Journal d’octobre 2/2

Mardi 17 octobre

Le thermostat du studio indique 15 degrés. On en veut un peu à notre camarade qui a prévu un exercice d’éveil-initiation impliquant de ramper au sol (c’est nous qui faisons les enfants dans les cours de pédagogie).

Nous avons des créneaux de “cours interne” entre nous pour tester des exercices et nous entraîner à les transmettre. Je tente une barre au milieu avec deux camarades de contemporain volontaires pour être cobayes : elles gèrent bien mieux leur équilibre que moi, habituées à un échauffement au milieu. Ce qui est une fantaisie pour la classique que je suis n’est rien que de très classique que les contemporaines qu’elles sont.

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Mercredi 18 octobre

Cours de pédagogie. La formatrice veut bien faire, mais en pensant m’aider à préparer les cours pour la semaine à venir, elle finit par régler les exercices à ma place — exercices que je serais bien incapable de transmettre, faute d’en sentir l’organicité.

N., blessée, ne peut se charger du cours des enfants comme prévu. Je tente de créer quelques exercices, mais rien de ce que je propose ne semble convenir à la formatrice. À force de voir tous mes pas non pas amendés mais remplacés, je finis par perdre mes moyens, et elle décide de se charger elle-même du cours de l’après-midi. Soulagement. Puis  culpabilité à laisser cette dame au corps meurtri se charger de la classe à ma place. Puis soulagement lorsqu’elle déclare forfait et que la directrice de l’école de danse prend le relai. La capitulation arrive juste après avoir tenté de reproduire un exercice donné par N. la semaine passée. « C’est difficile de donner un exercice qui ne vient pas de soi, » souffle-t-elle en se rasseyant à mes côtés. À qui le dites-vous…

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Mes voisins ont manifestement choisi la veille de ma grosse journée pour organiser une soirée. L’interphone n’arrête pas de sonner, les portes de claquer, et les basses boumboument jusque dans mon salon. Les invités hurlent à gorge déployée tandis que de grosses voix calmes débriefent de leurs problèmes relationnels devant ma porte — depuis quand les contre-soirées ont-elles lieu dans le couloir ? Alors que j’envisage à regret de troquer mon pilou-pilou contre une tenue décente pour demander grâce avec dignité, plus un bruit : 22h25, le sens du timing pour partir en boîte de nuit.

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Jeudi 19 octobre

Ma binôme classique blessée, je donne cours à l’ensemble des deux promotions. Cette fois-ci, je suis un peu plus à l’aise. Dans les grandes diagonales de la fin, je m’assois même à genoux près du miroir pour les regarder danser ; j’arrive à avoir ce détachement, à me poser. Je ne me demande pas quoi faire de mon corps quand ils sont à la barre, je suis tout entière dans mon regard, qui s’enguirlande aux uns et aux autres à la recherche de corrections à donner  pour aider à progresser. Je commence à voir des choses, à lire les corps, à repérer des alignements précaires, des tensions, des presque-ça. Parfois, je ne vois même presque que ça, au détriment de la danse, et je sens que cela va être un enjeu du professorat : tout en traquant les défauts, rester capable de se laisser surprendre par la beauté d’un geste.

Je dis des choses comme : arrondissez les bras à la seconde comme pour un hug. Ou : vous m’arrêtez quand il y a un truc qui ne va pas et évidemment une camarade me met un stop avant même que j’ai commencé la démonstration de l’exercice ; évidemment, ça me fait rire. J’entends aussi des choses comme : c’est Anastasia ! sur la musique des tours, effectivement adaptée du dessin animé. Cette valse est fabuleuse de nostalgie, ça me réjouit que d’autres aient plaisir à en identifier l’air (surtout quand il s’agit de la danseuse de première année sur laquelle j’ai un petit crush artistique). Grâce à Nate Fifield, je peux aussi proposer des dégagés sur Jurassic Park, des ronds de jambe sur La La Land et des frappés sur Ghostbuster.

L’énergie circule, je sens celle du groupe. Cela me rappelle un exposé que j’avais fait à Paris 3 lors de mes premières études, la première, l’unique fois où j’ai captivé un auditoire. C’était inattendu, c’était grisant. J’avais donné envie de lire Tuer Catherine aux étudiants présents ; après ça, les commentaires de l’enseignante sur la pertinence ou non de mon intervention n’avaient plus aucune importance.

On finit avec cinq minutes de retard, mais comme on en avait dix quand on a démarré, le timing est bon, ça tombe juste. Done. Je ne sais pas où je trouverai l’énergie d’enchaîner les cours, en revanche.

Devant la fontaine à eau du vestiaire, une danseuse à l’air toujours ravi (pourtant mère d’un nouveau-né) m’encourage par ses retours : je donne envie, elle espère qu’on conservera une semblable motivation avec le temps, et : on a traversé plein de choses, chacun avec son niveau.

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Révélation en cours d’AFCMD pour dissocier bassin et lombaires : on peut vraiment délordoser sans entraîner le bassin en rétroversion ni donc compresser les vertèbres ! Allongée sur le dos, l’enseignante au-dessus de moi, je me concentre pour déposer mes vertèbres dans sa main, glissée dans le creux de la cambrure, tandis que j’effectue des micro-bascules en anté- et rétroversion. Il me faudra du temps pour l’incorporer mais, même si la sensation clignote pour l’instant comme un néon en fin de vie, je l’ai identifiée ! C’est la clé, que dis-je : le cric pour maintenir à distance danse classique et lumbago.

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Vendredi 20 octobre

L’heure du téléphone commence par un 6 quand je me réveille avec une suspicion d’angine… et une camarade nous annonce avoir le Covid. Sur le chemin de la pharmacie, je me dis mécaniquement que ce n’est pas grave, il fait beau après tout — un réflexe optimiste démenti par mon parapluie  : il fait gris, il pleut. Un rideau blanc déborde d’une fenêtre ouverte. Oui, mais il fait jour, c’est vraiment ce que je me dis, c’est déjà ça qu’il fasse jour. Ce réflexe d’optimisme est absurde, mais il fait clair sous la ligne sombre, et blanc à la fenêtre.

Deux autotests plus tard (le premier était périmé, je m’en suis aperçue après m’être écouvillonné le nez), c’est plié, je suis covidée et presque soulagée de ne pas avoir à aller en cours par cette fatigue. Je vais pouvoir réchauffer ma polenta au four plutôt qu’au micro-ondes ce midi — de fait, je n’en fais rien. Le soulagement est complet quand j’apprends que les cours de lundi et mardi sont annulés à force de malades et blessés : je peux cuver ma crève tranquille sans avoir à préparer un cours à donner masquée. C’est étrange, mais j’ai l’impression que la maladie, légère, me protège, comme un plomb qui saute prématuèrement pour éviter tout ennui véritable. La journée est fiévreuse, mais douce, à comater, bloguer, exploser les heures au compteur derrière des écrans. Vraiment, quand le moral va, tout va.

Une mignonne peluche plante à côté d'un miroir

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Samedi 21 octobre

Toutes les six heures, c’est l’heure du Doliprane, et c’est presque aussi chouette que l’heure du goûter, même si la fièvre reste au-dessus de 38° après qu’il a fait son plein effet — c’est un peu dur par moments. Journée passée intégralement en pilou-pilou à comater (le correcteur s’obstine à compter), bloguer et regarder des séries.

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Dimanche 22 octobre

Photo noir et blanc d'une toile d'araignée avec des bokeh de lumière derrière

Il pleut des trombes, des akènes d’eau poussent sur la terrasse, puis le soleil apparaît en biseau sur le grand miroir au-dessus de la cheminée et le jardin devient un poème de Christian Bobin. La gravité n’est plus lourde, mais légère, les gouttes d’eau s’élancent les unes en décalé des autres, qui de la gouttière hors-champ, qui d’une feuille, qui de la rambarde, comme des enfants qui se succéderaient pour sauter d’un promontoire qu’ils appelleraient falaise. L’enchevêtrement des ronces-rosier, différentes essences, ressemble à ces costumes de scène sponsorisés par Swarovski. Puis tout redevient normal.

Le fruit du rosier d'où perle la pluie, avec des bokeh de lumière derrière

Une unique rose au milieu des ronces paillettées par la pluie

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Lundi 23 octobre

Une nuit de presque neuf heures de sommeil ! Puis trois heures de cours masqué avec une pianiste accompagnatrice, qui nous aide à formuler nos commandes musicales. Il est question à un moment de modalité, avec des airs celtiques ambiance Outlander, et… d’Adiemus. Wow ! Prononcé par la pianiste trentenaire, ce nom que j’avais complètement oublié me fait l’effet d’une capsule temporelle : soudain ressurgissent mes mercredi après-midi d’enfance où ma cousine et moi chorégraphions des choré toutes plus modern’ jazz vahiné les unes que les autres, retournant la pochette bleu océan avec des dauphins pour déterminer combien de fois appuyer sur la touche > du lecteur de disque. Ce coup de vieux et de kitsch, mes aïeux !

J’explique à la pianiste que j’ai du mal à compter les adages ; elle me demande si je n’aurais pas par hasard du mal également avec les pliés et les ronds de jambe… oh, hasard, oui, mais comment ? Me voilà réconciliée avec les adages et fâchée plus spécifiquement avec le ternaire, dénominateur commun à tous ces exercices.

Ressort également cette bizarrerie : aux contemporains, il est demandé de  ne pas toujours créer des phrases en huit comptes, quand il faut s’assurer de ne pas s’en éloigner (et même de les grouper en nombre pair) en classique.

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L’alarme incendie retentit. Je prends le temps d’attraper mon parapluie et de chausser mes baskets. Dehors, au point de rassemblement, des adolescentes se tiennent les bras en collants-justaucorps sous la pluie.  J’en abrite une ou deux sous mon parapluie tandis que nous retournons rapidement vers les studios. Mes demi-pointes sont foutues, déplore une fille, chaussons trempés. Du matériel de tournage et des techniciens campent dans la cour ; ils ont loupé la scène la plus incongrue de leur film.

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Mardi 24 octobre

Je reporte dans mon agenda Google la planning des cours jusqu’en décembre. L’effet d’accumulation joue à plein, déclenche colère, énervement, anxiété devant des vacances dont j’ai d’ores et déjà l’impression qu’elles seront trop courtes pour récupérer assez d’énergie. Je voudrais ne plus bouger de chez moi, ne rien tenter, aucun changement, quelle idée que ce passage au salon de coiffure. J’avais envie de me couper les cheveux, mais c’était il y a plusieurs jours, une éternité, quand j’avais plus d’énergie, moins d’anxiété et le pourquoi pas plus confiant. Je passe la journée à argumenter contre diverses personnes que je ventriloque — contre moi-même, donc. Incapable de profiter de rien. Lessive, rangement, aspirateur, pain en passant par le parc Barbieux. La machine à pester et s’affairer se calme le soir venu, quand la tombée de la nuit dispense d’avoir rien accompli en cette journée. Une fois que ce qui est décidé n’est plus à décider, aussi (billets pris, rendez-vous fixés).

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Mercredi 25 octobre

J’émerge vers dix heures dans ma couette si douce et chaude et fluffy, et rien ne presse, la sérénité est revenue. Je blogue (et publie le journal de septembre), je lis livre, newsletters et posts de blog, réchauffe du thé au jasmin, fini En thérapie (quelle série !), retire une réservation à la médiathèque. Ce sont les vacances, qui s’éprouvent comme telles.

Je retrouve sur Instagram une ancienne camarade du conservatoire et découvre à l’occasion d’une de ses publications que le prénom de notre ancienne professeure, que j’avais complètement oublié, est celui de mon ostéo-psy actuelle ! Comme si un pont se dessinait entre les deux époques, entre deux enseignements qui ont beaucoup compté.

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Jeudi 26 octobre

Le lendemain de mon arrivée à Montrouge, le boyfriend et moi partons en quête d’un lit pour remplacer le canapé-lit défoncé du salon. Première, deuxième boutique : chou blanc. Entre les prix, les délais et les livraisons, la quête s’annonce longue. Puisqu’on est là, autant tenter une dernière boutique que Google Maps nous indique dans le quartier — pas même une enseigne connue, juste des fins de série de literie…  Et c’est l’achat de lit le plus rondement mené auquel j’ai jamais assisté, livré dans l’après-midi même.

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On pénètre dans le cabinet de radiologie comme dans un vaisseau spatial. Les espaces d’accueil et d’attente sont délimités par des découpes arrondies, et les portes des cabines en alu, sans poignée, forment un couloir futuriste— embarquement immédiat. Dans la salle d’attente aux murs sombres, j’ai l’impression d’être venue vivre une expérience immersive ; l’amusement prend le pas sur la vague appréhension de claustrophobie. C’est la première IRM de ma vie, je redoute un peu l’effet cercueil.

Vous allez voir, me prévient la radiologue, ça fait plein de bruits, c’est un peu les travaux parisiens. Et : pensez-le comme un moment pour vous. Je doute que les travaux de voirie soient propices à la relaxation, mais soit. À l’intérieur, je dois me retenir de rire parce que j’imagine une chorale d’extraterrestres. Les poules de Chicken Run prennent le relai : elles se sont mises au hard rock et miment le meme du chat blanc. C’est encore mieux que ce que laissaient espérer les imitations du boyfriend — il a fait assez d’IRM dans sa vie pour être en mesure d’imiter les bruits de chaque marque d’appareil.

La radiologue me reçoit ensuite dans sa minuscule cabine, dont on laisse la porte ouverte — si quelqu’un peut se sentir enfermé ici, c’est bien elle. Les images sont formelles : ce n’est pas une fille, ce n’est pas un garçon, c’est, mesdames et messieurs, une hernie discale. Je suis presque guillerette d’avoir un diagnostic cohérent avec mes douleurs, qui les explique et légitime. Je ne suis pas folle, je ne les ai pas rêvées ; je n’ai pas non plus un problème de santé flou, un mauvais état vague et déliquescent, non : j’ai une hernie discale, soit une pathologie si banale que tous les Oscars en sont affublés (la prof d’anatomie déplorait d’ailleurs que l’on soit aussi sadique avec les squelettes, à leur coller à tous une hernie par défaut).

Par curiosité, je demande si je peux voir sur l’image ce qui correspond à la hernie ; la radiologue me montre. Elle revient sur l’image en inclinant le buste : Ah oui, elle est grosse, quand même. Le compte-rendu, lui, est politiquement correct : la hernie n’est pas grosse, elle est volumineuse, un peu de respect, merci. Vous avez bien fait de faire une IRM, conclut la radiologue. Dites-le donc à mon ex-généraliste !

(Bonne nouvelle annexe : j’ai trois et pas quatre disques abîmés !)

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Vendredi 27 octobre

Perceuse, meuleuse, marteau : je devrais fuir dans un café, une bibliothèque, n’importe où, mais je subis sur place, par inertie, le doux bruit des travaux contre les murs et les radiateurs en fonte.

Mum me rejoint pour un dîner mère-fille au restaurant indien. On parle de hernie, de plan social et Mum rit devant un tableau de fleurs à la peinture épaisse. Commère dans l’âme ou fin limier, elle analyse en même temps tout ce qui se passe autour de nous, remarque toutes les micro-interactions qui indiquent que c’est ici un lieu d’habitués. C’est fou comme on remarque rarement les mêmes choses, elle et moi, que ce soit IRL ou dans les séries — non, je ne me souviens pas cette fois-ci de l’affreux papier-peint soixante-dix dans Sex Education, pas plus que je n’avais remarqué que les appliques du couloir des domestiques, dans Downton Abbey, étaient similaires à celles de chez ma grand-mère (ne parlons même pas des garde-robes, j’ai parfois l’impression que Mum pourrait recréer les patrons des vêtements portés).

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Samedi 28 octobre

Travaux, travaux, travaux. Heureusement, je fuis prendre le thé avec JoPrincesse. Abreuvées de chaleur dans un coffee shop design pas bien grand, nous parlons cours de danse, parcours médicaux et chemins de vie.  Nos voisins changent parfois dans le miroir qui me fait face, auquel JoPrincesse tourne le dos. Je n’y apparais pas, toute entière dissimulée dans la silhouette de ma princesse, et ça me donne l’impression d’être la narratrice omnisciente de cette scène, caméra habilement masquée.

