Averno

Peut-être est-ce le titre italianisant.

Averno.
« Ancient name Avernus. A small crater lake, ten miles west of Naples, Italy; regarded by the ancient Romans as th entrance to the underworld. »
Ok, plutôt latinisant, le titre.

Peut-être est-ce le nom de l’auteur.

Louise Glück.
Comme le compositeur.
J’ai une tendresse arbitraire pour Glück depuis que j’ai croisé un perroquet qui chantait Iphigénie en Tauride dans une version d’anglais.
Ce n’était pas un perroquet, d’ailleurs.
Un bullfinch, c’est ça, je crois me souvenir — on parle d’une version traduite au lycée.
Un bouvreuil, me dit Google. Je ne connais pas l’un plus que l’autre, mais je m’en souviens 15 ans plus tard.
Il y en a plein des bestiaux comme ça, dans les poésies de Louise Glück, que je ne connais pas plus sur la page de droite que la page de gauche.
VO, VF, inconnus au bataillon.
La flore, aussi.

Peut-être est-ce le recueil bilingue.

Je ne lis plus beaucoup en anglais, ces temps-ci. De fiction, c’est-à-dire. Je n’ai pas exploré le maigre rayon anglophone de la médiathèque.
Alors que j’aime plutôt bien la poésie en anglais.
C’est plus reposant que la poésie en français.
Quand je lis de la poésie en français, je m’entends lire dans ma tête. Quand je lis n’importe quoi d’autre, dans ma tête, il n’y a aucune voix ; le sens des mots s’infuse directement. Mais la poésie en français, direct ça résonne grandiloquent.
Pas la poésie en anglais. Là aussi, le sens des mots infuse directement — quand ils font partie de mon vocabulaire, du moins.
Bien sûr, je peux avoir envie de relire quelques lignes à voix basse pour sentir les mots dans la bouche, mais il n’y a pas de voix parasite. Pas d’interruption auto-référentielle.
La poésie en anglais ne pose pas.
Faussement simple, mais pas prétentieuse, j’aime bien.

Ce n’est pas la couverture en tous cas.

Je connaissais la collection « Du monde entier » de Gallimard, mais j’ai eu l’impression d’en voir la couverture pour la première fois.
Comme la fois où j’ai mis mon T-shirt violet fané que j’aime beaucoup, avec son décolleté en V et ses manches trois-quart, et que le boyfriend amusé a commenté : très années 90, les inscriptions. Mon T-shirt fétiche a disparu, j’ai vu soudain à la place un T-shirt tout droit sorti des années 90, incongru dans sa survivance.
« Du monde entier », donc.
Le monde : une sphère au spirographe.
Presque. Le logo date de 1961 ; le spirographe de 1965.
L’ère du temps révolu.
(À l’époque où le spirographe ne me paraissait pas daté, le logo me faisait davantage penser à une pelote de laine.)

…

Je ne sais pas trop pourquoi, en somme, mais j’ai lu Averno.

Sans trop y comprendre grand-chose.
J’ai continué, pourtant. Sans trop comprendre pourquoi.
Pour des bribes ?
La première :

This is the moment when you see again
[…] the birds’ night migrations.

It grieves me to think
the dead won’t see them—
these things we depend on,
they disappear.

La première dans le recueil, parce que lors le feuilletage debout devant le rayonnage poésie, c’était peut-être celle-ci, la première, une des premières bribes à retenir mon attention :

I say, as safe as anywhere,
which makes them happy.
What it means is nothing is safe.

Un début de suspens, comme une incursion de roman policier dans la poésie.

…

Dans les bribes, il y a aussi un champ brûlé. Par une jeune fille avant de disparaître. Par magie, par suicide ou par enlèvement, on ne sait pas trop. La police ne l’a pas retrouvée.

Ça me fait penser à ce roman que je n’ai pas lu,
avec un ange dans le titre,
La Nostalgie de l’ange.
Une histoire narrée depuis le paradis par une petite fille morte,
enlevée, séquestrée et tuée,
mais promis ce n’est pas glauque,
promettait Mum dans son engouement fasciné,
me vendant le livre que je lui avais offert, pour un anniversaire ou une fête des mères, sur son propre souhait.
Le champ, l’enlèvement, from afar. Je m’en souviens mieux que si je l’avais lu. J’en ai lu les premiers chapitres, d’ailleurs, fondus au récit de sa première lectrice.

