Été 2017

Juin. Les Japonais m’ont semblé si déprimés-déprimants que je suis farouchement décidée à prendre le contre-pied. Je retrouve un certain contentement à travailler.

Juin. 30 ans de JoPrincesse, une soirée douce et dansante, dont je conserve, encore aujourd’hui, les paillettes – au moins une, dans ma salle de bain, à côté des toilettes. Octogonale et argentée, dédoublée par le reflet dans le carrelage de la baignoire. Ça me fait sourire à chaque fois que je vais pisser. (La vraie poésie.)

Paquet cadeau-kraft avec une madame Princesse dessinée dessus

Juin. Dîner avec P. J’ai voulu me soustraire au sourire de pitié-empathie apparu sur son si beau visage, mais j’ai vainement tenté de changer de sujet : mes amies sont aussi têtes de mules que moi ; il a fallu épuiser la question. Elle a attendu que je me cogne comme une souris en cage à toutes les issues de secours, patiemment maintenues closes, jusqu’à ce qu’immobile, enfin, je reconnaisse ma défaite d’autruche et regarde en face. Trois mois se sont écoulés depuis, et le problème d’alors me semble lointain. Grâce à ses yeux tristes.

Mi-juin. Anniversaire surprise d’O. qui, à la vérité, a l’air moins surprise que perplexe de ce qu’on lui a menti. Elle rit, heureuse, mais bute sur la même observation, visage après visage, de même qu’elle nous a découvert, un à un : par omission ou franchement, toi aussi, tu m’as menti ! Fragilité de ce qu’on croit. Fragilité de l’amitié : j’échappe à la phrase de perplexité parce que je n’ai comme souvent ni pris ni donné de nouvelles en un long temps.

Mi-juin. Anniversaire surprise d’O. Passant sous le chambranle de la porte, j’entends derrière moi celle qui était témoin au mariage d’O. et que j’avais conduit sur les lieux, je l’entends raconter l’agression dont elle a été victime dans le métro, aux aurores, alors qu’elle rentrait de sa nuit d’infirmière, les côtes cassées, le dos brisé… Elle raconte ça comme elle me l’avait raconté l’an passé, la glace à peine brisée. Le traumatisme : raconter l’agression à chaque nouvelle rencontre, à de nouveaux inconnus, comme élément, désormais, de son identité.

Fin juin. Paradis du fruit de George V avec V. avant son spectacle : une salade bobo pour elle, une coupe glacée pour moi. Elle remercie son binôme depuis maintenant dix ans de lui avoir appris à communiquer, vraiment. Elle le conseille et le répète ; je l’entends dans ce qu’elle me raconte des relations dans la compagnie, face à ses collèges, face à son supérieur bel artiste mais mauvais manager. Je suis admirative devant son aplomb et sa détermination à ne pas se laisser faire, tout en respectant les autres. Admirative et fière, aussi. Comme de beaucoup de mes amies, désormais plus matures que moi, l’éternelle enfant sage.

Fin juin. Anniversaire de LazySunnyGirl. Son groupe d’amis n’est pas vraiment le mien, mais je la retrouve toujours avec plaisir. Installée dans le bar, une cabine photo en noir et blanc me donne des envies de surréalisme, identité de dos, main abandonnée, rideau fermé. S’y succèdent les grimaces, heureux délires de groupe auxquels j’ai toujours le plus grand mal à m’abandonner, à regret. Je ne me force plus ; je garde le souris et pars tôt, en emportant la jolie bouteille de limonade bio que je n’ai toujours pas converti en solitaire, faute de fleur à y mettre. Crêpe à la crème de marron en sortant, avec les compliments de la maison et une ristourne du vendeur, retour paisible et heureux de solitude.

Fin juin. Dîner avec la team édition. En l’absence de la cinquième acolyte, désormais mère, et peut-être en partie parce qu’elles savent que je n’en veux pas, les autres se sentent suffisamment en confiance pour aborder, à tâtons, la question des enfants. Question qu’elles ne se posent pas, pas directement, mais qu’elles sentent posée par la société, comme sommées de prendre position.
S. ne se projette pas ; elle ne sait même pas ce qu’en pense son copain, qui plane en thèse à mille lieues de tout ça.
J. n’en veux pas a priori, mais elle sent le désir poindre son nez quand elle est en couple et très amoureuse. L’idée flotte, son copain serait plus partant qu’elle, partisane du : pas tout de suite, profitons d’abord de la vie (avant de la donner), on verra après.
C., qui ne se voit pas mère, commence néanmoins à se poser la question de la transmission. Mais elle ne voudrait pas projeter sur un enfant le sens qu’elle peine à trouver dans sa vie. D’abord régler ses problèmes.
Cette conversation feutrée dans le brouhaha du restaurant m’a émue, intime, sensible et sensée, bien plus nuancée que ce qui est habituellement martelé par les mères comme par les nullipares qui comptent bien le rester. Tout cela n’est pas réductible à une question de désir (d’en avoir, comme si l’on n’avait jamais ses raisons, autres qu’hormonales) ou bien de raison (de ne pas en vouloir, comme si c’était forcément une absence de désir et pas un désir de ne pas). J’ai tendance à penser qu’on rationalise a posteriori en décision ce qui n’est d’abord qu’une intuition intime, et qui en tant que telle n’est pas discutable – seulement plus ou moins audible.