JoPrincesse me parle de la fatigue d’être parent, mais pas comme le font habituellement les parents. Elle, tente de m’expliquer, parle d’une jauge différente, avec une fatigue sans commune mesure, mais aussi des ressources qu’on ne se soupçonnait pas. Et j’aime bien, cette fenêtre sur une facette de vie que je ne peux pas vraiment comprendre, de l’intérieur, mais qu’elle ne me retranche pas comme quelque chose que je ne pourrais pas comprendre. C’est doux. Je comprends que quelque chose échappe, mais on le cerne à deux.

JoPrincesse parle aussi de son fils, mais pas comme le font habituellement les parents. Son fils n’est pas extraordinaire, très doué pour, incroyable d’avoir déjà, adorable quand : il est simplement aimé. La normalité constitue pour elle un enjeu, non comme banalité dont il faudrait se démarquer, mais comme pré-requis à la bonne entente sociale et au bonheur de se sentir entouré-intégré-aimé. J’entends là des souffrances passées qui se réparent dans la douceur.

Sur le bord de la table, un bout de ciel constellé n’enveloppe plus le livre dont il a conservé la forme : Les Vestiges du jour.

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Dimanche 29 octobre

Enfin une bonne nuit, du calme, quel calme.

La maison familiale mise en vente par le boyfriend et sa sœur génère une foule d’objets à reloger, partager, écarter — à mettre chez soi, chez Emmaüs ou aux encombrants. Sa sœur, plus sentimentale que lui envers les biens matériels, essaye de lui refourguer des objets qu’elle ne voudrait pas voir disparaître sans pouvoir/vouloir les prendre chez elle. La mini-miss, fille-nièce, dessine sur une ardoise qui a encore l’air magique à l’âge des iPad et autres tablettes graphiques : ça dessine vert sur fond noir, et tout s’efface en appuyant sur un unique bouton (comme un iPad). Elle besogne ensuite avec une pièce de monnaie sur de grandes cartes à gratter : je repars avec trois dessins cartonnés réalisés par un graphiste qui a réussi son pari de faire valider les visuels les plus colorés et girly et laids possibles par le client.

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Sa peau
— contre la mienne, contre les angoisses, contre le vide et le froid, contre moi, tout contre, rencontre-moi encore une fois.

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Lundi 30 octobre

Il y a des dizaines et des dizaines de maladies, syndromes et troubles répertoriés dans le menu déroulant des assurances auxquelles tente de souscrire le boyfriend, mais nulle part la sienne, pas même une maladie orpheline générique ou un autre qui ouvrirait un champ de saisie. Que choisir à la place : hypertrophie cardiaque ? ostéite déformante ? syndrome douloureux régional complexe ? Nous sommes des pelotes avec des centaines de bouts par où nous débiner.

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Un, deux, trois, quatre, et cinq, et six, et et sept, et huit. Debout dans le salon, tapis replié, je ne cesse d’apprendre à compter jusqu’à huit, ébauchant des exercices toujours trop lents ou rapides, trop complexes ou ennuyeux.

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Je voudrais écrire comme la lumière blanche d’hiver fait exister le bord des verres, les plis des plastiques et les accoudoirs de fauteuil les jours gris, faussement uniformes.

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Mardi 31 octobre

Alors, on fait quoi ?
Une coupe courte asymétrique.
Ah oui, quand même, commente la coiffeuse.
Mes cheveux m’arrivent aux reins.
On va faire un don, alors.
Je n’ai même pas eu à demander.

Mèche de cheveux dans un sachet plastique

Prendre le RER et le car pour aller se faire couper les cheveux est probablement un peu excessif, mais je peux bien me lancer dans une semblable expédition une fois par décennie. J’ai besoin de me sentir en confiance pour couper court, et je sais cette coiffeuse compétente. Il me semble que c’est elle la dernière à m’avoir coupé les cheveux — il y a dix ans, à un rafraichissement de pointes près (et encore, je l’invente peut-être pour me donner bonne conscience face aux fourches) . Elle exerçait alors dans une ville voisine. Elle confirme : « J’ai déménagé il y a douze ans. » Cela fait donc douze ans que je n’ai pas eu les cheveux courts.

Mais c’est irrémédiable, glapit la dame installée dans le fauteuil voisin alors que la coiffeuse approche les ciseaux de ma nuque. La joie du saccage m’envahit au premier coup de ciseaux : satisfaction et soulagement, je ne regretterai pas. Le raccourcissement, du moins ; la coupe, c’est moins sûr. Je jubile à mesure que ça raccourcit en garçonne à ma droite, panique un peu sur la gauche quand je comprends que la partie longue de la coupe asymétrique ne va pas tenir derrière l’oreille.

Dans la vitrine de l’agence immobilière au coin de la rue, je ressemble par intermittences à mon amie A. Je n’aime pas trop. J’aime beaucoup sur elle, hein, mais pas la voir elle dans mon reflet, ni la mèche qui me tombe dans l’œil. J’utilise mes lunettes comme serre-tête pendant tout le déjeuner avec ma grand-mère dans la pizzeria de mon adolescence, qui ne me paraît plus si extraordinaire. Elle, sait qu’une longueur importante de cheveu est contenue à l’intérieur des perruques (c’est pour ça que la longueur minimale des dons est de vingt centimètres) : son grand-père tenait un salon de coiffure et ils avaient fait ensemble des perruques pour ses poupées. Je l’ignorais, ou je l’avais oublié.

Quelques heures après la coupe, la mèche m’irrite déjà. Je fais tous les supermarchés autour de gare du Nord à la recherche de pinces plates ; en vain. Le soir, à Roubaix, je ne me supporte plus dans le miroir. Ce n’est plus mon amie A. que je vois, c’est Édith, l’épouse ultra catho-BCBG d’un ami de mon père. Quand je tente une pince pour la mèche, c’est Marie-Charlotte qui surgit de mes souvenirs de cour de récréation, robe à smocks et clip fantaisie pour dégager le carré bien sage comme un rideau de scène autour du visage. Très envie de retourner couper tout tout court à la garçonne.

Les jours suivants, je m’habitue.

Grande mèche de cheveux coupée au soleil

Journal d’octobre 1/2

Dimanche 1er octobre

Cacio, miel et marmelade de cédrat, comme en Calabre.

C’est une après-midi à ne pas sortir ailleurs que sur la terrasse, à prendre le soleil encore plus qu’à bouquiner (Le Coût de la vie pour moi, un gros Katherine Pancol pour Mum, ravie de son achat à 2€). Il fait 25 degrés, je marque un adage pied nu sur les dalles. Les abeilles et les papillons orange butinent les fleurs du lierre ou de la vigne vierge, on ne sait pas trop et on ne cherche pas la réponse. De retour à l’intérieur, sur le canapé, on discute, on apprend le trajet du nerf crural et on élabore un plan d’attaque médical.

Photo du risotto vert avec une boule de ricotta dessus

Risotto de sarrasin et départ de Mum. Je m’attelle à l’administratif pour éloigner le vague et n’en être pas submergée, fais ce qui est à faire pour ne plus avoir à y penser, pour ne pas penser à autre chose en rond non plus.

Passion bloguer la fin août alors que septembre est fini.

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Lundi 2 octobre

Le chemin me paraît long jusqu’aux studios de danse. Je monte les escaliers en crabe.

La formatrice s’est manifestement délectée de l’écriture de ma synthèse, indépendamment même de son contenu.
« Tu aimes écrire, non ? »
« On voit qu’on est en France ! » (Elle vient de Belgique.)
Et de me demander ce que j’ai fait avant cette formation. Je raconte à rebours mon travail, puis mes masters, mais ce sont mes premières études littéraires qu’elle voulait entendre. « Ah ! voilà. » s’exclame-t-elle satisfaite quand j’arrive aux classes prépa.

Assister à certains cours sans pouvoir danser ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à m’éviter de négocier mes absences. J’admets l’absurdité de la chose en descendant les grands escaliers en métal, à rejouer la bonne élève que j’étais à 20 ans. À 12 ans plutôt, me corrige N. Touché coulé. Je n’ai juste pas l’énergie mentale pour ça, contre ça.

Dessiner les cases devant les items de sa to do list, c’est déjà anticiper le plaisir de les cocher. Plutôt efficace.

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Mardi 3 octobre

En première année, on avait assisté un peu tétanisées aux éclats d’une formatrice qui semblait extra avec les tout-petits, un peu moins avec les troisième année qu’elle encadrait. Des soucis de santé font qu’elle n’est pas revenue pour notre deuxième année : tant pis, tant mieux, une expérience en moins, le soulagement en plus. Cette année, elle est revenue, retraitée, mais surtout métamorphosée, à faire vœu devant nous de changement, d’audace, à parler d’elle comme d’une élève à la troisième personne, à nous encourager à avoir un cœur tranquille, même si la temporalité minutée des cours et les échéances d’évaluation ne s’y prêtent pas. Je comprends mieux, au prisme de ses mots et de son hypersensibilité déclarée, ses éclats passés. Aujourd’hui, elle n’est plus si ci ou ça, juste entière.

Avec elle, je comprends mieux ce qui est attendu de nous avec des enfants si petits que la danse se confond avec des exercices de motricité — juste plus ludiques et artistiques, on espère. On cesse de chercher tous azimuts mille activités à proposer ; on part plutôt de ce que chacune propose et on raffine : on élague ce qui pourrait être en trop, ou peu sûr, on épure, on concentre, on précise — les comptes, les intentions, les transitions, comment ça commence et ça finit, comment ça pourrait s’ouvrir, dans l’espace avec des trajets libres comme des gribouillis, dans la consigne et par quels mots, quelles démonstrations, comment ça peut vriller ou rebondir. Je vois les propositions initiales non pas être remplacées par d’autres exercices plus ou moins similaires, mais améliorées petit à petit, d’une manière que l’on peut suivre.

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En autonomie dans un studio, on marque pour chorégraphier, mais je me laisse emporter par le mouvement. Tout à la joie de danser, j’esquisse quelques pas de claquettes lombairement osés. Ça fait un tel bien ! Les filles me rappellent à la raison : A. ! Tu es bles-sée. C’est d’autant plus tendre et indigné qu’elles ne s’appliqueraient pas à elles-mêmes le même soin, nous le savons toutes. Une histoire d’hôpital, de charité et de cordonniers qui se vérifie avec M., épuisée, que j’encourage à se reposer. Moi qui ai l’embrassade maladroite, j’ouvre spontanément les bras pour récupérer son désarroi. Elle pleure un peu contre moi, et c’est tout ce que je peux faire, avec mon hoodie en cachemire prêté comme oreiller et un morceau de gingembre pour tenter de la requinquer après la sieste. Le verdict tombera les jours suivants : dépression, burn-out.

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Mon ostéo-psy m’a adressée au médecin qui lui fait de la mésothérapie en tant que danseuse hypercourageuse qui fait des lumbagos hyperalgiques +++. Elle voudrait voir l’intérieur avec une IRM. Je tends la carte au vieux monsieur ; nous sommes d’accord même s’il ne le formule pas ainsi, c’est du pur Jocelyne, dans l’hyperbole. Il est dur d’oreille et brouillon dans ses gestes, écrase la radio avec son coude. Dans les temps morts où il tape mes coordonnées, son cabinet m’apparaît de bric médical et de broc brocante. Il ne dit rien concernant une éventuelle IRM, me vante ses piqûres de mésothérapie. Je ne le sens pas, mais me persuade que je n’ai pas fait le (long) déplacement pour rien, accepte et le regrette presque aussitôt. La seringue a beau être très fine et courte, c’est comme si on m’attaquait. Je crise de larme au même endroit où avait appuyé le généraliste ostéo. Au temps pour la danseuse hypercourageuse ; bête blessée ou enfant apeurée, je veux juste fuir au plus vite, empoche la feuille de soins et sa dépense inutile.

Le soir venu, depuis sa fenêtre de visio, le boyfriend prend le temps de m’apaiser. Le dos, c’est particulier ; on ne peut pas suivre les gestes du médecin et ça implique de faire confiance. Je repense aux prises de sang, à mon besoin de surveiller le corps qui est rentré dans le mien, le sang qui en sort. Le fiasco du jour n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la peur des aiguilles ; je n’aime pas ça, mais ça ne m’a jamais fait paniquer. Non, ce médecin ne m’inspirait pas confiance et ne me suis pas fait assez confiance pour le reconnaître.

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Mercredi 4 octobre

Dans le hall du conservatoire, le vigile me demande si j’attends mon enfant : ça y est, je fais mon âge.

Les enfants que nous sommes venues observer sont hyper concentrés. Leur enseignante est douce, et ça change tout, quand bien même on ne serait pas d’accord avec tout — comme mettre les pointes pendant 40 minutes à la barre avec très peu d’exercices dédiés pour habituer à la sensation nouvelles des chaussons, sans leur avoir au préalable appris à les casser (c’est-à-dire les assouplir à la main ou par toute autre méthode impliquant une torture du chausson plutôt que de soi).

Dans le métro, une jeune fille porte ce T-shirt formidable : You read my T-shirt, that’s enough social interaction for one day. Cette proclamation d’introversion est si réussie, si relatable, que je dois presque me retenir d’engager la conversation.

Lorsque je mentionne au kiné l’arthrose qui arrondit mes vertèbres en becs de perroquet, il me répond en faire un élevage. Il a arrêté de faire des radios, à chaque fois on lui trouve quelque chose de nouveau. Les électrodes qu’il me pose dans le dos sous une immense bouillotte doivent stimuler la production d’endorphines et détendre les muscles. Vingt minutes plus tard, j’ai l’impression de m’être enfilé une tablette de chocolat et deux orgasmes. D’ailleurs, je m’enfile deux orgasmes le soir venu, quand l’effet s’estompe et le manque commence à se faire sentir.

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Jeudi 5 octobre

N. donne le cours à nos camardes de première et deuxième année, et prend tout avec tant d’enthousiasme et d’auto-dérision (« on doit vous évaluer, mais ne vous inquiétez pas, on vous écrira des lettres d’amour ») que l’ambiance est folle. C’est ça que je veux.

(Légère envie d’étriper l’intervenante qui, après avoir parlé et chanté près de nous pendant tout le cours, reconnaît qu’elle se sent malade depuis un moment déjà, sans savoir ce qu’elle a.)

Et encore un cours à regarder sans danser.

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Vendredi 6 octobre

Jeans comme un pantalon cigarette, écharpe et surtout lunettes aux épaisses montures noires : le professeur de danse classique que nous avons en ce début d’octobre a des airs de Woody Allen — en infiniment plus sympathique, même si je suis biaisée quand j’entends des cours en anglais (fussent-ils avec l’accent américain). L’accent anglophone qui englobe et déforme les termes français suffit à me faire sentir bien ; je retrouve le plaisir de mes débuts avec une adorable professeur anglaise, qui prononçait les fondus « faaeeoondu » de sorte que pendant des années je n’ai jamais été bien sûre que les fondus ne soient pas des fendus. Woody Allen, lui, appelle pas de basque les pas de valse, parce que pourquoi pas, et il a une manière bien à lui de compter les pas, en deux plutôt qu’en huit : and one, and two, and one, and two, and one, and one, and one, and one ; si bien qu’il faut compter les and one sur ses doigts pour savoir qu’il y a quatre dégagés ou six ronds de jambe.

Réunion pour rencontrer le nouveau directeur de l’école : si seulement on pouvait passer en avance rapide le blabla corporate. Les traits d’humour  constituent le seul intérêt de cette rencontre, le seul indice d’une personnalité, qui de toute façon se défile sous la conformité.

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Samedi 7 octobre

Prochain rendez-vous chez le rhumatologue qu’on m’a conseillé : 4 janvier. Fin de la blague. Chez les autres praticiens de la région, c’est plutôt février, mars, voire juin. Je dégote un rendez-vous à Paris pendant les vacances de la Toussaint — un créneau isolé qui sent le désistement.

Je tente de préparer le premier cours que je dois donner jeudi. J’y passe un temps infini pour un nombre d’exercices ridicule. Rien ne tombe juste en musique pour les exercices que j’ai réfléchi en amont ; rien de satisfaisant ne vient à partir de musiques existantes. Je m’obstine, mais dois me rendre à l’évidence : il n’y aura pas de dégagés sur Sweet dreams are made of this, ni d’adage sur La Sicilienne de Fauré. La (non)-avancée me dépite, mais sentir à nouveau mon corps me réjouit ; je sue même entre les seins, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

Nous sommes le 7 octobre et je peux bouquiner dehors en T-shirt, finir Le Coût de la vie de Deborah Levy, prendre au camion à glaces une glace à l’italienne soi-disant au chocolat mais surtout à l’eau, faire trente minutes de promenade pour aller chercher un pain au seigle et au miel de châtaignier, moins riche en miel que par le passé. Brièvement allongée sur la pelouse du parc Barbieux sur le retour, je remarque la trace nuageuse d’une moto dans le ciel.

