Prendre le large jusqu’à toucher la terre ferme

Sur le bandeau de Toucher la terre ferme, on peut lire :

Devenir mère, être femme
par l’autrice de Liv Maria

La première partie m’indiffère voire me repousse (être mère) ; la seconde réveille une problématique soulevée avec la psy (être femme). Ce qui aurait dû être un match nul est annulé par la filiation romanesque : Liv Maria m’a embarquée, j’embarque Toucher la terre ferme.

Encore une fois, j’adore. Je suis soulevée par son élan, l’avidité qui se dégage de sa vie, ses mots. Je voudrais vivre aussi intensément qu’elle, et pendant la lecture, encore un peu après, elle m’entraîne dans son sillage, c’est possible, je vais, j’y suis, c’est.

Le texte vaut par lui-même, mais aussi pour les échos qui se tissent avec Liv Maria. Le bandeau n’a pas menti ; ce n’est pas seulement le nouveau livre de Julia Kerninon, c’est bien l’autrice de Liv Maria qui file des mêmes motifs, raconte des épisodes dont on comprend comment ils ont trouvé leur transposition dans une œuvre de fiction possédant sa propre unité.

Bref, je crois que j’ai un gros crush.

…

Déjà l’exergue :

Les choses qui survivent
le font pour deux raisons :
soit parce qu’elles sont faites
d’une substance si dure qu’elle résiste au temps,
soit parce que quelqu’un les aime.

Martin Gayford citant David Hockney de mémoire

…

C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue.

[…] lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant.

Et le fait que mon nouveau-né soit aussi différent de l’enfant que j’avais été moi-même me l’a rendu plus proche, étrangement, comme s’il était bien à moi, effectivement une chose nouvelle que j’avais fabriquée, inédite jusque-là.

J’avais peur que mon enfant soit un plomb au bout du filin de mon zeppelin, mais je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s’annoncerait, et que ce serait elle qui s’occuperait de tout ça. Peut-être qu’inconsciemment je pensais que ma mère s’en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère.

[…] toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient simplement plus intensément soi-même.


Sur le parking de la maternité, mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’avais passé presque toute ma vie à partir, et je n’en revenais pas d’être là maintenant.

Toute ma vie, j’aurais aimé être quelqu’un de plus audacieux, de plus tranché, quelqu’un qui saurait tenir des sièges et faire ployer les autres et le monde sous sa volonté, quelqu’un après qui on pourrait courir en le suppliant de ne pas nous quitter, mais le temps m’a appris à mes dépend que je suis de l’autre espèce, je suis de celles et de ceux qui courent éperdus d’amour, les tendres, les inquiets, les laborieux.

Moi aussi j’ai opté pour le risque. Moi aussi je suis restée.

Sur le parking de la maternité, cette nuit de novembre, j’ai compris la force de la réalité qui venait avec le fait d’endosser ce rôle, la vie quotidienne, la vie domestique, la platitude. […] J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision.

Quand je lis ça, je me dis que Liv Maria à la fois actualise ce désir de fuite et assure qu’il reste un possible, inactualisé : une manière de vivre l’hypothèse romanesque sans dommage collatéral pour ceux qui restent. Une échappée fantasmée sans retour.

Toucher la terre ferme comme on prend le large.

…

Comme dans Liv Maria, il y a un amour avec un homme plus âgé, qui un jour s’est évaporé. Et d’autres amours, d’autres amants.

Il avait le vertige dans les manèges, dans les escalators, dans mes bras.

Je suivais les rides naissantes du bout des doigts comme les rainures d’un disque.

Je pense aux traces de ses dents […] qui ne partaient pas des jours après qu’on s’était vus, que je portais sur moi comme des bijoux, sans saisir que c’était d’abord des blessures.

// le passage de Liv Maria sur la blessure-bénédiction

Une vie de téléphone et de silences, une vie de baisers et de loyauté, dont nous ne parvenons à nous parler que depuis la naissance de nos enfants respectifs, parce que maintenant nous avons scellé un pacte de sang avec d’autres que nous deux.

Je vivais une histoire incroyablement compliquée avec un écrivain — je voulais quelqu’un pour qui les livres seraient presque rien.

Il débarquait dans les jardins ensoleillés où je buvais avec nos amis, il faisait quatre pas et discrètement venait coller son corps contre ma robe légère pour que je sente son érection. […] Dans le chaos de ma vingtaine, il semblait par moments que c’était à ça et à ça seulement qu’il importait de donner le nom d’amour.

Toutes ces années, je sais aujourd’hui que je me racontais une histoire, j’essayais de me tenir à un endroit du monde qui n’était pas pour moi.

J’aimais l’entendre dire à nos amis, en souriant, Franchement, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fout avec moi, mais je ne saisissais pas ce qu’il disait. Je crois que j’aimais la liberté, la latitude que son indifférence me laissait. Il m’aimait si peu. Il me disait, Si tu es heureuse, je suis heureux. Tu partiras quand tu en auras marre. Ça va arriver. Tu vas voir. 

J’étais, la plupart du temps, très heureuse. Quand il me quittait, je pleurais un bon coup et je retournais voir le premier, sans aucun scrupule, certaine que l’un ou l’autre était le bon pour moi et que donc osciller entre eux n’était pas un péché, simplement une nécessité si je voulais les départager à terme.

…

Je voulais me comporter dignement, mais je voulais aussi désespérément être libre, alors j’ai fui.

Malgré l’apparente surpopulation de ma vie sentimentale, je passais la majeure partie de mon temps seule, à taper sur un clavier dans des appartements mal chauffés, à attendre au courrier des phrases qui ne venaient pas.


