Des danseurs qui se lisent

Le site de la médiathèque de Roubaix permet de faire des suggestions d’achat. Cela faisait quelques semaines que j’attendais de voir si l’essai de Lucie Azema serait accepté quand j’ai proposé en sus l’autobiographie d’Hugo Marchand : une heure après, la demande était validée. J’attends donc de rencontrer la balletomane qui travaille dans cette médiathèque, sachant que l’autobiographie de Germain Louvet était déjà en rayon.

La lecture de ces deux étoiles à quelques semaines d’écart a souligné le contraste entre les deux approches : Germain Louvet est sans cesse à l’affût de ce qui l’entoure et des inégalités qui pourraient s’y trouver, se servant de son statut d’étoile comme d’une tribune d’où l’on entendra la voix de la nouvelle génération, tandis qu’Hugo Marchand creuse en lui, embrassant le narcissisme pour toucher à l’intime.

Côté écriture, deux choix tout aussi valables : Hugo Marchand s’en remet ouvertement à Caroline de Bodinat, qui connaît son métier (son nom figure sur la couverture, contrairement au nègre de Misty Copeland par exemple, relégué en page de garde) ; Germain Louvet, lui, s’y colle en personne, avec des maladresses narratives mais aussi, belle surprise, des formulations plus littéraires et poétiques.

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J’ai été surprise par l’engagement de Germain Louvet, qui me renvoyait jusque-là l’image d’un jeune homme comme-il-faut beau et docile ; ses prises de position sont tout à son honneur. J’avoue pourtant avoir été un peu agacée parfois par sa manière systématique de gratter chaque point noir quand tout chez lui semble si lisse, avec une présence en scène si radieuse, un parcours si éclatant (la tentation serait grande de simplifier par : facile). Que faire depuis sa position privilégiée du constat de décalage entre les petits rats et les ados lambdas de l’autre côté de Nanterre, par exemple ? Dans ces passages, la mauvaise conscience du privilégié affleure sans apporter grand-chose. Le danseur interpelle davantage quand il utilise sa sensibilité d’homme homosexuel pour faire un pas de côté et interroger des pratiques et des normes confites par une société patriarcale, les dénonçant pour ainsi dire de l’intérieur. Et il y a du boulot, quand on découvre l’épisode stupéfiant d’une séance de travail du Jeune homme et la mort où le répétiteur, non content de faire preuve d’une misogynie crasse, entretient un rapport de pouvoir malsain avec les danseurs.

[Sur la perpétuation d’idéaux archaïques dans les rôles du répertoire] S’effacer lentement pour ne se réjouir que du sentiment abrutissant mais rassurant d’appartenir à la même condition. Emprunter le même chemin pour être sûr de ne pas se perdre, c’est aussi prendre le risque de ne jamais se trouver. […] L’homme puissant et sûr de lui que je dois incarner est celui qui m’écrase à coups de talon, me tabasse le soir dans la rue si je fais preuve de trop d’exubérance ou si je tiens la main d’un autre homme. […] Comment faire exister, même subtilement, les étincelles d’une différence qui s’accorderait mieux à mon époque, à ma propre intégrité et à mes idéaux sans balayer d’un revers tout un patrimoine artistique, technique et culturel ? Comment faire parler cet autre, ce dissident à l’ordre établi, dans le costume de Basilio, de Solor, de Siegfried, de Lucien d’Hervilly, d’Armand Duval, d’Eugène Onéguine ou d’Albrecht ?
[…] Certes, la situation a évolué, fort heureusement. La difficulté en est d’autant plus perverse que ces questions sensibles semblent réglées en surface. Et pourtant, mon malaise existe toujours, sous une forme peut-être moins distincte.

J’ai parfois l’impression d’interpréter des rôles en totale inadéquation avec ce que je suis. […] Ne pas considérer les rôles comme littéraux, mais plutôt archétypaux, pour s’en affranchir et délivrer une lecture moderne de leurs aventures et de leur psychologie.

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Hugo Marchand, à l’inverse, m’insupporte assez rapidement sur scène, mais je me suis sentie étrangement plus proche de lui en lisant son récit — probablement parce que j’ai une tendance similaire au narcissisme, face au miroir et plus largement, dans cette nécessité de plonger en moi pour comprendre les autres. Parce qu’il parle davantage de son ressenti émotionnel, de son rapport au corps, aussi, du sien et de celui de ses partenaires. Ce qu’il raconte de son partenariat avec Dorothée Gilbert m’a rappelé David Hallberg à propos de Natalia Osipova ; ce sont de très belles pages sur l’intensité et l’étrangeté de former un couple à la scène, de vivre comme vie parallèle une histoire non sexualisée mais tout aussi intime. (Me revient sans cesse en tête cette formulation de Melendili à propos de Mad Men, sur la beauté des relations qui n’ont pas de nom.)

Dire, lorsque tu danses avec quelqu’un, que tu vis et vibres au même moment que l’autre semble bien plat. Ce coup de foudre artistique ne trouve pas de mots. Et j’ai senti, et nous avons senti que ce qui se passait pendant les répétitions allait briller différemment sur scène, de façon plus intense encore. Nous nous y attendions en silence. En parler nous aurait affolés.
Les émotions traversées ensemble pendant le ballet vont être vécues. Je me souviens de cette graduation du plaisir atteint par palier. Il y a eu les tremblements, ce coup de chaleur, la sensation de perte de contrôle, ce lâcher-prise qui t’irradie juste avant le précipice de l’orgasme. Je suis parvenu à cela. À cet envahissement. Dorothée aussi. Sans quoi nous n’aurions pas su, ni pu, dans ce lâcher-prise, fusionner.
Notre vie a duré trois heures.