Ce champ brûlé me fait un peu l’effet de Ruth dans les Planches courbes de Bonnefoy :

Et alors un jour vint
Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,
L’évocation de Ruth « when, sick for home,
She stood in tears amid the alien corn »
Or, de ces mots je n’avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l’enfance,
Je n’ai eu qu’à le reconnaître et à l’aimer
Quand il est revenu du fond de ma vie.

Y’a un truc avec l’enfance chez Louise Glück. Pas l’enfance de quand on est tout petit ; celle de quand on est une jeune fille et qu’on cesse de l’être. Perséphone avance en fil rouge dans le recueil, missing child ou victime de viol, le mythe se mélangeant avec le fait divers sordide, mais aussi quelque chose de plus sourd et diffus qui n’a pas vraiment eu lieu, ou qui a eu lieu sans être perpétré.

There are places like this everywhere,
places you enter a young girl,
from which you never return.

Parce qu’on y a perdu la vie ou l’innocence ?

La traduction traduit « la mort » puis la genre au masculin, sans même une note de bas de page pour expliquer que la mort est un homme en anglais. C’est lui, c’est Hadès :

He wants to say I love you, nothing can hurt you

but he thinks
this is a lie, so he says in the end
you’re dead, nothing can hurt you
which seems to him
a more promising beginning, more true.

Je ne suis pas très mythologie, et pourtant ce sont ces poèmes sur Perséphone qui m’ont le plus happée, dans leur collision violente de la psyché intemporelle avec le fait divers encore trop actuel.

…

I want it
to be my fault
she said
so I can fix it—

Consentir à la culpabilité dans l’espoir de conserver une illusion de contrôle…

…

He remembers the day the field burned,
not, he thinks, by accident.
Something deep within him said: I can live with this,
I can fight it after awhile.

The terrible moment was the spring after his work was erased,
when he understood that the earth
didn’t know how to mourn, that it would change instead.
And then go on existing without him.

…

Averno : le monde y est hostile, le monde y est beau, on ne tranche pas.

(« Prism » 3.)

As one takes in
an enemy, through these windows
one takes in
the world:

here is the kitchen, here the darkened study.

Meaning: I am master here.

…

D’autres bribes, encore, comme on ramasse plus de marrons qu’on n’a de place dans ses poches, sans savoir ce qu’on en fera de retour à la maison.

(« Prism » 4.)

How privileged you are, to be still passionately
clinging to what you love;
the forfeit of hope has not destroyed you.

This is the light of autumn; it has turned on us.
Surely it is a privilege to approach the end
still believing in something.

…

(« Prism » 19.)

The room was quiet.
That is, the room was quiet, but the lovers were breathing.

In the same way, the night was dark.
It was dark, but the stars shone.

The man in bed was one of the several men
to whom I gave my heart. The gift of the self,
this is without limit.
Without limi, though it recurs.

The room was quiet. It was an absolute,
like the black night.

Très efficace, comme inscription d’un besoin d’absolu dans notre contingence limitée. Bien résumé bien dilaté.

…

(Extrait de « Telescope »)

You’ve stopped being in the world.
You’re in a different place,
a place where human life has no meaning.

You’re not a creature in a body.
You exist as the stars exist,
participating in their stillness, their immensity.

…

In our silence, we were asking
those questions friends who trust each other
ask out of great fatigue,
each one hoping the other knows more

and when this isn’t so, hoping
their shared impressions will amount to insight.

Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse

Le dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu et Daria Nelson

C’est pas mal, la poésie qui jure ; ça m’inspire plus confiance que la poésie qui gémit. Surtout quand y’a des images, et que j’y reconnais des trucs, malgré-grâce à leur trivialyrisme joué sur les mots.

Quelques extraits de ce recueil de Mathias Malzieu et Daria Nelson lu l’an dernier, fraîchement illustrés.

…

En moins d’une minute,
j’eus l’impression de te connaître
depuis longtemps avant ma naissance.