Finalement ce n’a pas été l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre : un troisième homme est survenu, qui est devenu le père de ses enfants.

Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. […] L’amour, je sais, c’est l’inconfort. L’amour, c’est être sans cesse aux aguets. C’est avoir peur d’être quittée pour un mot de trop. C’est essayer en vain de se maîtriser. Et un jour, j’ai renversé l’évidence, j’ai considéré la possibilité que l’amour puisse être non pas la légère appréhension à laquelle je l’avais toujours associé, mais ce mélange inédite de liberté et de paix.

This. La différence entre la passion qu’on se raconte et l’amour qu’on reçoit. Eux et lui. L’amour dans la vingtaine et la trentaine ? (J’ai trouvé des similitudes souterraines — pas du tout immédiates mais profondes.)


J’adore le portrait qu’elle brosse, la manière dont elle le brosse :

C’est un vrai Parisien, il dit la province quand il est en province. Il est presque incapable de faire quelque chose qui ne l’intéresse pas, il raye la voiture simplement en la regardant, mais intellectuellement — intellectuellement on voit que ça tourne vite, pour paraphraser mon père médusé et admiratif la première fois qu’il l’a rencontré.

Quand j’étais très jeune femme et que je vivais seule […] j’aurais aimé que quelqu’un voie mon travail solitaire et ma ténacité dans la tempête, et me respecte pour ça, et m’aime pour ça — et avant lui, j’avais l’impression que jamais personne ne l’avait vu.

(La jeune fille à Budapest.)

Pourtant, parfois, sa fiabilité me devient insupportable, je n’en peux plus […] je lui crie la vie que j’avais avec d’autres hommes que lui autrefois, des hommes indiscutablement plus mauvais, des hommes tout sauf fiables […] avec qui la vie était déséquilibrée et rugissante […] parfois ce que me manque le plus dans cette vie c’est précisément ce dont il m’a sauvée.

Je repense à ce texte de Raveline sur les habitudes qui finissent non pas par vous endormir mais par vous faire faire de dangereuses embardées en sens inverse. (Ce billet m’a marquée pour qu’il me revienne presque dix ans plus tard ; j’ai dû en passer des dizaines en revue avant de le retrouver. Dans le doute, je conserve ici le paragraphe entier : « Cette épisode […] m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes. »)

Il me trouve toujours belle, malgré mes traits qui se désordonnent année après année, mon corps est sa maison, il est incroyablement constant dans son désir. Le matin, le soir, le week-end, il me caresse délicatement les cheveux, la nuque, quand je lis allongée sur ses genoux. Je le surprends souvent dans les fêtes en train d’expliquer très sérieusement que notre histoire repose en grande partie sur le fait qu’il me caresse la tête.

Le temps considérable qu’il m’a fallu pour commencer à saisir son humour est embarrassant pour nous deux […]

[sexe] Ce n’est pas le mystère qui a disparu — c’est la peur.

This, again.

[…] notre vie est raisonnable, mais elle est aussi très vaste […]

Goal.

…

Je suis cette personne qui essaie désespérément d’être une mère, d’être une femme, et qui ne cesse de revenir à sa propre enfance, comme on tape vainement du front dans le bois d’une porte qu’on nous a fermée au visage.

L’essai est discrètement émaillé de rémanences de l’enfance à l’âge adulte : son amant plus âgé lui sèche les cheveux et lui fait à manger comme si elle était sa petite sœur / quand le second lave sa voiture tous les mois au centre commercial, elle reste dans la voiture pour regarder le savon glisser « comme je faisais enfant » / enceinte, à l’hôpital, elle espère ou redoute presque qu’on lui dise qu’elle est trop jeune pour avoir un enfant, qu’elle est une enfant.

Je lis en surveillant mes enfants dans le bain, je lis quand ils courent autour de moi le matin, je lis à table et ils font comme moi.

Admiration pour la lecture tout-terrain. Je ne sais pas lire dans le bruit. J’y arrive évidemment, mais au prix d’avoir l’impression de gâcher ma lecture.

[citation de Rilke] Qui parle de victoire ? Surmonter est tout.


[…] je ne comprends pas pourquoi les années sans enfants j’aurais dû me comporter déjà comme un parent […] Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. Je me souviens de quelques phrases prononcées par mon professeur d’histoire du lycée […] Tu sais, quand tu seras grande, tu verras que ce sont les gens qui comptent, pas les livres. J’avais pensé, Mais vous n’en savez strictement rien. Vous n’avez jamais écrit de livres. Moi, oui. J’ai écrit quatre livres, à la table de bois fixée dans ma chambre. Je sais ce que ça apporte dans une vie, et je sais ce que ça coûte aussi. 

J’ai envoyé une photo de cette page à JoPrincesse, le passage avec le noyau surligné. Évidemment, elle l’avait déjà lu (enceinte). M’a confirmé les échos.


[écrire avec un nouveau-né] Ce n’était pas facile, mais je l’ai fait, parce que je suis un animal.  Qui parle de victoire ? Surmonter est tout. Je me retrouve dans mes excès, dans mes ambitions littéraires, dans mes pensées coupables, dans tout ce qui chez moi n’est pas d’une mère. […] J’aime savoir que j’étais, que je suis cette fille-là.

Pour eux, j’ai accepté la monogamie, le travail diurne, la patience, l’impatience. J’ai acceptée d’être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule même dans mon bain.

[…] si j’étais incapable de m’imaginer les abandonner, mon amour pour mes enfants ne signifiait presque rien. Parce que c’est précisément de résister à cette tentation jour après jour qui fait la valeur de mon amour, qui lui donne sa profondeur.

(Je trouve le renversement très beau.)