La recette des gnocchis rôtis à la OwiOwi est ici.

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Dimanche 8 octobre

Il y a du thé réchauffé de la veille et de la marmelade de gingembre sur de la tradition grillée. Puis une synthèse pas synthétique — analytique, plutôt, mais quoiqu’il en soit terminée.

J’attaque la création du tout premier cours que je vais devoir donner jeudi.  Je refais des dizaines de fois les mêmes pas en essayant des découpages différents, des musiques différentes, des tempi différents. Me tient lieu de barre tantôt la rambarde du balcon (en esquivant la crotte de pigeon ramier), tantôt le manteau de la cheminée. Je cinquième sur dalle et parquet, bientôt trempée.

Il fait beau. Je ne regarderai pas Le Lac des cygnes de Preljocaj à la TV comme je l’avais prévu par temps nuageux annoncé. Je ne fais pas non plus réchauffer ma part de tarte épinards-roquefort. C’est très bon froid, jouissif à manger rapidement pour rappeler C. À un moment ça coupe : nous avons dépassé les deux heures de conversation téléphonique. Elle sur un banc à l’ombre vers Nation, moi à faire les cents pas dansés sur ma terrasse ensoleillée à Roubaix.

Sur WhatsApp, un bébé est né, un autre annoncé. Je laisse des petits cœurs traîner à défaut de savoir féliciter.

Je me saoule de vitamine D, d’amitié. Je lis Remèdes à la mélancolie, pas du tout mélancolique, au soleil. Même quand arrive la golden hour, c’est un suave mari magno un peu jouissif.

Quand les derniers rayons ont tourné le coin de la terrasse, quand j’en ai recueilli les derniers éblouissements en me collant au mur, je rentre m’épiler les pattes à la cire. Mon dos me le permet désormais. Je craignais déranger le nerf coincé ce faisant, mais la paresthésie s’avère utile, anesthésiant toujours ma cuisse gauche. Je ne sais pas si je serai à l’aise pour donner mon premier cours jeudi, mais au moins je serai à l’aise en short et collants.

J’en ai profité pour écouter un podcast envoyé par mon amie M. : il y a des gens qui écoutent des podcasts quand ils cuisinent ; moi, c’est quand je m’épile les jambes. J’en écoute moins souvent, du coup. Je trouve toujours ça trop long ; même en n’y prêtant qu’une oreille, impossible d’écou(r)ter en diagonale.

J’ai l’embarras du choix sur quel plat réchauffer pour le dîner.

Je suis heureuse. Mieux que ça : je suis gaie.

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Lundi 9 octobre

Assise pour regarder le cours que je ne peux pas prendre, je suis rejointe par une étudiante qui s’est blessée à l’orteil vendredi soir — elle était prête à danser, mais sa camarade kiné craint l’entorse et lui intime le repos (c’est pratique d’avoir une kiné dans sa promo). Un peu plus tard dans le cours, une autre étudiante ne se sent pas bien et nous rejoint sur le ban de touche contre le miroir. Il n’en restera plus qu’une, murmure à notre attention une fille encore à la barre. On rit, c’est exactement ça. Octobre.

La réaction du professeur Woody Allenesque est adorable. Au lieu de déplorer notre inaptitude, il apprécie notre présence : nous sommes courageuses d’être là. En réalité un peu plus obligées que courageuses, mais on ne le lui dit pas. Frigorifiées d’être là, aussi, assises sans bouger. Je dansote sur ma chaise, regrettant la courte jupe en soie choisie dans un accès de j’en ai assez de m’habiller comme un sac. Résultat, je ressemble encore plus à rien, avec un pantacourt glissé sous la jupe. Les dégaines qu’on se paye chez les danseuses…

Chez le kiné : des électrodes à nouveau, sur des vertèbres un peu plus hautes, et une manip’ pour tenter de débloquer le nerf crural. Ça détend sur le moment, mais ne change rien.

Rédaction d’une synthèse bien peu synthétique : j’ai d’autant moins de scrupules que l’enseignante goûtait manifestement mon écrit — c’est mal, je m’écoute un peu écrire, il faudra faire des coupes à la relecture.

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Mardi 10 octobre

Le cours de pédagogie éveil-initiation qui m’a accompagnée au coucher et assaillie au réveil lundi matin se passe surprenamment bien. La proposition m’échappe et ne pars pas là où je comptais l’emmener, poursuivie par la formatrice dans une autre direction. Je ne sers plus à rien tandis qu’elle déroule en thème principal ce qui n’était que transition anecdotique pour moi, mais quelque part ça m’arrange bien.

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Nous découvrons que la conférence en sciences de l’éducation à laquelle nous devons assister se passe en visio. La connexion est moyenne, le monsieur est lent, dans son élocution ou ses idées je ne sais, déjà exaspérée par les trois heures qui s’annoncent très longues. En voyant notre tablée exclusivement féminine, il commence par quelques remarques sur le genre dans les métiers de l’enseignement, et c’est tellement convenu que je fonce dans le tas en allant directement au bout du raisonnement : oui, les postes haut placés de l’enseignement supérieur sont brigués par les hommes pour le prestige et le pouvoir quand les petites classes sont laissées aux femmes, au care qui serait de leur ressort, la féminisation de ces professions allant de paire avec des salaires peu élevés. On le sait, merci bien (ça, je ne le dis pas). J’ignore si ça lui coupe l’herbe sous le pied ou si mon ton me trahit, mais on passe à la suite, au cours en lui-même, plein d’un blabla universitaire pour lequel je n’ai plus aucune patience.

Au lieu de plonger dans un état végétatif-méditatif par lequel m’absenter en présentant les dehors d’une élève polie, j’extériorise dans la contradiction et la provoc’ intellectuelle. Je me sens agressive. Fatiguée de prétendre. La théorie, je ne suis pas contre, j’en ai beaucoup fait, j’étais en spé philo en prépa, après tout, mais je ne vois pas à quoi ça nous avance en l’occurence. La théorie et la pratique ne sont pas en opposition  binaire, théorise-t-il encore : la théorie, c’est la pratique mise en mots. J’entends. Sauf que là, nous ne sommes pas en train de mettre en mots une pratique pédagogique propre à la danse (ce que nous faisons en studio avec nos formateurs), nous sommes dans une salle de réunion où nous mettons en mot le fait de mettre en mot, et il y a un moment où la métacognition, comme il dit, attend un degré de méta qui me passe au-dessus du chignon.

Dans le métro pour aller prendre mon premier cours de posture depuis la cruralgie, la pièce tombe. L’agressivité. Les prémices de mes règles hier soir. J’ai cru à l’absence de SPM parce que j’ai été d’humeur particulièrement joyeuse ces derniers jours — je m’en réjouissais. C’était sans compter que ce mois-ci la déprime la cède à la colère. C’est moins désagréable, à tout prendre. Mais rien à faire, depuis quelque chose comme un an que je ne prends plus la pilule, je suis encore surprise par ce que produisent les variations hormonales.

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Mercredi 11 octobre

Conférence sur les statuts juridiques dans le monde de la danse. Me voilà initiée au fonctionnement général de l’intermittence, qui n’est pas un statut comme je le pensais, mais un régime d’assurance-chômage auquel les artistes et techniciens peuvent prétendre s’ils effectuent un nombre d’heures suffisant (en CDD). On arrive un peu tard sur les statuts qui concernent plus particulièrement l’enseignement. Stupeur de découvrir qu’on n’est pas censé être à la fois en auto-entrepreneur et en CDD, sachant que les écoles de danse imposent leurs modalités et qu’il faut souvent jongler entre plusieurs pour avoir un nombre d’heures qui permette de payer son loyer. Une camarade est déjà dans cette situation. Heureusement, c’est la structure qui encourt le plus de risque, pas l’employée.

L’intervenante nous demande en début de séance de choisir une carte pour se présenter et dire l’avenir que l’on souhaite dans la danse. Plein de belles illustrations sont étalées sur la table, mais je suis attirée plus spécifiquement par celle-ci :

Un oiseau est posé au premier plan d'une fenêtre gothique aux découpes ouvragées. Derrière, on voit les buildings d'une ville moderne voire futuriste… mais la tête en bas, les gratte-ciels qui grattent vers le bas.

Elle me rappelle les albums poétiques et muets de Shaun Tan. J’aime qu’on ne se rende pas tout de suite compte de ce subtil renversement entre gratte-ciel et terre (j’en oublie même l’évidence de la métaphore reliée à la danse classique, la fenêtre ouvragée dans une esthétique ancienne qui ouvre sur un monde moderne reconfiguré).

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Observation d’enfants de 10 ans en troisième année de danse classique. Comment vais-je retenir tous les prénoms ? Ils débutent les tours, et pour un premier essai, c’est plutôt impressionnant. Je suis sciée aussi par un grand plié au milieu : une seule élève met les mains à terre, et semble s’en excuser, alors que je me serais plutôt attendue à la proportion inverse (une seule élève qui ne met pas les mains au sol). Au milieu des gestes qui restent majoritairement brouillons émergent quelques musculatures dessinées — et des ventres d’enfant, je vous rassure. C’est un chouette groupe : tous ne sont pas doués, loin de là, mais ils sont volontaires et aiguisés.

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Je passe la fin de l’après-midi sur la préparation de mon cours du lendemain. Il manque des exercices, et des comptes identifiables pour ceux que j’ai déjà réglés. La chorégraphie de l’adage me prend du temps, mais je suis contente, je finis par avoir un adage chorégraphié — une danse plus qu’un exercice.

Je ne sais pas combien d’heures j’aurai mis pour créer cette unique heure de cours (six ou sept, à la louche), mais le tâtonnement ne me déplaît pas. C’est du travail, sans pour autant être laborieux. Les mollets réclament quand même un massage au baume du Tigre devant la série du soir (En thérapie, toujours).

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Jeudi 12 octobre

Premier cours de danse classique donné ! Je n’ai pas trop su quoi faire de moi, où me placer dans l’espace, comment prendre la place du professeur (s’il revenait et me voyait faire ? ah mince, c’est moi). J’ai distribué les corrections au petit bonheur la chance, en essayant de voir, d’aider. Il y a quelque chose d’étonnant à découvrir des exercices élaborés à grand renfort de courbatures aux mollets prendre corps dans d’autres corps que le mien, presque au débotté, sans passer par la répétition lente des chorégraphies.

Parfois je ne vois rien, parfois trop et parfois un mouvement surgit : wow, de magnifiques battements flex en cinquième hyper croisés (pour travailler les adducteurs) ou des grands jetés avec un ballon de folie. Je découvre que j’adore ça, m’émerveiller de ce qui se fait et renvoyer la conscience de l’émerveillement qu’ils peuvent susciter (probablement ce que j’ai appris de plus important dans les cours de F. Lazzarelli au centre de danse du Marais).

Quelques danseurs jouent le jeu et font l’effort de prendre le cours, mais ne peuvent masquer qu’il leur en coûte, vraiment le classique, ils n’aiment pas du tout — et c’est ok, certains cours de contemporains me font le même effet. Je me raccroche à ceux qui ont l’air d’y prendre un peu de plaisir, et notamment à cette fille qui a toujours l’air d’avoir la patate. Quand on s’est demandé avec N. comment se répartir les deux promos, j’ai fait en sorte d’avoir le groupe où elle se trouverait, elle, pour trouver du courage en croisant son visage enthousiaste. Joie complète quand, à la pause déjeuner, elle me fait comprendre qu’elle a apprécié le cours, on sent que c’est mature, qu’il y a matière à danser.

C’est encore brouillon, évidemment. J’ai du mal à verbaliser ce que je cherche, laisse souvent tomber mes phrases avant la fin, et retourne au corps pour échapper à la parole — ou comment ne pas échapper à la ceinture lombaire. En refroidissant, je me suis mise à bouger avec de plus en plus de précaution. Heureusement, j’avais kiné en fin de journée. Dix minutes de plus et je m’endormais sur sa table, sous le massage des électrodes et de la bouillotte géante.

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Vendredi 13 octobre

À la sortie des cours, je file chez le nouveau médecin que j’ai choisi un peu au hasard, jeune et disponible — des rendez-vous tous les quarts d’heure sur Doctolib. Il a l’œil vif au-dessus du masque, les muscles tranquilles sous la blouse, me laisse parler trop vite pour exposer l’affaire, et répond calmement. Demande le nom de mon ancien généraliste. Confirme qu’il faut des examens complémentaires. Me rassure sur le fait que ça se traite souvent par infiltrations, que les opérations ne sont pas systématiques et même rares. Quand je lui rapporte les paroles de l’interne, il objecte que je suis musclée ; il ne voit pas comment je pourrais me muscler davantage le dos. Il suffisait donc que je sois examinée pour que mes muscles réapparaissent.

Je repars de là avec une prescription pour une IRM et un nouveau médecin traitant — sur rendez-vous, ponctuel, qui s’occupe des télétransmissions à la mutuelle, le pied. Comme j’ai filé chez le médecin à la sortie des cours, je file à la gare à la sortie du médecin. Trois heures plus tard, je suis à Montrouge, un peu hagarde.

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Samedi 14 octobre

Rattrapage d’anniversaire du boyfriend, qui rêvait de langoustines. Elles arrivent présentées en danseuse d’après l’intéressé : en meneuses de revue cambrées les pinces plantées dans la queue. Sur la photo que j’ai prise, c’est lui que je regarde invariablement regarder la langoustine-témoin.

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Dimanche 15 octobre

Il commence à faire un peu frais pour rester dehors avec nos mises optimistes, L. et moi nous installons au soleil derrière la vitre du Prêt à manger avec nos gobelets de thé. Le réchauffement climatique est inquiétant, mais ne sera pas moindre si on se met à l’ombre ; autant profiter du soleil quand il n’est pas écrasant. L. a toujours ce pragmatisme réconfortant, même quand le ciel vient de lui tomber sur la tête. Les sujets sont durs, mais la conversation est douce. Douce comme ce soleil d’octobre. Le dernier scone au cheddar, victorieusement trouvé au M&S de la gare Montparnasse, sue un peu dans son sachet. Ces deux petites heures passent trop vite ; nous sommes habituées, L. et moi, aux conversations au long cours, sans butée.

J’enchaîne sur un goûter familial prévu pour rattraper tous les anniversaires passés dans les vacances des uns et des autres. Il y a tout le monde, du thé, du champagne je crois, du soleil, du cheesecake sur lit de Thé brun, des cadeaux qui s’échangent, des paroles en tous sens, le boyfriend qui nous rejoint. Lui sur le fauteuil crapaud, moi juste à côté en dessous, parfait pour gratter un discret massage dans le dos. En repartant, il remarque amusé que personne ne s’écoute vraiment dans ma famille ; les discussions se croisent, se coupent, renchérissent. Ah ? Je suis tellement habituée… De son côté, les dîners étaient des joutes oratoires bien cadrées, de ce que j’en ai compris ; c’est sûr que ça doit contraster. Et c’est vrai que quand le champagne commence à faire effet par chez nous… Ils n’ont pas besoin de boire pour ne pas s’écouter, remarque-t-il en souriant. Ça doit être notre héritage italien, la parole enjouée en pagaille…

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Lundi 16 octobre

Je peux à nouveau prendre la (première partie de la) barre (en dansant n’importe comment), youhou !

Répétition au théâtre de la fac pour un projet sur les musiques de La La Land. Je suis larguée, dans les chorégraphies comme dans le déroulé du spectacle. Heureusement, c’est l’occasion de retrouver M. Comme dimanche avec L., on s’assoit à l’intérieur mais au soleil avec une boisson chaude. Le chocolat chaud du distributeur a remplacé le thé, et les banquettes sont bleues plutôt que rouges, assorties aux cheveux de M., mais c’est doux, encore, l’amitié face aux baies vitrées.

Percée de lumière orangée sur les briques d'une maison de ville roubaisienne
Dernière percée de soleil sur le chemin du retour

Journal de septembre 2/2

Lundi 18 septembre

Vous êtes raide ! s’exclame le médecin en m’examinant. Voilà quelque chose que je n’ai pas l’habitude d’entendre.
Je suis de retour avec la radio : en plus des disques abimés, il y a de l’arthrose et des vertèbres biseautées en bec de perroquet.
Super, j’ai le dos en bouillie. Il me corrige, ce n’est pas ça un dos en bouillie. Manifestement, c’est plutôt le sien. Il va quand même falloir faire une croix sur une certaine manière de danser, de ce que je comprends.
Je ne vais pas vous mentir, vous allez morfler, qu’il dit quand je lui demande ce que ça implique pour la danse.
Et : il va falloir utiliser plus votre cerveau que votre corps.
Il me parle aussi de vieux rusés, roublés, d’autres manières de. Le boyfriend me parlera d’adaptation. Il va falloir t’adapter. Ça mange quoi, les perroquets ?

