Journal de lecture : La Leçon de musique

Pascal Quignard diffracte sa Leçon de musique en trois parties à la narration distincte, qui se font souterrainement écho :

  • Un épisode tiré de la vie de Marin Marais : l’équilibre est bon entre récit, érudition et mystère ; le sens se feuillette, lève et s’agglomère.
    Il faut quand même n’être pas allergique à l’érudition, qu’affectionne Pascal Quignard. Je me suis fait la réflexion que toutes ces dates et ces noms propres ne fonctionnent qu’imprimés dans une police à empattement ; il faut bien ça pour leur conférer une certaine volupté, pour qu’un dictionnaire soit remplacé par le nom complet de son auteur en huit syllabes : “Émile-Maximilien Littré assure que dans la mesure où […]”
  • Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée : c’est peut-être l’effet de la fièvre (j’avais le Covid en octobre), mais cette partie m’a semblé lourde — un ensemble de fragments qui ne s’assemblent pas harmonieusement comme des airs musicaux qu’on enchaînerait en récital, mais doivent sans cesse être contrecarrés avec effort pour plier dans la direction souhaité, comme des pierres qu’il faudrait tailler, maçonner.
  • La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien : le conteur reprend le dessus, et quel conteur ! Quand j’y repense avec le prisme de François Jullien, c’est un peu le triomphe de la philosophie chinoise sur la philosophie occidentale : moins cérébrale et beaucoup plus poétique. À la limite, on pourrait ne lire que ce récit.

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Pour la mémoire, pour la curiosité : des extraits…

I Un épisode tiré de la vie de Marin Marais

Pour Pascal Quignard, les hommes n’ont que deux alternatives pour ne pas perdre la voix de l’enfance : la castration ou la musique. Marin Marais se serait dirigé vers la composition et aurait choisi la viole suite à la  trahison de sa voix.

“Ils travaillent une voix qui ne les trahira pas. Et c’est la vocation que Marin Marais s’invente : devenir le virtuose de la voix basse, de la voix muée au point de la rendre impossible à tout autre.”

“Les femmes persistent et meurent dans le soprano. Leur voix est un règne. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas.”
(versus les hommes qui perdent leur voix, ont deux voix)

On aurait ainsi beaucoup de femmes virtuoses et peu de compositrices parce qu’elles échappent à la mue (mouais, ça m’étonnerait qu’Aliette de Laleu valide).

“Au bout de trois ou quatre heures, épuisés, la tête enfin aussi vide et belle que la caisse d’un instrument de musique ancien — qui ne contient rien —, […] nous buvons du vin.”

“Telle est aussi une part de l’objet de la musique : endurer le délai. Construire du temps à peu près non frustrant, éprouver la consistance du temps et peu à peu y infiltrer de l’avant et de l’après, du retour et du à-venir, de l’est et de l’ouest, du soprano et de l’aggravé, du rapide et du lent, tenir les rênes de la frustration, maîtriser la carence immédiate, jouer avec l’impatience.”

L’homme connaîtrait trois mues :

  • la naissance en tant qu’abandon de la perception des sons depuis le ventre de la mère, de la musique antérieure au langage (le récit serait ainsi relatif au temps humain, la mélodie au temps qui le précède) ;
  • la mue telle qu’on la connaît, vers 13/14 ans ;
  • la mort comme mue finale.

“Un roman ? L’histoire ? La Bible ?
Abeille dans la ruche répétant le chemin d’une fleur.”

“Une voix résonne dans le temps. La voix masculine y est brisée en deux morceaux. Elle est comme en deux temps. La voie des hommes est le temps fait voix.”

“La langue allemande nommait l’ennui le « temps-long ».”
“La rage qui est sous l’ennui, c’est la rage qui est la plus partagée, c’est la rage d’être soumis à la sexuation et à la mort ou, pour le dire plus simplement, c’est la rage d’être soumis à l’attente de ce qu’on ignore.”

“Écouter attentivement de la musique. C’est faire d’un moment de temps-long une faveur du sort. C’est se divertir du temps par une espèce d’attente de lui. C’est de l’ennui qui jouit.”

“À la plainte de l’enfance : « C’est long ! », la musique répondait : « Je consens à la longueur du temps. J’éprouve du plaisir à l’éloignaient de ce que je convoite. » Le jeu, pour l’enfant, était beaucoup plus efficient que la musique. Mais la musique était jouée Mais la musique joue, se joue. Elle joue avec le temps déposé et sans mort en nous.”

