Nue, sous la lune

Ce roman de Violaine Bérot commence à la première personne du singulier, mais rapidement, discrètement, insidieusement, la narration glisse à la deuxième personne : une femme fuit et continue de s’adresser en pensée à l’homme qu’elle fuit, qu’elle ne cesse d’aimer. Le procédé est ingénieux, fait sentir l’emprise mieux encore que ne le fait la description pourtant fine de ses mécanismes.

On croit, avec cette femme en voiture, en route pour une nouvelle vie, pour la survie du moins, que cette fois-ci c’est la bonne, elle s’est arrachée à la violence. Elle en rend, s’en rend si bien compte. Elle dit la parcimonie de la tendresse, qui en devient inouïe ; le malaise avec les siens, dont elle se coupe peu à peu ; l’isolement requis et la solitude conspuée pour avoir une conversation téléphonique ;  l’absence de caresses et le schéma unique, unilatéral pour « faire l’amour » (caresser l’autre, c’est accepter que toujours il nous échappe et c’est pour ça que la main revient, caresse, parce qu’elle ne prend rien, ne retient pas) ; l’ambivalence de M. Hyde indifférent le jour et Dr Jeckyll tendre la nuit, quand il n’y a pas de réveil nocturne pour une scène de jalousie.

(J’ai recopié de nombreux passages parce qu’ils me semblaient juste, parce que sûrement ce sont des choses à partager, dont on doit avoir conscience.)

J’ai tellement pris l’habitude d’être invisible. C’est venu tout doucement. J’ai été là de moins en moins.

Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer.

[le téléphone sonne dans sa fuite] Je sue, et ma sueur pue la trouille. Tu me siffles. Tu me siffles comme on siffle un chien qui divague.

Est-ce qu’auprès de toi vivre pouvait s’appeler vivre ? Cela ne tenait-il pas plutôt de la survie ? […] Chaque matin, je profitais de me lever quelques minutes après toi pour trouver mon souffle. Dans ce court intermède de solitude, je me préparais à affronter la journée à venir.

À ma venue, tu ne levais pas la tête. Tu savais que c’était moi et ça ne t’intéressait pas.

La violence. Violaine Bérot parvient à rendre cette violence-là, l’indifférence, plus violente que l’autre, physique, indubitable.

Tu ne m’insultais jamais, non, les mots que tu disais n’étaient pas grossiers, mais c’était quelque chose dans ta voix, de mépris de moi discrètement sous-entendu. […] Sans doute était-ce pour ne plus avoir à subir cette humiliation que par la suite j’avais appris à ne plus donner mon avis, à m’effacer. […] Je m’éteignais doucement devant toi qui avais la vedette et que l’on regardait, toi qui captivais l’auditoire. Je sentais les femmes m’envier d’être ta compagne […]. Je m’appliquais donc à ne plus parler, à ne plus rire, à ne plus penser, et finalement ce n’était pas si compliqué puisque tu te chargeais de le faire à ma place.

De ton autre main tu tenais ma hanche, tu la serrais plus fort à mesure que tu parlais, et c’était étrange comme l’intensité de ta voix, elle, ne montait pas, seulement la pression de cette main sur ma hanche. Tu demandais encore, pourquoi est-ce que je souriais ainsi à cet homme-là, pourquoi ? […] Tu étais bien placé pour savoir à quel point j’aimais l’amour, une telle jouisseuse, et de toute façon, concluais-tu, tu ne pourrais jamais me faire confiance, tu l’avais toujours su. Sur cet irréfutable constat tu me tournais le dos. Tu te rendormais. Tu m’abandonnais là.

Mais c’était déconcertant, tu ne t’intéressais jamais à ce que je créais. Je te voyais corriger les autres, les conseiller, les encourager tandis qu’à moi tu ne disais rien. Étais-je allée trop loin sans toi ? Craignais-tu que je ne te fasse de l’ombre ? […] J’ai tout enfoui bien profondément pour ne plus me consacrer qu’à l’accomplissement de ton œuvre.