Ces rôles comme celui d’Onéguine, je les vis comme on peut être emporté par une relation extraconjugale. […] C’est un libertinage que je m’octroie. Je tombe amoureux des personnages qui me traversent le temps d’un ballet et, par procuration, de leurs propres passions amoureuses. […] J’aime cette forme d’inconstance à ma vie quotidienne. Cette idée qu’il n’y a pas qu’une façon d’aimer m’apporte un équilibre.

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L’attention portée au sensible par Hugo Marchand m’a conduite à prendre plein d’extraits en photo. Cette remarque sur l’hypersensibilité, déjà, que je ne peux que constater depuis le début de ma formation pour le DE :

Nous sommes tous hypersensibles, je le suis. […] Nous sommes de cette chapelle du sixième sens. J’en suis pratiquant. Nous avons tous plus ou moins développé une sensibilité proprioceptive, une conscience très profonde de notre corps et de ses interactions. Nous réagissons aux signes infimes. Dans cette perception de l’autre, la communication s’affranchit de celle qui vient par les mots. C’est quasi animal. Cette grammaire du ressenti est le dénominateur commun des danseurs. Elle nous rapproche comme elle peut nous couper du monde extérieur En particulier à l’issue d’une représentation.
Nous sommes atteints et ailleurs.

Un passage très juste sur ce que fait le surgissement des larmes dans le cours de danse (je n’ai toujours pas trouvé comment les tenir à distance à coup sûr, l’impression de nullité insurmontable devenant parfois trop envahissante pour ne pas déborder) :

À partir du moment où tu te fissures, le rapport d’apprentissage se termine sur-le-champ. L’émotion s’immisce dans le travail. […] Les pleurs biaisent les rapports. On ne pleure pas devant un professeur. Il devient alors trop compliqué de travailler. […] Jean-Guillaume Bart me fait vite comprendre que l’affect ne doit pas entrer en jeu. Cette distance qu’il se doit d’imposer est une source de concentration et de neutralité. Le socle pour construire un vrai travail de fond.

Toujours sur le registre émotionnel :

Même si à la sortie d’un spectacle je suis entouré, le fait de ne pas réussir à transmettre ce ressenti de la danse tel que je viens de l’expérimenter, cet absolu que je viens de respirer, crée en moi une grande solitude émotionnelle.
Une solitude douloureuse que je n’arrive toujours pas à accepter.

L’ego est une thématique récurrente d’Hugo Marchand, parfois sur le mode de l’auto-flagellation (en mode : « mon petit ego de merde »). J’ai trouvé ce passage-ci plutôt touchant :

Beaucoup de ces premiers moments, de ces instants, je les ai fixés sur ces vieux miroirs. Pour me couper de la vue plongeante que j’ai sur mon ego. Ça me donne l’illusion de limiter l’étendue de mon narcissisme.

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J’ai aimé aussi que l’étoile regarde derrière son épaule vers ceux qui n’ont pas pu devenir danseurs professionnels :

Si un corps n’est pas fait pour danser, impossible à modeler, c’est immensément douloureux, mais il vaut mieux laisser tomber que s’acharner.

Elle a arrêté la danse, opté pour des études d’histoire de l’art, obtenu ses diplômes, tracé sa voie et un jour, demandé un poste d’ouvreuse à l’Opéra Garnier. Avec Aliénor nous nous croisons parfois, j’aime échanger avec elle, son regard me porte. Si j’avais échoué au concours d’entrée de l’Opéra, je n’aurais sans doute pas eu so force, je n’aurais jamais pu voir des autres danse, je n’aurais été qu’un charivari de frustrations […]

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Il est des muscles dont je n’ai pas conscience encore. La connexion ne s’est pas établie entre le corps et le cerveau. Il me fait capter cette première étape, la non-conscience. La deuxième est la conscience, mais l’incapacité nerveuse à agir sur le muscle ou l’articulation. L’étape suivante consiste à parvenir consciemment à faire travailler le muscle et la dernière étape est l’automatisation. Ce microtravail de maîtrise permet d’accéder à une technique plus virtuose. Petit à petit, jour après jour, je prends le contrôle. Je forge mon corps de danseur en un corps d’athlète danseur. Cet idéal vers lequel je tends est un infini. C’est un plaisir organique. Un moteur quotidien.

C’est tellement ça ! Depuis quelques mois, je me rends régulièrement à un cours dédié au travail des chaînes musculaires. La simplicité apparente des exercices n’a d’égal que l’œil chirurgical de la professeure (ostéo, kiné, thérapeute), et je me retrouve à lutter avec des connexions nerveuses qui ne sont pas encore câblées. Je suis contrainte dans un premier temps d’appeler certains muscles dans le vide : au mieux, toute une série de muscles s’active, dans laquelle il me faudra apprendre à isoler celui qui m’intéresse pour acquérir un contrôle différencié ; au pire, rien ne bouge, et je regarde avec envie mes camarades retraités y parvenir bien mieux que moi (alors que je suis globalement beaucoup plus entrainée qu’eux — mais cette connexion-là, eux l’ont travaillée, moi pas).