En moins d’une heure,
la pâtisserie fine de tes baisers
désintégrait définitivement le concept de temps.

[…]

Un jour d’amour avec toi compte
comme dix avec qui que ce soit.

Dessin d'une pâte en forme de pain d'épices se fait aplatir par un rouleau pâtissier avec des motifs traces de baisers

…

Le fantôme de Gainsbourg est venu la visiter

Je laisse encore un peu trop traîner les fantômes de mes ex. Je fais la vaisselle et la poésie, mais j’ai du mal à remballer dans les cartons celles qui ont fait partie de ma vie.

…

The storm and you

Le vent fait le con dans la rue,
saccage le silence de la nuit.

Les fantômes s’empalent dans les antennes
de télévision, les arbres lampadaires s’étirent
comme s’ils s’apprêtaient à courir un cent mètres
et toi tu dors comme une enfant.

[…]

 

Dessin d'un fantôme qui fait face à une page de journal empalée sur une antenne au-dessus des toits, tandis que d'autres pages sont emportées par le vent

 

…

Confiné avec une fée
(et les fantômes de mes ex)

Les fantômes de mes ex sont de sortie.
Pourtant, je les avais confinés dans de jolis petits cercueils en carton. J’avais fait quelques trous au cas où ils voudraient respirer. J’avais tapissé leurs murs de Polaroïds et autres souvenirs de souvenirs. […]

Dessin d'un Polaroïd montrant un mur de Polaroïds

Le Cœur synthétique et l’épousite aiguë

Interviewée pour la newsletter Les Glorieuses, Eva Illouz mentionnait Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume. Mon cerveau s’apprêtait à classer l’affaire quand, cherchant un roman de Capucine Delattre à la médiathèque, je suis tombée dessus. Et comme je suis faible des coïncidences…

La déesse de l’amour ne l’a jamais lâchée, Adélaïde est sûre sur très bientôt quelqu’un va venir à sa rencontre. Adélaïde a tort.

Répéter le sujet dans son entièreté sans le reprendre par un pronom est un des prérequis pour rédiger un texte simplifié, accessible à des personnes ayant des difficultés cognitives (paradoxalement, cela rend le texte plus laborieux à lire pour les autres). Je trouve amusant que Chloé Delaume en fasse ici une marque stylistique. Jamais elle, mais : Adélaïde.

Après l’avoir moi-même écrit un certain nombre de fois dans cet article, je me demande si l’autrice a tapé le tréma à chaque fois ou si elle a écrit Adélaide partout et fait un gigantesque Ctrl F pour tout remplacer.

Adélaïde n’en a que faire : samedi, c’est évident, elle embrassera un homme, et cet homme si ça se trouve fera un parfait mari. Les filles sont affligées, Adélaïde devrait avec le temps comprendre que l’épousite aiguë relève de la névrose, qu’à se projeter immédiatement dans un schéma sécurisant, elle s’interdit de vivre normalement le début de ses histoire d’amour.

L’épousite, c’est génial comme trouvaille linguistique, non ? Et c’est le sujet du roman : peu importe qu’Adélaïde rencontre quelqu’un ou kiffe sa vie en célibataire, l’important est de guérir de l’épousite.

À trop penser à lui, à tant l’imaginer, il n’a pas le même visage. Adélaïde pourrait, à cet instant précis, se dire : Ce n’est pas un homme que je vois, c’est une fonction. Ce qui aurait pour conséquent de lui faire prendre conscience que remplir le vide n’est pas de l’amour. Mais le cœur d’Adélaïde, épuisé de solitude, réclame l’abandon de toute raison.

Câlins.

Hermeline n’aime pas trop Martin, meêm si elle ne l’a vu qu’un quart d’heure. Martin se revendique féministe, mais dit : Ma petite Adélaïde. Martin est un paternaliste, il est bien trop hétérodoxies-beauf, Adélaïde ne tiendra pas. Judith et Hermine font silence de leurs craintes. Au téléphone elles disent seulement : Tu le connais peu. Vas-y doucement. Clotide, elle, pousse Adélaïde à passer le plus de jours possible avec Martin hors de Paris, à organiser des week-ends. Son objectif secret étant de garder le chat.