Pour le moment, je vais avoir de l’X-prime à leur donner. Je ne sais pas si c’est ma voix qui lutte pour ne pas se briser ou le compte-rendu du radiologue qui donne du crédit à ma douleur, mais j’ai enfin le droit à des anti-douleurs. Ça fait un mois que je suis censée soulager ce lumbago au Doliprane (la Lamaline, il avait refusé de m’en prescrire et m’avait regardée comme une junkie quand je lui avais dit que mon généraliste parisien m’avait prescrit ça, que c’était efficace et que je le supportais bien).
Ça épuise, la douleur. Je ne vous le fais pas dire.

Je n’en mène pas large en arrivant dans la cour de l’ancienne usine où sont nichés les studios de danse. Deux camarades sont sur les escaliers en béton, et É. vient à ma rencontre avec un gros hug.

Sur l’arthrose, Google dit : dégénérative, 40 ans, kiné, assouplir. (On sait tous qu’il ne faut pas le faire, et on le fait tous.)

Le soir, au téléphone, Mum cherche toutes les causes possibles et imaginables : serait-ce l’héritage familial ? Ma grand-mère a eu sa première crise d’arthrose à 40 ans. Ou ma croissance rapide à une époque où je dansais dix heures par semaine ? Si ça a conduit à une légère incurvation du tibia ou de la fibula, je ne sais plus, ça a donc pu avoir une incidence sur les os.

Elle cherche à comprendre, comprendre, comprendre, s’en veut et boucle. Je m’aperçois au bout d’un certain temps que c’est elle qui boucle plus que moi, que ça ne m’aide pas, ni elle, et je coupe court. Comme pour l’épisode des mitaines à Décathlon en début de mois, j’ai l’impression de me voir de l’extérieur, d’observer avec du recul des schémas de pensée communs.

C’est peut-être là le seul bien que m’a apporté l’affaire avec mon ex : avoir admis que, parfois, on peut faire sans comprendre, qu’il vaut mieux cesser les conjonctures sur le passé et se projeter sur des hypothèses de vie future. Ici : comment faire pour que ça n’empire pas, minimiser, faire avec.

Mum pourtant m’aide à couper court à cette idée que peut-être je n’aurais pas dû faire cette formation, que j’aurais pu danser encore 10 ans tranquillement en amateur. Elle me rassure en me racontant ce récit horrible d’une mère qui a refusé que son fils fasse de l’équitation par peur d’une chute, et qui est mort adolescent dans un accident de scooter. Et : on se décide toujours à un instant t avec ce qu’on a. Et : on peut voir les choses à l’inverse, être prof de danse me permettra de rester dans le studio même si je ne peux plus vraiment y danser. Ce n’est peut-être pas une bonne idée niveau frustration, j’ai les larmes au bord de la voix en disant ça. Me faut juste le temps que. Me faire à l’idée. Mais si ça se trouve, je suis passée de justesse, c’était le bon (dernier) moment.

Et le boyfriend de renchérir : même en fauteuil roulant, tu serais encore danseuse. Ça fait partie de toi. Ça fait partie de moi. (Je n’ai pas envie que cette partie disparaisse.) Je pensais en avoir encore pour dix, quinze ans tranquille, avant de me poser ce genre de question.

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Mardi 19 septembre

Réveil à 6h30, de douleur, après 6h de sommeil.

Les effets du Tramadol arrivent par bouffées, comme un soupir chaud qui se diffuserait dans tout le corps (ou comme les endorphines d’un orgasme, maintenant que j’y pense). La fente des yeux se rétrécit presque mécaniquement, et il faut passer par-dessus cet espace de brouillard sensoriel pour projeter son attention vers le monde extérieur — un cours qu’on essaye de suivre, par exemple.

Je dois lutter contre le sommeil et la molécule m’empêche d’y céder. Impossible de bénéficier de l’avantage de l’inconvénient, et d’utiliser la somnolence pour sombrer dans un sommeil réparateur : la conscience suit la bouffée de détente, elle sombre avec elle… mais remonte également avec elle, si bien que je crois m’endormir et me retrouve quelques minutes plus tard à nouveau suspendue sur la crête du sommeil.

Le Tramadol engourdit la perception de la douleur… et les autres. Les fourmis dans les jambes comme la vivacité intellectuelle. Tout fonctionne au ralenti, je suis ramollie du bulbe. C’est assez agaçant quand on est habitué à ce que ça fuse et qu’on se retrouve à faire le tour des synapses en leur demandant de bien vouloir échanger leurs informations, vous deux, là-bas au fond, connectez-vous, bordel, mais le calme est impressionnant : les pensées ne circulent pas assez vite pour pouvoir boucler et émettre leur cri de gyrophare ; je suis dans l’incapacité physique d’éprouver de l’anxiété. Cette altération chimique me conforte dans l’idée que la forme de la pensée épouse la nature de la douleur, et pas seulement son intensité. En attendant un retour à la normale, j’alterne les (dé)plaisirs : la douleur qui disparaît ou l’acuité intellectuelle qui revient.

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L’école a mis en place un coaching psy de groupe. J’assiste à la deuxième séance en visio : nous sommes deux. Pour l’effet de groupe, c’est raté ; j’ai davantage l’impression de tenir la chandelle dans un échange qui appelle une relation thérapeutique duelle. Pour autant, malgré la sensation d’être de trop, d’épier même, c’est fascinant de voir se dessiner l’énigme d’une personnalité, de ressaisir des traits connus dans un schéma familial qui se devine, et les éclaire de nouvelles ombres. La fragilité, la justesse qui s’en dégage, la force de l’intimité à ce moment-là… Après ça, tout paraît un peu faux et fade, superficiel.

J’ai l’impression d’être shootée à la vulnérabilité, de me nourrir de la blessure comme d’autres de sang ; qu’il y a un élan de prédation voyeuriste que je dois masquer, au même titre qu’une éventuelle distraction, si fréquente en visio. De fait, je vérifie fréquemment mon expression faciale dans la vignette à l’écran, et compose une neutralité fantasmée, en gommant autant que faire se peut les grimaces de surprise, d’ennui ou de compassion catastrophée. La coach, quant à elle, a régulièrement l’air soucieux, comme si ses sourcils souffraient d’une empathie hypertrophiée. À la fin de la séance, elle me remercie pour mon écoute, qui pour elle dit quelque chose et lui donne l’impression de déjà mieux me connaître. Cela me surprend, la découverte de l’autre au travers de son écoute muette, je n’y avais pas pensé.

Ma camarade a manifestement trouvé un certain apaisement — et moi de même, comme absorbé(e). Je comprends mieux mon ostéo-psy qui exerce encore passé l’âge de la retraite, alors qu’elle souffre d’une spondylarthrite ankylosante : la douleur d’autrui constitue un divertissement pascalien d’autant plus efficace (invisible) qu’on tente de participer à son soulagement.

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Longue visio avec boyfriend. Je partage mes découvertes sur les expériences perceptives engendrées par le Tradamol, qu’il ne connait que trop bien, et on cause mécanismes mentaux, drogues, cerveau cotonneux ou sous 20 000 volts. Je commence à comprendre le concept de drogue récréative en tant qu’expérience perceptive (mais suis bien trop control freak pour que cela m’attire). On cause aussi shoot de vulnérabilité et carence affective, avec lui qui n’est pas là et qui est là toujours, là devant derrière son écran. Gratitude-amour-sexitude quand il se met à chanter dans un sourire réjoui une musique qu’il a retrouvée après qu’elle lui a trotté anonyme dans la tête.

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Mercredi 20 septembre

Observation d’un cours d’enfants, qui en sont à leur troisième année de danse classique : beaucoup d’autonomie et pas beaucoup de musique — de danse, même ?  Ils traversent cinq exos à tout casser pendant le cours, ça me semble tellement peu. J’ai l’impression qu’il s’agit davantage d’apprendre des choses à travers la danse (mémoriser, comprendre le mouvement, s’entraîner en autonomie, gérer son espace par rapport aux autres…) que d’apprendre à danser. J’imaginais que les compétences découlaient implicitement de l’apprentissage de la danse, pas que celui-ci n’était qu’un prétexte.

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Improbable goûter à la Wilderie avec une A. de passage à Lille. Je suis explosée de fatigue, mais ça m’aère la ceinture lombaire. Une brioche fourrée à la glace au yaourt artisanale et au coulis de framboise se trouve devant moi et A. se trouve quelque part derrière un milkshake quand je lui demande si elle n’a pas pensé à s’installer en Pologne, dont elle revient tout juste. Sa réponse m’apprend que c’est la question qui, à chaque fois qu’elle est posée, comme un juron, nécessiterait de mettre un billet au pot commun de son psy. Pas de doute, c’est un goûter de trentenaires. Polysémie du hummm, entre délicieux et désolée.

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Jeudi 21 septembre

J’ai accepté une séance d’ostéo avec mon généraliste en me disant qu’on n’était jamais à l’abri d’une bonne surprise et surtout, que si ses propres manipulations échouaient et la douleur continuaient, il lui semblerait plus acceptable de me prescrire une IRM pour qu’on connaisse vraiment l’état du bousin.

Il fait dans l’efficacité plus que dans la douceur, dirons-nous avec litote. Je fais de même quand il me demande de serrer mes genoux autour de son avant-bras. Il retire son bras, surpris, dessine un rapide rond du poignet et se repositionne pour reprendre la manipulation : vous avez de la force ! Vous venez de demander à une danseuse classique de serrer de toutes ses forces ses adducteurs…

Après des manipulations musclées, il se lance dans un massage pour relaxer les muscles… et je hurle littéralement de douleur quand il arrive au  niveau de la jonction dorsales-lombaires, me mets à pleurer. Je ne pensais pas que vous aviez aussi mal, qu’il me dit. Ça va, en ce moment ? Je lui réponds que pas vraiment, puisque ça fait un mois que j’ai mal en continu et que je suis handicapée dans ma formation. Mais à part le dos, c’est tout ? Mais mec, c’est largement suffisant pour me ruiner le moral.

Cette fois l’ordonnance est tellement longue que je la tends au pharmacien en disant que je viens faire un hold-up.

…Vendredi 22 septembre

Miracle, la manipulation a fonctionné, le dos est débloqué. La douleur a reflué, je revis.

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L’enseignante très rêche quand elle donne la classe cesse de l’être lorsqu’elle endosse le rôle de formatrice. C’est décidément curieux, ces changements d’attitude en changeant de casquette. Comme l’intervenant du stage de rentrée, bon pédagogue lorsqu’il fait cours, à la limite du tyrannique quand il redevient chorégraphe.

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J’ai maintenu le rendez-vous de suivi que j’avais pris avec mon ostéo-psy, le besoin de la seconde casquette commençait à se faire sentir. Tout en me manipulant doucement le crâne (l’ostéopathie crânienne est le seul truc qui avait réussi à me faire dormir quand j’étais petite et que ma mère commençait à hésiter à me jeter par la fenêtre tellement elle n’en pouvait plus), elle m’a fait explorer ce qui s’est joué émotionnellement quand je me suis bloquée et depuis la rentrée. Conclusion en gros-grossier : je me casse, il faudrait le dire plutôt que le faire ; partir plutôt que s’abîmer. Et au besoin, avoir un mal de dos diplomatique — aka simuler si ça peut éviter de souffrir. Là, c’est de la science-fiction pour moi, la bonne élève de service. Justement, je dois cesser d’être bonne élève : je ne perdrai pas ma place même si je perds mon rang (première dans la fratrie ou en classe, je n’avais jamais fait le rapprochement). À la fin, tout semble tomber sous le sens à sa place ; cela m’a fait un bien énorme, un apaisement assez incroyable.

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Le boyfriend est dans le train qui arrive, moi au bout du quai. Un couple devant moi se retrouve, s’étreint, plein de tendresse : bientôt à moi, à nous ! Mais pas vraiment. Le boyfriend n’a pas d’ostéo-psy, lui, plus de parent, peu d’amis géographiquement proches, et son anxiété sa fatigue se déversent à côté de moi sous forme d’agacement.

Le restaurant que j’avais repéré a davantage l’air d’un bar une fois sur place, je nous fais errer dans les rues pavées. Certains supporters de rugby sont déjà presque saoûls.

C’est une fois attablés dans un restaurant thaï que l’on se retrouve, avec d’inattendues confidences familiales perclues de culpabilité au-dessus d’un tigre qui pleure. J’ai pris un curry de légumes mijotés, chaud, réconfortant, exactement ce qu’il me fallait… ou presque. Je n’avais pas anticipé que les épices étaient contre-indiquées avec les anti-douleurs qui décapent l’estomac. Les crampes me saisissent, vite rentrer, vite se réfugier chez moi, dans ses bras, chacun cherchant en l’autre un réconfort qu’il a du mal à se donner.

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Samedi 23 septembre

Une journée à ne rien faire
— que se reposer et se retrouver. J’ai
dormi, somnolé, écouté ma fatigue, la musique nouvelle composée au synthé par mon acouphène, la vibration de ses ronflements de l’autre côté de la cloison,
poussé la porte pour voir s’il dormait encore (il dormait encore),
ignoré l’acouphène reprenant son sifflement sans modulation, le bruit des émissions télé, ma déception à ce qu’elles soient lancées,
câliné enfin, enlacé, embrassé  sa bouche, ses tempes, ses joues, son cou, son torse,
caressé sa peau, son T-shirt, ses cheveux, son visage, tout ce qui de son corps passait à la portée de ma main,
mis la moitié de la crème de roquefort à côté de la casserole, évadé plusieurs gnocchis,
digéré de ton mon long contre tout son long,
pleuré de soulagement quand j’ai cessé d’être seule dans mon corps, qu’il m’y a retrouvée, prenant la place de la douleur,
laissé le soleil quitter le rebord de la fenêtre,
cherché le souvenir de l’été sur la terrasse avant qu’il ne la quitte à son tour,
observé la toile d’araignée qui n’a pas bien suivi ses leçons de géométrie (ou qui a juste bu du café),
lu un poème, puis deux, trois,
éternué, touché ma tête (de bois) et les pieds de la table en bois (ou en contreplaqué),
lavé mes cheveux tête en bas pour la première fois depuis un mois,
coupé, émincé, touillé des oignons, des poivrons, des aubergines, des olives (les câpres étaient entières), servi la caponata à 21h passées,
avalé des pilules au cours du repas,
appris que mon restaurant roubaisien favori avait définitivement fermé (il servait le meilleur Welsh que j’ai mangé, cuisiné avec de la Guiness),
vu de loin, de derrière sa nuque, des armoires à glace se disputer un ballon ovale,
entendu ses explications sur mêlée, mulot, pool, touche, pénalité, essai, sa grand-mère irlandaise, ma tête sur l’oreiller, sa jambe entre les miennes, des prolongations avant d’entamer dans la nuit le jour suivant, lui qui vient me border de son corps

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Dimanche 24 septembre

nuit hachée,
écriture, un peu, dans la chambre, la porte entrouverte
et lui toujours qui dort,
puis il est question de César dans mon salon — le boyfriend a le YouTube éclectique,
et nos corps se rechargent tant qu’ils peuvent peau à peau,
à peu près

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Seule, les samedis filent et les dimanches s’étirent. À deux, c’est l’inverse : le samedi est un jour plein, de sa promesse de lendemain partagé, et le dimanche se précipite vers le départ. Tôt pour le boyfriend qui préfère couper court, moi qui rallonge tant que je peux.

Son départ, c’est comme s’extirper de devant la cheminée après s’y être attardé. Pour ne pas sentir le froid, je pars en même temps que lui, dans la direction opposée, au parc Barbieux. Il fait un temps d’automne idéal : été indien. Je prends une glace au camion à glace, mais j’hésite avec une crêpe, signe que la saison avance. Le soleil est plus bas — plus beau et plus triste.