Mais je crois aussi que si je n’osais  plus rencontrer personne de ceux qu’avant toi j’avais aimés, c’était parce que je redoutais de leur montrer celle que je devenais […] cette femme qui réussissait le paradoxe d’être tout aussi suractive qu’éteinte. […] Je réalisais l’absurde exploit de ne rien dévoiler de ma douleur à ceux qui au loin persistaient à m’aimer.

Je ne peux toujours pas comprendre pourquoi ma présence t’était, dans le même temps, totalement insupportable et absolument nécessaire. Devant les autres tu me craignais à m’effacer tout en exigeant que je sois là.

[Il la réduit au silence puis devient fou devant son mutisme] Je devinais que tes coups, ces coups d’un genre nouveau, qui ne faisaient mal que sur le dessus du corps, ces coups-là laisseraient enfin sur moi des traces que les autres verraient. […] Ça voulait dire que je n’étais pas folle, que tu avais vraiment fait ce qu’il me semblait que tu avais fait.

Tout cela alors que cette femme est une artiste, douée et sensible. J’aime la sensibilité qui émane de certains passages, l’attention aux corps, plus encore aux gestes du corps. Dans un premier temps, j’ai assimilé ce personnage à l’artiste-peintre de Laver les ombres, j’ai fondu Violaine Bérot et Jeanne Benameur, leurs voix intimes découvertes presque en même temps.

J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps […]

J’aurais passé des heures à me repaître ainsi de ton corps qui se contractait ou se relâchait, à mémoriser de toute la force de mes yeux l’impact du plus infime de tes mouvements.

…

[Spoiler alert : si les passages précédents vous ont donné envie de lire le roman, mieux vaut probablement ne pas aller plus loin dans la lecture de ce billet.]

Parce qu’en fuyant elle se rapprochait de nous, qui ne vivons pas sous emprise, nous sommes entrés en empathie avec cette femme, nous avons pu, nous avons cru la comprendre. Et c’est là le twist et la force narrative de Nue, sous la lune : alors que cette femme a trouvé asile chez une vieille femme inconnue qui la baigne de tendresse, alors qu’on la croit sauvée, elle se réveille sur ces pensées :

Tout me semble si clair, si simple. […] Pour moi, il n’y aura jamais d’homme que toi.

Et elle rentre chez lui.

Mais pourquoi ? L’emprise est comme une illusion d’optique : elle persiste même après qu’on en ait compris le fonctionnement. On peut hurler intérieurement autant qu’on veut de l’autre côté du papier, notre victime est dedans jusqu’au cou et elle y retourne. Quelque part, Violaine Bérot a raison : on n’a pas compris l’emprise si on ne va pas voir jusqu’au bout de sa logique, sa force de destruction. Tout reprend et s’empire, dans l’inversion de la faute.

Quand je te prenais ainsi dans mes bras au petit matin, tu ne me repoussais pas, tu acceptais ma tendresse. Pourquoi ensuite, dans la journée, ne parvenais-je jamais à tenter un autre geste ? Pourquoi me contentais-je tout le temps d’attendre, comme si tout devait venir de toi ?

[…] et si je suis revenue c’est que j’accepte tes choix.

Je suis revenue, il est trop tard pour les regrets, je ne vais pas me plaindre, je savais très bien que rien ne serait simple. Il faut que je lutte avec acharnement pour devenir meilleure, moins maladroite, cesser de replonger toujours dans les mêmes écueils. Je n’ai plus le choix, je suis de retour, je dois réussir cette nouvelle vie, que tu aies de moins en moins honte de moi. […] Et si ce soir je n’ose pas encore des caresses, je les oserai plus tard. J’ai devant moi des années e des années pour peu à peu progresser.

Tu entres dans le lit, tu t’allonges à mes côtés, m’ouvres tes bras. Comment pourrais-je décrire l’émoi insensé qu’éprouve alors ma peau ?

Mon amour-propre je l’ai piétiné, écrabouillé, je ne m’autorise d’amour que pour toi. Je me cale dans ton ombre, n’en sors que le soir, dans l’obscurité de ta chambre, pour que te prenne alors le désir de faire avec moi ce que l’on nomme amour.