Et lui, c’était la phrase qui avait fait fondre toutes ses serrures, parce que sans le savoir c’était ça qu’il voulait de toutes ses forces — quelqu’un sur qui il pourrait compter, quelqu’un qui ne partirait pas.

J’adore que ça n’ouvre pas ses serrures, que ça les fasse carrément fondre.


Parfois […] je suis tellement fatiguée de cette vie de famille […] que je caresse un fantasme dans lequel je remplis la petite valise avec laquelle je suis arrivée dans la vie de cet homme […] et je pars. […] je prends un train comme je partais au travail autrefois, je vais dans une ville inconnue, je loue un petit appartement, on me remet les clés, je paye, je remercie, je ferme la porte, j’ouvre la valise, je pose mes affaires à leur place, je m’assois à mon bureau, j’allume une cigarette, et je reprends le cours de ma vie.

Liv Maria full circle, revenue du large.

Lire lire écrire lire

Cette fois-ci, mon butin de la médiathèque était sous le signe de la lettre K : Kerninon et Kristof, respectivement Julia et Agota. Je crois que j’avais ajouté  L’Analphabète, récit autobiographique à « ma liste d’envies » suite à un tweet du Vates ; il y est resté longtemps. Jusqu’à ce que j’en fasse K, donc. Pas un grand cas non plus, mais assez pour que cela avive ma curiosité et me donne envie  de tenter la lecture du Grand Cahieret là… 

Comment devient-on écrivain ?
Il faut tout d’abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n’intéresse personne. Même quand on a l’impression que cela n’intéressera jamais personne.

Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans.

À l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique, peut-être […].
Nous attendions quelque chose en arrivant ici. Nous ne savions pas ce que nous attendions, mais certainement pas cela : ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir.

…

Il est encore question d’écriture dans Une activité respectable. C’est même l’activité respectable en question, avec la lecture. J’ai adoré que la lecture devienne cette activité aussi noble que l’écriture, qu’elle n’en soit pas le préalable mais la finalité. Lire non pas pour passer le temps ou apprendre à écrire ou apprendre autre chose, lire comme manger, comme activité vitale, centrale. Je me suis sentie redevenir avide de vie et de lecture aux côtés de Julia Kerninon, qui m’avait déjà acquis à sa cause avec Liv Maria. On peut dire que j’ai un (gros) crush pour elle. Du coup, c’est vrai, j’ai beaucoup recopié :

Dans la douche, à travers l’eau ruisselante je cherchais du regard tous les mots imprimés, je lisais les notices de shampoing, les six faces des boîtes de tampons de ma mère, les étiquettes douces de mes vêtements.

(Je faisais ça aux toilettes…)


[…] mais après tout, la photographie et l’amour sont deux arts distincts […]

C’est seulement quand la naissance à venir de ma sœur a commencé à être évoquée de plus en plus régulièrement que j’ai découvert l’expression les enfants qui m’a rendue très confuse, parce que jusque-là je n’avais pas du tout saisi que je n’étais pas tout à fait comme eux, puisque nous faisions exactement la même chose — aller à l’école et en revenir pour lire. […] découvrir aux environs de six ans que j’étais encore simplement un enfant n’était pas très gratifiant.


Sa mère lui montre la chambre pleine de livres qu’elle lui a préparé :

Il y avait quelque chose dans ses yeux qui suppliait et qui s’en voulait de supplier, quelque chose qui ne voulait rien imposer à une si petite fille mais qui redoutait pourtant de ne plus rien avoir à faire avec elle si elle ne passait pas l’épreuve.

La lecture comme atavisme familial :

Nous le faisions tous les trois, tous les week-ends, dans la maison silencieuse, mon père allongé sur son grand lit de bois au rez-de-chaussée, avec un lourd volume historique et une tablette de chocolat, ma mère roulée en boule dans sa mezzanine, plongée dans son livre du moment qui pouvait être absolument n’importe quoi, elle lisait tout, elle n’avait de mémoire pour rien d’autre […].

C’est elle aussi qui m’a convaincue de renoncer à décrire physiquement mes personnages — arguant que dans les livres d’horreur parfaits qu’elle avait lus, les créatures monstrueuses ne sont décrites qu’à travers les bruits qu’ils font ou l’odeur qu’ils dégagent […], et c’est dans ce silence que le lecteur est le plus à même d’assembler le monstre intime qui lui fait vraiment peur à lui, personnellement, parce qu’on ne peut pas exactement deviner ce qui effraie quelqu’un d’autre que soi.

[Cela impliquait aussi que] dans la réalité les autres étaient impénétrables […] et que par conséquent il était plus sûr de se tenir autant que possible en dehors des activités incluant d’autres êtres humains — à l’exception notable de l’amour.

(Une exception notable qui se note dans ses romans.)


[…] fière de la même fierté de caillou.

[…] il m’a dit au revoir sur le parking et nous pleurions tous les deux, sans larmes.

Une phrase de sa coloc’ albanaise :

Personne ne nous rend la liberté qu’on lui a abandonnée. 


Après une enfance baignée de lecture, et d’écriture déjà, sur une machine à écrire dont le bruit rassure toute la famille, il y a une adolescence assez incroyable déjà pour l’adolescente disciplinée que je n’ai jamais cessé d’être, des nuits blanches lycéennes où elle rejoint un club de vieux poètes dans Pigalle, et surtout surtout ensuite une année sabbatique à écrire seule à Budapest. Melendili le dit mieux que moi : « Sans parler de l’année d’écriture à Budapest qui m’a butée »

Quand j’ai peur d’être seule, quand je doute de finir un texte, que je me sens en danger, je reviens toujours à la jeune fille que j’ai été à Budapest, il y a dix ans, qui travaillait sans se soucier de rien sinon des livres à lire et à écrire, et dont personne d’autre que moi ne peut avoir le souvenir.