Une petite fille à vélo voudrait aller voir les chevals. Le père casquette à l’envers et sac Cabaïa répond que non, on n’ira pas voir les chevaux, et il poursuit stoïque tandis que la petite fille pédale et caprice avec obstination : elle veut aller au club. Je veux aller au club. Je veux aller au club. Y pique, le caprice. Il y a un parc et du vélo, c’est déjà bien, diront chacun des parents sans se concerter à quelques distances de là. J’essaye de me laisser distancier par les cris, les rattrape malgré moi. Sur un banc plus avant, la sœur le vit plutôt bien : elle hennit, c’est comme ça que font les poneys. Un poney avec un legging léopard assorti à celui de sa mère. Seule la taille du motif diffère, et c’est étrange, cet animal dont les taches rétrécissent en grandissant. Plus loin un autre enfant d’une autre famille ne veut pas aller au club, mais faire un rouler bouler. Ça me semble plus abordable.

Allongée seule sur un banc dans la lumière, la chaleur et les cimes qui conversent entre elles, je me relève. Tandis que je laisse vivre mon regard devant moi, repoussant le moment d’ouvrir le recueil de poèmes que j’ai emporté (mais ai-je envie de lire des poèmes quand la lumière en écrit tout autour de moi ?), un déambulateur se gare à côté de moi : ça ne vous dérange pas que je m’assois ? Non. On va faire la conversation. Non. Cette seconde occurence, je la pense mais ne la dit pas ; elle m’a eue. La vieille, que je laisserais bien sans son substantif de dame, a tôt fait de me parler des arabes, y’en a beaucoup à Roubaix, lui fait remarquer sa fille, et des Noirs, y’en a de plus en plus, mais y’en a partout, à Bruxelles aussi, elle me crispe, mais on est tous des êtres humains, encore heureux, et elle est étrangère elle aussi, polonaise, et le mari de sa fille, néerlandais. J’ai du mal à ne pas être polie, même avec une vieille (dame) assez probablement raciste. Je ne relance jamais la conversation, réponds du bout des lèvres du bout du banc, mais n’ose pas partir de suite, j’attends un peu. Et sans que j’ai rien demandé, j’en apprends plus sur sa prothèse de hanches, sa belle maison, ses aide-soignantes, les chamailleries de famille, le beau temps. À 17h46, j’estime qu’il est temps d’aller faire les courses pour préparer à dîner. Elle objecte que tout est fermé, mais je peux sans mentir répondre que le Carrefour City est ouvert. On a fait un début de rencontre, conclut-elle sur sa faim. On ne dira pas ça. J’abandonne mon banc si bien situé au soleil, dans le vallon qui coupe de la circulation, et tente de me laver dans la lumière de cette interaction.

Fatiguée, fiévreuse, tristounette.

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Lundi 25 septembre

On analyse en cours les différentes écoles de danse classique au prisme des outils choréologiques, et c’est passionnant. Au lieu de s’en tenir à des intuitions mâtinées de clichés (le chic français, le lyrisme russe, la vivacité américaine…), on apprend à discerner ce que les corps mettent en valeur. Par exemple, l’école russe a tendance à dessiner largement dans l’espace, tandis les écoles françaises et danoises privilégient les lignes courbes et droites dessinées dans le corps (plus que dans l’espace par le corps). Le cercle décrit dans l’espace par le genou lors d’un petit développé pour présenter le bas de jambe ? D’un coup, c’est une danseuse russe que je vois surgir, ça me scie.

Cuisine, visio, relecture d’un devoir et il est déjà trop tard pour être raisonnable, pour respecter le descrendo des écrans vers le sommeil. Cette impression d’être submergée, que trop. Insomnie. Vers 2h30, je sursaute en entendant un moustique passer : tension en bas de la colonne vertébrale. Quatre heures plus tard, il est trop tôt pour se réveiller, mais la douleur me réveille. C’est le nerf, à nouveau.

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Mardi 26 septembre

Le médecin en a manifestement assez de me voir dans son cabinet : je dois apprendre à gérer mon corps, vous n’êtes pas une victime.  Mi-coaching mi-ferme-ta-gueule. J’apprends qu’il a été militaire et boxeur, j’aurais préféré que ça n’explique rien. Il n’y a pas que dans la danse qu’on a un rapport tout pété à la douleur.

Les gens que je croise dans la rue en rentrant chez moi font preuve de davantage d’empathie ; me voyant pleurer, ils s’arrêtent pour savoir si ça va, et ça va aller, merci et désolée, c’est juste un nerf coincé. Je m’arrête plusieurs fois  et en repartant tire sur mon pantalon comme si ça pouvait moins solliciter les muscles. La manipulation a transformé la difficulté à marcher en véritable douleur.

M’allonger va calmer la douleur, je me dis, et ça la calme — un temps, jusqu’à ce que soudain ça se mette à hurler, mon corps me crie dessus, c’est fort à en pleurer. Je ne tiendrai pas longtemps comme ça, et je ne peux pas aller ne serait-ce qu’à la pharmacie au bout de la rue, le moindre mouvement décuple tout. Je pense à SOS médecin, cherche le numéro, et découvre que ce n’est pas national, mais régional, l’appel est payant. Ça me semble louche, mais je n’arrive pas à réfléchir, j’appelle ma mère. Elle trouve le même numéro et une autre ligne de conseil médical. La communication avec le conseil médical est mauvaise ; mon interlocutrice me demande de me déplacer. Justement, je ne peux pas, et raccroche en pleurant. SOS médecin est débordé et n’a pas de médecin à m’envoyer. Ils me souhaitent bon courage. Je ne vois plus quoi faire d’autre et appelle le 15. Les renvois se succèdent, et chaque échange se termine par la même formule, bon courage, mais cette fois-ci, on m’envoie quelqu’un.

Je me traîne littéralement au sol pour ouvrir la porte aux ambulanciers. Ils sont infiniment gentils, me posent des questions, m’aident à rassembler quelques affaires, la radio, mon sac, un sweat car il peut faire froid aux urgences. Prenez votre temps, ils me le répètent plein de fois. Lui ressemble au compagnon de JoPrincesse, elle à une Lea Seydoux qui ne ferait pas de cinéma. Ils m’encouragent à me relever, je me ferai moins mal seule, et en m’agrippant au chambranle de la porte, à mon propre étonnement, je me mets debout. Est-ce de me savoir prise en charge ? d’être certaine que, si je tombe sans pouvoir me relever, on pourra me rattraper ? Je me tiens partout où je peux pour diminuer le poids sur la jambe ; les rampes de chaque côté des escaliers me servent de béquille. En un rien de temps, je me tiens coi dans le brancard, culpabilisant de mobiliser tant pour si peu, puisque j’ai pu me lever et parcourir quelques mètres. Comme si c’était la panique de rester seule avec la douleur qui m’avait paralysée. La rue se referme à l’horizontale et en un rien de temps, tranquillement, les briques sont remplacées par les fenêtres sotixante-disardes de l’hôpital tout proche — il me semble prendre note de décorations en papier ou post-it, je ne sais plus, quelque chose comme ça derrière les fines rayures du pare-brise.

À l’admission, je baigne dans la fatigue et la camaraderie des ambulanciers. L’urgence aussi à ses échanges routiniers, ses plaisanteries et ses cafés nécessaires pour repartir. Ils m’oublient un peu et sont toujours gentils au-dessus de moi. On me demande à l’accueil ce que j’ai pris contre la douleur. Mon interlocutrice invisible semble surprise : de l’Xprime, c’est tout ? C’est tout ce que j’avais, en tous cas. Quand je passe au triage, l’ambulancier propose d’aller me chercher un fauteuil pour m’éviter de marcher ; l’infirmière le coupe dans son élan : une cruralgie ? Elle peut marcher. Elle peut marcher les quelques mètres qui la séparent des fauteuils de la salle d’attente, effectivement, comme elle aurait pu s’épargner de raviver la douleur. Elle attend, dans toutes les positions qu’on peut prendre sur une chaise, et devient une patiente. La douleur est telle que ça lui porte au haut-le-cœur. Elle a le réflexe de se lever pour chercher les toilettes, et se rassoit illico en se tenant au bord du mur. Une patiente qui a l’air davantage dans l’inquiétude que dans la souffrance se rend à l’accueil, et demande un seau ou un sac, il y a quelqu’un qui va vomir. Je suis quelqu’un qui va vomir. Elle revient avec un récipient en boîte à œuf recyclée en forme de haricot ou de rein, dans lequel les médecins des séries posent leurs instruments sanguinolents ; ils n’ont plus que ça. Je remercie et ne vomis pas, finalement, ingrate que je suis. La femme qui vient de s’installer en face de moi gémit en se tenant la tête ; elle aussi est dans la douleur plus que dans l’angoisse, gère quand même au téléphone un rendez-vous d’avocat à fixer ou reporter.

C’est finalement mon tour de consulter l’interne, très gentil, et rassurant après m’avoir demandé de pousser mon pied en chaussette contre ses mains en résistance et vérifié la similitude avec mon pied resté en basket : pas d’atteinte moteur. Il me demande ce qu’a fait ou prescrit mon généraliste et résume : il n’a pas pris en compte votre douleur, quoi. Voilà, c’est aussi simple que ça. Je le fais sourire quand j’explique que le Tramadol m’empêche de dormir, et quand il me demande ma profession. La reconversion comme prof de danse au moment où votre corps vous lâche, on a déjà fait mieux comme timing, mais ça se défend comme ironie tragique gaguesque de série B. Il conclut en réitérant son absence d’inquiétude sans pour autant évacuer la douleur : on va essayer de vous soulager. Je veux bien, oui, je remercie d’une petite voix.

On me fait asseoir et rouler dans un fauteuil jusqu’à une autre salle d’attente, où une infirmière finit par arriver avec des médicaments. L’un se verse sur un sucre, comme de l’absinthe. Il y a un second sucre parce que les gens trouvent ça amer souvent, mais ça me semble d’une fraîcheur incroyable. Avant ou après, je demande est-ce que vous pouvez me faire rouler jusqu’aux toilettes ? Me faire rouler, comme une pâte à pain ou un boulet ; la formulation me ravit dans l’anticipation de sa prononciation. Un petit cri m’échappe en me levant, on oublie vite la défaillance de son corps.

Je ne me souviens plus trop comment, je passe du fauteuil à un brancard. La douleur a un peu diminué, mais pas disparu. Si elle était à 7-8 en arrivant, parce que j’imagine que pires douleurs doivent exister, elle serait à présent à 5. La nouvelle interne qui a pris le relai s’en étonne : on m’a donné de fortes doses. J’ai droit à un bonus de décontractant musculaire, et à partir de là, ça commence à aller vraiment mieux, même si tendon, muscle ou nerf, ça s’agite tout seul sous ma peau, juste au-dessus du genou, ça palpite comme un muscle qui tressaute au coin de l’œil, et moire la peau. J’aurais bien filmé cette curiosité s’il n’y avait partout des affiches réitérant l’interdiction de filmer dans les hôpitaux, article légal à l’appui.

Il s’en passe des quarts et des heures, mais le temps cesse d’exister, lui aussi anesthésié par le Tramadol : il passe lentement quand la douleur accapare, s’éclipse quand le comatage prend le dessus. Seule la douleur donne la mesure. Je regarde longuement les dalles du plafond, la rainure dans un sens et pas dans l’autre. La sortie de secours, aussi, avec ses deux DEL, une dans le blanc du bonhomme, une dans le vert. Je ne cherche pas à me divertir en observant sciemment des détails, je laisse le monde exister autour de moi, se manifester dans ses détails insignifiants et s’oublier dans ses persistances parasites (le boyfriend au téléphone se rend compte bien avant moi d’un bip enfin arrêté).

On m’a garée à côté d’une vieille dame virulente qui traite tout le monde de fainéant et d’ordure. Elle crie à la négligence, mais refuse qu’on la soigne. Elle a bien vu les médecins, là, mettre de la poudre blanche dans les bouteilles d’eau, ils veulent tous nous empoisonner, ça tombe sous le sens. L’énergie qu’elle met à vitupérer est supérieure à celle dont disposent les plus fringants qui viennent de prendre leur garde. Ce n’est pas de sa faute si elle est comme ça, me glisse l’interne. Je me doute, je me doute, mais ne parviens pas vraiment à la plaindre. Parfois, ce n’est pas qu’elle se calme, mais elle s’enraye, on peut l’ignorer brièvement comme on passerait à côté d’un acteur qui répète son monologue. Un rien la ranime. De temps à autres un médecin l’asticote gentiment en passant (pour plaisanter, pour rester humain, se donner du courage en ce début de nuit de garde, ne pas l’abandonner à l’indifférence…) et je lui en veux un tout petit peu de remettre une pièce dans la machine. C’est amusant quelques minutes, puis triste, puis même plus ; coincé à côté, c’est juste un bruit parasite fatiguant. Au bout d’un moment, l’interne me fait rouler à la perpendiculaire de son couloir : vous serez plus au calme. Effectivement, la vitupération s’émousse de quelques décibels appréciables. Tant pis pour le courant d’air, j’ai mon sweat, merci monsieur l’ambulancier.

Par intermittence, je m’aperçois qu’est toujours là le vieux monsieur qui ne veut pas aller à l’hôpital et, quand on lui explique qu’il y est, veut rentrer, rentrer dîner. Il est suppliant. Il ne veut pas aller à l’hôpital.

De ma nouvelle place de parking, j’échange quelques mots avec une mère qui a manifestement l’habitude des lieux, elle cherche une infirmière pour enlever le cathéter de son fils adolescent, il n’y a plus que ça et ils pourront partir, mais elle ne trouve personne, d’habitude ce n’est pas comme ça, et c’est terrible qu’on puisse avoir des habitudes dans cet endroit sans y travailler. Sans même être majeur. La porte se referme, se rouvre. Ils finissent par avoir disparu. Plus tard, depuis une autre porte je crois, une petite fille explique qu’elle s’est fait mal en passant dans un tunnel rouge, comme si la couleur avait à voir avec la douleur.

On me laisse très gentiment comater en position allongée pendant que quelqu’un vient me chercher. Je n’ai même pas pensé à rentrer en taxi ; je n’ai jamais vu de taxi à Roubaix, et au moment où je suis sur le brancard, leur existence a complètement disparu du champ des possibles. C’est Mum qui vient me chercher à l’hôpital depuis Paris, vous avez de la chance que votre maman vienne de Paris, j’ai de la chance. Je l’attends trois heures sur le brancard — ou juste dix minutes après avoir eu l’ordonnance et les recommandations de l’interne : 5 jours de repos complet et surtout ne pas reprendre le sport avant d’avoir fait un gros travail pour me remuscler, de préférence avec un kiné. Vous n’avez pas de muscles. Quand même, au moins les jambes. Elle m’accorde les jambes, mais pas le dos, le buste, vous êtes trop fine. Mes muscles non examinés sont un peu vexés, mais se tiennent coi sous le sweat.

Je sors des urgences sur mes deux jambes, à tous petits pas précautionneux, craignant à chaque transfert de poids que la douleur resurgisse. Mais non, j’avance sonnée sur un nuage de jambes en coton.

Dîner de minuit surréaliste à base de Muscat et de fromage (à part le sucre médicamenteux, je n’ai rien avalé depuis le déjeuner). Quand l’appétit va…

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Rétrospectivement, j’en veux à mon généraliste de ne pas avoir pris ma douleur au sérieux. Non seulement j’aurais pu ne pas avoir si mal aussi longtemps, mais cela aurait évité que je coûte une fortune à la société en faisant déplacer une ambulance et en encombrant les urgences. On ne m’a fait aucun examen à l’hôpital, et les médicament que l’on m’a administrés sont des molécules que je prenais déjà — à des dosages sans commune mesure. Il aurait suffi d’augmenter drastiquement la posologie pour éviter cet épisode.

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Mercredi 27 septembre

C’est le soulagement de la douleur. Pendant que Mum télétravaille, je comate sous Tramadol 100, vomis vite fait mes Dinosaurus. Dans la soirée, un nouveau symptôme me fait craindre des complications, et en fait non : à n’être plus couplé au même contexte que la veille, où je ne pouvais plus marcher, il n’a plus rien d’inquiétant, on peut en rigoler avec le médecin du 15 (les médecins hospitaliers sont vraiment formidables).

Mum m’a trouvé un miroir pour aller au-dessus de ma cheminée : grand, les bords supérieurs arrondis, le cadre un peu travaillé mais pas rococo, qui rappelle les moulures du plafond. Parfait à ceci près qu’il déforme sérieusement quand on s’éloigne : le tableau accroché sur le mur d’en face  reste un quadrilatère mais ne peut plus prétendre au parallélogramme. Parfait quand même.