Le crescendo culmine dans une scène où elle lui confie avoir failli mourir dans un accident avant qu’il rentre et sa réaction à lui est de ne pas en avoir, il ouvre le journal et poursuit comme si de rien n’était. Alors le roman rejoint son titre et la poésie arrive comme extrême onction pour dire l’horreur sans qu’elle tourne à la farce, pour y mettre fin et la rendre absolue dans le même mouvement glacial.

Le Grand Cahier d’Agota Kristof

Le Grand Cahier commence mine de rien, factuel, un exode en temps de guerre, des enfants confiés à une grand-mère qui n’a de grand-mère que la filiation théorique. Ce sont eux qui racontent. Juste quand je commence à trouver ça bizarre, ce « nous » indissocié, arrive un chapitre expliquant que les deux jumeaux ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre, ils se sont retrouvés à l’infirmerie quand leur père a voulu les envoyer dans des écoles séparées. Aucun prénom n’est donné de tout le livre, la quatrième de couverture anticipe sur la suite de la trilogie ; il n’y a ni Lucas ni Claus, c’est « l’un ou l’autre de nous deux » quand les deux ne font pas la même chose.

Les courts chapitres se succèdent et juste quand je commence à trouver ça bizarre, cette narration sèche, étrangement factuelle, précisément quand je me demande si c’est un effet de l’écriture dans une langue qui n’est pas celle de l’autrice (hongroise, elle écrit en français) arrive ce passage sur les enfants qui se font l’école entre eux et évaluent les compositions l’un de l’autre :

Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. »

L’intradiégétique devient l’extra-, on est dans le méta- : Le Grand Cahier que nous lisons est celui dans lequel les enfants recopient leurs compositions. Que les règles en soient énoncées est proprement génial ; elles expliquant l’effet dérangeant et fascinant sur lequel je n’arrivais pas à mettre le doigt. Ce n’est pas tant la fausse simplicité grammaticale, qui produit un peu le même effet déroutant que du français simplifié, que l’absence de jugement sous tout autre forme qu’un discours rapporté. Rien n’est affirmé ni même suggéré, tout est rapporté, tout et parfois son contraire. C’est là, dans cette juxtaposition sans arbitrage que ça devient complexe, mouvant, que chaque personnage trouve toute latitude pour réécrire l’histoire.

Au repas, Grand-Mère dit :
— Vous avez compris. Le toit et la nourriture, il faut les mériter.
Nous disons :
— Ce n’est pas cela. Le travail est pénible, mais regarder, sans rien faire, quelqu’un qui travaille, c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux.
Grand-Mère ricane :
— Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ?
— Non, Grand-Mère. Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes.

— Peu importe que ce soit vrai ou faux. L’essentiel, c’est la calomnie. Les gens aiment le scandale.
[…] — C’est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Oui, monsieur. Du chantage.
— À votre âge… C’est déplorable.
— Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d’en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d’argent.
[…] Il prend de l’argent dans sa poche, nous le donne :
— Venez chaque samedi. Mais n’imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons :
— C’est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.

Au lecteur de se glisser dans les interstices de ces jugements rapportés sans jugement apparent — interstices dans lesquels les jumeaux développent une éthique décorrelée de toute morale, comme si cette morale valable en temps de paix mais mise à mal par les contradictions et les hypocrisies de la guerre n’avait plus cours. Ce n’est pas qu’une question de justice et d’éthique ou de morale et de moraline comme on pourrait en avoir dans un devoir de philosophie : c’est réellement déroutant. Les enfants se livrent à des exercices d’endurcissement, de mendicité, de cruauté ; ils aident et volent, exigent, passent l’éponge, soudoient, vengent, tuent. Espionnent aussi : à l’aide de deux trous forés dans les murs et le plancher pour respecter le principe de focalisation interne, les jumeaux nous envoient d’un coup balader du côté d’Apollinaire et de ses écrits érotiques, Les Exploits d’un jeune Don Juan dérivant vers les Onze mille verges. De la bagatelle qui pourrait être rigolote, on passe sans prévenir à des épisodes zoophile, pédophile ou sadique jamais nommés comme tels et rapidement clos, deux trois pages maximum, comme tous les chapitres/compositions du grand cahier.