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II Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée

En grec, muer se dit “bêler comme un bouc” et Pascal Quignard établit à partir de là un lien entre théâtre (antique, où ont lieu des sacrifices) et mue : un changement de peau.

Quant au Macédonien du titre, il s’agit d’Aristote :

“L’âge venant, il avait cessé de lire. Il se passionna pour l’observation de tout ce qui vivait. […] L’univers était comme un grand théatron.”
“Aristote meurt. Mais c’est le réaliste, c’est le zoologue qui meurt. Minutieusement il abandonne le jour, l’odeur, la voix, lui-même. Même la voix muée, il la laisse derrière lui. La voix muée mue dans quelque chose de moins rauque et de moins inégal. La robe ultime qui est laissée, c’est la vie.
Un corps soudain se décompose et mute dans le silence. Il se minéralise. C’est le réel qui approche.”

…

III La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien

“J’amplifie une vieille légende.” Oui, c’est bien de le dire, monsieur Quignard.

Souvenir d’une scène furtive, à la mort de la première épouse de son père (on aurait presque envie de l’illustrer, je trouve) :

« Il était à genoux et son front touchait le sol en bois. Il entrapercevait les lueurs mouvantes des lampes, des ombres et des pieds. Puis, en même temps, il avait entendu la goutte d’huile qui crépitait dans le grand luminaire et le bruit de ses larmes qui tombaient sur le plancher de bois. »

“Votre luth du temps de la naissance des proverbes est comme une coque de noix. Il faut la briser pour manger le fruit. Souvenez-vous que dans la musique le son n’est pas le fruit.”

Remèdes à la mélancolie

Couverture du livre Remèdes à la mélancolie

Melendili m’avait recommandé le podcast Remèdes à la mélancolie, mais j’ai le plus grand mal à suivre et les recommandations et les podcasts. En revanche, tomber à la médiathèque sur le livre tiré des émissions, voilà qui me convient bien. J’ai tout de suite accroché avec l’écriture fine et humoristique d’Eva Bester, qui est un peu votre best (better) friend rien que par son nom. Et le style forcément oralisant des extraits d’interviews choisis m’a rappelé l’exercice de retranscription mené en première année de licence danse (laborieux, mais riche d’enseignement sur notre manière de parler).

J’ai noté quelques lectures à tenter peut-être (San-Antonio, Jules Renard), recopié cette définition de Céline Sciamma (« C’est quasiment une espèce d’onanisme de la tristesse, la mélancolie. »), mais surtout je me suis demandé quels seraient mes remèdes à la mélancolie, et j’ai eu envie de tenter une liste.

« Sérums littéraires »

  • Les romans de Daniel Pennac et David Lodge (même si je n’en ai lu que deux de ce dernier).

« Onguents filmiques »

  • Coup de foudre à Notting Hill, qui me fait rire à chaque visionnage (je veux dire, le masque de plongée au cinéma, les T-shirt de Spike, les carottes victimes de meurtre, poor carrots…).
  • Les comédies romantiques d’une manière générale.
  • Toute série qui peut rendre accro (la saga Downton Abbey) ou au ton jouissif (Sex Education, The Boys).

« Antidotes musicaux »

  • Les chansons des films de Walt Disney de mon enfance : Everybody wants to be a cat, parce qu’un chat quand il est cat, retombe sur ses pattes ; t’as la rondeur d’un poisson rouge, ne t’en fais pas, elle te croquera mon petit chou… À un Noël, j’avais mis un CD de Disney dans ma wishlist et ma grand-mère m’a raconté avoir demandé conseil à un vendeur de la FNAC sur la meilleure compilation : “C’est pour un enfant de quel âge ?” avait-il demandé. Une adulte de 25-30 ans. De fait, le vendeur a bien fait son boulot, parce que c’étaient les chansons de mon enfance et pas tirées d’Hercule ou Mulan.
  • La Radetzky-Marsch remasterisée pour la publicité de Maisons du monde.
  • Le premier album de Mika 
  • La chanson “Sweet dreams are made of this”
  • À peu près toutes les chansons d’Alice et moi, avec un kink particulier pour “C’est toi qu’elle préfère” et “J’veux sortir avec un rappeur
  • Patricia Petibon dans deux registres très différents : “Colchique dans les prés” pour céder à la mélancolie (c’est une berceuse de ma petite enfance) et “Allons-y, chochotte” pour y couper court radicalement.

