sonorité ? Il faut entendre, goûter. (Il faudrait probablement juste apprendre.)

Il reste du temps avant la séance ciné, et je constate à quel point il est difficile de trouver un coin agréable où se poser sans consommer dans le centre de Lille. Par agréable, j’entends : ombragé, relativement calme, qui ne sente pas la pisse. La ville ne veut que notre argent.

La bande-annonce n’avait pas menti : Les Fantômes est un bon film. Très bien (sous-)joué par Adam Bessa

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Samedi 20 juillet

Une pièce par jour : c’est le programme ménager, après une longue période d’absentéisme. Miettes, traces de graisse, calcaire sur l’évier, traces sur les plaques (après y être allée avec le dos de la cuillère, j’y vais avec le dos de l’éponge et c’est beaucoup moins inefficace, tant pis pour les rayures), projections sur les meubles, les murs, désincrustation de moucherons muraux, moustiques muraux, un coup de grattounette un coup de torchon, aspirateur, serpillère, plinthes et sol et non, les joints j’en gratte deux, ce sera pour une autre fois. Je comprends mieux pourquoi le grand ménage de printemps a lieu au printemps, et pas en été. Chaud. Mais grande satisfaction ensuite à chaque fois que je passe devant la cuisine : c’est propre, net, espacé, tranquille. Le contraire d’une tâche à faire procrastinée où que l’on pose les yeux.  Comme une promesse de vie qui se reprend en main.

Mes mains justement protestent tout le reste de la journée à chaque fois que je les lave. J’ai mis des gants pourtant, même si l’index droit est troué au niveau de l’ongle. J’ai mis des gants. En latex. Soudain je fais le rapprochement avec les bas autofixants qui me faisaient des plaques rouges à la fin de la (demi-)journée. Allergie.

Le soleil, ça tape : Jésus, amen, Jésus… Jésus, amen, Jésus… ni slamé, ni psalmodié, on dirait un vieux mec sous psychotrope qui essaye de chanter. Une seconde voix, type bourré, bredouille sur des âmes perdues — original pour une chanson à boire. Je ne sais pas s’ils rendent le micro, mais ça se met à ressembler davantage à de la musique. Heureusement, parce que la kermesse catho pousse le son et ça s’entend d’un bout à l’autre du parc Barbieux, pourtant tout en longueur. C’est la même chose en boucle depuis tout à l’heure, non ? demande un ado à sa famille. Maintenant qu’il le dit, on n’entend que Jesus / No life (sur l’air de No Women no Cry ?). Je presse le pas, dans la mesure de la chaleur et des sandales qui me chauffent le talon.

La Petite communiste qui ne souriait jamais. Vidéos de gymnastique. Tisane glacée.

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Dimanche 21 juillet

Rêve. Sur la vidéo Instagram d’un danseur, j’aperçois au fond, près du miroir, une silhouette floue comme sur une caméra de surveillance, en haut de forme. Au mouvement par lequel il glisse son téléphone dans la poche arrière de son téléphone, je suis sûre qu’il s’agit de mon ex. Sur une vidéo Instagram.

Toilettes et salle de bain, le récurage continue. Marche et séance cardio de 15 minutes. Corpus sanus in casa sana.

M. et moi habitons dans deux villes différentes la même allée et rue. Elle vient d’adopter une chatonne : j’assiste à la saison 1 de Poussière, mieux que Netflix !

Araignée du soir, espoir hurlement ravalé en petit cri, Timberland et Sopalin que j’ai ramassé sur lui-même sans le retourner. Elle était juteuse.

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Lundi 22 juillet

Un jour peut-être, je cesserai d’être cette personne qui attend cinq, dix minutes que le cours commence, à quinze se dit que la prof-ostéo a pris un patient en urgence, à seize prend son téléphone et à trente comprend qu’il n’y a personne, que la prof pensait qu’il n’y avait personne. J’aurais dû toquer à la porte du cabinet pour me manifester. Au point où on en est, je me rabats sur le cours suivant et pars chercher à manger : je suis incapable de gérer et la faim et la frustration. Je mange ma colère, remâche le gâchis et digère les 180g de taboulé en serrant les abdos, le cours de stretching postural a commencé.

Découverte du jour : pour que les chevilles soient stables en première, il faut « pousser » vers l’extérieur (si on passe une bande élastique autour des chevilles, contre elle en dégageant à la seconde). Et bien penser à descendre le talon et allonger le pied à mesure qu’on éloigne la jambe dans le dégagé, au lieu de pointer en hauteur, ce qui décale le bassin en faisant lever la hanche. (C’est sûrement opaque pour le profane, je le note pour m’en souvenir.)