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Jeudi 28 septembre

Je passe la matinée dans mon lit à comparer des vidéos de variations classiques interprétées par des danseuses de différentes nationalités pour essayer de déterminer précisément les caractéristiques de chaque école dans chacun des extraits. C’est chouette et laborieux. Il me faut souvent faire des allers et retours sur des extraits de quinze secondes pour voir quoi que ce soit.

L’absence de douleur sans Tramadol me rend euphorique. Mum me trouve l’œil malicieux, prêt à dire et faire des conneries. Tu ne veux pas reprendre un demi-Tramadol ? plaisante-t-elle, faussement saoulée. Mais quand j’hésite à aller en cours juste pour écouter, elle ne plaisante plus : 5 jours de repos complet, on a dit. Elle serait prête à me ligoter. Passer à la médiathèque en revanche lui semble acceptable ; on se gare juste devant, j’ai réservé des ouvrages pour les retirer au comptoir, sans avoir à monter dans les étages.

Il était une fois 2 sur Disney+ : moins déjanté, plus poussif que le premier, même si la métaphore est bien filée sous les bons sentiments. Vaut surtout pour le duel des deux méchantes, quand la princesse de mère adoptive se transforme en… belle-mère.

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Vendredi 29 septembre

Contrecoup de l’euphorie, la fatigue se déploie, petite déprime. Je concentre le peu de capacité d’attention que je trouve (il faut vraiment la soutenir, dans un effort quasi-architectural) pour rédiger la synthèse supplémentaire qu’une enseignante me demande malgré mon absence, à cause de mon absence, même, pour la rattraper — par anticipation, la synthèse devant être rendue avant le cours. Comme si mon absence physique était le seul obstacle à ma présence, que j’étais retenue quelque part en pleine forme. La présence d’esprit…

Effort et relâchement. Je lis je crois, regarde quelques épisodes de la saison 2 d’En thérapie.

Anna et le roi, sur Disney+ : mais, mais, c’est The King and I ! J’avais vu la comédie musicale au Châtelet, mais ignorais qu’il existait un film, avec Jodie Foster qui plus est ! On en visionne la moitié avant de tomber de fatigue.

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Samedi 30 septembre

C’est la braderie à la médiathèque, l’Italie chez Picard. Dans l’épicerie d’à côté, Mum trouve un improbable miel à la coriandre. On ramène des pâtes surgelées, des livres et des CD avec leurs côtes à trois lettres, démagnétisés. Une étiquette Coup de cœur s’est faite plastifiée sur l’un des livres que je choisis ; il faut croire que l’amour ne préserve pas du déclassement.

On finit de regarder Anna et le roi. C’est chaud d’Occidentalocentrisme colonial sous couvert de bons sentiments antiracistes. Ceci étant posé, je résiste difficilement à Jodie Foster et aux histoires d’amour d’autant plus puissantes qu’elles n’adviennent jamais — du pur possible désincarné (très puritano-compatible du coup), où le summum de l’érotisme se conclut dans un frôlement de mains ou de regards. L’amour est là, mais il n’y aura pas d’histoire, et c’est là toute l’histoire. Pour l’éternité sans durée.

Ma cuisse reste anesthésiée, je ne sais pas trop vers où me tourner pour la suite. Une seule chose est sûre : je ne veux pas retourner chez mon médecin traitant. J’écume Doctolib, et c’est un embroglio entre Tataouine et les calendes grecques : les rhumatologues ont des mois d’attente, les généralistes ne prennent plus de nouveaux patients, ou sont aussi âgés que le mien. J’en voudrais un plus jeune, avec moins d’expérience peut-être, mais pour qui la gestion de la douleur aura fait partie de sa formation.

Couchée trop tard, plus envie de dormir. Je finis Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis. La partie à charge et à décharge me touche moins que le portrait ambivalent du père, imbuvable mais pas abominable, qui aime son fils mais en a honte (la fierté s’apprend).

Journal de septembre 1/2

Vendredi 1er septembre

Pas envie de quitter le boyfriend. Me lover contre, tout contre lui.

(J’ai spontanément indiqué juillet au lieu de septembre pour les premières entrées de ce journal, c’est dire mon désir de rentrer.)

Mum me remmène à Roubaix, avec mon lumbago et mon barda. Monter en voiture sans courber le dos implique une chorégraphie adaptée : le dos tourné à la portière, fléchir les jambes et attraper la carrosserie au-dessus de l’ouverture pour se tracter vers le bas et déposer ses fesses sur le siège avant de pivoter. Tadaaa.

Courses chez Leclerc. Est-ce la rentrée scolaire ? le début du mois avec le salaire qui vient de tomber ? la veille de la braderie de Lille ? Je n’ai jamais vu autant de monde. Sur le présentoir à côté de la caisse, où l’on trouve habituellement des magazines de recettes mal fagotés, un Magazine HPI. Soit une publication pour un phénomène qui concerne 2 % de la population (un chouilla plus si l’on inclut les proches), dans un lieu que l’intelligence a déserté — sauf à s’appeler Annie Ernaux. Regarde les lumières, mon amour. Est-ce une honte que de s’intuitionner HPI, quelque chose qu’on ferait passer sur le tapis à la dernière minute comme les serviettes hygiéniques quand on est ado ? Ou un booster d’ego, qui ira bien avec les chewing-gums pour l’haleine mentholée ? Quoiqu’il en soit, on salue la performance marketing : déjà deux numéros à son actif, c’est le Magazine HPI n° 3, il aura au moins tenu jusque-là.

Chez Décathlon, c’est la valse des hésitations. Mum hésite entre deux tailles de moufles-mitaines pour la marche nordique — une invention ingénieuse, avec un clapet maintenu par un aimant pour découvrir la mitaine quand il ne la capuchonne pas en moufle. L’une est un peu juste, l’autre risque de gêner la préhension du bâton. Elle essaye l’une, puis l’autre, puis l’une, puis s’excuse, elle essaye une dernière fois l’une puis l’autre, puis l’une… et je me vois soudain de l’extérieur,  je vois d’où je viens, pas de nulle part, prise dans cette filiation de l’indécision comme elle dans l’hésitation, l’instinct contredit ou mis en doute par tout un tas d’arguments rationnels. Je reçois lesdits arguments pour et contre et pour, j’essaye de les ordonner pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, et c’est finalement le non-choix qui l’emporte : acheter la taille qui n’est pas disponible en région parisienne, sans l’échanger contre celle acquise dans le doute ; il sera toujours temps (dans la limite de quinze jours ouvrés) de rendre l’une ou l’autre paire.

Au retour, je mets de côté le short de sport rapporté sans lui ôter son étiquette : ai-je bien fait ? (Depuis le mois suivant, je peux affirmer que oui, mais ce n’est pas la question.)

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Samedi 2 septembre

On a tenté sans succès de faire rentrer le vélo dans le coffre pour l’emmener réparer. On s’est promené à la braderie organisée par le centre commercial dégriffé en plein air de Roubaix, sans qu’aucune fripe ne nous donne envie de l’acheter. On a mangé :
/ un clafoutis chèvre, petits pois, menthe — première impulsion pour me remettre à cuisiner et tester de nouvelles recettes ;
/ de gros gâteaux au Grand Café Roubaix, allitération à prononcer la bouche pleine de cheesecake à l’Oreo ;
/ un chirashi saumon et anguille, avec une soupe miso qui réconforte et réchauffe même après une belle journée. La vaisselle japonaise m’a donné envie d’un thé au jasmin. L’objet seul a suffi à induire une envie, de gestuelle, de saveur.

Théières individuelles et gobelet sans anse pour le thé, noir avec une bande décorée de motifs bleus

Deux sigles animent la conversation : HPI (l’enfant d’une de ses amies a été diagnostiqué et à peu près tout qu’elle lui raconte fait écho à des anecdotes de moi petite ; je rétorque que c’est souvent génétique, ce truc-là, suivez mon regard, je ne vais quand même pas brandir les baguettes) et les TOC (je savais qu’elle en avait eu, elle aussi, et qu’ils avaient disparu quand elle avait habité en couple, mais j’ignorais qu’ils étaient reliés au même lieu). Ce partage de vulnérabilité, en créant de l’intimité, me relance paradoxalement dans une dynamique plus joyeuse.

La conversation enjouée se poursuit jusqu’à 1h du mat’ sur le canapé — et à côté quand on en bondit pour se montrer des trucs de danse ou de Pilates. En lui faisant mettre son poids en avant, je fais comprendre à Mum la différence entre repousser au niveau des orteils et les crisper. À sa joie de comprendre une consigne-correction qui n’était reliée à aucune sensation répond la mienne, de voir que je suis capable d’aider à cette prise de conscience (comme la dernière fois avec ma marraine et une position de yoga dans laquelle elle perdait l’équilibre).

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Dimanche 3 septembre

Bouillotte froide, douleur accentuée au réveil, rêve à l’avenant : mon ex nous a livrées à des Russes, je le retrouve et le gifle à répétition sans réussir à lui faire perdre son sourire narquois.

Promenade au parc Barbieux : le bien que font les arbres.

Rangement, tri, administratif : impression d’efficacité et de place nette.

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Lundi 4 septembre

L’ostéo me soulage du lumbago, un nerf reste coincé dans le processus. Changement de douleur comme un changement d’ostinato dans la musique de Philip Glass.

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Mardi 5 septembre

Vive l’opium, vive la Lamaline.

Rentrée (administrative). Aujourd’hui, on se fait la bise. Dos en carafe oblige, au lieu de me pencher, je plie les genoux, et les plus petites s’offusquent du différentiel ainsi souligné.

Réunion de rentrée avec tous les partenaires de la formation, soit une rangée de personnes avec de petits papiers illisibles posés devant eux, qui essaient tous de faire court et échouent tous sauf deux (concis, expressifs, engageant). Pourquoi on s’inflige ça ? Les intervenants ont l’air aussi ennuyés que nous tant qu’ils n’interviennent pas. Douleur au nerf, ça dure dans le corps plus longtemps que ça ne dure dans l’abstraction du temps mesuré.

Dans la promo, personne n’a envie d’être là — ni à cette réunion, qui est une redite de l’an passé, ni pour reprendre la formation, qui a assez duré. Surtout mon binôme classique, avec qui nous nous entraînons mutuellement. On voudrait déjà être diplômées. Les petits fours salés sont délicieux, je n’ai aucune gêne de socialisation, n’essayant pas de parler à des inconnus, et pourtant j’ai l’impression de me retrouver en-dehors de ma place ou plutôt que ma place serait précisément d’être toujours un peu à côté, de ne pas savoir à quelle distance me situer, de trop en dire, parler de moi ; je réponds à comment ça va et tu as fait quoi cet été  avec trop de franchise ou de chance (j’ai le dos bloqué et des congés de privilégiée) ; on me répond court quand je retourne la question, et je voudrais n’être pas si plus vieille ou encombrante, ne pas ressentir si vivement les petites frictions interpersonnelles passées ou à venir. Bref, j’ai le nerf crucial crural à vif, et je suis contente de vite rentrer, me plonger dans les souvenirs de l’été avec du tri de photo.

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Suite de En thérapie (l’épisode avec Carole Bouquet est vraiment mal joué). Le début de la série offrait la simplicité d’un patient par épisode, d’une énigme à déchiffrer ; mais le psy prend de l’épaisseur, cesse de n’être qu’un psy, et l’énigme devient un imbroglio, une impossibilité de démêler ce qui se joue. J’aurais voulu qu’il n’y ait pas d’enjeu autre que les patients, que les relations humaines deviennent enfin un peu lisibles. Je suis fatiguée, je crois, et repousse d’heure d’aller déposer et retourner la douleur dans le lit.

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Mercredi 6 septembre

Proposer une intervention sur les violences sexistes et sexuelles en milieu étudiant, c’est plutôt une bonne idée ; programmer la même intervention deux années d’affilée pour le même public, moins. Même (surtout ?) quand on s’aperçoit n’avoir pas retenu grand-chose d’une année sur l’autre. C’est très long, et la douleur en position assise n’arrange rien. De fait, je passe la dernière heure debout au fond de la salle.

Léger étonnement qui n’en est pas vraiment un : dans la salle, la plupart des filles connaissent la vidéo du consentement expliqué avec une tasse de thé ; les garçons, quasiment aucun.

Manque d’enthousiasme. Je me sens sans énergie, sans aucune envie de porter des projets, alors que tout le monde n’a que ça à la bouche, des projets, informes, flous, projetés comme ça devant nous dans l’éther des possibles qu’il faudrait actualiser. Encore trois heures de réunion, assis par terre cette fois, c’est une manie de danseurs. Heureusement, il y a eu de la Lamaline entre temps.

De nouveaux étudiants me vouvoient à l’école, j’ai l’âge d’y être professeur. Sur le retour, deux pré-ados assis sur un perron me saluent d’un bonjour madame. Bonjour, je réponds évidemment ; encore quelques années avant d’ajouter les enfants.

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Jeudi 7 septembre

Nouveauté intéressante sur le papier : un atelier d’accompagnement psychologique à la réussite par une artiste-enseignante-chercheuse-coach. Sur place, je ne sais plus trop : la composante psychologique prend des allures de Ted Talk new age. L’empathie de l’intervenante se fait parfois démonstrative, et on ne sait plus si on assiste à une performance ou un atelier mené par une hypersensible. Il y a quelque chose de touchant et en même temps de pas bien sec ; on sent qu’elle essaye de se réparer elle-même en chemin. Le cadre collectif pose également des limites ; il y a un moment où ça coince au niveau des généralités, et le besoin d’une réponse individuelle se fait sentir.

Je ne participe pas aux échanges, je ne saurais plus où m’arrêter. Cette retenue brouille les frontières celle que j’étais et celle que j’aimerais être : une élève qui ne participe pas, et une camarade qui adopterait une posture plus en retrait, pour ne pas envahir et manquer l’autre en parlant trop, en le regrettant parfois après. Sociabiliser me coûte en cette rentrée, j’ai besoin de solitude.

L’intervenante ressemble de manière perturbante à mon amie Klari — la même manière de poser des silences dans son récit, des expressions du visage un peu semblables, encadré par une coupe de cheveux que je lui ai connue — et à Laura Cappelle — j’ai plus de mal à trouver en quoi, probablement une fluidité gestuelle couplée à une absence de self-consciousness corporelle. Ces superpositions m’arrivent sans cesse : je vois une personne et j’en vois d’autres en palimpseste, qui colorent inévitablement ma perception. Ces gens double ou triple d’emblée me fascinent. J’ai d’ailleurs du mal à décoller mon regard d’un étudiant en qui je retrouve la silhouette et le fort désir de rationalité de mon ex, mêlés à la sensibilité un peu nerveuse et aquiline d’un ancien camarade de lycée (son regard restait fixe et il tremblait quand il tenait à exprimer une idée, la main suspendue devant lui, comme pour la retenir). Ça ne colle pas, une expression si juste et libre des émotions avec le souvenir de mon ex alexithymique ; je dois me retenir de dévisager ce jeune homme que j’ai l’impression de reconnaître et dont je ne sais rien. Mon regard s’attarde quand il rend la parole.

Le boyfriend trouve ça étrange, ces palimpsestes de personnes. Quand il rencontre quelqu’un, il préfère s’attacher à ce qui rend la personne unique. Moi aussi, sur le papier, mais cela passe souvent, malgré moi, par un processus de différenciation sur un fond de similitudes. Chercher pourquoi telle personne me rappelle telle autre, c’est trouver le début de la formule qui rend cette personne unique, sa combinatoire propre de traits communs.

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Nouvelle séance d’ostéo et pleurs  : de douleur / de la crème solaire qui pique les yeux / de catharsis émotionnelle ? Le corps, c’est l’inconscient, rappelle l’ostéo-thérapeuthe. Et cette phrase qui pique : est-ce que tu te sens à ta place dans ta vie en ce moment ?

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Vendredi 8 septembre

À chaque jour sa conférence. Aujourd’hui, conférences sur les risques psycho-sociaux pendant les études, par une conférencière psy spécialisée dans les arts de la scène. Je trouve ça rudement bien, cette sensibilisation aux questions de santé mentale. L’intervenante s’est attachée à décrire certains mécanismes mentaux, à rassurer sur ce qui est normal (la névrose, avoir des coup de blues, consulter quand on soupçonne que ce n’est pas qu’un coup de blues) et a consacré un volet de sa présentation au phénomène d’addiction (qui m’a moins parlé, le chocolat étant ma seule drogue — mais ça m’a fait repenser à une BD qui évoquait l’addiction à la cocaïne de Freud).