La punchline m’a fait glousser (et je trouve qu’on sent bien le rythme de l’écriture dans cet extrait).

Adélaïde prend mentalement des murs de Martin les mesures. […] Elle sait que dans sa tête ça va beaucoup trop vite, mais son cœur a toujours connu l’aménagement comme un stade naturel.

Un pigeon et des nuits bleues

Grille de 12 éléments dont 4 remplies de couvertures de livres suggérés

12 mois pour lire 12 livres conseillés par 12 amis. J’ai voulu jouer au challenge, en demandant à 12 twittos / mastodontes des titres, avec comme contrainte qu’il s’agisse de lectures courtes (vu que j’ai déjà des lectures imposées à la fac), disponibles à la médiathèque de Roubaix. Si vous avez des suggestion pour la seconde moitié de l’année, n’hésitez pas à les laisser en commentaire (la poésie est bienvenue aussi).

…

Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon

Go ?

Go ! émoji pouce émoji sourire timide
Tu vas voir c’est un film étréng
étrange*

non mais je te fais confiance

Le relâchement langagier perceptible dès les premières pages m’a fait craindre la facilité : l’autrice aurait-elle mal négocié le virage de la littérature jeunesse, dont elle vient, à la littérature adulte ? Mais non, mais non, il faut se faire à son écriture, voilà tout, laisser filer pour commencer à entendre sa voix, entre les lignes, entre les courts chapitres, pour que la poésie surgisse comme des fleurs séchées entre les pages.

C’est une non-histoire d’amour, parce qu’une histoire d’amour, ça a un début et une fin qui finit mal, avec entretemps mille adjuvants et contretemps. Là, c’est une histoire de désir, de non-événements qui opèrent des transformations silencieuses, qu’on perçoit par palier, comme ça, paf, d’un chapitre à l’autre : on a perçu un certain regard, on s’est dit certaine chose pour la première fois, on est un couple secret, social, confiné, proclamé. Et ça raconte Sara, encore, mais sans h cette fois. Ah oui, c’est une histoire d’amour entre lesbiennes, j’allais oublier de préciser. Avec quelques crudités, c’est bon pour la santé.

Merci à @annechardo pour la découverte

et les trois petits points qui dansent la valse, qui disparaissent, qui reviennent, qui hésitent c’est une valse à trois temps avec le cœur qui bat dans la chatte BAM BAM BAM c’est ce genre de valse-là et puis

On a des journées longues d’allusions de moins en moins subtiles et pourtant personne n’ose vraiment

(elle écrit encore sexe, pas chatte — ça viendra)

elles ne s’étaient pas draguées
elles étaient aussi
très en couple

En entrant dans ton appartement j’avais dit bonjour aux chats voix étranglée tu avais répondu Tiens d’habitude ils ne sont pas gentils comme ça et le silence entre les phrases courtes et qui ne disaient rien n’était pas vraiment
gênant
et je sentais au creux de mon œsophage grésiller l’électricité de l’attente

il n’y a jamais assez de peau qui touche l’autre

[…]

l’on pourrait croire qu’il y aurait peut-être entre nous ces hésitations et ces heurts qui rendent les premières fois
timides
maladroites
attachantes aussi,
on l’a cru d’ailleurs
on l’a craint
on l’a attendu
on aurait pensé que
mais ce n’est pas la première fois qu’on fait l’amour, on le comprend vraiment quand nos corps s’imbriquent quand les bassins, les épaules et les dos se trouvent sans secousses, sans frictions, quand on s’embrasse exactement comme il faut
quand on mord dans les chairs
quand on crie
quand on gémit
qu’on s’excite exactement comme il faut
Parfois un éclair de lucidité entre nous on sait que c’est rare, qu’on s’est trouvées
que ce n’est pas comme ça
avec tout le monde.

Après l’amour tu as dormi contre moi petite fille
Et moi je suis restée là à te regarder si fragile dans ton sommeil froncé
C’était foutu
J’étais déjà
Folle amoureuse.

Que lentement tu t’ouvres

Tu bois quoi le matin ?
Du beurre sur ta tartine ?
[…] Ça te dit on regarde Top Chef ce soir ?
Un whisky ?
Ou un Miyazakki ?
etc.