« Ce qui fait rire »

  • L’humour anglais.
  • Le Concert, de Jerome Robbins : clairement un petit bijou d’humour, même en vidéo.
  • Le Grand pas de deux (parodique) de Christian Spuck.
  • La danse des sabots dans La Fille mal gardée.
  • Ma mère qui vous mime des pépites de Culture pub.
  • Le meme “I’m not a cat”. Tout est parfait : la contradiction digne d’un Magritte, la détresse faite chaton, l’interdiction d’enregistrer, la politesse flegmatique de l’interlocuteur… I mean : « I believe you have a filter turned on, you might want to turn if off. »

« Activités anti-spleen »

  • Danser
  • Faire une séance de yoga with Adriene
  • Se laisser fasciner par des vidéos de danse, notamment des examens de l’école Vaganova (même s’il y a un risque de redescente ensuite, la fascination absorbe).
  • Marcher plus de 30 minutes dans un parc. En toute subjectivité, je vous recommanderais le parc Barbieux, mais d’autres peuvent faire l’affaire, voire, soyons fous, de véritables forêts.
  • Bitch-watcher une émission kitsch (type Miss France, Eurovision…) à plusieurs via WhatsApp ou Twitter.

« À manger, à boire »

  • Des cacio e pepe et, plus largement, presque tout plat à base de fromage fondu et/ou de pâtes (qui aideraient à produire de la sérotonine).
  • Du chocolat noir, 70 % minimum s’il n’est pas avec des amandes, du praliné ou sous forme de brownie.
  • Le curry japonais VG du boyfriend.

Je serais curieuse de savoir quels sont vos remèdes à la mélancolie, et si vous avez testé et apprécié certains de ceux qui précédent.

La librairie sur la colline

Mon lecteur de flux RSS pourrait en témoigner, la forme du journal me plaît ; j’en lis régulièrement sous forme de blog. Le ressassement des jours dégage des préoccupations, des obsessions, des personnages qui créent une forme de familiarité — toujours incomplète, malgré les redondances parmi lesquelles on traque des indices supplémentaires pour reconstituer le puzzle de ce qui n’a jamais été pensé autrement que comme fragments, cassés assez adroitement pour que l’intime s’y livre sans le privé (ou inversement). J’ai retrouvé ça à la marge dans le journal d’Alba Donati, une histoire familiale sous formes de bribes qu’on agence pour qu’elles soient le moins incohérentes possibles, un père assis au bord du lit alors que le mari de la mère a été porté disparu à la guerre, un frère auquel on soustrait un demi pour que le compte tombe juste. On n’explique pas le passé, dans un journal, on s’en souvient seulement.

Le présent est occupé par la librairie ouverte dans un patelin italien de 180 habitants — un suicide économique, n’étaient la magie d’Instagram, du crowdfunding… et le réseau culturel de l’autrice, qui sait créer avec son journal un huis-clos paradisiaque en plein Covid. Au bonheur des lectrices idéales, les livres écrits par les femmes sont mis à l’honneur, comme tout ce qui parle de jardin (la librairie a le sien), on bouquine en terrasse, et on complète sa pile à lire par des confitures d’écrivaines, des thés littéraires ou des collants et des calendriers Emily Dickinson. Des noms se répètent au fil des jours, certains classiques et connus, d’autres qui le sont certainement pour les Italiens mais que je n’avais jamais ou rarement croisés.

Chaque entrée du journal se termine par les commandes du jour. Une simple liste sans commentaire qu’on pourrait sauter, mais qui a fait mes délices. Quand j’étais enfant, les listes de titres, suivies ou non de quelques lignes de résumé, à la fin des Castor Poche, faisaient partie intégrante de la lecture, la prolongeait comme on s’éternise à table devant une farandole de desserts ; c’était la bande-annonce de lectures à venir, à imaginer et savourer en avant-première. Il y a de ça ici, doublé d’un plaisir linguistique : les titres sont donnés dans leur langue originale quand ils n’ont pas été traduits en français. À la fin de chaque entrée, m’attendaient quelques mots d’italiens à déchiffrer, juste ce qu’il faut pour que l’effort n’entame jamais le plaisir de m’apercevoir que je comprenais.