Melendili met toujours direct le doigt sur ce que je mets des plombes à cerner. Trois phrases pour partager ses impressions de lecture et paf, ceci : « j’ai envié cette ardeur qu’on devine chez elle » C’est exactement ça. Ça me fait rêver cette espèce d’obstination, d’avoir l’énergie de ça, de cette ténacité obsessionnelle. Lire et écrire, écrire, pendant des heures et des jours, des marathons de lecture et d’écriture. Savoir ce qu’on veut sans même savoir si ça marchera.

[…] j’ai toujours aimé les mêmes choses, je ne sais pas changer, je suis comme une pierre au fond de l’eau, tout au plus puis-je m’arrondir à la mesure de mon usure […]

J’ai vu ma mère capable de tout […] mais je n’ai jamais compris, je n’ai jamais vraiment compris qu’elle avait appris toutes ces choses d’abord en échouant. […] tout le temps de l’apprentissage de ma mère m’a échappé. Je ne l’ai jamais vue en train d’apprendre, je n’ai jamais rien su de ses échecs répétés — de ma mère je ne connais que son infaillibilité et la grâce avec laquelle elle l’exerce qui m’a, heureusement ou malheureusement, convoyé la certitude qu’étant son enfant je la possédais aussi, naturellement, moi qui n’ai pas un trait de son visage […].

(Je n’avais jamais songé à ça, qui s’applique aussi à ma mère, son infaillibilité acquise par une ténacité que je lui connais bien mais dont je n’ai jamais vraiment imaginé ou considéré les échecs.)

L’autrice, elle, ne voit d’elle que véhémence, impatience : elle tape mal à la machine, mal car vite, veut aller vite en toute chose, c’est la seule chose qui l’intéresse, elle écrit, et ça me semble en contradiction avec la lenteur de l’écriture romanesque, l’obstination qu’il faut pour persister à travers la lenteur du processus. C’est toujours pareil : plus un portrait est fouillé, plus il se brouille. Au début sont posés des traits de caractère comme des lignes claires, saillantes, évidentes, puis la nuance s’ajoute, finit par tout barbouiller et il faut tout reprendre, ligne à ligne, ça me brûle de tout recopier, des lignes et des lignes.


Aujourd’hui, je lis toujours le matin, pendant des heures, dans mon lit, un miracle technique dû à une autre leçon apprise d’un homme très aimé — l’important, c’est d’avoir du temps libre — pour la caillasse, tu sauras forcément te débrouiller — mais le temps libre, il faudra toujours le braconner, m’avait-il dit sans ciller.

Elle explique avoir travaillée comme serveuse sur la côte pendant 5 ans. Serveuse et écrivain, j’ai repensé à Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Et de fait, c’était bien elle, Julia Kerninon ! Dont je n’avais pas mémorisé le nom parce que je ne l’avais pas encore lue.

Il y avait du sens dans le travail physique, dans la douleur, dans l’humiliation, même, si la contrepartie était la liberté.


Mettre des mots sur des choses, encastrer les événements passés dans des phrases […].

Les histoires ne sont que des histoires, elles permettent une respiration mais ne réparent rien, elles sont ce qu’on peut fabriquer avec les petits débris retrouvés après les catastrophes […]


Mes deux parents croyaient aux livres, ils croyaient à la solitude, à la vie intérieure, à la patience, à la chance […]

J’ai beaucoup aimé que l’autrice ait un rapport presque sociologique à ce que d’autres n’auraient pas hésité à appeler une vocation. Elle n’était pas destinée ou prédestinée, mais son éducation a favorisé ce qu’elle est devenue, qu’elle a repris à son compte, comme une forcenée — parce que tel était son caractère et parce que son milieu n’était pas si favorisé qu’il lui permette de ne pas avoir à travailler. Comme le résume Melendili : « Elle maîtrise l’équilibre dans l’art de ne pas se la péter mais presque. »

[Elle cite L’Autre journal de Michel Butel] Je lisais des livres. Je n’étudiais pas. Je ne voulais donc pas d’un métier. Je ne connaissais rien de ces histoires, les métiers, les études, les rémunérations, les emplois du temps, le via normale. Je ne voyais pas qu’il y avait une vie normale. Pourtant, elle était autour de moi. Elle s’en prenait à ma vie anormale.

Aussi risible que ce soit, il y a vingt-cinq ans que j’écris, que j’essaye d’écrire des livres. Depuis qu’ils sont publiés, les gens estiment, légitimement, que tout va bien — mais je crois qu’ils ont oublié comment c’était avant, quand j’écrivais dans le vide, quand je sacrifiais à l’aveugle des choses immenses simplement pour pouvoir être seule et écrire, à ce moment où ma vie n’avait de sens pour personne. Aujourd’hui, bien sûr, toutes les choses semblent avoir trouvé leur place — mais j’ai vécu seule la peur des années où ce n’était pas le cas […] Maintenant, mes livres sur des étagères de librairies paraissent logiques, évidents, on peut s’en servir pour justifier tous mes manquements, mais je me rappelle du moment où mes failles n’avaient pas encore d’explication, où il était possible qu’elles n’en aient jamais, et que je reste pour toujours à la porte de ce qui est important.

Ça m’a émue (peut-être de manière kitsch et égocentrée parce que j’ai peur moi aussi de rester à la porte de ce qui est important ?).