On travaille aussi l’en-dehors de l’humérus : c’est comme le fémur, dit la prof — sachant que je ne maîtrise pas plus la rotation du comparé que du comparant. Je penserai à la bayadère qui soulève les bras pour attiser le feu sacré, la sensation correspond à l’amorce de ce port de bras. Si on ajoute du poids dans la hanche opposée au bras qui se lève, une ligne de force traverse le buste — exactement celle dont j’ai besoin dans l’arabesque.

La troisième révélation du cours reste mystérieuse ; je n’ai pas encore mémorisé ni même compris le chemin pour développer la jambe en arabesque plongée et obtenir cette liberté articulaire absolument incroyable qui me fait instantanément retrouver un degré de souplesse que je pensais perdu. Quand j’essaye seule, ça bloque à la hauteur habituelle. Manipulée par la prof, je ris de perdre à moitié l’équilibre ; ça me rappelle les souvenirs joyeux du conservatoire, quand on se « forçait » les arabesques (en réalité un moment de détente où on abandonnait notre jambe sur l’épaule d’une camarade qui faisait office de treuil).

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Retour du mode vener. Je sais ce qu’il me reste à faire : de l’exercice physique. Je passe en accéléré une barre au sol (les exercices assis avec les jambes à 90° me semblent désormais d’une inutile violence) et commence à régler des exercices en musique pour la rentrée. J’identifie ce qui me bloque et me faisais baisser les bras : devoir choisir entre plusieurs options pour un même type d’exercice et ordonner leur succession. Pour contrer ça, je décide de régler des exercices dans le désordre et de me filmer ; je piocherai ensuite  de quoi constituer un cours d’une heure. Retour à l’idée de bibliothèque d’exercices que je voulais constituer au début des vacances, quand il n’était pas encore temps de s’y coller.

Puis se filmer est instructif. Outre la confirmation d’un manque évident de rotation au niveau des cuisses, je note ce qui bouge, lâche ou au contraire ce qui reste surprenamment aligné — utile si jamais je voulais enregistrer des vidéos pour les partager. Mon déroulé du pied paraît relativement pro, mais je me crée un triple menton tout en tension en voulant les apercevoir et je suis incapable de commencer un exercice sans me réajuster mille fois. C’est vrai que tu pattounes, comme un chat, confirme le boyfriend, témoin de mes séances matinales de yoga.

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Lors de notre visio vespérale, il est question entre autres de masculinité et de féminité. Les signes extérieurs de féminité telle qu’elle est valorisée dans notre société patriarchale (minijupes, talons, maquillage), je les ai arborés tant qu’il s’est agi d’un jeu (provoquer les regards, remodeler mon visage pour la ville comme je le faisais pour la scène). Quand se maquiller est devenu un geste automatique à faire avant de sortir de chez soi, comme se brosser les dents, j’ai abandonné. Je ne me sens pas spécialement femme. Je sais que j’en suis une, je n’ai pas de problème de genre, mais ça m’indiffère globalement ; je me pense davantage comme un lutin ou un zébulon, un truc asexué, vaguement enfantin — adulte quand il le faut vraiment. La sensualité, lolilol. J’en dégage pourtant, dixit le boyfriend nécessairement biaisé. Serait-ce ce qui m’a surprise de moi sur les vidéos enregistrées dans l’après-midi, cette espèce de fluidité un peu précieuse qui m’échappe en dehors des exercices ? De fait, les rares fois où je me fais draguer, c’est toujours quand je suis en mouvement, jamais immobile — pas photogénique mais cinétique, on va dire. Ce n’est pourtant pas du tout l’impression que j’ai ou cherche à avoir ; je préfère me penser comme puissante plutôt que féminine. Le boyfriend avait remarqué, oui : j’ai le déplacement dynamique, efficace. N’empêche que transparaît quand même autre chose, selon lui. Ça me semble réducteur. Il argumente contre ma moue : il n’y a pas à opposer puissance et féminité ; il y a aussi une puissance de la féminité. Remuer du croupion comme un tralalalalère clôt le débat.

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Mardi 23 juillet

Je change les draps, lance une machine, récure la douche à mains nues puis avec de nouveaux gants sans latex après un intermède Leclerc, nourrit la poubelle jaune de l’immeuble, étend la machine, fais le rapprochement entre les tickets de caisse accumulés et mon compte en banque, saute d’un verbe d’action à un autre, mi-fatiguée mi-galvanisée.