Cette femme posée, douce et ferme derrière ses lunettes noires, inspire confiance. Son exposé est beaucoup plus apaisé, maîtrisé que la veille. Sa posture est tout autre, sans tentative de recettes : il y a des mécanismes psychologiques qui peuvent se décrire, et un travail d’analyse qui reste du cas par cas.

“Est-ce que l’analyse n’est pas de la surinterprétation ?” lui demande-t-on dans le public. J’ai bien aimé qu’elle souligne dans sa réponse la manière problématique dont des psychanalystes ont pu discourir en adoptant une posture de sachant, pour imposer une analyse sur des plateaux télé par exemple, alors que l’interprétation est toujours une suggestion dont s’empare ou non le patient. Le thérapeute est là pour accompagner avec humilité.

Il a également été question de la place du professeur, qui se pose de manière particulièrement aiguë pour les musiciens, dans la mesure où ils travaillent leur instrument seul à seul. La relation professeur-élève peut devenir transférentielle et rejouer la relation enfant-parent — dans ce qu’elle a de bénéfique (booster, réparer…) mais aussi de néfaste (pression, enfermement dans des schémas). Ça me donne envie d’étudier la psychologie, et met en résonance mes découvertes du moment (une lecture sur les sciences de l’éducation, et la série En thérapie).

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Un mariage musulman a lieu au parc Barbieux. Entre les youyous et la musique, c’est tout de suite plus gai. Me rapprochant pour apercevoir les musiciens et profiter discrètement des festivités, je me mets à discuter avec un couple lui aussi interpellé par la musique. Ils sont là pour installer leur fille étudiante. Le parc, la ville, oui je m’y plais, les gens sont adorables, d’ailleurs on le devient soi-même un peu plus, un peu moins Parigot-tête de veau. On évoque la météo et le climat, l’architecture, à Croix, à Roubaix, la danse, ah les cygnes, le Lac, la grâce, surtout par le Mariinsky, ce n’est pas moi qui le dit. Il est aussi question de sécurité, de la rue des Arts où je danse et où leur fille dormira. La mère a l’air soucieuse des débordements des fêtes estudiantines : ils ont eu de la prévention à ce sujet, mais elle est inquiète que l’école ne prenne pas davantage en charge ces choses, et je me trouve à utiliser beaucoup plus vite que je ne l’aurais cru mes connaissances de seconde main bien fraîches de la conférence sur la prévention des violences sexistes et sexuelles : procédure disciplinaire et procédure pénale sont indépendantes, la victime peut choisir d’engager l’une ou l’autre, ou les deux ; le personnel de l’établissement en revanche est tenu de d’engager une enquête si on lui remonte un signalement. J’enchaine sans transition sur la ville, la médiathèque, Pancook (dont j’ignore encore la fermeture), la Manufacture, l’entrée gratuite à La Piscine les vendredi soir, ma formation, je raconte, les profils sociologiques qu’on y trouve…

Elle est violoniste, lui astrologue, je suis Lion lumineuse. Puis il y a Vénus, Verseau, Pluton qui va changer de signe, des chiffres dans tous les sens, juxtaposés, additionnés à la Vierge ; mon prénom entre en résonance avec la mère de la Vierge, ça alors ; mon chiffre est le 14, d’ailleurs Versailles, Louis XIV,  le roi Soleil, moi Lion, rien n’arrive au hasard — il n’y a pas de coïncidence dirait le psy d’En thérapie. J’essaye de ne pas trahir par mes expressions faciales d’incrédulité ou d’amusement. Je ne voudrais pas le blesser, et après tout, rendre visible l’invisible, pourquoi pas, interpréter en tous sens, n’est-ce pas grisant ? Je me demande comment on s’arrange avec la religion — ils sont catholiques —, mais après tout ne rien laisser au hasard, la destinée… Il avait prédit le Covid, voyez-vous. J’avance et ensuite je démontre, je n’avance rien que je ne puisse démontrer ; il justifie a posteriori en faisant feu de tout bois. Une barbe blanche engageante : je finis par faire le rapprochement avec le papa de Melendili, c’est le même gabarit.

Elle, me parle plutôt de sa fille, très mature, qui le soir de ses 13 ans se lamentait qu’il lui restait 5 ans avant de pouvoir décider de sa vie. Elle l’a menée en Corée du Sud, sa vie, et ses parents ont été très au fait de la géopolitique tant qu’elle était là-bas ; eux sont de Pau. Elle craint un peu le décalage, sa fille de 20 ans très mature avec des 18 qui ne le sont pas toujours, dans une culture de fête d’école de commerce. Elle trouve courageux d’entamer une reconversion professionnelle en ayant 15 ans de plus que mes camarades. Le décalage. J’essaye de dire ce que je sens de la nouvelle génération, sensibilisée à de nouvelles thématiques, engagée, rodée à l’argumentation, un aplomb plus grand, peut-être et tant mieux. Et c’est à nouveau la valse des chiffres astrologiques, qui me pleuvent dessus, jusqu’à ce que la mère écarte avec élégance le rideau de pluie pour nous renvoyer au soleil chacun de notre côté.

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Apolcalypase en cuisine en tentant de faire des galettes de blé. Ne jamais faire confiance à une recette qui préconise d’ajouter “de l’eau”, sans préciser la quantité.

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Samedi 9 septembre

Trop chaud, déprime latente.
Je fais un tour à la médiathèque sans rien emprunter, fiche de lecture oblige.
J’ai aussi noté “visio catharsis” sans plus avoir aucune idée de la discussion à laquelle cela fait référence.

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Dimanche 10 septembre

Aussi chaud, mais plus gai. Je prépare le cadeau d’anniversaire de Mum, trie et traite les photos de Londres et Chamonix.

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Stage de rentrée, du lundi 11 septembre au vendredi 15 septembre

Un stage de rentrée sans pouvoir danser, c’est une semaine entière à observer les cours et répétitions assise dos au miroir (mais pas adossée, pour raisons de sécurité), jusqu’à 5h30 d’attente par jour. Autrement dit une épreuve d’endurance. Le comportement contestable du professeur-chorégraphe rend la semaine encore plus éprouvante.

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Lundi 11 septembre

Je rêve d’une tresse coupée, qui se décolore à vue d’œil. Le pigment disparaît, les cheveux deviennent gris-blanc dans une vague de dévitalisation inexorable, du bout coupé à l’élastique.

Il y avait un autre rêve dont il fallait que je me souvienne, dont je ne me souviens plus.

Je me tâte pour une coupe courte asymétrique (j’ai les cheveux longs jusqu’aux reins).

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Mercredi 13 septembre

2h30 dans salle d’attente du médecin, qui diagnostique un syndrome de la charnière thoraco-lombaire, bloquant le nerf crural. Au niveau de l’inversion des courbures vertébrales. Rien à voir avec la tendance à gommer à outrance les courbures dans une mauvaise compréhension de la danse classique, évidemment.

Ostéo, il me débloque à la hâte ; le gyrophare arrête de faire tourner la panique dans ma tête.

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Jeudi 14 septembre

Photo en noir et blanc à travers une fenêtre : vue sur le fronton d'une ancienne usine stylée mais délabrée et les toits

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Vendredi 15 septembre

Un rendez-vous rapide dans un centre de radiologie conventionné secteur 1, je ne pensais pas que ce soit possible. Le compte-rendu me réjouit moins : discopathie étagée de T11 à L3. J’ai du mal à ne pas pleurer dans le bus. Ce côté irréversible. J’ai abîmé mon corps. Un disque, ça ne se reconstitue pas comme un os. Quatre disques, encore moins.

L’anxiété, la douleur, toutes deux lancinantes. L’ironie de peut-être ne plus pouvoir danser quand justement je remets la danse au centre de ma vie en me reconvertissant comme prof. La blessure de la carrière d’interprète impossible aurait dû m’avertir ; la tentative inconsciente de réparation devient un second coup. L’idée de devoir éventuellement reprendre un bullshit job sans la danse à côté comme dérivatif me semble intenable. Je tragédise intérieurement dans le bus, fais bonne mesure, et mauvaise en arrivant chez moi.

Lorsque je montre la radio au boyfriend en visio, il ne voit pas le léger guingois des lombaires ; il s’émerveille spontanément de ce que ma colonne soit si droite, les vertèbres si bien alignées. On ne voit jamais que ses propres radios quand on n’est pas médecin, et sur les siennes, ce n’est pas une colonne que forment ses scolioses, mais une hélice — enfin j’imagine, je n’ai jamais vu que mes propres radios, et perdu le trajet de ses vertèbres sous mes doigts. Je devrais avoir honte de paniquer devant lui, devant une colonne grecque de chamallows bien empilés.

Sous un temps resplendissant, un parc très vert avec un plan d'eau, un grand seule pleureur et une demeure de châtelain en arrière-plan
Une pause déjeuner au square Catteau, dont j’oublie tout le temps l’existence alors qu’il est proche de l’école. Quand je parcours l’album photo de mon téléphone, je me rends compte qu’il raconte parfois une autre histoire des jours que les notes prises pour ce blog.

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Samedi 16 septembre

La réaction de N. face à mes déboires vertébraux et leurs potentielles implications me touche ; elle sait exactement l’endroit que ça touche.

La restitution du stage a lieu à la Manufacture de Roubaix pour les journées européennes du patrimoine. Les classiques dansent en basket à l’extérieur dans la cour de briques et de béton, les contemporains à l’intérieur entre les machines à tisser, et tout le monde se change dans une salle habituellement dédiée à des ateliers. Il y a des tables, des chaises, trois canapés, une table basse avec des plantes en crochet, bientôt recouverte d’épingles à cheveux et de trousses de maquillage, et tout un tas de bocaux et casiers remplis de laine dans des états divers, dont un de MOUTONS, dit l’étiquette. Je regrette de ne pas avoir soulevé le couvercle de ce souvenir digne de Saint-Exupéry.

La pause est longue entre les deux représentations de l’après-midi, certaines bossent sur leur ordi, somnolent, ça discute et boit du café — il y a toujours quelqu’un pour préparer du café quelque part —, les filles remettent du sang sur leurs lèvres (le chorégraphe voulait une teinte sombre et a choisi le rouge le plus vamp du panel), elles ont une allure folle avec leurs chignons banane, et je mange le makrout le plus gros et gras de ma vie. …

Dimanche 17 septembre

Suis-je ralentie par la douleur ou un perfectionnisme las dans cette fiche de lecture ? Je n’ai pas de problème pour jeter les mots, mais l’articulation fine est compliquée. Devoir affiner, décider définitivement des mots à employer alors que vous voyez l’idée.

Au parc Barbieux, au milieu de l’allée : un mini-chaton noir. L’homme qui l’a posé au sol l’appelle en continu. L’étonnement se fraye un chemin au travers de ma réaction de mammifère énamouré : ça ne suit pas, un chat.  Mais l’homme soutient que si, son chat le suit, ils font leur promenade au parc ensemble tous les jours. Le chaton furète au pied d’un banc et j’échange un regard entendu avec ses occupantes, un chat, ça ne suit pas.

Moins mignon que le chaton noir, une guêpe noire. Je la laisse vaquer sur la vitre toute l’après-midi ; le soir venu, quand l’attrait des lumières électriques remplace celui de la lumière du jour, c’est une autre affaire. Opération évacuation, non sans sursaut, douleur.

Il serait temps que ce lumbago prenne fin, je commence à trouer mes chaussettes (j’ai trouvé une position pour me laver les pieds sans avoir mal, mais pas pour me couper les ongles des orteils).

Journal d’août 4/4

Lundi 21 août

J’ai mis quelques années à accepter l’invitation de mon amie M. à lui rendre visite à Chamonix. Le temps de trajet me rebutait. Et effectivement, c’est un peu infini sur la fin.

Au Relay de la gare,  je crois reconnaître Guillaume Diop sur la couverture d’un magazine, avant d’apprendre que c’est le fils d’un people royal de Monaco — chacun ses célébrités. Je ne connais plus la moitié des titres exposés en tête de gondole. À deux doigts d’acheter un livre-magazine sur le fromage intitulé Permis de puer.

Dans le TGV, ma voisine porte une French manucure sur des ongles coupés carrés ; elle examine une crème hydratante dont la marque est raccord avec notre destination : LΛNeige. Avec un Λ à la place du A. Ironie d’utiliser un signe lambda pour se distinguer. J’imagine bien la marque prononcée avec un accent anglais, comme dans la publicité avec Julia Roberts — le vie est bêle.

Le TGV est plein de gens riches. Tout s’éclaire quand je me rends compte que c’est la ligne que j’avais empruntée pour rendre visite à Eli à Lausanne. Je suis à nouveau dans une rame en bout de train, et le mal de cœur n’est pas loin (même si cette fois, je n’aurai pas besoin de Coca).
Je vis le trajet avec modération : lis un peu, observe un peu, dessine un peu, m’ennuye un peu.

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Le TER est bondé. Une mère installe son tout jeune fils dans le siège en face de moi et s’assoit sur la marche (j’avoue ne pas lui céder ma place, pensant qu’elle pourrait s’asseoir elle et le prendre sur ses genoux). L’enfant est du genre curieux, en pleine phase exploratoire. J’ai le choix entre tenter de l’ignorer en me lançant dans une activité en autarcie, au milieu de laquelle je ne manquerai pas d’être dérangée, ou pousser la sociabilité jusqu’au co-parenting.

La maman me rappelle la professeure de danse chez qui j’ai pris des cours particuliers en parallèle du conservatoire, et qui devrait m’accueillir pour mon stage de fin d’études. Les filiations physionomistes de ce genre ne cessent de me sauter aux yeux ; elles biaisent mes a priori, et peut-être est-ce pour le mieux, pour cette maman-là. Elle est partie du Havre ce matin. Pas de Paris, du Havre. Seule avec son enfant, dont c’est le tout premier trajet en train. Elle le fait observer tout ce qu’elle peut, jouer avec tout ce qu’il peut, notamment un livre-jouet en tissu, dont les boutons ont pas mal de succès, mais moins que les toupies perfectionnées du pré-ado à côté de lui avec sa grand-mère. Lui aussi veut bien faire mais ne sait pas trop se comporter ; il se fige pour éviter le contact quand le tout-petit empiète sur son espace.

Je propose du gribouillage sur l’iPad, mais le bouton central de la tablette et le capuchon du stylet sont vachement plus amusants que le dessin. Le mécanique l’emporte encore sur le numérique. Voyant que la poignée d’une valise appartenant à la famille du carré d’à côté attire ses convoitises (mais crispe les détenteurs de ladite valise, bien qu’ils aient eux aussi deux enfants), je descends la mienne de l’étagère au-dessus de nos têtes et c’est l’extase : un gros bouton à manipuler, une immense poignée à faire surgir de nulle part. Le tour de magie se révèle un excellent  exercice de motricité : mine de rien, ce n’est pas évident de maintenir une pression (du bouton vers le bas) pour tirer (la poignée vers le haut).

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À côté de notre village-pour-éduquer-un-enfant, c’est la famille parfaite : deux parents, deux enfants, tous d’une beauté plastique assez improbable. Mais surtout : ils tirent de leur gros sac à dos de marche une gâche aux pépites de chocolat et des crêpes industrielles comme celles que je mangeais chez mon père. Je me retiens d’en demander un bout, et les deux goûters s’inscrivent dans ma liste d’envies obnubilantes qu’il me faudra manger pour m’en défaire.

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Mardi 22 août

L’accrobranche ne me fait pas spécialement envie, mais  M. a l’air d’y tenir, et il fait chaud, alors nous voilà en baudrier sous les arbres. Souvenirs d’adolescence où je faisais le grand écart entre deux rondins de bois. J’ai depuis perdu en aisance et gagné en vertige. À l’arrivée d’une tyrolienne, je m’arc-boute pour saisir la poignée jaune qui permet de ne pas repartir en arrière, et sens un étirement malvenu dans les lombaires. Je prends soin de gainer les abdos à l’arrivée des tyroliennes suivantes et globalement dans le reste du parcours. M. grimpe seule dans le dernier, noir comme une piste, et j’endosse le rôle confortable du photo-reporter au sol (qui se fait rabrouer quand l’enregistrement devient témoin d’une difficulté). J’ai l’impression de m’être arrêtée à temps et d’avoir limité les dégâts, mais le mal est fait.