Les enfants rapportent tout cela (et d’autres choses encore, des humiliations, un cadavre dépouillé…) comme s’ils y étaient indifférents, comme si bêtes et hommes, c’était du pareil au même, la cruauté consubstantielle à la vie, à la survie, à la campagne comme à la guerre. Les enfants voient ce qu’ils voient, font ce qu’ils ont à faire, en deux trois pages c’est réglé, le chapitre clos, on n’y pense plus, croit-on, mais le roman nous détrompe, et l’indifférence apparente peu à peu s’inverse en sensibilité traumatisée. Cette écriture blanche, ce show don’t tell poussé à l’extrême montre en même temps qu’il la masque l’évidence d’un état de choc. Il n’y a pas de suspension volontaire du jugement (ça c’est un luxe de lecteur), mais une incapacité à, dans une escalade de violence.

Et ce n’est que très tardivement, presque à la fin du roman, que je me rends compte, que je fais le rapprochement entre ce que je lis et ce que je sais de l’Histoire, de l’histoire et de la nationalité de l’autrice. Cette guerre n’est pas n’importe quelle guerre, une guerre fictive par exemple, rien n’est nommé mais tout est ancré dans un contexte décrit de si près que j’en ai oublié tout recul. J’ai lu dans le flou, aveuglée par l’extrême précision des verbes d’action ; j’ai pensé que les noms génériques (Grand-Mère, l’Officier, l’Ordonnance, la Petite Ville) avaient valeur universelle. Mais soudain les monceaux de cadavre fumants remettent tout en perspective ; la nuit et le brouillard se sont levés. Un nouveau type d’horreur a afflué en reconnaissant ce que je n’avais pas reconnu, en mettant dessus des mots qu’on a appris à employer jusqu’à anesthésier leur portée, la circonscrire à une histoire de manuels : la description des camps de concentration a levé le doute sur le « troupeau humain » aperçu un peu plus tôt, qui n’était donc pas composé de prisonniers de guerre ; le cordonnier privé de son échoppe puis de sa vie : juif ; l’Ordonnance si joviale, offrant des couvertures aux enfants et baragouinant le hongrois à l’aide de verbes français : allemand ; l’Officier étranger : nazi ; la femme qui se montre cruelle envers le « troupeau humain » : antisémite ;   la mère fuyant avec l’occupant : échappe à la tonte… Et à la fin, les Sovétiques qui violent et pillent :

Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l’armée victorieuse des nouveaux étrangers qu’on appelle maintenant l’armée des Libérateurs. […] Un mois après que notre pays a été libéré, c’est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs d’installent chez nous, pour toujours, dit-on.

Le Grand Cahier, grand claque dans ta gueule.

Tout ce qui nous était à venir

C’est un beau titre, vous ne trouvez pas ? Il est de Jane Sautière et recouvre un court récit à la première personne du pluriel : nous, pour parler de ceux que nous serons tous un jour, ces personnes que le temps a pris de court et qui ne se sont pas vues vieillir, incrédules d’être ces « vieux » que l’on voit toujours de l’extérieur, jamais comme soi.

Nous sommes surpris·e·s de nous voir si fripé·e·s, si abîmé·e·s et si sensibles, si doux et douces, si aimant·e·s.

Ce « nous » est celui d’une génération qui se définit par son âge mais aussi par son époque et par une certaine place dans la société : c’est un « nous » qui prétend à l’universalité, c’est-à-dire un « nous » de gauche, de gens qui ont un historique de manif’ et un sens du collectif dont ils peuvent se sentir exclus — un « nous » qui exclut donc la vieille rombière bourgeoise du coin (qui, elle, ne se dira jamais vieilleux). Quand l’autrice ne le voit pas de manière un peu trop flagrante, ce « nous » involontairement prend des allures de nous de majesté.

J’ignore si Jane Sautière a lu Annie Ernaux, j’imagine que oui ; Tout ce qui nous était à venir pourrait être Les Années avec encore quelques années de plus et un passage du « on » au « nous ».