Quelques commandes du jour, pour le plaisir : Nehmt mich bitte mit de Katharina von Arx, Il libro della gioia perpetua d’Emanuele Trevi, Tōkyō tutto l’anno de Laura Imai Messina (cette délicieuse incongruité géographique, Tokyo en italien), La scrittrice abita qui de Sandra Petrignani, Sembrava bellezza de Teresa Ciabatti (révision de l’imparfait), Niente caffè per Spinoza d’Alice Cappagli, Cosi allegre senza nessun motivo de Rossana Campo, La grammatica dei profumi de Giorgia Martone, Pourquoi l’enfant cuisait dans la polenta d’Aglaja Veteranyi (oui, pourquoi ?), La gioia di vagare senza. Piccoli esercizi di flânerie de Roberto Carvelli (des petits exercices de flânerie-en-français-dans-le-texte…), Il giardino che vorrei de Pia Pera, Il silenzio è cosa viva de Chandra Livia Candiani, Was man von hier aus sehen kann de Mariana Leky, Chi se non noi de Germana Urbani (pour le plaisir de l’allitération).

Quant au nom du village où se trouve la librairie, j’hésite à le considérer comme une plaie ou un plaisir linguistique. Lucignana. J’ai rarement lu ou mentalement prononcé cette espèce de Chopiniana italien de manière correcte au cours de ma lecture, me contentant comme souvent de photographier la graphie du mot.

On parle sans cesse de livres, mais de littérature, en est-il question dans le journal de cette libraire ? À la marge. On trouve quelques pages qui m’ont rappelée que j’avais hésité à acheter La Porte de Magda Szabó un jour à la Fnac et m’ont donné envie de l’emprunter à la médiathèque. Quelques paragraphes sur Alberto Manguel et la manière dont certains passages l’émeuvent (à l’occasion desquels l’autrice note, j’ai bien aimé : “L’émotion est une altération de l’équilibre psychique, comme une mer sereine qui se ride soudain”). Et d’enchaîner sur le rôle de consolation que peut revêtir la lecture, notamment celle de la “bonne mauvaise littérature”. Il y a aussi ce passage sur Annie Ernaux :

Annie Ernaux est mon modèle. Je conçois la littérature comme de la non-fiction ; une histoire inventée ne me passionne pas, ne m’enrichit pas. D’une certaine façon, Ernaux a partagé sa vie en plusieurs pièces, elle a placé dans l’une son enfance, dans une autre encore sa mère […] et à chaque événement correspond un livre. […] bref, il y a de quoi fouiller toute la vie. / Ce sont des actions qui requièrent de l’attention, nous obligent à formuler le délictuel et en même temps à voir surgir le merveilleux à ses côtés. Il faut en faire grand cas. Le merveilleux est moins éclatant, il importe de le chercher, de l’attendre, de le débusquer, mais quand il se produit il nous domine.

Et c’est à peu près tout en terme de critique littéraire. La fréquentation des auteurs nous ramène à la fréquentation des lecteurs et des habitants du village, dans un kaléidoscope de portraits à peine ébauchés, mais souvent bien croqués. Voici pour la fin celui d’Alessandra :

Aujourd’hui, Alessandra, la fille de Maurilio, le berger de Lucignana, m’a embrassée. Un geste que je n’aurais jamais imaginé chez cette femme qui marche et fume comme un caïd. [… à propos de sa famille :] J’ai pensé à la chaleur qu’elle leur offre certainement entre un « va te faire foutre » et un « tu m’as cassé les couilles », comme un poêle toujours allumé.

Vivre avec nos morts

Ce n’est pas tous les jours qu’on ouvre la porte d’un univers inconnu, et c’est l’effet que m’a fait l’essai de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts — l’univers en question n’étant pas la mort, mais le judaïsme. J’y ai découvert des étymologies qui sont et ne sont pas de l’hébreu, des récits issus de textes sacrés, tout une tradition exégétique et humoristique de moi inconnue, accompagnée par le récit très personnel de l’autrice-rabbine.