Nue, sous la lune

Ce roman de Violaine Bérot commence à la première personne du singulier, mais rapidement, discrètement, insidieusement, la narration glisse à la deuxième personne : une femme fuit et continue de s’adresser en pensée à l’homme qu’elle fuit, qu’elle ne cesse d’aimer. Le procédé est ingénieux, fait sentir l’emprise mieux encore que ne le fait la description pourtant fine de ses mécanismes.

On croit, avec cette femme en voiture, en route pour une nouvelle vie, pour la survie du moins, que cette fois-ci c’est la bonne, elle s’est arrachée à la violence. Elle en rend, s’en rend si bien compte. Elle dit la parcimonie de la tendresse, qui en devient inouïe ; le malaise avec les siens, dont elle se coupe peu à peu ; l’isolement requis et la solitude conspuée pour avoir une conversation téléphonique ;  l’absence de caresses et le schéma unique, unilatéral pour « faire l’amour » (caresser l’autre, c’est accepter que toujours il nous échappe et c’est pour ça que la main revient, caresse, parce qu’elle ne prend rien, ne retient pas) ; l’ambivalence de M. Hyde indifférent le jour et Dr Jeckyll tendre la nuit, quand il n’y a pas de réveil nocturne pour une scène de jalousie.

(J’ai recopié de nombreux passages parce qu’ils me semblaient juste, parce que sûrement ce sont des choses à partager, dont on doit avoir conscience.)

J’ai tellement pris l’habitude d’être invisible. C’est venu tout doucement. J’ai été là de moins en moins.

Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer.

[le téléphone sonne dans sa fuite] Je sue, et ma sueur pue la trouille. Tu me siffles. Tu me siffles comme on siffle un chien qui divague.

Est-ce qu’auprès de toi vivre pouvait s’appeler vivre ? Cela ne tenait-il pas plutôt de la survie ? […] Chaque matin, je profitais de me lever quelques minutes après toi pour trouver mon souffle. Dans ce court intermède de solitude, je me préparais à affronter la journée à venir.

À ma venue, tu ne levais pas la tête. Tu savais que c’était moi et ça ne t’intéressait pas.

La violence. Violaine Bérot parvient à rendre cette violence-là, l’indifférence, plus violente que l’autre, physique, indubitable.

Tu ne m’insultais jamais, non, les mots que tu disais n’étaient pas grossiers, mais c’était quelque chose dans ta voix, de mépris de moi discrètement sous-entendu. […] Sans doute était-ce pour ne plus avoir à subir cette humiliation que par la suite j’avais appris à ne plus donner mon avis, à m’effacer. […] Je m’éteignais doucement devant toi qui avais la vedette et que l’on regardait, toi qui captivais l’auditoire. Je sentais les femmes m’envier d’être ta compagne […]. Je m’appliquais donc à ne plus parler, à ne plus rire, à ne plus penser, et finalement ce n’était pas si compliqué puisque tu te chargeais de le faire à ma place.

De ton autre main tu tenais ma hanche, tu la serrais plus fort à mesure que tu parlais, et c’était étrange comme l’intensité de ta voix, elle, ne montait pas, seulement la pression de cette main sur ma hanche. Tu demandais encore, pourquoi est-ce que je souriais ainsi à cet homme-là, pourquoi ? […] Tu étais bien placé pour savoir à quel point j’aimais l’amour, une telle jouisseuse, et de toute façon, concluais-tu, tu ne pourrais jamais me faire confiance, tu l’avais toujours su. Sur cet irréfutable constat tu me tournais le dos. Tu te rendormais. Tu m’abandonnais là.

Mais c’était déconcertant, tu ne t’intéressais jamais à ce que je créais. Je te voyais corriger les autres, les conseiller, les encourager tandis qu’à moi tu ne disais rien. Étais-je allée trop loin sans toi ? Craignais-tu que je ne te fasse de l’ombre ? […] J’ai tout enfoui bien profondément pour ne plus me consacrer qu’à l’accomplissement de ton œuvre.

Mais je crois aussi que si je n’osais  plus rencontrer personne de ceux qu’avant toi j’avais aimés, c’était parce que je redoutais de leur montrer celle que je devenais […] cette femme qui réussissait le paradoxe d’être tout aussi suractive qu’éteinte. […] Je réalisais l’absurde exploit de ne rien dévoiler de ma douleur à ceux qui au loin persistaient à m’aimer.

Je ne peux toujours pas comprendre pourquoi ma présence t’était, dans le même temps, totalement insupportable et absolument nécessaire. Devant les autres tu me craignais à m’effacer tout en exigeant que je sois là.

[Il la réduit au silence puis devient fou devant son mutisme] Je devinais que tes coups, ces coups d’un genre nouveau, qui ne faisaient mal que sur le dessus du corps, ces coups-là laisseraient enfin sur moi des traces que les autres verraient. […] Ça voulait dire que je n’étais pas folle, que tu avais vraiment fait ce qu’il me semblait que tu avais fait.

Tout cela alors que cette femme est une artiste, douée et sensible. J’aime la sensibilité qui émane de certains passages, l’attention aux corps, plus encore aux gestes du corps. Dans un premier temps, j’ai assimilé ce personnage à l’artiste-peintre de Laver les ombres, j’ai fondu Violaine Bérot et Jeanne Benameur, leurs voix intimes découvertes presque en même temps.

J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps […]

J’aurais passé des heures à me repaître ainsi de ton corps qui se contractait ou se relâchait, à mémoriser de toute la force de mes yeux l’impact du plus infime de tes mouvements.

…

[Spoiler alert : si les passages précédents vous ont donné envie de lire le roman, mieux vaut probablement ne pas aller plus loin dans la lecture de ce billet.]