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Bonus balletomanes

  • Hugo Marchand sur la direction d’Aurélie Dupont (qu’il me ménage pourtant pas dans son récit) :

N’est-il pas un peu facile de jeter la pierre à Aurélie Dupont pour ne pas s’être transformée « en souci de l’autre » d’un claquement de doigts, en mère Teresa du jour au lendemain ? Comment lui reprocher l’apprentissage express par lequel elle a dû passer, l’introspection avant de parvenir à gérer les états d’être, d’âme, les ambitions de 154 danseurs ?
Comme toute étoile à qui l’on impose et qui s’est imposée de ne s’occuper que de sa propre personne depuis l’École, nous sommes obsédés par nous-mêmes.
Après une carrière […] comment, à plus de 42 ans, modifier profondément son caractère, ses réflexes, ce qui a guidé le culte de soi-même au quotidien pendant si longtemps ?

  • Germain Louvet à propos de Svetlana Zakharova (une légende vivante, pour les non-balletomanes qui continuent à lire) :

Avant de rejoindre Milan, je disais pour rire à mes amis que je n’aurais pas intérêt à la faire tomber sous peine d’être torturé dans une cave du KGB. Maintenant que e suis littéralement responsable de sa personne, je ne ris plus du tout et je n’ai pas besoin de penser au KBG pour frissonner.

elle s’inflige un très long rituel […] Je me sens presque plus confiant et détendu qu’elle, ce qui me surprend et m’interroge. J’ai certainement un rapport beaucoup plus décomplexé à la scène, et tant mieux, car je deviendrais fou si cela me mettait chaque fois dans un état pareil. […] Je ne pense pas être un jour à la hauteur de cette artiste […]. Mais ce dont je suis sûr, c’est que cette voie que je respecte avec beaucoup d’admiration et d’humilité, je ne saurais la prendre.

Bulles de BD estivales

First thing first, les chroniquettes

Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

Une année sans toi : le temps de consommer une rupture amoureuse déjà actée au moment où démarre cet étrange récit. Après avoir fait la connaissance du narrateur en train de parler à une version miniature de son ex dans la paume de sa main, on pense en découvrant les bizarreries suivantes qu’il s’agit également de métaphore pour exprimer les affects, mais il faut rapidement se rendre à l’évidence : on nage en plein délire de science-fiction. L’histoire n’a plus cours, on découvre le 31 décembre quelle décennie sera chargée pour l’année à venir. Les figurines des saints étudiés par le narrateur apprenti historien parlent entre elles. Il neige des lapins blancs (apparemment la bataille de boules de neige leur est indolore, je précise pour les âmes sensibles).

C’est une suite de trouvailles et de bizarreries qui surprennent autant qu’elles peinent à faire monde, disparaissant le plus souvent avec le chapitre qui les a vu naître. Au final, j’ai l’impression que le récit affectif et l’univers de science-fiction s’encombrent mutuellement ; j’en viendrais à souhaiter me débarrasser du premier pour explorer le second et découvrir la cohérence qui en ferait l’histoire.

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Appelez-moi Nathan, de Catherine Castro et Quentin Zuttion

J’étais très contente de trouver cette bande-dessinée à la médiathèque, car j’aime bien les dessins de Quentin Zuttion et je ne comprends pas la question trans. Je ne comprends pas : pas au sens où je ne veux pas en entendre parler. Au sens où cela met complètement en échec ma faculté d’empathie par imagination.

Je comprends que le regard de la société pèse énormément quand on est attiré par une personne du même sexe que nous, ou que son sexe ne rentre pas en ligne de compte dans l’attirance qu’on peut avoir pour elle.

Je comprends qu’on rejette une féminité ou masculinité donnée comme naturelle alors qu’elle est culturellement façonnée.

Je comprends qu’on puisse se sentir extrêmement mal dans sa peau et dans son corps, qu’on refuse de se sentir défini par ses attributs et ses limites.

Personnage noyé dans un océan de seins
(J’ai trouvé très juste cette transcription de la sensation d’être débordée par son corps.)

Mais je ne comprends pas comment se projeter physiquement dans le sexe opposé peut aider à résoudre le mal-être initial. Je n’arrive pas à me départir de l’impression (fausse, comme le scandent les témoignages des concernés) qu’il s’agit d’une tentative de « normalisation » par rapport aux attentes genrées (si femme, je deviens un homme, je cesse d’être garçon manqué) ou à l’orientation sexuelle (si femme, je deviens un homme, je cesse d’être lesbienne – cf. la planche ci-dessous).

J’ai du mal à ne pas y voir une fuite de soi dans l’Autre – terrible en ce qu’elle me semble utopique, tendanciellement vouée à l’échec : même avec des opérations, peut-on jamais se sentir tel qu’on se serait senti en étant directement né dans le sexe auquel on se sent appartenir ?

J’espérais que cette bande-dessinée m’aiderait à saisir ce qui manifestement m’échappe, mais je n’ai réussi qu’à reconduire mes incompréhensions à sa lecture. C’est seulement à le dernière planche que j’ai senti qu’on commençait à toucher du doigt ce qui peut-être…

C’est quoi être un homme ? une femme ? Je ne comprends pas que la question n’arrive qu’après la transition… Est-ce une manière de se construire en ayant au préalable détruit au maximum ce qui nous définissait ? Une tentative de survie quand notre condition d’être sexué – et donc mortel – nous terrasse ? Je ne suis que perplexité – soulagée seulement de ne pas me sentir concernée par ce qui a l’air d’entraîner une grande souffrance identitaire.