Ses réflexions partent souvent des enterrements lors desquels elle a officié, et se ramifient, entrecroisent l’intime, le familial et l’historique. Éclairés par des récits de la tradition judaïque, on y trouve des souvenirs d’enfant, des expériences de jeune adulte, des secrets de famille qui sont ou ne sont pas la sienne, des effets de transmission et des lacunes… On y croise la psy de Charlie Hebdo ; Marceline et Simone (Veil), « les filles de Birkenau » ; des fantômes issus de linceuls décousus, attendant qu’on reprise leur histoire décousue ; un Dieu auquel on peut demander des comptes, de manière fort irrévérencieuse ; une femme obsédée par son propre enterrement et qu’une cérémonie factice a tiré de la dépression ; inévitablement aussi, l’histoire d’une génération pris entre la Shoah et le(s) sionisme(s)…

C’est un essai tout sauf morbide : sensible, lumineux ; tout sauf dogmatique : intime, psychologique, politique. La judéité constitue un point d’entrée pour aborder des questions qui dépassent toute confession, et Delphine Horvilleur prend garde à ce que son texte reste accessible quelques soient les croyance ou incroyances de ses lecteurs.

Merci à @krazykitty pour la recommandation de lecture !

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Ne jamais raconter la vie par la fin mais par tout ce qui, en elle, s’est cru « sans fin ».

En anecdote, une tirade de film, d’enfant qui déplore qu’on mette une plaque commémorative pour dire qu’ici des enfants ont été tués, alors qu’on pourrait les célébrer en disant : ici, des enfants ont mangé de la chantilly pour la première fois.

L’autrice évoque aussi le choix des photos sur les tombes, avec une réflexion que je m’étais déjà faite sur les portraits d’auteurs morts : une photo dans leurs dernières années, et on se dit qu’ils ne sont pas montrés à leur avantage ; une photo d’eux jeunes, et tout développement ultérieur, toute maturité est balayée. Moralité : au moins deux photos, deux points entre lesquels imaginer la trajectoire d’un être.

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Ainsi, les fantômes ne vous veulent pas forcément de mal. Parfois, ils vous racontent une histoire, la vôtre, et vous disent qu’elle est simplement une reprise de la leur.

En plein cœur des romans-fresques familiales sur plusieurs générations.

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Citation d’Elsa Cayat, la psy de Charlie Hebdo, qui répond à un homme racontant avoir été saisi par la panique à 10 ans, en prenant conscience de sa mortalité :

Un sentiment de panique c’est quoi ? C’est un sentiment d’abandon très puissant qui réactive quelque chose que l’on ne t’a pas dit sur TON histoire. Cette peur de mourir, c’est une envie de mourir, la peur d’être abandonné se traduisant par une envie de s’abandonner définitivement.

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Une prise de conscience à un enterrement où le fils n’a pas prévenu la rabbine qu’il viendrait seul :

Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu’ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu’ils vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche reviennent à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une vois qui n’est pas la louer, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ces d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » comme aux « mauvais » juifs, et surtout à ceux qui font comme ils peuvent.

Ce jour-là, j’ai dit à un homme ce qu’avait été sa mère, ne pouvant inventer autre chose que ce qu’il m’en avait livré. Et pourtant, je ne saurais l’expliquer, mais c’est comme si une autre histoire s’était devant nous énoncée.

La parole psy fonctionne-t-elle autrement ?

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Moïse a reçu la Thora au mont Sinaï mais, bien après lui, surgirent des hommes capables d’interpréter ce que lui ignorait. Ces érudits en savaient davantage mais continuaient à dire que ce qu’ils détenaient, ils le lui devaient.

L’avenir n’est pas devant nous mais derrière, dans les traces de nos pas sur le sol d’une montagne que l’on vient de gravir, des traces dans lesquelles ceux qui nous suivent et nous survivent liront ce qu’il ne nous est pas encore donné d’y voir.

Je trouve ce renversement très beau, fructueux.

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Pour décrire ce que j’ai ressenti dans ce cimetière, un mot me vient à l’esprit : celui de « solastalgie ». Ce concept, inventé au début des années 2000 par un philosophe australien, décrit une nostalgie d’un type particulier, celle d’un lieu où l’on se trouve mais dont on sait pourtant qu’il n’existe plus.

Une Ostalgie sans contexte, pour tous.

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Tout ce que nous construisons solidement finit par s’user ou par disparaître, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxalement des traces indélébiles dans le monde.

Et un passage que je ne retrouve plus, où est dit en substance que l’on est marqué aussi bien par ce qui nous est dit que par ce qui nous est tu.

Un jour Jeanne Benameur est venue

Après Laver les ombres, j’ai voulu lire d’autres romans de Jeanne Benameur. Debout dans les rayonnages de la médiathèque, j’ai lu plusieurs incipits pour déterminer lesquels me donnaient le plus envie de poursuivre. Un bol qui se cassait en deux dès la première page m’a fait immédiatement pensé à cet extrait presque anecdotique de Laver les ombres, vers la fin du roman, après l’acmé de la tempête :

L’ensemble devait bien former un tout, qu’on nommait, qui servait à quelque chose. Maintenant les deux sont inutiles et on peut les considérer séparément, comme si c’était des choses distinctes. On ne peut plus dire le nom.