Un peu de taboulé et une glace chocolat-myrtille plus tard, nous sommes sur le retour. Le sentier forestier nous promène pendant un peu plus d’une heure, mais il n’y a rien de trop pour que M. m’expose la situation professionnelle qui la préoccupe. Elle expose tout méthodiquement (c’est son habitude, je sais qu’il ne faut pas l’interrompre), recommence depuis le commencement (cela me remet en tête les épisodes précédents) et y revient par des boucles qui réordonnent et autojustificent autant qu’elles ressassent (c’est là que je commence à me dire qu’elle ne va pas bien). Elle le dit elle-même, que ça ne va pas, mais c’est la manière de l’exposer qui m’inquiète plus encore que le constat partagé sur sa santé mentale. Le chemin met fin à un cheminement qui n’en a pas.

Le soir, on souffle mes bougies. Je me vois offrir un gâteau et un lama d’anniversaire. <3  Et un cadeau plus orange tu meurs. She knows me well.

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Mercredi 23 août

Oui, je fais de la randonnée avec mon T-shirt Royal Ballet rose.

Randonnée au glacier du Tour : 3h de bus, 4h de grimpe et de désescalade, 1800 pas, 510m de dénivelé. Et ce que les chiffres ne disent pas, ou mal, à commencer par la qualité du silence dans les œufs puis la montage. Le bruit se raréfie comme l’oxygène, et pourtant, il y a la musique d’alpage à l’arrivée et la conversation quasi incessante tout du long. Pour des raisons de souffle, il s’agit essentiellement d’un monologue — je marque mon écoute par interjections et monosyllabes. Je saurai tout de G., si je ne la confonds pas avec L.

J’ai du mal à faire attention à, simultanément, où je mets les pieds,  ce qu’on me raconte et ce que j’aperçois quand j’immobilise mes pieds et relève la tête. M. s’étonnera de ce que je traîne à plat et accélère en montée   ; c’est seulement quand je découvre au détour d’une falaise la montée qui nous attend que je comprends le quiproquo : ce que j’imaginais une promenade, certes exigeante physiquement, a été prévu comme sortie sportive, seulement adaptée à mon piètre niveau. On ne s’arrête pas pour admirer, contempler, s’imprégner ; on s’arrête pour boire, remettre ou enlever un vêtement — à la limite pour photographier, c’est mon passe-droit de touriste. Les gens parlent toujours des paysages spectaculaires, mais je n’ai jamais compris : dans la randonnée et l’alpinisme, on regarde toujours ses pieds. Voilà qui a le mérite d’être clair.

Je fais le deuil de la promenade en embrassant de mon mieux la dimension sportive. M., surprise, remarque avec satisfaction que j’ai une bonne proportion de muscles pour mon poids : je crache mes poumons, mais remercie mes quadriceps de danseuse. M. me rassure, m’encourage et me cravache en alternance. Il ne faut pas lambiner, ni à l’aller (le refuge cesse de servir à déjeuner à 14h) ni au retour (les œufs cessent leur rotation à 16h). La dernière portion jusqu’au refuge est caillouteuse, il faut mettre les mains. L’odorat décuplé par les règles, je suis envahie par une odeur souffreteuse : ça sent la meuleuse.

Au refuge Albert 1er, la tête me tourne presque. Nous sommes au bord du glacier, de ses crevasses bleu féerique, gris sale, et nous rentrons comme si de rien n’était dans un restaurant surpeuplé. Des familles, des sportifs et des étudiants d’école de commerce bavardent, mangent des morceaux, boivent des coups. Cela me semble incongru, mais on rentre en chaussettes, les chaussures laissées à l’extérieur comme à l’entrée d’une maison japonaise ou d’une mosquée. M. ressort mettre mon T-shirt à sécher, alors que j’enfile à même la peau la polaire technique qu’elle m’a offerte. On se retrouve comme si de rien n’était devant une espèce de welsh montagnard pour elle (une croûte) et une salade aux falafels pour moi — improbable. La digestion à peine entamée, on repart déjà  : on a toujours l’impression que c’est trop tôt en altitude, mais en reprenant doucement, ça va. Et ça va.

Ça va moins à Paris, au téléphone : le boyfriend risque de ne pas avoir son prêt, et des emmerdes financiers.

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Jeudi 24 août

Mon amie M. reprend le boulot, c’est une journée solo tranquille pour moi, malgré les monceaux de recommandations impliquant de se lever tôt et d’aller se frotter aux touristes dans des remontées mécaniques onéreuses. Tu ne peux pas venir à Chamonix sans — si, je peux. Par paresse, par pingrerie, par envie de tranquillité… parce que je suis venue rendre visite à mon amie avant de visiter la vallée.

On est à la montagne, mais on est en ville ; paradoxalement, la nature est partout, mais presque nulle part accessible à pieds. J’ai envie de promenade simple, sans arsenal organisationnel et me rends à un petit lac voisin, qui n’était pas pour rien absent des recommandations. Après quelques chapitres de Les Débuts, Par où recommencer ? (et encore, je ne suis pas certaine du pluriel), me voilà dans le bus pour retourner au lac des Gaillands.

Bis repetita placent, je peux vérifier que le sorbet myrtille se marie décidément divinement bien avec la glace au yaourt. Je recommence Les Débuts, Par où recommencer ? là où j’avais laissé le marque-page. Je n’en finis pas de reprendre ce livre, qui n’en finit pas de commencer, même après en avoir dépassé la moitié. J’essaye de m’arrimer au lieu par la lecture, de profiter de ces sorties de chapitres pour retourner plus attentive à ce qui m’entoure, mais je papillonne de l’un à l’autre.

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Dans le centre de Chamonix, je découvre une librairie dans laquelle il fait bon flâner. Je regarde avec une curiosité désintéressée des sélections pour moi inhabituelles, essais sur la montagne, récits d’alpinistes, ce que nous fait le paysage, bien se nourrir pour un trail. On reste pourtant dans une librairie généraliste, avec des romans qu’on trouverait partout ailleurs, mais elle est, comme le reste de la ville, la vallée, ses habitants, ses touristes, tournée vers la montagne et les activités qui s’y déroulent. D’habitude, les passionnés se rencontrent dans des lieux circonscrits (un théâtre, un gymnase, un champ le temps d’un festival…) ; ici, le microcosme fonctionne à l’échelle de la ville entière : les boutiques de vêtement sont des boutiques de sport, les bus sont plein de gens équipés, aux mollets galbés, et les T-shirt affichent leur allégeance à telle course ou trail passé. Pour une fois, les chaussures de marche que je porte comme baskets tant elles sont confortables ne dépareillent pas (« des Merell, non ? » note le compagnon de M. au premier coup d’œil).

La librairie, donc. Haute sous plafond, lumineuse, des tables qui ne gênent pas la déambulation. Il y a même une exposition au sous-sol, des collages de paysages — montagneux, évidemment. Des papiers déchirés avec délicatesse pour faire sentir quelque chose de notre fragilité face à la dureté des roches. Ça m’interpelle assez pour que je laisse un mot dans le livre d’or. Il y a l’espace pour ça, dans cette librairie. Je flâne sans m’excuser mentalement de ne rien acheter — d’ailleurs j’achète un livre, pour offrir. C’est un poche, mais la libraire ne m’en fait pas moins un magnifique paquet cadeau. Tout en dévidant le rouleau de scotch, elle me raconte que c’est son père qui lui a fait découvrir ce roman, et que depuis, elle le fait découvrir au plus de monde possible. La dame avant moi à la caisse le connaissait déjà (mais pas par la libraire : ses montages à elle sont dans le Jura) ; elle s’est enthousiasmée quand elle m’a vue le soulever de la pile, c’est génial, et de moduler-minorer : comme lecture facile, ça se lit très bien et c’est… (un mot ou un geste qui provoque de l’enthousiasme), ça fait… (un geste suivi par un verbe que j’ai oublié : mouliner, réfléchir, penser, mais dans un sens moins abstrait, plus lié à l’expérience). J’ai oublié les mots, retenu l’élévation de l’attention, l’enthousiasme qui relie.

Trompe-l’œil avé des Mont-Blancs

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Soirée sushis, vite écourtée par la fatigue de ceux qui ont bossé. Flagrant comme le travail ruine le temps personnel.

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Vendredi 25 août

Je le sens arriver sous la douche : le lumbago. C’est tout une épopée pour sortir de la baignoire et aller m’allonger à même le sol dans le salon où télétravaille M. Je dérange et ne peux faire autrement. Elle continue tant bien que mal, après m’avoir demandé si ça allait : non. On attend son compagnon, qui doit avoir une ceinture lombaire quelque part, et qui en a effectivement une, beaucoup trop large.

[En rédigeant ceci, je pense à l’ostéo-psy qui, à propos de mon dos bloqué pour la énième fois, m’a demandé si je me sentais à ma place dans ma vie ces temps-ci. Chez M., je me suis sentie à la fois chez moi et de trop — parce que trop comme chez moi, alors que je n’y étais pas ? Peut-être ai-je trop pris mes aises. Je me suis tout de suite sentie bien dans leur appartement bien pensé bien aménagé, et ils m’ont très gentiment laissé leur chambre, dont la mansarde m’a rappelée celle que j’occupais chez mon père après son divorce — un abri ouvert, la porte sans pêne à la place de la mezzanine à découvert.]

L’aller-retour à la pharmacie sera ma sortie du jour, à petits pas de mamie geisha. Je me fais un nouvel ami : la bouillotte mouton déguisé en licorne, qu’il est fort étrange de devoir placer au micro-onde. Le chat me regarde comme s’il était le prochain animal à poil que j’allais griller.

M. m’a laissé sorti à feuilleter La communication en BD et La PNL en BD. Je feuillette, et doute : ne serais-je pas envahissante à essayer de ne pas être un boulet ?

La fatigue est moins immédiate que la veille : on entame un jeu de cartes, un escape game qu’on abandonne avant de l’avoir terminé. Esc escape game. Ma principale contribution aura été de penser à prendre les cartes étalées en photo avant le rangement — c’est dire si j’ai le neurone vif lorsqu’il s’agit d’être créatif avec du calcul mental.

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Vendredi 25 août

Rêve chelou (inspiré de conversations sur la drogue du zombie ?) : je suis avec le boyfriend dans une maison de plein pied aux multiples ouvertures, dans l’excitation douce du désir, mais il y a intrusion, nous nous munissons d’une arme de fortune, une râpe-à-pieds géante en plastique mou, et surgit une créature inquiétante le buste à angle droit des jambes, sans visage, un pied ou un bec inopérable en guise de tête — instant de soulagement (ce n’est pas le plus dangereux) vite repris par l’inquiétude (comment s’en débarrasser ?).

Matinée pluvieuse, à goutte et à verse. Le chat dort sur le canapé. Je cuve mon lumbago.

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Samedi 26 août

M. passe la matinée à bosser en ville sur son roman, seule. Je ne sais pas si je suis déçue ou soulagée. J’élude. Le boyfriend à Paris me parle à l’oreille tandis que je piétine seule sur une place à Chamonix, avant de retrouver les autres au restaurant : mon amie M., son compagnon et une quatrième personne, qui me rappelle Anne-So la blogueuse. Je ne sais plus trop ce qu’elle ou moi fait là, mais la pizza est bonne et rester penchée sur ma chaise blanche soulage un peu mon dos. La semaine a été longue, se bornera à remarquer le compagnon de M alors que nous remontons en voiture en faisant de l’humour noir à base de conduite et d’airbag.

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Dimanche 27 août

L’ambiance est plus détendue pour cette dernière journée, peut-être parce que tout le monde le sait.

Dernière virée dans le centre de Chamonix. Je m’esquive pour acheter une carte d’anniversaire et la rédige avec un peu d’émotion sur un coin de comptoir, avec le stylo enchaîné dédié aux grilles de loto et de PMU. C’est n’importe quoi, ça m’amuse beaucoup. De retour, je glisse la carte dans le paquet de la librairie et confie le tout au compagnon de M. pour qu’il le lui offre le jour J.

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Changement de TER. Un monsieur blanc de cheveux et de peau dit au revoir à un monsieur noir un peu plus jeune, et pénètre avec lui dans le train. Son regard glisse sur la couverture en anglais de la femme qui me fait face, s’arrête sur moi. Après m’avoir demandé si je parle français, il me confie son compagnon qui n’a pas l’habitude de prendre le train et ne voudrait pas rater sa correspondance TGV. Ça tombe bien, vérification faite, nous sommes dans la même rame 17. Serons : le TER n’a pas de rame ni de place numérotée.

Mon nouveau voisin a des chaussures de marche, comme tout le monde ici, mais pas de bagage, pas d’en-cas, pas de distraction. Rien qu’un billet imprimé sur une feuille A4 pliée. Les montagnes cessent d’être un terrain de villégiature pour redevenir une frontière — voici l’Italie proche, la migration lointaine. Calais et tout le cours du semestre passé sur les frontières se matérialise à Chamonix, installé à côté de moi. Je ne voudrais pas l’ignorer, mais ne sais pas comment engager la conversation sans que mes questions tournent à l’interrogatoire et le mettent dans l’embarras. Ni lui ni moi n’avons envie de discuter, et d’un commun accord mal accordé, tout de gêne dissimulée, nous vaquons qui à ses rêveries qui à ses inquiétudes. J’échange davantage de banalités avec ma voisine lectrice, qui à ma surprise parle français : comme le monsieur aux cheveux blancs, j’avais supputé une étrangère à sa lecture costaud en VO.

Au changement, je ne réussis pas à masquer ma douleur et mon voisin sans bagage propose de prendre le mien. Ça me semble le monde à l’envers, que ce soit lui qui m’aide ; je décline, sans voir que je nous prive d’un pied d’égalité. Tout le train se dirige vers le quai du TGV, je suis autant que lui. On attend devant le repère de notre rame, je propose, il refuse de partager mes carottes-houmous au pesto (qui coulera dans mon sac), je ne sers décidément à rien. Nous sommes soulagés de nous quitter en montant à bord, lui à l’étage, moi en bas. Je retourne à mes problèmes simples, mon petit lumbago de privilégiée qui trouve le temps long, mais un chez-soi en arrivant.

From Mont-Blanc to Montrouge real not quick.

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Lundi 28 août

Je retrouve le boyfriend, et la facilité d’être chez soi même si chez lui. Il m’a manqué, je le lui dis. Plusieurs fois. Je me rends à peine compte de la répétition. C’était si horrible que ça ? m’interroge-t-il en retour. Non, évidemment. Mais c’est clair comme jamais que c’est de lui que j’attends du réconfort.

The French Dispatch. J’ai du mal à suivre, mais ne m’ennuie pas un instant. Ennui-sur-Blasé, cette trouvaille toponymique est du génie. (Timothée Chamalet remplace pour sa génération Louis Garrel dans le rôle de l’étudiant parisien agaçant.)

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Mardi 29 août

Mon ancienne ostéo parisienne me reçoit dans son si joli cabinet. Elle porte un T-shirt avec un jeu de mot où mère remplace mer, comme si son rôle familial ne transparaissait pas sur son visage cerné (2 ans à ne pas faire ses nuits).

Quitte à être dans le quartier, je vais chercher des banh mi. J’ai beau avoir des réticences, je finis toujours sur les traces de mon ancienne vie. La progression est laborieuse.

L’Île aux chiens. Les meilleurs moments : quand Wes Andersen prête un flegme britannique à ses toutous d’animation.

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Mercredi 30 août

Grasse matinée de récupération après l’ostéo.

Rêve proche du réveil : le boyfriend s’écartait de moi et je ne comprenais pas le rejet, je ne voyais qu’ensuite l’enfant qu’il tenait-protégeait dans ses bras et qui s’interposait entre nous.

J’ai tellement bien visé pour le livre offert à M. qu’elle l’a déjà. Damned. Il ne me semblait pourtant pas l’avoir vu dans sa bibliothèque ; et pour cause : son compagnon lui avait emprunté pour le lire à son tour. Je maugrée d’avoir raté mon coup et rappelle l’existence du ticket d’échange à l’intérieur de la couverture, mais M. ne semble pas gênée par le doublon, hésite même à le conserver comme porte-bonheur.

King’s Man, première mission. À part une scène de combat fort drôle où Raspoutine attaque en déboulé et esquive en danse cosaque, le film m’a ennuyée par sa grandiloquence.

Serait-ce la fin de la trêve du ciboulot ? Les appréhensions reviennent.

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Jeudi 31 août

Rêve proche du réveil : je dois préparer un court cours de danse jazz, je revois x fois le premier exercice d’échauffement, pourtant simple, avec des bras qui se balancent. Doute sur la musique : faut-il un 2 ou 3 temps ? Je dirai(s) trois, ça balance plus.

La rentrée s’approche.

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En plein aprèm, on se décide pour Kodawari Ramen.