Parce qu’en fuyant elle se rapprochait de nous, qui ne vivons pas sous emprise, nous sommes entrés en empathie avec cette femme, nous avons pu, nous avons cru la comprendre. Et c’est là le twist et la force narrative de Nue, sous la lune : alors que cette femme a trouvé asile chez une vieille femme inconnue qui la baigne de tendresse, alors qu’on la croit sauvée, elle se réveille sur ces pensées :

Tout me semble si clair, si simple. […] Pour moi, il n’y aura jamais d’homme que toi.

Et elle rentre chez lui.

Mais pourquoi ? L’emprise est comme une illusion d’optique : elle persiste même après qu’on en ait compris le fonctionnement. On peut hurler intérieurement autant qu’on veut de l’autre côté du papier, notre victime est dedans jusqu’au cou et elle y retourne. Quelque part, Violaine Bérot a raison : on n’a pas compris l’emprise si on ne va pas voir jusqu’au bout de sa logique, sa force de destruction. Tout reprend et s’empire, dans l’inversion de la faute.

Quand je te prenais ainsi dans mes bras au petit matin, tu ne me repoussais pas, tu acceptais ma tendresse. Pourquoi ensuite, dans la journée, ne parvenais-je jamais à tenter un autre geste ? Pourquoi me contentais-je tout le temps d’attendre, comme si tout devait venir de toi ?

[…] et si je suis revenue c’est que j’accepte tes choix.

Je suis revenue, il est trop tard pour les regrets, je ne vais pas me plaindre, je savais très bien que rien ne serait simple. Il faut que je lutte avec acharnement pour devenir meilleure, moins maladroite, cesser de replonger toujours dans les mêmes écueils. Je n’ai plus le choix, je suis de retour, je dois réussir cette nouvelle vie, que tu aies de moins en moins honte de moi. […] Et si ce soir je n’ose pas encore des caresses, je les oserai plus tard. J’ai devant moi des années e des années pour peu à peu progresser.

Tu entres dans le lit, tu t’allonges à mes côtés, m’ouvres tes bras. Comment pourrais-je décrire l’émoi insensé qu’éprouve alors ma peau ?

Mon amour-propre je l’ai piétiné, écrabouillé, je ne m’autorise d’amour que pour toi. Je me cale dans ton ombre, n’en sors que le soir, dans l’obscurité de ta chambre, pour que te prenne alors le désir de faire avec moi ce que l’on nomme amour.

Le crescendo culmine dans une scène où elle lui confie avoir failli mourir dans un accident avant qu’il rentre et sa réaction à lui est de ne pas en avoir, il ouvre le journal et poursuit comme si de rien n’était. Alors le roman rejoint son titre et la poésie arrive comme extrême onction pour dire l’horreur sans qu’elle tourne à la farce, pour y mettre fin et la rendre absolue dans le même mouvement glacial.

Le Grand Cahier d’Agota Kristof

Le Grand Cahier commence mine de rien, factuel, un exode en temps de guerre, des enfants confiés à une grand-mère qui n’a de grand-mère que la filiation théorique. Ce sont eux qui racontent. Juste quand je commence à trouver ça bizarre, ce « nous » indissocié, arrive un chapitre expliquant que les deux jumeaux ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre, ils se sont retrouvés à l’infirmerie quand leur père a voulu les envoyer dans des écoles séparées. Aucun prénom n’est donné de tout le livre, la quatrième de couverture anticipe sur la suite de la trilogie ; il n’y a ni Lucas ni Claus, c’est « l’un ou l’autre de nous deux » quand les deux ne font pas la même chose.

Les courts chapitres se succèdent et juste quand je commence à trouver ça bizarre, cette narration sèche, étrangement factuelle, précisément quand je me demande si c’est un effet de l’écriture dans une langue qui n’est pas celle de l’autrice (hongroise, elle écrit en français) arrive ce passage sur les enfants qui se font l’école entre eux et évaluent les compositions l’un de l’autre :

Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. »

L’intradiégétique devient l’extra-, on est dans le méta- : Le Grand Cahier que nous lisons est celui dans lequel les enfants recopient leurs compositions. Que les règles en soient énoncées est proprement génial ; elles expliquant l’effet dérangeant et fascinant sur lequel je n’arrivais pas à mettre le doigt. Ce n’est pas tant la fausse simplicité grammaticale, qui produit un peu le même effet déroutant que du français simplifié, que l’absence de jugement sous tout autre forme qu’un discours rapporté. Rien n’est affirmé ni même suggéré, tout est rapporté, tout et parfois son contraire. C’est là, dans cette juxtaposition sans arbitrage que ça devient complexe, mouvant, que chaque personnage trouve toute latitude pour réécrire l’histoire.

Au repas, Grand-Mère dit :
— Vous avez compris. Le toit et la nourriture, il faut les mériter.
Nous disons :
— Ce n’est pas cela. Le travail est pénible, mais regarder, sans rien faire, quelqu’un qui travaille, c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux.
Grand-Mère ricane :
— Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ?
— Non, Grand-Mère. Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes.

— Peu importe que ce soit vrai ou faux. L’essentiel, c’est la calomnie. Les gens aiment le scandale.
[…] — C’est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Oui, monsieur. Du chantage.
— À votre âge… C’est déplorable.
— Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d’en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d’argent.
[…] Il prend de l’argent dans sa poche, nous le donne :
— Venez chaque samedi. Mais n’imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons :
— C’est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.