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Mercredi 24 juillet

Non, les douleurs ponctuelles dans le nerf fémoral gauche ne sont pas bon signe. Oui, un autre nerf s’était mal positionné à droite. Posturologue et spécialisée en danse, l’ostéo passe un bon moment à m’expliquer comment engager un retiré par les ischio-jambiers plutôt par le quadriceps — ce qui, dans la répétition et par extension (monter les escalier, marcher…) cause ledit problème. Remplacer un réflexe de plus de 20 ans par un autre n’est pas une mince affaire. De fait, la gêne revint dès le lendemain.

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Jeudi 25 juillet

Fin du grand schlem ménager. 3 épingles, 1 pince, 1 élastique et quantité indénombrable mais importante de poussière et toiles d’araignée sous le canapé. L’appartement est désormais dans le même état que chez les gens qui font régulièrement le ménage.

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Vendredi 26 juillet

Rêve.  Une autoroute passe désormais derrière la maison de mon arrière-grand-mère et le chemin que seuls les riverains empruntaient est devenu une départementale très fréquentée. Le terrain est triangulé-isolé, vision en hauteur, la maison a fortement perdu de sa valeur, adieu le coin d’arrière-pays tranquille de mon enfance, les cigales remplacées par les voitures. Le dénivelé entre la terrasse et le jardin est devenu un canyon carrelé de motifs géométriques colorés irréguliers, triangles aigus, angles brisés, éclats de couleurs (les mosaïques de mon grand-père ? du MuSaBa ? les murs anti-bruits des autoroutes ?). Au réveil, ces murs hauts empruntent autant aux angles morts labyrinthiques qu’aux tombes des empereurs accompagnés de légions de soldats en terre cuite.

Rêve. C’est un dîner. D’anniversaire, je crois. Du mien, il me semble. Mum veut payer pour tous, mais quand le serveur annonce une somme à six chiffres, elle tique, carte bleue à la main, et rétrograde à la moitié. Je veux recalculer l’addition, des plats à 40€ c’est cher d’accord mais pas au point de valoir le prix d’une maison, 40 x 4, non combien sommes-nous, 40 x 7 + 10 * 3 les entrées les desserts est-ce que l’astérisque est bien prioritaire sur l’addition, je recommence, n’y arrive pas, la calculatrice me donne comme résultat une somme à six chiffres, moindre que celle du serveur, mais tout de même, cela doit être ça, cela ne peut pas être ça, comment de 40 passe-t-on à près de 400 000, l’ordre de grandeur m’échappe. // Mon inconscient aime me faire pianoter en vain sur des boutons, c’est comme au début du mois quand j’essayais d’appeler les secours pour sauver mon ex mourant.

Rêve. Dans le rêve, je me dis que je dois m’en souvenir, et de fait je m’en souviens au réveil, de cette pièce lumineuse avec ses ouvertures de palais et ses trois ornements de pierre, pommes de pin stylisées, évidées, lacis minéral, dont l’une est penchée, cassée. Mais du reste, des autres pièces, du contexte, des enjeux, rien. Rien que la lumière et ces plugs de pierre dressés sur une balustrade, gargouilles abstraites, boules de cristal qu’on accroche en bas des escaliers bourgeois.

Not un rêve. Not le Gorafi. Suite à une attaque sur le réseau SNCF, les TGV ne circulent plus et probablement pas du week-end : from boyfriend H-10 to boyfriend J-3 real quick. Joie envolée devant mon frigo méthodiquement vidé comme un porte-monnaie où l’on prélève pile l’appoint. Puis c’est la valse des rafraîchissements, sans paille mais avec F5, des atermoiements car le train n’est pas annulé, il circule ! avec un retard certes, compris entre 1h30 et 2h tout de même, temps de trajet triplé, reporter à lundi ou tenter, la tête dépitée du boyfriend par anticipation, je tente, sac ou valise, entrerai-je dans le métro, une rame toutes les 9 minutes avec les Lillois qui ne savent pas optimiser l’agencement de leurs corps, ils n’ont pas été entraînés aux grèves du RER C ni même à la 13 en heure de pointe, je juge la trottinette pas repliée et la double-poussette portant un bébé, ça oui, mais aussi un enfant en âge de marcher, pendant que les autres peut-être me jugent avec ma valise cabine que je serre de mes adducteurs pour qu’elle ne roule sur aucun pied, oui j’ai réussi à rentrer. Sur le quai du TGV, je me sers de la poignée comme d’une barre pour faire des relevés. Have you done your calf raises today? 