Brisure commune. En quelques pages, titres, quatrièmes de couverture, j’ai senti apparaître une continuité de thèmes. La filiation et ses héritages psychogénéalogiques. Le geste, dansé ou non. L’abandon. L’intimité. Ce n’est probablement qu’une question d’ordre ; je finirai probablement par tout lire de Jeanne Benameur.

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D’abord Un jour mes princes sont venus. J’ai tout de suite aimé le passage du futur au passé, du singulier au pluriel. Un prince viendra, est venu, puis un autre lui succède, successives projections idéalisées d’un père dont l’héroïne n’a pas fait le deuil (encore une fille qui avait perdu son père). C’est moins intense que le roman par lequel j’ai découvert Jeanne Benameur, mais c’est fin, évidemment. Sans spoiler, ça se termine comme ça :

Merci, mes princes.
Maintenant, un homme peut venir.

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Puis Les Mains vides. Auprès de Madame Lure, qui met du temps à devenir Yvonne, et de Vargas, jeune homme qui vit dans une roulette et ne se sépare pas de sa marionnette Oro, j’ai retrouvé la densité poétique de Laver les ombres. L’envie de tout garder sous forme de citations.

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Les images

Madame Lure rêve sur des brochures de voyage. C’est la première image qu’on a d’elle. Elle ne rêve pas aux destinations proposées ; elle entre dans les images, au contact des peaux, des étoffes et des éléments. Un jour, c’est la ville même qui devient un réservoir d’images, sans même avoir besoin d’en prendre des photographies :

Le jeune homme lui a appris sans le savoir, et désormais elle dérobe, elle aussi. À sa façon. Elle dérobe des images.
[…] Elle marche en cadence le long des rues et elle voit et elle prend. Le d’images lui appartiennent. Toutes. Toutes celles que sa rétine prend.

Cela me donne envie de retrouver cette attention flottante, poétique, des longs trajets urbains à pied, sans heure d’arrivée.

Les images sécrètent des images. En abondance.
Les images n’ont besoin que de caresse pour vivre.

Ils [les arbres] sont là, devant elle, de l’autre côté.
Elle se rend compte qu’elle préfère regarder leur reflet dans l’eau. Monsieur Lure, lui, les préférait dans les livres.
Lire, c’est voir les choses dans l’eau ? Les regarder par leurs reflets ?

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Les mains

J’ai lu sans retenir le titre du roman ; j’ai mis du temps à retrouver la prégnance de la métaphore, plus attentive à la caresse qu’aux mains. Libres. Des mains libres, pas vides. Toujours cette histoire de lâcher prise, d’abandon consenti, qui découvre le contraire d’une crispation.

L’immobilité de ses mains l’avait saisi. Quelque chose dans son absence à tout était alors si concentré, si dense, qu’il en avait été bouleversé.
Cette femme existait comme un caillou sur le sentier.
Une présence rare.

Ses mains à elle ont toujours su prendre, tenir, porter, poser. Elle ne sait pas caresser. Il aurait fallu apprendre. Quelqu’un.
Ses mains essayent.

Caresser. Caresser.
Essuyer, ce n’est pas caresser.
Le chiffon, entre la peau et chaque chose, empêche.

Madame Lure sait que la nuit enveloppe les gens qui ils restent, comme elle, assis, seuls, dans une cuisine. Elle s’en est toujours gardée.
Ce soir, elle laisse faire.
Des morceaux d’elle partent à l’obscur. Elle consent.
[…] Celui qu laisse la nuit l’enveloppera ne compte plus les heures, c’est fini.
Il accepte d’être emporté. Il accepte d’être sans histoire.

C’est fini. Ses mains se sont ouvertes.
Le jour peut venir.
Cela ne changera plus rien.
Elle n’effacera plus la poussière.
Elle ne garde plus.

…

Les pleurs

Ce n’étaient pas des larmes de joie. Aujourd’hui, elle sait. C’étaient les larmes de toutes ses peurs retenues.