Entre les lavettes en microfibre et descendre les poubelles
J’ai vu dans tes yeux
Ce que j’attendais.
La gorge brouillée j’ai dit
On se ferait pas un restau ce soir ?

au lieu d’autre chose

On jubilait, l’air de rien, on aurait voulu qu’il y ait au moins des témoins — ça se regarde l’amour qui s’est dit.
Heureusement il y a les copains
pendant qu’on baise et qu’on s’aime
eux ils s’emmerdent ils font du pain

Ça m’a fait bizarre de retrouver le confinement dans un livre. C’est assez lointain pour que ce soit possible, l’écriture et la publication ; mais trop proche pour que ça ne soit pas étrange, cette expérience qu’on a vécue et déjà un peu oubliée.

…

Le Pigeon, de Patrick Süskind

Il m’attendait à la médiathèque sans que je le sache, posé à l’horizontale à côté du serre-livre, un vieux livre jauni et cartonné d’un an mon aîné.

Un jour, Jonathan Noël croise un pigeon dans le couloir en sortant de chez lui et là, c’est le drame. Jonathan Noël est un sorte de Bartelby franco-allemand, qui n’est donc pas anglais, donc pas Bartelby du tout, il would prefer très fort ne jamais avoir croisé ce maudit pigeon, horresco referens, mais c’est le même genre d’existence bien rangée jusqu’à ce que tout parte en vrille, sans qu’on comprenne très bien comment ni pourquoi, et de manière semble-t-il irrémédiable. Tout cela est absurde et en même temps trépidant d’une manière qui contredit la veine héroï-comique. On referme le court livre en se demandant ce qu’il nous est arrivé.

Un détail amusant : je me suis aperçue qu’imaginant la chambre de bonne de ce cher Jonathan Noël, je reprenais le même immeuble imaginaire que pour La Vie, mode d’emploi de Pérec — un mélange de l’ancien appartement de mon amie A. à Paris et de celui de ma psy. Vous aussi, vous avez des appartements témoins pour vos lectures ?

Merci à  pour la recommandation

Non mais cet incipit…

Lorsque lui arriva cette histoire de pigeon qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence, Jonathan Noël avait déjà passé la cinquantaine, il avait derrière lui une période d’une bonne vingtaine d’années qui n’avait pas été marquée par le moindre événement, et jamais il n’aurait escompté que pût encore lui arriver rien de notable, sauf de mourir un jour. Et cela lui convenait tout à fait.

Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lumière blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées sur le carrelage sang de boeuf du couloir, et son plumage lisse était d’un gris de plomb : le pigeon.

Une sorte de sphinx, voila comment Jonathan — qui, en effet, avait lu un jour quelque chose sur les sphinx dans l’un de ses livres — voyait le vigile : une sorte de sphinx. Son efficacité ne tenait pas à quelque action, mais à sa simple présence physique.

Il est des questions qui impliquent une réponse négative, du simple fait qu’on les pose. Et il est des demandes dont la parfaite inutilité éclate au grand jour, lorsqu’on les formule en regardant quelqu’un d’autre dans les yeux.

Il n’était pas homme à cela […] non parce qu’un tel crime lui aurait paru moralement répréhensible, mais tout simplement parce qu’il était absolument incapable, que ce fût par les actes ou par les mots, de s’exprimer. Il n’était pas fait pour agir, mais pour subir.

Toute espèce de perception , la vue, l’ouïe, le sens de l’équilibre, tout ce qui aurait pu lui dire où il était et ce qu’il était lui-même, tout cela sombrait dans le vide total de l’obscurité et du silence.