Au lecteur de se glisser dans les interstices de ces jugements rapportés sans jugement apparent — interstices dans lesquels les jumeaux développent une éthique décorrelée de toute morale, comme si cette morale valable en temps de paix mais mise à mal par les contradictions et les hypocrisies de la guerre n’avait plus cours. Ce n’est pas qu’une question de justice et d’éthique ou de morale et de moraline comme on pourrait en avoir dans un devoir de philosophie : c’est réellement déroutant. Les enfants se livrent à des exercices d’endurcissement, de mendicité, de cruauté ; ils aident et volent, exigent, passent l’éponge, soudoient, vengent, tuent. Espionnent aussi : à l’aide de deux trous forés dans les murs et le plancher pour respecter le principe de focalisation interne, les jumeaux nous envoient d’un coup balader du côté d’Apollinaire et de ses écrits érotiques, Les Exploits d’un jeune Don Juan dérivant vers les Onze mille verges. De la bagatelle qui pourrait être rigolote, on passe sans prévenir à des épisodes zoophile, pédophile ou sadique jamais nommés comme tels et rapidement clos, deux trois pages maximum, comme tous les chapitres/compositions du grand cahier.

Les enfants rapportent tout cela (et d’autres choses encore, des humiliations, un cadavre dépouillé…) comme s’ils y étaient indifférents, comme si bêtes et hommes, c’était du pareil au même, la cruauté consubstantielle à la vie, à la survie, à la campagne comme à la guerre. Les enfants voient ce qu’ils voient, font ce qu’ils ont à faire, en deux trois pages c’est réglé, le chapitre clos, on n’y pense plus, croit-on, mais le roman nous détrompe, et l’indifférence apparente peu à peu s’inverse en sensibilité traumatisée. Cette écriture blanche, ce show don’t tell poussé à l’extrême montre en même temps qu’il la masque l’évidence d’un état de choc. Il n’y a pas de suspension volontaire du jugement (ça c’est un luxe de lecteur), mais une incapacité à, dans une escalade de violence.

Et ce n’est que très tardivement, presque à la fin du roman, que je me rends compte, que je fais le rapprochement entre ce que je lis et ce que je sais de l’Histoire, de l’histoire et de la nationalité de l’autrice. Cette guerre n’est pas n’importe quelle guerre, une guerre fictive par exemple, rien n’est nommé mais tout est ancré dans un contexte décrit de si près que j’en ai oublié tout recul. J’ai lu dans le flou, aveuglée par l’extrême précision des verbes d’action ; j’ai pensé que les noms génériques (Grand-Mère, l’Officier, l’Ordonnance, la Petite Ville) avaient valeur universelle. Mais soudain les monceaux de cadavre fumants remettent tout en perspective ; la nuit et le brouillard se sont levés. Un nouveau type d’horreur a afflué en reconnaissant ce que je n’avais pas reconnu, en mettant dessus des mots qu’on a appris à employer jusqu’à anesthésier leur portée, la circonscrire à une histoire de manuels : la description des camps de concentration a levé le doute sur le « troupeau humain » aperçu un peu plus tôt, qui n’était donc pas composé de prisonniers de guerre ; le cordonnier privé de son échoppe puis de sa vie : juif ; l’Ordonnance si joviale, offrant des couvertures aux enfants et baragouinant le hongrois à l’aide de verbes français : allemand ; l’Officier étranger : nazi ; la femme qui se montre cruelle envers le « troupeau humain » : antisémite ;   la mère fuyant avec l’occupant : échappe à la tonte… Et à la fin, les Sovétiques qui violent et pillent :

Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l’armée victorieuse des nouveaux étrangers qu’on appelle maintenant l’armée des Libérateurs. […] Un mois après que notre pays a été libéré, c’est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs d’installent chez nous, pour toujours, dit-on.

Le Grand Cahier, grand claque dans ta gueule.

Tout ce qui nous était à venir

C’est un beau titre, vous ne trouvez pas ? Il est de Jane Sautière et recouvre un court récit à la première personne du pluriel : nous, pour parler de ceux que nous serons tous un jour, ces personnes que le temps a pris de court et qui ne se sont pas vues vieillir, incrédules d’être ces « vieux » que l’on voit toujours de l’extérieur, jamais comme soi.

Nous sommes surpris·e·s de nous voir si fripé·e·s, si abîmé·e·s et si sensibles, si doux et douces, si aimant·e·s.

Ce « nous » est celui d’une génération qui se définit par son âge mais aussi par son époque et par une certaine place dans la société : c’est un « nous » qui prétend à l’universalité, c’est-à-dire un « nous » de gauche, de gens qui ont un historique de manif’ et un sens du collectif dont ils peuvent se sentir exclus — un « nous » qui exclut donc la vieille rombière bourgeoise du coin (qui, elle, ne se dira jamais vieilleux). Quand l’autrice ne le voit pas de manière un peu trop flagrante, ce « nous » involontairement prend des allures de nous de majesté.

J’ignore si Jane Sautière a lu Annie Ernaux, j’imagine que oui ; Tout ce qui nous était à venir pourrait être Les Années avec encore quelques années de plus et un passage du « on » au « nous ».

Ça dit le décalage, c’est amusant, mais ça dit aussi l’appétit de vie qui ne diminue pas alors que le monde se réduit, et ça l’est nettement moins. J’aurais peut-être préféré de ne pas le lire, tout en pensant que c’est une bonne chose de le lire. Est-ce qu’on veut savoir ce dont on se doute. C’est déjà un privilège de pouvoir l’ignorer jeune, ça veut dire qu’on est valide.

…

[à propos d’un désir qui n’a pas été acté] […] nous ne pénétrerons pas nos cavités glutineuses, nos doigts ne se perdront pas dans les chevelures, nos sueurs resterons nôtres sans partage […]. Nous ne suffoquerons pas de l’air que nous avons bu d’un coup […] Il ne reste plus que le souvenir de ce qui n’a pas existé ce jour-là, ce que nous avons tellement désiré […]. Nous viendra des beaux jours de la rue de l’Avre cette absence, qui n’est pas un regret. […] Nous avons vécu cette absence entre nous.