Ça dit le décalage, c’est amusant, mais ça dit aussi l’appétit de vie qui ne diminue pas alors que le monde se réduit, et ça l’est nettement moins. J’aurais peut-être préféré de ne pas le lire, tout en pensant que c’est une bonne chose de le lire. Est-ce qu’on veut savoir ce dont on se doute. C’est déjà un privilège de pouvoir l’ignorer jeune, ça veut dire qu’on est valide.

…

[à propos d’un désir qui n’a pas été acté] […] nous ne pénétrerons pas nos cavités glutineuses, nos doigts ne se perdront pas dans les chevelures, nos sueurs resterons nôtres sans partage […]. Nous ne suffoquerons pas de l’air que nous avons bu d’un coup […] Il ne reste plus que le souvenir de ce qui n’a pas existé ce jour-là, ce que nous avons tellement désiré […]. Nous viendra des beaux jours de la rue de l’Avre cette absence, qui n’est pas un regret. […] Nous avons vécu cette absence entre nous.

Cette force de donner vie à un récit érotique par la négation de ce qui n’a pas eu lieu et qui se faisant existe tout de même par la tension narrative…

…

Il a fallu apprendre à taper à la machine, puis à utiliser un traitement de texte. Notre émerveillement était si fort. C’était tellement impressionnant de ne pas avoir à réécrire la page à cause d’une faute […].

Quoique plus jeune, j’ai connu cet émerveillement. Je suis de la génération charnière où un élève puni avait rendu sa litanie de je ne ferai plus ci ou ça tapé et imprimé, arguant qu’il avait tout tapé lettre après lettre, et où le foutage de gueule n’était que soupçonné, pas avéré.


Mais nous sommes tellement loin de ce passé, nous le retrouvons comme certains objets dans les brocantes, ils nous serrent un peu le cœur, nous les achetons pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude, mais nous voyons bien que nous ne pouvons pas renouer avec eux.

« Pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude » : même motivation pour récupérer dans les boîtes à livres des livres que nous n’aurions jamais acheté ni même emprunté ?

…

Ce n’est pas l’inéluctable de la vie qui nous fait peur. C’est d’être soustrait·e·s au nous absolu qu’est le mouvement collectif de rue. […] À envisager : ne plus avoir d’ivresse, ne plus avoir d’ivresse avec le corps collectif ?

[face aux jeunes générations militantes] Nous sommes un peu à côté, dans une dépossession heureuse d’avoir tout à refaire, tout à repenser […].

Cela et l’usage de l’écriture inclusive me font repenser à cette expression de Kundera : se faire l’allié de ses fossoyeurs.


De plus en plus souvent nous avons des références dépassées, inaudibles, on le voit sur le visage de nos interlocuteurs plus jeunes que ça n’atteint pas […]. Nous n’avons pas le souvenir d’avoir connu un tel décalage avec les vieilles personnes de notre jeunesse, peut-être alors le pays était-il immuablement vieux ?

Est-ce que tout simplement la télévision n’unifiait pas davantage qu’Internet aujourd’hui, où chacun évolue dans sa bulle de niche ?


Mais toujours cette crainte d’énoncer une pensée ancienne, décalée, inadaptée, érodée.

…

La vraie jeunesse nous ne l’avons pas vécue au début de notre vie, non, elle n’est pas dans le temps chronologique. Elle surgit, disparaît, revient. À quarante ans nous étions comme des flèches, des hirondelles dans le bleu du ciel. À trente ans, à peu près rances.

Je me sens plus mûre mais aussi plus jeune aujourd’hui (36) qu’il y a dix ans (26). À trente ans, à peu près rance, oui.


Nous en sommes là ? Déjà là ? il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement.


On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qualifier de vieux, vieille, une personne qui ne nous apparaissait pas si éloignée d’eux ni en âge, ni en allure était tellement étonnant. On les trouvait gonflé·e·s.

« Tous ces vieux qui [n’avancent pas / ont toujours mal quelque part…] »
— ma grand-mère, 84 ans, qui a perdu son mari, sa mère, son frère ne s’inclut pas dans le groupe. Les vieux, c’est comme l’enfer, c’est toujours les autres.