Lectures 2022

Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir (2017) / Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu & Daria Nelson (2020) / Prodige, de Nancy Huston (1999) / Écoute. Une histoire de nos oreilles, de Peter Szendy (2001) / La Confiance en soi, de Charles Pépin (2018) / Les Infidèles, de Charles Pépin (2002) / La Joie, de Charles Pépin (2015) / L’Enchantement simple, de Christian Bobin (2001) / Chavirer, de Lola Lafon (2020) / Les Variations Goldberg, de Nancy Huston (1981) / La Présence pure, de Christian Bobin / Un assassin blanc comme neige, de Christian Bobin / Éloge du risque, d’Anne Dufourmantelle (2011)/ La Vocation, de Judith Schlanger (1997) / Les Chasses à l’homme, de Grégoire Chamayou (2010) / Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot (2020) / La Rencontre, de Charles Pépin (2021) / Pourquoi il ne faut plus dire Je t’aime, de François Julien (2019) / Des choses qui se dansent, de Germain Louvet (2022) / Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard (2022) / Danser, d’Hugo Marchand (2021) / Les femmes aussi sont du voyage, de Lucie Azéma (2021) / Je, d’un accident ou d’amour, de Loïc Demey (2014) / Des frelons dans le cœur, de Suzanne Rault-Balet (2020) / Un bruit de balançoire, de Christian Bobin (2017) / Classés sans suite, de Sophie Martin (2020)

Je ne sais plus trop comment partager mes lectures. J’ai des brouillons entiers d’extraits, qui attendent d’être publiés ou oubliés. Faut-il les mettre en forme de sorte que les extraits deviennent des citations insérées dans une critique structurée ? Les illustrer (je pense notamment à certaines phrases de Christian Bobin) ? Les livrer tels quels, leur extraction révélant assez mon regard de lectrice ? Moins chronophage, moins explication-de-texte, cette dernière option me tente assez, sur le modèle de Ce qui infuse, sur le nouveau blog de Blandine Rinkel (même si j’aimais beaucoup l’ancien, où elle réussissait à faire entendre comment la lecture avait résonné en elle).

En attendant de trouver la formule qui conviendrait pour chaque ouvrage, petit bilan annuel en survol des chemins empruntés. D’autant que je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé, une année à lire plus d’essais (9) que de romans (7 + 2 autobiographies, certes). Ni d’inclure de la poésie sur une base plus courante (7).

…

2022 aura été l’année de ma rencontre avec Christian Bobin, peu de temps avant sa mort — je n’aurai pas lu bien longtemps un poète vivant. J’ai infusé ses poèmes au compte-goutte, souvent le soir dans ma chambre : ils rouvrent un espace de calme et de silence bruissant de lumière. À chaque fois ou presque, je me mets à percevoir le silence comme un volume (comme avec Bach !), je retrouve le calme du bleu-gris au mur et des moulures au plafond derrière l’agitation de mon monologue intérieur, chuinté à l’égal du vent quand on a refermé la fenêtre.

…

J’ai découvert Christian Bobin grâce à Charles Pépin, et celui-ci grâce à Pink Lady. Petite monomanie au début de l’année. Ses essais sont très simples à lire, au point qu’on a parfois l’impression que c’est simplet, qu’on pourrait être déçu de ne pas apprendre grand-chose. Mais tandis qu’une partie de moi évacuait la correction de dissertation de Terminale, oui bon, une autre se réjouissait de ce que ces mots me faisaient retraverser, tiens tiens. À la lecture, quelque chose se raffermissait en moi, quelque part entre la pensée, la volonté et la perception. Je reprenais en main mon esprit comme on se remet au sport, avec la surprise et le plaisir de sentir qu’il y a là quelque chose à remuscler qui déjà s’active.

On peut écarter les essais de Charles Pépin comme du développement personnel, ou on peut se réjouir que pour une fois ce qui se conçoit bien s’énonce clairement (mieux vaut pécher par excès d’explications pédagogiques que par complexité nébuleuse). D’une certaine manière, on renoue avec la philosophie comme apprentissage de la sagesse (cf. l’entraînement stoïcien) plutôt que comme amour de la vérité et du savoir — je remercie François Jullien de m’avoir ouvert les yeux sur la bifurcation qu’a pris la philosophie occidentale vers la recherche de la vérité, délaissant l’amour de la sagesse antique (et nous laissant désemparés pour appréhender la sagesse orientale).

…

Deux lectures de jeunes femmes que je suis depuis pas mal d’années sur les réseaux sociaux : Pauline Delabroy-Allard et Lucie Azéma.

Qui sait est mieux structuré que ne l’était Ça raconte Sarah, mais j’y perçois aussi moins la petite musique que j’aimais chez Pauline Delabroy-Allard quand elle n’était encore que Pauline, tu sais, celle du blog.