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Déracinée. Soledad et sa famille d’accueil, de Tiffanie Vande Ghinste

Très séduite par le trait au crayon de couleur, les arbres aux troncs bleus et l’inventivité capillaire de cet univers graphique, j’ai en revanche eu un peu de mal à percevoir cette tranche de vie de famille (d’accueil) comme une histoire à part entière – l’impression d’être restée en surface des relations qui y sont esquissées.

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Les heures passées à contempler la mère, de Gilles Lahrer (récit) et Sébastien Vassant (dessin)

Il est rare qu’une BD soit aussi bien écrite. D’expérience de lectrice, quand le texte d’une bande-dessinée se fait littérature, il prend le pas sur le dessin, lequel se trouve relégué au rang de prétexte à étaler les mots, à les aérer par de l’image là où la poésie se contente du blanc. Or ici, l’équilibre a été préservé ; on n’est pas tenté de courir d’une ligne à l’autre en sautant par-dessus les cases entre lesquelles le récit aurait été fragmenté. Gilles Lahrer a vraiment le sens des dialogues – jusque dans le monologue intérieur de l’héroïne, écrit avec la même dynamique.

Gilles Lahrer est probablement meilleur dialoguiste que scénariste, d’ailleurs ; j’ai toujours un peu du mal avec l’ajout in extremis d’une information retenue pendant tout le récit lorsque celui-ci n’a pas besoin de suspens pour fonctionner… La complétude que l’on attend n’est pas narrative, elle est émotionnelle.

(Rupture, écriture, famille, parentalité)

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La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

D’habitude, lorsqu’une bande-dessinée a deux auteur, l’un est au scénario et l’autre au dessin. Ici, les deux autrices dessinent de concert : à gauche, Manon Desveaux dessine le personnage de Coline ; à droite, Lou Lubie se charge de Marley… jusqu’à ce que les deux se rencontrent et fusionnent. J’ai embarqué la BD en voyant le nom de Lou Lubie, découverte dans Goupil ou face, et si son inventivité graphique et narrative est toujours aussi réjouissante, je me suis surprise à m’attarder davantage sur les cases de Manon Desveaux, au trait plus en accord avec ma sensibilité. L’histoire est spoilée par la couverture (l’histoire d’amour lesbienne comme argument marketing ?), mais cela importe finalement peu au regard de son récit tout en humour et sensibilité.

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Fumée, de Chadia Loueslati et Nina Jacqmin

Vous vous souvenez du premier épisode de Mad Men ? On avait presque envie de tousser tellement ils évoluent dans un univers enfumé. Même impression ici avec ce récit muet où toute la vie d’un fumeur, atteint d’un cancer, se déroule en flash-blacks. La pirouette narrative finale, joliment trouvée, illustre de manière percutante le concept d’addiction et fait écho à la citation d’Hippocrate imprimée sur le rabat de la couverture : « Avant de chercher à guérir quelqu’un, demandez-lui s’il est prêt à renoncer aux choses qui l’ont rendu malade. »



Picorage hors-contexte

Extrait d’Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

En voyant cette case, j’ai eu l’impression de voir la gare d’Ivry-sur-Seine. C’est idiot, les auteurs sont italiens, toutes les gares se ressemblent, ce ne sont pas les mêmes lampadaires, et pourtant, à chaque fois que l’image surgit devant moi, c’est Ivry qui surgit avec. Déjà vu.

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Distributeur de boisson avec au choix : eau sale, fange liquide, truc chaud, bouillon noir, infusion douceâtre
Extrait d’Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

On est d’accord que ça correspond à : thé noir, chocolat chaud, soupe, café et thé à la menthe, right ?

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Le perso sort son appareil photo de cartons en disant "Te voilà toi". Une petite vignette à droite indique que la batterie est vide.
La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

À. Chaque. Fois.
Fonctionne aussi avec la liseuse (enfin fonctionnait, parce que je l’ai manifestement égarée).

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Présentation reprenant celle de Qui veut gagner des millions ? Question : "Je supervise la gestion des risques combinatoires basés sur l'homogénéisation, dont les impacts financiers." Réponses proposées : "Comme c'est intéressant…" / "Quoiii ?" / "Ok, cool !" / "C'est bon, les financiers !"
Extrait de La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

Illustration parfaite de quand on ne sait pas quoi faire de la réponse à la fatidique question « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Parfois, je suis soulagée d’être partie en reconversion professionnelle juste pour ne plus éprouver en miroir la gêne des gens à qui je répondais rédactrice technique. J’avais même pris l’habitude de m’excuser par avance, rédactrice-technique-je-sais-c’est-pas-glamour-désolée (bizarrement tout le monde n’est pas Llu, hyper enthousiaste quand il est question de documentation).

Note à moi-même : penser à modifier la question en « Qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ? »

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L'héroïne pique son sushi en utilisant sa baguette comme un cure-dent. Sa copine la traite de vandale. Réponse : "Je travaille toujours les sushis à la mono-baguette."
Extrait des Heures passées à contempler la mère

« Je travaille toujours les sushis à la mono-baguette. » Cette réplique est parfaite. Tout à fait un truc qu’aurait pu dire Melendili à l’époque où elle travaillait elle aussi les sushis à la mono-baguette. En meuf reloue, je me suis sentie obligée de lui envoyer une photo à la lecture ; en meuf ultra-reloue, j’ai trop envie de le raconter ici sur le blog. Vraiment, j’adore retrouver des gestes anodins mais pas si communs dans les textes ou BD que je lis.