[…] nous nous délestons des habits qui nous racontaient mieux qu’un CV, nous ne pouvons plus les porter, le corps n’est plus là, trop lourd, trop tordu, trop malgracieux […].
Nous nous consolons avec de belles matières, des coupes soignées. Nous sentons le fade.

[…] nos anciennes joies de bouche muées en poison.

Les tavelures sur les mains restent acceptables parce qu’elles nous rendent animales, comme les petites chattes au pelage écaille de tortue.
Tant de fois nous nous sommes dit ah non, pas ça ! à l’évocation d’une misère qui nous semblait insurmontable. Et puis, par brefs à-coups insidieux, nous y sommes.  […] Il nous faut alors croire à l’accoutumance qui est peut-être le contraire d’une victoire, une simple issue.

[devant les actes médicaux] Nous voudrions nous sauver, foutre le camp à toute. vitesse, mais la vitesse n’est plus avec nous, hormis dans le battement de nos cœurs affolés, et nous sauver revient à nous soumettre aux soins qui nous sont prodigués et dont nous avons besoin.

…

[avant/après le confinement dans sa coïncidence avec un cap de viellesse] La vie d’avant pouvait s’y attarder, s’en réjouir, s’associer à la beauté qui nous ignore.

[covid] Nous avons inversé la charge symbolique qui veut que les aîné·e·sse sacrifient pour leur descendance. […] Nous sommes des tyrans flacides, involontaires, les pires. Notre futur est au prix du chômage, de la misère, des épreuves de toustes celleux que le paiement de nos retraites accablait déjà. […] On se croyait des êtres d’empathie, d’altérité.

…

Nous nous disons qu’il ne fait pas se laisser manœuvrer par nos impuissances, qu’il faut décider de nes plus aller ici ou là, garder le cap de nos invalidités […]. C’est impossible car le désir ne faiblit pas.
[…] Ça va encore. Sans doute parce que la vieillesse rend toute proximité, toute chose accessible merveilleuse. En vieillissant il n’y a plus de méprisable.

Cette partie est intitulée « La presque dernière promenade ».

…

Il m’a semblé que vieillir n’était ni un naufrage, ni une performance à accomplir, mais le simple, délicat et doux refuge qu’il nous fallait construire. Une cathédrale de brindilles […]. Ici, pas de bilan, rien d’une vie n’est compté, pas même le temps, et la mélancolie elle-même finit par être suave.

Véra Pavlova, animal céleste

8 raisons de tomber amoureuse de Véra Pavlova

1. Elle porte le nom d’Anna Pavlova.

2. Sa photo sur la quatrième de couverture.

3. Elle a écrit ce poème, qui m’a décidée à emporter L’Animal céleste avec moi alors que je le feuilletais debout dans le rayon, hésitante :

Et Dieu vit
que cela était bon.
Et Adam vit
que c’était excellent.
Et Ève vit
que c’était passable.

3. Elle écrit en musicienne, la métrique rigoureuse et a-logique, pleine de dash. Le compte n’y est jamais, mais il est toujours bon :

Pour un quart — juive.
Pour moitié — musicienne.
Pour trois quarts — ta moitié.
Et tout entière — qui ?

En hiver — un animal
Au printemps — une plante
En été — un insecte
À l’automne — un oiseau
Le reste du temps je suis une femme

La balance

Sur l’un des plateaux — la joie.
Sur l’autre — le chagrin.
Le chagrin est plus lourd.
Voilà pourquoi
la joie est plus haute.

4. Elle fait tourner les têtes, a l’art de rendre les syllogismes vertigineux :

Si tu as de quoi désirer
tu auras de quoi regretter
si tu as de quoi regretter
tu auras de quoi te souvenir
si tu as de quoi te souvenir
c’est que tu n’avais rien à regretter
si tu n’avais rien à regretter
c’est que tu n’avais rien à désirer.

Si tu as peur d’oublier — écris.
Si tu redoutes d’écrire — souviens-toi.
Si tu crains de te souvenir — écris.

J’écris. J’ai peur.