Cette force de donner vie à un récit érotique par la négation de ce qui n’a pas eu lieu et qui se faisant existe tout de même par la tension narrative…

…

Il a fallu apprendre à taper à la machine, puis à utiliser un traitement de texte. Notre émerveillement était si fort. C’était tellement impressionnant de ne pas avoir à réécrire la page à cause d’une faute […].

Quoique plus jeune, j’ai connu cet émerveillement. Je suis de la génération charnière où un élève puni avait rendu sa litanie de je ne ferai plus ci ou ça tapé et imprimé, arguant qu’il avait tout tapé lettre après lettre, et où le foutage de gueule n’était que soupçonné, pas avéré.


Mais nous sommes tellement loin de ce passé, nous le retrouvons comme certains objets dans les brocantes, ils nous serrent un peu le cœur, nous les achetons pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude, mais nous voyons bien que nous ne pouvons pas renouer avec eux.

« Pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude » : même motivation pour récupérer dans les boîtes à livres des livres que nous n’aurions jamais acheté ni même emprunté ?

…

Ce n’est pas l’inéluctable de la vie qui nous fait peur. C’est d’être soustrait·e·s au nous absolu qu’est le mouvement collectif de rue. […] À envisager : ne plus avoir d’ivresse, ne plus avoir d’ivresse avec le corps collectif ?

[face aux jeunes générations militantes] Nous sommes un peu à côté, dans une dépossession heureuse d’avoir tout à refaire, tout à repenser […].

Cela et l’usage de l’écriture inclusive me font repenser à cette expression de Kundera : se faire l’allié de ses fossoyeurs.


De plus en plus souvent nous avons des références dépassées, inaudibles, on le voit sur le visage de nos interlocuteurs plus jeunes que ça n’atteint pas […]. Nous n’avons pas le souvenir d’avoir connu un tel décalage avec les vieilles personnes de notre jeunesse, peut-être alors le pays était-il immuablement vieux ?

Est-ce que tout simplement la télévision n’unifiait pas davantage qu’Internet aujourd’hui, où chacun évolue dans sa bulle de niche ?


Mais toujours cette crainte d’énoncer une pensée ancienne, décalée, inadaptée, érodée.

…

La vraie jeunesse nous ne l’avons pas vécue au début de notre vie, non, elle n’est pas dans le temps chronologique. Elle surgit, disparaît, revient. À quarante ans nous étions comme des flèches, des hirondelles dans le bleu du ciel. À trente ans, à peu près rances.

Je me sens plus mûre mais aussi plus jeune aujourd’hui (36) qu’il y a dix ans (26). À trente ans, à peu près rance, oui.


Nous en sommes là ? Déjà là ? il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement.


On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qualifier de vieux, vieille, une personne qui ne nous apparaissait pas si éloignée d’eux ni en âge, ni en allure était tellement étonnant. On les trouvait gonflé·e·s.

« Tous ces vieux qui [n’avancent pas / ont toujours mal quelque part…] »
— ma grand-mère, 84 ans, qui a perdu son mari, sa mère, son frère ne s’inclut pas dans le groupe. Les vieux, c’est comme l’enfer, c’est toujours les autres.


[…] nous nous délestons des habits qui nous racontaient mieux qu’un CV, nous ne pouvons plus les porter, le corps n’est plus là, trop lourd, trop tordu, trop malgracieux […].
Nous nous consolons avec de belles matières, des coupes soignées. Nous sentons le fade.

[…] nos anciennes joies de bouche muées en poison.

Les tavelures sur les mains restent acceptables parce qu’elles nous rendent animales, comme les petites chattes au pelage écaille de tortue.
Tant de fois nous nous sommes dit ah non, pas ça ! à l’évocation d’une misère qui nous semblait insurmontable. Et puis, par brefs à-coups insidieux, nous y sommes.  […] Il nous faut alors croire à l’accoutumance qui est peut-être le contraire d’une victoire, une simple issue.

[devant les actes médicaux] Nous voudrions nous sauver, foutre le camp à toute. vitesse, mais la vitesse n’est plus avec nous, hormis dans le battement de nos cœurs affolés, et nous sauver revient à nous soumettre aux soins qui nous sont prodigués et dont nous avons besoin.

…

[avant/après le confinement dans sa coïncidence avec un cap de viellesse] La vie d’avant pouvait s’y attarder, s’en réjouir, s’associer à la beauté qui nous ignore.

[covid] Nous avons inversé la charge symbolique qui veut que les aîné·e·sse sacrifient pour leur descendance. […] Nous sommes des tyrans flacides, involontaires, les pires. Notre futur est au prix du chômage, de la misère, des épreuves de toustes celleux que le paiement de nos retraites accablait déjà. […] On se croyait des êtres d’empathie, d’altérité.

…

Nous nous disons qu’il ne fait pas se laisser manœuvrer par nos impuissances, qu’il faut décider de nes plus aller ici ou là, garder le cap de nos invalidités […]. C’est impossible car le désir ne faiblit pas.
[…] Ça va encore. Sans doute parce que la vieillesse rend toute proximité, toute chose accessible merveilleuse. En vieillissant il n’y a plus de méprisable.

Cette partie est intitulée « La presque dernière promenade ».

…

Il m’a semblé que vieillir n’était ni un naufrage, ni une performance à accomplir, mais le simple, délicat et doux refuge qu’il nous fallait construire. Une cathédrale de brindilles […]. Ici, pas de bilan, rien d’une vie n’est compté, pas même le temps, et la mélancolie elle-même finit par être suave.