Si vous avez scrollé jusqu’ici, n’hésitez pas à me dire si vous préférez la partie chroniquette ou la partie cases hors-sujet avec digression personnelle. Je serais de plus en plus tentée de m’en tenir à la seconde partie (mais la control freak en moi à du mal à lâcher sur l’archivage personnel).

Lectures 2021

Cette année de lecture (hors bande-dessinées) ?

  • Moins de lecture, déjà. En causes possibles : le remue-ménage de la vie, l’écriture qui s’est effacée au profit du dessin avec effet miroir de la production sur la consommation, et, plus récemment, le retour des lectures imposées pour les études (cela a beau être passionnant, cela affecte le rapport à la lecture plaisir).
  • Une révélation : Francesca Melandri. J’ai vraiment l’impression d’avoir vécu avec elle simultanément ce printemps et une grande tranche de vie.
  • Une possible influence klariscopienne, avec Sándor Márai et des romans mettant la musique au centre de leur intrigue.

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Les Mouettes, de Sándor Márai

Lu en janvier-février, depuis mon canapé

Cette impression qu’on a de percée de l’âme humaine, comme si l’auteur avait vécu des siècles et des siècles :

Voilà comment un être peut en anéantir un autre : il ne le laisse pas partir mais ne s’abandonne pas lui-même, il se l’attache en le détachant du monde, mais en même temps il ne lui permet pas de s’approcher trop près et surtout il ne noue aucun engagement. La personne que l’on choisit et que l’on isole ainsi du monde succombe. Car elle reste seule sans l’être tout à fait, parce malgré tout elle vit dans une sorte de lien, alors que le maître de se soucie pas d’elle, l’esclave… vous comprenez ? Et comment courir voir la police avec ça ?

– Une raison ? …  » Sa bouche esquisse une moue et elle étire son corps souple dans le fauteuil. « Une raison, dis-tu… quel terme bien masculin. On dit ou on fait parfois des choses sans raison, uniquement parce qu’on peut, parce qu’on a le moyen de le dire ou de le faire. Tu ne connais pas cette nécessité ?
– Non. J’ai appris qu’il est plus convenable de ne parler ou agir que si l’on a une raison. Mais les livres disent tout cela. »

« Ce vieux monsieur dans la forêt française s’est transformé cette nuit-là et je peux t’affirmer qu’il était séduisant et très intéressant… oui, car il possédait un secret et, comme il le préservait encore, cela lui donnait de a force. Parce qu’un secret que nous préservons représente une force. »

La sensibilité de ses descriptions aussi :

Ils gravissent les marches sur la pointe des pieds ; quand l’ouvreuse pousse la porte de leur loge, le flot de musique passionné et dense monte vers eux du fond de la caverne sombre.

le conducteur a allumé les grands phares qui ont fouillé parmi les arbres pour trouver la route et, pendant un instant, le corps blanc des arbres s’est agité dans la lumière spectrale comme si cette lumière, en les effleurant, avait alarmé des êtres vivants et leur avait imprimé un léger mouvement.

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L’Amour sous algorithme, de Judith Duportail

Trouvé à la FNAC pas loin des caisses et lu à la hâte en février, sur la fin de mon expérience Tinder

Cet essai léger est vendu comme une enquête journalistique, mais les « révélations » sur Tinder sont davantage du genre à faire hausser les épaules que les sourcils (est-ce parce qu’on s’en doutait ou parce que les infos ont été relayées par la presse ?). Le livre de Judith Duportail vaut surtout pour son aspect sociologique, et la mise en mot de cette observation participante ; car oui, même quand on lutte contre, l’appli induit des comportements – pas toujours glorieux.

Mieux, mieux, mieux, mieux, qu’avez-vous tous, putain, à vouloir optimiser vos vies sentimentales, à craindre de manquer une opportunité ? Putain de génération de gros coincés, à force de ne pas vouloir se fermer de portes, on va passer notre vie dans un putain de couloir. Mieux, mieux, mieux, mieux, mieux, mais qu’est-ce que ça veut dire « mieux » ?

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Tous, sauf moi, de Francesca Melandri

Lu en mars-avril, chez moi et surtout au parc de Choisy, durant mes pauses déjeuner ensoleillées de télétravail

Si on m’avait dit que ce roman était une fresque familiale et historique faisant des allers-retours entre l’immigration d’aujourd’hui et la colonisation italienne, je ne l’aurais pas lu et j’aurais eu bougrement tort. Parce que  Francesca Melandri écrit comme personne, avec autant d’ironie que de tendresse. Le mieux est encore de la lire, aussi voilà quelques extraits :

La réalité c’était que Piero et elle, à part se montrer le sens de la vie au lit, n’avaient rien, mais vraiment rien en commun.
« Et pourtant, nous sommes faits pour vivre ensemble, dit Piero la première fois qu’ils prirent acte de cette chose de façon explicite. Tu vois ? Ça s’appelle le mystère.
– Ça s’appelle le sexe, répondit-elle. Nous sommes la preuve que la Weltanschauung compte pour des prunes si deux personnes ont envie de baiser. »
Piero n’était jamais choqué par les manifestations de cynisme d’Ilaria ; il ne les prenait pas au sérieux. Pour toute réponse il lui embrassa un sein.