5. Rien d’aride dans sa pensée, son esprit est plein de sensualité, et sa sensualité pleine d’humour.

La pensée est imparfaite
si elle ne tient pas en quatre vers.
L’amour est imparfait
s’il ne tient pas dans un seul ah !
[…] La vie est incomplète
si elle ne tient pas dans un seul oui.

Ils s’aiment. Ils sont heureux.

Lui :
— Quand tu n’es pas là,
c’est comme si
tu t’étais retirée
dans la pièce voisine.

Elle :
— Quand tu t’en vas
dans la pièce d’à côté,
c’est comme si
tu n’étais plus là.

Il m’a regardée
à pleine bouche
et m’a embrassée
sur le bout du nez.

Debout devant le miroir
j’apprenais à dire non.
Non. Non. Non.
Mais le reflet disait :
Oui.

Andreï et moi, on se promène en barque.
Andreï et moi, on nage vers l’île.
Andreï et moi, on s’allonger sur l’herbe.
Andreï et moi, on regarde le ciel.

Soudain — son visage à la place du ciel.
Au lieu du soleil — des lèvres rouges.
[…]

(Rien qu’à la répétition, aux actions, on sait où ça va mener
dénouement sûr mais retardé
— prescience du désir qui le fait advenir.)

6. Elle est magnétique d’assurance lorsqu’elle joue à la poétesse fatale, désinvolte.

Oiseaux, cessez de piailler à mes oreilles
Sapins, cessez d’agiter vis bras vers moi
Anges, cessez de m’épier par le trou de serrure des étoiles —
Je ne puis rien faire pour vous !

L’inversion est magnifique !

J’ai brisé ton cœur.
Maintenant je marche pieds nus
sur ses débris.

Border le dormeur dans son lit,
poser un baiser sur son front
et percevoir soudain sur l’oreiller
sa barbe et ses cheveux bouclés
selon le point de vue de Salomé…

[…] Au demeurant, fais comme bon te semble :
c’est à celui qui pleure de commander la musique.

7. Le jeu n’est jamais si futile qu’il ne soit contrebalancé, ancré dans quelque tristesse qui justifie d’en rire pour en sortir.

S’asseoir au bord de la rivière
et jeter dans l’eau ses tourments,
en jeter encore
et les voir voguer
au fil de l’onde
trop légers
pour couler à pic.

Si l’on regard longtemps une fleur
sur le papier peint,
on finit par voir autre chose,
par exemple — une silhouette.
Notre vue nous aurait-elle trompé ?
Ou bien la silhouette serait-elle lasse
de faire semblant d’être fleur ?
Si l’on se regarde longtemps dans le miroir
on peut voir une image
qui n’est pas du tout la nôtre.
Notre vue nous aurait-elle trompé ?
Ou bien la mort
nous a-t-elle approché de si près ?

Ne pas aller en prison
ne pas se couvrir de dettes
ne pas se survivre…
Merci, Seigneur
s’il y a tant de choses
à te demander.
Rêves malpropres, songes creux,
avilissant babil…
Merci, Seigneur
de ne pas m’écouter.

En écrivant un poème
je me suis coupé la paume
avec une feuille de papier.
L’éraflure
a prolongé d’un quart
la ligne de vie.

8. Elle est indéniablement russe.

[…] Chez nous, si tu t’approches d’une fenêtre
et regardes longtemps à travers,
tu es sûr de pleurer.

Le poème est un répondeur téléphonique.
L’auteur s’est absenté. Il y a peu de chances qu’il revienne.
Le cas échéant, laissez un message
après avoir entendu le coup de feu.

Takuboku, ceinture noire de nostalgie

Les Fumées de Takuboku ne sont pas des haïkus mais des tankas, une forme plus ancienne de poésie japonaise, qui obéit aussi à une construction syllabique précise (en 5-7-5-7-7 syllabes). Wikipédia m’apprend au passage que ce ne sont pas vraiment des syllabes, mais des unités phonétiques appelées more. More more please.