[Maudite par sa mère, elle mise dehors. Elle n’est qu’une enfant et le logis disparaît.] Son cœur avait fondu dans la muraille. […] Au matin, sa mère l’avait cherchée, appelé. Sa mère avait pleuré.
Elle, ne pleurait plus.
C’était fini.

L’existence de pierre, après ça, le « caillou sur un sentier ».

…

L’errance et le lien

Entre eux deux, un lien subtil qui se tisse de rencontre en rencontre.
Une confiance.

Eux deux : la vieille dame sédentaire et le jeune homme du voyage. Encore une de ces relations qui n’ont pas de nom (ni amitié, ni mère-fils de substitution, même si ça aussi).

Une confiance : qui se tisse dans la cuisine de la vieille dame. C’est amusant, mais cette cuisine, pour moi, c’est la cuisine de Mum à Versailles ; j’ai simplement remplacé la fenêtre en PVC par un cadre en bois et stylisé la ferronnerie moderne de la balustrade dans un esprit hausmannien. Vous aussi, votre imagination fait souvent de la récup comme ça ?

C’est toujours celui qui se souvient qui vieillit le plus vite.

Les errants servent à montrer l’errance.
L’errance sert à quoi ?
Est-ce qu’elle ne sert pas juste à prouver au monde qu’aucune route ne mène ?
Les routes n’existent que pour qu’on les parcoure.
Il le sait.
Il l’a vécu.
Assez.

Il le sait à l’hostilité qu’il sent monter autour d’eux. L’hostilité de ceux qui ne bougent pas et les regardent en se demandant Vont-ils rester ? Veulent-ils rester ?
Des errants qui s’arrêtent, cela bouleverse l’ordre des choses.
Il le sait, ils font lever dans les coeurs la mauvaise pâte. Toutes les vieilles peurs. […] Voleur.
[…] Soudain, les objets les plus habituels, ceux qu’on ne regarde plus, prennent une valeur inestimable : celle de pouvoir disparaître.

…

La lecture

Madame Lure ne lit pas.

J’ai l’impression de ne pas pouvoir comprendre ça, ne pas lire, de ne pas pouvoir rentrer en empathie avec quelqu’un qui ne lit pas (alors qu’il sait lire). C’est idiot. Le pouvoir de la lecture de m’en faire prendre conscience.

Un silence comme un puits.
Le silence qui vient des livres parce que ceux qui les ont écrits ont accepté de s’y enfoncer. Habiter avec les livres, c’est habiter avec le silence des autres.

Il est d’autres silences.
(Si j’aime lire, c’est pour le silence ?)

Ce jour-là, dans cette pièce, Yvonne perçoit le silence des livres.
Elle y entre comme dans un jardin.

Tout ce qu’elle voit depuis qu’elle est au monde est là, entre les pages.
Elle sait que s’y trouve aussi, dans des pages et des pages qu’elle n’ouvrira jamais, tout ce qu’elle ne verra jamais.
Le monde est vaste.
C’est ici qu’elle le sent.
Tout ce qu’elle n’a pas vu hier, avant-hier et tous les autres jours ; tout ce qu’elle n’a pas su voir et ne verra pas demain ; tout ce qui aura lieu encore bien après qu’elle ne sera plus rien, est là. Sur les pages.

Elle confie son instant, paupières closes, au silence du monde. Et quelqu’un l’écrira. Oui, quelqu’un l’écrira.
C’est une confiance. Qui rejoint. […] Tout ce qu’elle éprouve, quelqu’un, un jour, l’a éprouvé. Parce que c’est comme ça. C’est le monde. Ce que sent lui, un autre aussi l’a senti. Toujours. Quelque part. Peut-être très loin sur les cartes de géographie. Peut-être très loin sur les pages des calendriers. Qu’est-ce que cela peut faire ?

Contraste entre la première lecture du roman…

Yvonne Lure n’essaie pas d’entrer dans l’histoire. Elle relie les mots. Un à un. Juste cela. Les uns à distance respectueuse des autres.

… et la fin.

De sa voix juste, elle va jusqu’au bout. Et toute l’histoire que raconte le livre prend place en elle. Pour la première fois.

Le livre alors redevient un livre, un objet qui se rouvre et se donne, se disperse dans la ville (sur un banc, un rebord de fenêtre, une boîte à livre) ou se jette à l’eau… comme dans Laver les ombres. J’en prends seulement conscience à l’instant où j’écris ce dernier paragraphe : c’est la même image d’une vieille dame qui jette un livre à l’eau !