Au premier arrêt, une cinquantenaire sans gêne (blanche) éjecte une gamine (noire) de sa place sans même attendre que revienne la mère, descendue en vitesse pour remettre un paquet. S’ensuit une altercation à base de bon droit, de racisme et de dignité outrée. Des flics en civil se pointent, posture d’autorité torse bombé, avant-bras sur les sièges : le ton monte. Des agents SNCF les remplacent, parlent à voix très basse à la personne lésée qui en faisait des caisses : désescalade immédiate. Belle démonstration de communication non violente.

Le TGV circule à petite vitesse, ralentit puis s’arrête à Albert, que j’imagine être encore dans le Nord rapport à l’architecture en briques rouges de la gare et de l’église — surmontée d’un improbable dôme doré. Tandis que mon cerveau entonne le générique d’un dessin animé de mon enfance, Albert le cinquième mousquetaire, on m’apprend sur Mastodon que je suis dans la Somme et que cette église, en réalité une basilique, est célèbre depuis la première guerre mondiale.

En 1915, un obus toucha le dôme soutenant la statue, qui s’inclina, mais resta dans un équilibre précaire et impressionnant. Cet événement donna naissance à une légende : « Quand la Vierge d’Albert tombera, la Guerre finira. » disaient poilus et tommies.

Carte postale en noir et blanc de l'église et de la statue suspendue au-dessus du vide

De fait, l’église a été rasée par les bombes en 1918. Right on time. On ne peut pas en dire de même du TGV. 1h, 1h30, 2h, le retard n’en finit plus, mais je reste relativement guillerette, égayée par les commentaires de la cérémonie d’ouverture des J.O. sur Twitter. Twelve points go to France, c’est la même vibe que pour l’Eurovision. J’arrive grosso modo pour Céline Dion. Il aura fallu 3h30 pour faire Lille-Paris, soit environ 5h pour faire Roubaix-Montrouge.

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Dimanche 28 juillet

Zapping pour tenter d’attraper les épreuves de gymnastiques. La télévision ne retransmet pas les épreuves in extenso, seulement un zapping des disciplines où s’illustrent des Français, comme si on ne pouvait pas vouloir suivre un sport sans biais nationaliste. Ce n’est pas beaucoup mieux sur la plateforme france.tv : la rubrique « gymnastique » comporte uniquement le passage à la poutre de Simone Biles.

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Lundi 29 juillet

Rêve. On écope les conséquence d’une magouille entrepreneuriale de mon ex qui n’est plus là. Escape game à la vie à la mort, dans des eaux sauvages de la terre des courants, j’aide un binôme à avancer, ne pas se noyer, ne pas se faire rattraper au milieu des couloirs, casiers de piscine, quelqu’un nous aide à nous exfiltrer et le passage par la prairie, bien sûr, entre les clôtures.

Les anciens programmes de spectacles que j’étais passée chercher chez I. se sont transformés en prétexte à discuter tout l’après-midi devant un thé à la menthe non marocain (Mariage frères) et des cookies sans farine de blé (avec noisettes et pépites de chocolat). Dans la cuisine, tous les accessoires tous sont rouges, toutes les épices rangées dans les mêmes bocaux Rollinger ou Bonne Maman — je pensais que c’était uniquement dans les magazines de décoration ou les AirBnB, où la sédimentation du quotidien n’a pas à être matée. L’appartement dans son ensemble, avec son unique mur de couleur dans des pièces blanches, son rangement au cordeau et sa décoration assortie me fait penser à celui de Mum. Il y a même un monstera. Comme un fait exprès, I. me confie se sentir proche de ce que je raconte de Mum sur ce blog. Et je découvre au cours de la discussion qu’elles partagent un même goût juridique et humain pour les procès. De fait, I. serait impeccable comme témoin tant tout chez elle est narré méticuleusement, dans l’ordre, avec tenants, parenthèses relevant (« ce n’est pas intéressant » ajoute-t-elle aux faits détaillés) et aboutissants. Certaines choses peuvent être passées sous silence, mais pas d’ellipse ou de résumé pour ce qui peut être raconté. J’échappe à l’interro surprise en sortant des toilettes, où sont scotchées les fiches de révision tout aussi méthodiques de sa fille.