Ces considérations formelles ne sont pourtant pas celles qui me viennent à la lecture : les tanka originaux imprimés en regard de leur traduction plantent des torii bancales sur les pages, leurs trois lignes verticales comme des noren à la porte des restaurants. J’ai eu envie de tracer leurs longueurs inégales au stylo-feutre et de toutes les mettre bout à bout, comme une ribambelle de fanions soulevés par le vent, mais me suis fait prendre de court par la date de retour à la médiathèque. Des fois, je me dis qu’il serait plus créatif de prolonger une lecture par autre chose que des mots à son propos.

En trois lignes de Takuboku, le passé te met une petite claque spatio (partie II) temporelle (partie I). Autrefois, il y a trois ans, huit ans… et voilà que le pays se confond avec une jeunesse perdue. La locution revient si souvent que je l’ai cherchée et repérée dans la VO (ce sont les mêmes signes lorsqu’il est question de « son village », au cas où l’on douterait que le pays soit un foyer davantage qu’une nation). C’est un peu comme une énigme de Mickey Mag, sauf que la réponse ne se trouve pas en retournant le livre, il n’y a pas de linguiste pour m’expliquer pourquoi tantôt il y a et tantôt il n’y a pas ce galet refermé d’une boucle, que je soupçonne un moment d’être l’équivalent d’un point médian ou d’un pied-de-mouche (¶) qui sépare les mots ou les unités formelles.

…

Sur ce train le receveur
et soudain revoir
l’ami d’école d’autrefois

…

À la fin des vacances
la jeune enseignante d’anglais
n’a pas reparu

…

Je voudrais à nouveau m’appuyer au rebord
du balcon
de l’école de Morioka

Me revient l’image de la coursive extérieure d’une école où sont effectivement accoudés des élèves, mais impossible de me souvenir dans quel animé. Est-ce une architecture fréquente au Japon, les salles de classe sur plusieurs étages autour d’un patio ?

Au registre des questionnements culturels, je relève aussi  « l’odeur des mochis grillés » : ça se grille un mochi ? Comme des chamallows ?

…

Ces livres qu’alors nous aimions tant
pour la plupart
ont cessé d’être lus

Vous aussi vous visualisez une pile de Bibliothèques roses à couverture rigide défraichie ? (Il manque un mot pour désigner un anachronisme spatio-culturel.)

…

Comme une pierre
dévale la pente
je suis arrivé à ce jour-ci

…

Lui qui m’avait conseillé les œuvre de Su Feng
trop pauvre
dut quitter notre école

…

Mon cœur aujourd’hui encore
sent monter les sanglots
mes amis s’en sont allés chacun sur leur chemin

…

Celui qui calligraphiait si bien ses vœux
trois ans
que je l’ai oublié

…

Mes amies s’en sont allés de tous côtés
huit ans après
ils restent sans nulle renommée

…

Est-il mort le maître qui autrefois
m’a donné
ce livre de géographie

…

La balle
que j’avais lancée sur le toit de l’école
qu’est-elle devenue

…

La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue

Ce tanka a actionné la manivelle d’un orgue de Barbarie qui passait parfois au pied de l’immeuble de mon enfance (ou l’ai-je rêvé ?).

…

Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois à travers des larmes

Il faudrait dessiner un saule dont toutes les lianes seraient le calligramme répété de ce tanka.

…

La pluie tombe sur la ville
je me souviens de gouttes
sur les fleurs violettes des pommes de terre

Ceci n’est pas une pomme de terre, certes.

J’ignorais que les pommes de terre fleurissaient. Fleurissent.

…

Quand je foule la terre de mon pays
pourquoi mon pas devient-il plus léger
et mon cœur si lourd

…

De retour au pays cette douleur en moi
la route a été élargie
le pont est neuf

…

À la fenêtre de ma classe
d’autrefois
une femme que je ne connais pas

De l’autre côté de la fenêtre > de l’autre côté du miroir

…

Une page de biographie à la fin du recueil m’apprend que Takaboku est mort à 27 ans seulement. Tout cette nostalgie qui semblait émaner d’un vieil homme, écrite par un vingtenaire ? Je me suis presque sentie flouée sur le moment, avant de me rappeler que le ressenti n’a pas d’âge, que peut-être à l’échelle de sa courte vue, c’était la même saison ?