Le jeune homme la regarde, l’air interrogateur. « Belle âme ? »
« Une qui vient, s’indigne et puis s’en va. En se fichant bien des conséquences de cette indignation. »

Et si c’était de ça que venait le besoin d’Attilio Profeti – depuis qu’il est jeune, d’après ce qu’elle vient de découvrir -, de diviser les autres en catégories : blancs, noirs, gris, nobles, roturiers ? Et si ce désir de cataloguer n’était qu’une façon de se protéger de l’angoisse d’être entouré par des vies impénétrables ? Une manière primitive, sans doute, mais efficace – à en juger du moins par sa propagation parmi les êtres humains. Une phrase qu’elle a lue dans un roman lui vient à l’esprit : les définitions définissent celui qui définit, non pas celui qui est défini.
Le paradoxe, c’est que son père est aussi une des rares personnes […] qui ne lui ont jamais demandé pourquoi elle ne s’est pas mariée, ni pourquoi elle n’a pas eu d’enfants. Aux yeux d’Ilaria, c’est la preuve manifeste que son père Attilio Profeti l’a vraiment aimée.

Comme cela lui arrive souvent quand elle assiste à des bouts d’existences inconnues, elle se demande : « Que peut vouloir dire être cette jeune fille ? » Et comme à son réveil, elle éprouve de nouveau un sentiment d’évidence : même si toutes deux étaient des amies intimes, même si elles se confiaient toutes leurs pensées, elle ne pourrait pas le savoir.

Un besoin impuissant d’attention formait autour d’elle une enveloppe si épaisse qu’elle l’empêchait de comprendre l’autre. Elle avait beau être amoureuse d’Attilio, il lui était impénétrable. Tout cela, auquel s’ajoutait le bienveillant non-amour de ce dernier, créait entre eux le sentiment réciproque mais partagé d’être des étrangers l’un pour l’autre, qui les réconfortait tous les deux.

La beauté me semble surtout une exigence des autres, pour simplifier leurs rapports avec les gens qu’ils rencontrent. On peut la faire sienne ou pas et là-dessus on a une marge de manœuvre ; même si sur le reste non.

Depuis qu’il était petit, Attilio trouvait normal de recevoir du reste du monde une bienveillante admiration ; c’était donc ce qu’il obtenait presque toujours, en vertu de cet injuste privilège universel qui fait que la vie offre encore plus à qui a déjà beaucoup.

Avant son départ pour Addis-Abeba, sa grand-mère l’avait rassurée. « Depuis l’époque de la reine de Saba et du roi Salomon, lui avait-elle dit, il se produit deux choses quand les étrangers se rencontrent : la guerre ou l’amour. Plus souvent, les deux à la fois. »

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The Game, Alessandra Barrico

Lu en avril, un peu avant, en pointillés, entre autres dans le jardin près de chez le boyfriend

Je l’ai lu, j’ai eu envie de le transposer en dessins/infographies, je ne l’ai pas fait et j’ai perdu toutes les subtilités qui en faisaient l’intérêt. À relire, peut-être.  Cette plongée dans les débuts d’Internet était à la fois évidente et étrange.

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Plus haut que la mer, Francesca Melandri

En mai, lis ce qu’il te plaît

Francesca Melandri à nouveau, dans un roman plus intime, avec l’univers carcéral en toile de fond (ça m’a fait gloupser à une ou deux reprises, j’ai le chic pour déclencher des échos…). Elle écrit une de ces rencontres où l’amour se retire pour faire affleurer, en-deça de l’histoire qui n’aura pas lieu, un puissant lien d’intimité.

L’intimité inattendue donnée par le rire les avait laissés encore plus étrangers et embarrassés.

Paolo se sentit soudain fondre de tendresse et de tristesse pour elle : il mesura brusquement à quel point elle était peu habituée à recevoir des attentions.

Elle garda le silence. Ne fit aucun commentaire. Paolo eut l’impression qu’elle absorbait ce qu’il lui disait comme la terre le fait avec la pluie : l’eau disparaît mais continue à exister, même si personne ne sait dans quelle nappe, de quelle source, elle remontera à la surface.

Et entourée des bras de Paolo, Luisa pleura, pleura comme elle ne l’avait jamais fait de toute sa vie. Elle pleura ses douleurs menstruelles assise sur le tracteur. Elle pleura les raviolis que sa plus jeune fille avait enviés et qui avaient fini à la poubelle. Elle pleura les chaussures d’homme que, depuis des années, en novembre et en avril, elle sortait de l’armoire pour les cirer. Elle pleura la petite fille qui avait trois ans avant et qui en avait six maintenant, et elle pleura son très beau prénom. Elle pleura ses enfants qui s’entendaient dire dans la cour de l’école : « Ton père est un assassin. » Elle pleura cet homme que, la veille encore, elle ne connaissait pas et par la bouche de qui sortaient des sons de souffrance. Elle pleura.

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Un cœur en silence, de Blanca Busquets
Opus 77, Alexis Ragougneau

Lus en mai-juin, en vacances à Sanary

Musique et traumas familiaux : en (relativement) feel-good pour Un cœur en silence, dont la fin baignerait dans une lumière dorée, tandis qu’elle serait plutôt blafarde dans Opus 77, option insondable-insoluble.