L’essai de Lucie Azéma m’a surprise : je m’attendais davantage à une réflexion sur le voyage que sur le genre du récit de voyage, dont je ne suis pas du tout familière — cet aspect m’a sans doute plus dépaysée que les lieux évoqués ! Les femmes aussi sont du voyage est renseigné (érudit, presque), intelligent et bien écrit ; je ne peux m’empêcher pourtant de préférer les passages plus personnels et poétiques, que j’aurais aimé encore plus nombreux.

…

Refermant Chavirer, j’ai pensé à Kundera, à sa formule comme quoi la seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire. À ce compte, Lola Lafon est encore plus romancière que lui : rien d’extraordinaire à l’échelle d’un paragraphe ou d’une page (pas de pulsion de collecte au fil de la lecture, d’ailleurs), mais l’ensemble… Chavirer est une incroyable reproduction-démonstration des mécanismes d’emprise qui mènent l’héroïne à passer sous silence les abus qu’elle subit et à recruter pour ses agresseurs d’autres victimes. Il faut du temps, des chapitres entiers pour commencer à percevoir le glissement d’éléments de langage depuis les dialogues jusque dans le corps du texte, avec puis sans italiques ou guillemets, conduisant la victime à reconfigurer son vécu selon la perspective de son agresseur.

…

JoPrincesse m’a offert Éloge du risque lors de mon pique-nique-d’anniversaire-départ de Paris, et c’était tellement à propos dans ma vie (même si je ne l’ai lu/fini que l’été suivant). Ça mêle psychanalyse et philosophie, ça mêle et ça démêle, et parfois ça ne démêle pas, parce que c’est intriqué dans ses peurs et ses désirs qu’il faut se comprendre, à rebours d’un développement personnel bien ordonné. Ça m’a soufflée, cette perspicacité jusque dans l’obscur. Je pourrais reprendre tellement de passages qu’il vaudrait mieux entamer une relecture.

…

Il semblerait qu’il y ait toujours un enfant surgi de nulle part dans les romans d’Auður Ava Ólafsdóttir. Ör n’y fait pas exception, même si l’histoire ne se déroule pas cette fois sur une île nordique, mais bien plus au Sud, dans un pays en guerre qui va redonner le goût de vivre au protagoniste parti en touriste (mais avec sa perceuse !) pour s’y suicider loin de ceux qu’il pourrait encore blesser. C’est toujours improbable, plein de hasards dérisoires, mais peut-être encore plus dur et touchant que les autres livres que j’ai pu lire de la même romancière.

…

La Vocation, de Judith Schlanger : la première partie, plus générale, est celle qui m’a le plus intéressée, situant historiquement le passage d’un métier comme une charge dont on hérite, et dont on s’acquitte du mieux qu’on peut, à un métier qui correspondrait particulièrement bien à un individu, et dans lequel il parviendrait à s’épanouir. Cette dernière acception plus moderne sous-tend une idée de société où non seulement tout le monde peut trouver une occupation qui lui correspond, mais où ces aspirations diverses s’équilibrent aussi pour répondre aux besoins de la société dans son ensemble. Dit comme ça, on s’aperçoit vite que ce postulat a ses limites, et que l’idée de vocation va surtout venir couronner certaines voies estimées nobles par un certain idéal social.

La suite de l’ouvrage, centrée sur la vocation du savoir et sur la figure de l’érudit, est intéressante, mais un poil trop pointue et autocentrée pour me stimuler autant que ce qui a précédé (si vous êtes ou vous rêvez universitaire, en revanche, il y a matière à gamberger).

Intellectuel ou autre, existe-t-il un désir désintéressé ? Le désir de savoir est décrit comme un désir jamais lucide, toujours mêlé d’intérêts temporels. Certes l’occupation est d’ordre intellectuel, mais la motivation ne l’est pas, ni la récompense espérée. […] le désir de savoir est en réalité un désir de puissance […]

…

Pour le reste, je finirai peut-être par mettre en forme les extraits sauvagement photographiés au téléphone ou recopiés dans des brouillons de blog, si ça vous dit aussi.