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Mardi 30 juillet

Rêve. Je replace les petits êtres figurines que j’abrite sous moi, corps gainé en planche, comme d’autres en rosace autour de moi. Ceux du dessus brûleront dans l’explosion mais protégeront ceux du dessous. Sauf que ce n’est pas une explosion, mais un incendie, je vois le mur en flamme nous sommes enfermés nous allons mourir j’espère que le monoxyde de carbone nous fera perdre connaissance avant de brûler vif, avant la douleur, mais le feu prend tout doucement, comme des braises qui grignotent doucement leur bûche, nous allons mourir oui mais plus tard, plus vieux, nous avons le temps de vivre en attendant, le feu nous rappelle à la joie de nous éprouver vivant quoique/car mortels.

Rêve. J’essaye des vêtements, hésite, ressort du magasin sans avoir tranché, avec tout sur le dos. Le burger qui reste à 22€ même végétarien, non, même s’il est bon, le plat à 17€ non plus, je prends le riz cuisiné à plein de choses à 11€, c’est bon.

Les champs de saisie se sont pré-remplis tels quels…

En visio avec une maman soucieuse d’accompagner au mieux sa fille, que sa prof dit douée pour la danse, je brosse un panorama des écoles supérieures à la wannabe ballet mum. Quand je lui explique que sur mettons deux cents gamines, l’Opéra en sélectionnera une dizaine seulement, lui échappe un ah oui quand même. Eh oui, c’est un peu comme une équipe olympique. On parle morphologie, souplesse, cours particulier et summer intensive. Je lui parle des parcours qui peuvent s’envisager, des CNSM, du CRR de Paris et de Boulogne, et aussi de tous les équivalents de l’Opéra à l’étranger : la Royal Ballet School lui plait bien pour l’inclusivité promue via les photos de son site web, et l’académie Princesse Grace, ça, ça lui vend du rêve ; elle m’arrête en revanche quand je mentionne Palucca ou l’école du ballet de Hamburg, l’Allemagne manque manifestement de paillettes. Je démultiplie les possibles pour qu’elle encourage sa fille à intégrer une formation professionnalisante sans se focaliser uniquement sur l’Opéra — statistiquement, il y a plus de chances de ne pas y être acceptée que de l’être.  Être douée et bosseuse ne suffit pas forcément, et c’est quelque chose de compliqué à (faire) entendre. J’espère y être parvenue, être restée encourageante sans susciter de faux espoirs.

Au dîner, le chirashi est bon mais vite lourd — cette chaleur… À 23h, en revanche, en compulsion, le bol en plastique ressorti bien froid du frigo, c’est divin.

À lire l’autobiographie de Fabienne Verdier après la biographie de Nadia Comaneci, c’est de ça dont j’ai besoin : de persévérance, de discipline qui se confond avec la curiosité et l’entêtement.

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Mercredi 31 juillet

Rien à faire, je regarde le sport avec l’œil de la danse. La compétition, la vitesse, les matchs, les armoires normandes de muscles : bof. Ce qui me réjouit, ce sont les corps maîtrisés, précis et puissants, les corps gainés-galbés arqués en virgules suspendues au-dessus des barres asymétriques comme des signes diacritiques, propulsées dans les airs en double salto tendu (Simone Biles !) ou fendant l’eau dans l’épreuve de plongeon synchronisé (au premier coup d’œil, le boyfriend me prévient que cette fois-ci, c’est du plongeon en solo, la seconde chinoise disparue derrière sa coéquipière).

Incapable de me lancer dans une activité qui exige une quelconque concentration comme de prendre plaisir à ne rien faire ou pas grand-chose, je m’enferme dans une humeur massacrante. Verrouillage hormonal activé. Contre ça, lire et suer il n’y a que ça de vrai, faire une course, gesticuler, s’étirer jusqu’à se prendre soi-même au piège au jeu et régler quelques exercices pour une future barre. La sueur s’ajoute à l’anti-moustique, à la crème solaire et aux 30°.

Un ami du boyfriend passe dîner, ça cause conflit israélo-palestinien et prénoms de son futur enfant. Les débats animent le boyfriend, de l’intérieur, visage éclairé, marré, je l’observe très séduisant depuis ma position de tiers, sans avoir à le faire à la dérobée, en me dédoublant-dédouanant de ma position d’interlocutrice qui est mienne lorsque nous ne sommes que tous les deux. On devrait inviter P. plus souvent, rit-il en fin de soirée, bien après le départ de P.,  alors que le canapé est redevenu lit.