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Honoré et moi, de Titiou Lecoq

Lu en juin, essentiellement au parc de Choisy

Peu importe que vous soyez ou non familier de La Comédie humaine, Titou Lecoq parle plus d’Honoré que de Balzac, et moins de littérature que de rapport à l’argent, à la réussite et aux femmes – le tout avec le franc-parler-écrire qui la caractérise : si vous aimez sa newsletter, vous aimerez son essai.

Mais Balzac était-il pour autant Olympe de Gouges ? Franchement pas. Il ne faut pas en faire un féministe, une sorte de Virginie Despentes de la monarchie de Juillet. Il affirmait le besoin d’une autorité qui ne pouvait et ne devait être que masculine, depuis la cellule familiale jusqu’à la tête de l’État. (…) Toutefois, ce qui est merveilleux chez Balzac c’est que ses idées ne transparaissent jamais correctement dans ses romans, même quand il tente d’y introduire sa morale personnelle. (…)

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En août, j’ai commencé et je n’ai pas fini : quelques pages de Coup de grâce de Yourcenar, une Pléiade improbable dans le gîte où nous étions hébergés avec le boyfriend le week-end de mon anniversaire ; et Je ne suis pas née ce matin, le roman d’Amélie Charcosset que j’attendais avec impatience, mais que je n’ai pas su lire comme il le méritait : lecture reportée.

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Deux cigarettes dans le noir, de Julien Dufresne Lamy

Lu en septembre, sur ma terrasse et dans le métro entre Roubaix et Lille

Plaisir du papier épais, larges marges : un grand format emprunté à cause de sa couverture arborant une danseuse. Et pour une fois, ce n’est pas volé : la fascination de la protagoniste pour l’univers de Pina Bausch (c’est elle en couverture, je ne l’avais pas reconnue) n’est pas du chiqué. Pas de risque de snobinardise chez cette jeune mère qui a renversé la chorégraphe sur le chemin de la maternité ; sa vie, c’est l’usine et son môme Barnabé ; Pina, c’est son secret de meurtrière et son plaisir viscéral de spectatrice. Je ne sais pas comment Julien Dufresne a fait pour donner vie et parole à cette femme sans qu’elle paraisse une caricature d’ouvrière écrite par qui maîtrise les mots, mais c’est exactement ce qu’il fallait.

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Surveiller et punir, de Foucault

(Non) lu entre octobre et décembre, souligné, fiché

J’avais oublié les livres difficiles, qu’il faut relire pour avoir lus. Lire Foucault, c’est avancer dans le brouillard, le doigt en l’air de qui a une illumination avant de s’interrompre et de douter, est-ce vraiment ça ? et si on persévère et qu’on tourne suffisamment dans le brouillard, il finit par s’enrouler autour de ce doigt interrogateur comme une grosse barbe-à-papa, qu’on pourra avaler même si elle nous laissera les mains poisseuses. Bref, Foucault n’est pas Boileau, et je trouve ça un poil osé de donner ce livre comme lecture autonome à des L2 même pas en philo.

Il n’empêche, cette lecture a éclairé une expérience de vie de 2021 que j’aurais volontiers évitée, et qui m’a laissée perplexe, à savoir un témoignage auprès de la police : alors que celle-ci avait toutes les preuves qu’il lui fallait pour le chef d’accusation retenu, que l’expert psychiatre avait établi que l’accusé n’avait pas un profil à passer le cran supérieur, et que je n’avais rien de concret à leur apporter, mon témoignage était quand même recueilli pour apprendre à mieux connaître l’accusé. Le fameux savoir-pouvoir. On ne punit pas seulement un fait répréhensible, dommageable pour la société, selon une logique binaire du permis et de l’interdit ; on essaye de savoir si on va pouvoir normaliser le comportement de l’accusé, l’écart avec la norme étant investi par le pathologique.

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Vu du geste. Interpréter le mouvement dansé, de Christin Roquet

Lu/fiché en novembre

C’était une lecture imposée au choix, et je suis contente d’avoir choisi cet ouvrage, car il foisonne d’observations sensibles sur la danse : l’esprit pétillant de l’autrice affleure malgré les normes universitaires dont elle s’encombre (quel dommage)(mais quelle bonne surprise aussi que le pétillant ait survécu).

Cette lecture m’a notamment permis de mieux faire le lien entre les différents enseignements que je reçois (l’anatomie, l’analyse fonctionnelle du mouvement, les techniques somatiques…), et a stimulé la réflexion que j’avais engagée dans mon brouillon d’ouvrage de vulgarisation sur le ballet : la question du sens du geste ne s’y pose pas en regard de la chorégraphie d’où le mouvement est prélevé (comme je l’avais envisagé), mais de l’interprète qui l’incarne (en gros : en quoi un geste a l’air différent d’un corps à l’autre). Approche du novice, qui veut apprendre à reconnaître pour  comprendre ce qu’il voit, versus du balletomane, qui savoure ce qui affleure de singulier et partant d’inattendu dans la répétition de ce qu’il connait ?

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Le Voyage de Pénélope, de Marie Robert

Lu sur le canapé du boyfriend pendant les vacances de décembre

Je me suis abonnée au compte Instagram @philosophyissexy, mais je pourrais aussi bien me désabonner, car je ne lis la plupart du temps que les entrées reprises en story par @melendili, celles où Marie Robert vise juste et émouvant. Les autres sont souvent plus flottantes, moins poétiques ; la généralité ne parvient pas à se hausser jusqu’à l’universel.

On retrouve les mêmes forces et les mêmes faiblesses dans Le Voyage de Pénélope : la traversée de l’histoire de la philosophie est brodée de fil blanc, mais on a quand même envie de savoir ce qui meut le personnages principal et où sa mise en mouvement va la mener. Le roman est artificiel comme un bonbon Kréma : un poil rébarbatif quand on doit s’enfiler le paragraphe à la cerise (le résumé didactique qu’on voudrait sous forme d’encadré pour pouvoir mieux le sauter), mais plaisamment régressif quand on tombe sur un passage au citron-qui-pique-pas.

Double nationalité, de Nina Yargekov

Double nationalité

La narratrice se réveille dans un aéroport avec un double passeport et une amnésie sévère : on suit ses mille hypothèses pour retrouver son identité et se réapproprier sa vie. C’est drôle et brillant. Trop même, au premier abord. Il m’a fallu arrêter, oublier l’effort qu’il me semblait devoir fournir, puis reprendre et trouver le rythme juste pour se laisser griser par le staccato des mille boucles à la Tristam Shandy, sans prendre de vitesse le flux de conscience, au risque de ne plus voir la technique que comme artifice. Quand on arrive à garder le rythme, c’est jubilatoire. Frétillement maximal quand je crois détecter une référence à Piège pour cendrillon, roman de Sébastien Japrisot où la narratrice se réveille elle aussi amnésique, sans savoir si elle a été la victime ou l’instigatrice d’une tentative de meurtre (lisez-le aussi).

La virtuosité narrative de Nina Yargekov, déjà à l’oeuvre dans Tuer Catherine et Vous serez mes témoins aurait pu se refermer sur elle-même ; on n’aurait même pas pu lui en vouloir, on serait tombé dans le piège du narcissisme autoréférentiel avec elle. Sauf qu’à suivre le lapin blanc, on débouche ici sur un autre monde, sans rien avoir vu venir : le nôtre. Nina Yargekov a le génie d’attribuer une nationalité imaginaire à la narratrice, franco-yazige : voilà nos préjugés court-circuités. On est un peu perdu face à cette petite nation inconnue au bataillon, la Yazigie (que j’ai mentalement prononcée Yaziguie tout au long de ma lecture), avec son langage bizarre et ses génies mathématiques ; on ne sait que penser de l’immigration des parents de la narratrice – émigration politique, économique, professionnelle ? On n’en pense rien, en fait, pris de court face à l’imaginaire, et ça fait énormément de bien, cette suspension involontaire du jugement. Ce n’est que dans la seconde partie du livre qu’un pays réel s’y substitue, la France devenant à son tour une drôle de nation imaginaire, la Lutringie ; et là, ça fait mal, avec la cohorte de préjugés qui viennent se heurter à la neutralité bienveillante mise en place dans la première partie. Je ne vous parle même pas de la délicieuse petite pirouette narrative qui boucle le roman.

Petite taupe en peluche devant le livre ouvert au chapitre Petite taupe

Non, vraiment, mon seul reproche, c’est qu’on perd en cours de route Petitetaupe, peluche bien vivante avec qui converse la narratrice. Même pas une carte postale.

Lectures 2020

Je voulais vous toucher quelques mots de mes lectures de l’année 2020, mais vu qu’on est déjà en février 2021 et que chaque tentative d’entrefilet se mue en chroniquette complète, je vais lâcher prise, et vous laisser avec cette mosaïque. (Il n’est pas dit que, par esprit de contradiction, des chroniquettes ne se mettent pas à pointer le bout de leur nez à sa suite ; je les rajouterai alors en lien).

Quelques tendances de mon année 2020 :

  • actualité rupture avec Rupture(s) (++), Un vertige (-), Les Jours de mon abandon (+), contrebalancée avec de la passion et du sexe : Les Vaisseaux du coeur, L’Amant de Lady Chatterley, Jouir (et Love Story pour le mélo) ;
  • le talent de jeunes femmes que je suis sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années, avec L’Île longue, de Victoire de Changy, et Les Tombes, de Madeleine Roy ;
  • la poursuite d’auteurs que je ne suis pas prête de laisser tomber : Maylis de Kerangal, Sophie Chauveau, Léonor de Récondo, Alessandro Baricco, Simone de Beauvoir ;
  • une découverte qui hante : Svetlana Alexievitch avec La Supplication.
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  • Janvier : Double nationalité, Les Tombes
  • Février : Un vertige, Un chemin de tables, L’Île longue, Les Vaisseaux du cœur
  • Mars : La Supplication, Lady Chatterley’s Lover
  • Avril : Manifesto, Le Train de Moscou
  • Mai : Comment l’amour empoisonne les femmes, Le Rêve Botticelli, Les Ritals
  • Juin : Les Ritals, Jouir, Marcher jusqu’au soir
  • Juillet : Ulysse, nouvelles de Claude Pujade-Renaud, Rupture(s)
  • Août : Rapport sur moi, La Fille de la supérette, Les Jours de mon abandon, Big Magic
  • Septembre : J’ai vu Sisyphe heureux, Nagori, La Goûteuse d’Hitler, Mon frère, La Femme rompue
  • Octobre : Dans le faisceau des vivants
  • Novembre : Dans le faisceau des vivants, La Vie mode d’emploi
  • Décembre : La Vie mode d’emploi, Love Story, Une mesure de trop, Ce que j’ai voulu taire