Début juillet. Anniversaire de Melendili dans une nostalgie douce-amère d’odeur de bière. On voudrait toujours faire plus, mais je suis contente d’être là. (Et pour une fois, je ne suis pas la seule à carburer au virgin mojito.)

Début juillet. Répété du défilé aérien. D’une année sur l’autre, j’oublie la différence entre les rafales et les mirages, mais je quitte toujours mon poste pour courir à la fenêtre comme si j’avais 5 ans.


Mi-juillet.
Journée à Étretat avec Mum. On prend le pont de Tancarville comme on prendrait un toboggan (comme la ligne 5 prend le tournant entre Austerlitz et quai de la Râpée ; comme les dos d’âne à l’arrière de la voiture, enfant) à l’aller et au retour – un petit goût de San Francisco au-dessus des campagnes françaises. La ville est blindée de touristes, dont nous sommes. Un 15 août, pensez-vous. On tourne une heure en voiture à la recherche d’une place de parking. Mauvaise conscience d’échanger tant de CO2 contre un peu d’iode. On grimpe ; on respire plus rapidement, puis plus large ; nos yeux s’accoutument à l’horizon. Les falaises disparaissent quand on est dessus et qu’on s’éloigne de la plage-paysage ; le calme fait son apparition, l’odeur, les plantes, les conversations et leurs bribes croisées. J’aurais pu passer la journée à longer le littoral, à frôler puis oublier mes souvenirs écossais. Nous n’avons pas cherché d’hôtel, finalement, nous avons pris une glace puis sommes rentrées, rassasiées d’air marin.

Le pont de Tancarville
GPS avec l'icône de la voiture en plein champ vert
Quand le GPS, dont les cartes commencent à dater, transforme la petite Polo en 4×4 tout terrain et nous propulse hors-piste. (Il nous aura pas mal baladé, au final.)

Mi-juillet. Lendemain de la journée à Étretat chez Mum. Plaisir de se lover et paresser dans le canapé rouge, le dimanche, le passé pas si lointain mais plus si proche de lycéenne puis étudiante chouchoutée. Les pancakes au petit déjeuner. Le déjeuner sur la terrasse si parfaitement bicolore qu’on la dirait sortie d’un magazine de décoration. Une glace sur la place du marché, menthe claire, claire, claire, impossible à confondre avec de la pistache : menthe pastille Vichy. Promenade dans le domaine du château, du côté des biquettes, bien après Marie-Antoinette, là où on avait pique-niqué l’an dernier pour l’anniversaire de Melendili (chaque été, ai-je l’impression, il faut aller un peu plus loin pour trouver une entrée libre). Mum n’était jamais venue par là. La lumière est dorée, dorée, dorée ; la clairière, large comme le jardin de Dad pendant mes étés khâgneux. Golden hour, le cœur aux yeux.

Fin juillet. Déménagement d’Hugo et Mimiskaya, appris par hasard en le croisant dans la rue. Cela m’a collée une grosse bouffée de nostalgie, comme si je nous voyais tous d’ici dix ou vingt ans, en surplomb du temps qui passe et qu’on jalonne d’étapes plus ou moins attendues. J’arrive à l’âge où l’on emménage ensemble, à l’âge où les gens qui poussent les poussettes ont le même que le mien et ne sont plus babysitters, à l’âge où l’on commence à persévérer dans la vie qu’on s’est choisie. Cet âge jusqu’à présent repoussé en périphérie de mon second cercle amical a pénétré jusqu’au premier. (Les Versaillais ne comptent pas.)

Fin juillet. Déménagement d’Hugo et Mimiskaya. Du cinquième étage sans ascenseur au quatrième sans également, sauf à passer par l’immeuble d’à côté : ascenseur jusqu’au quatrième, escalier en colimaçon jusqu’au cinquième, traversée des chambres de bonnes (d’où sortent des gens qui n’ont l’air ni pauvres ni étudiants) puis escaliers pour redescendre au quatrième du bon immeuble. Nous nous sommes vite retrouvés trempés de sueur, et liés par le poids des cartons, sans même que j’ai retenu tous les prénoms. Il faut croire que je retrouve mes origines bretonnes en déménageuse amateur, et cela me met en joie comme quand, en classe, il fallait réaménager les tables : j’étais toujours partante pour activer des muscles autrement guère sollicités en ces murs, et faire étalage d’une force qu’on attendait surtout des garçons. Là, je réfrène cet élan et renonce à certains cartons pour préserver mon dos. Mais j’aime l’épuisement qui me gagne, et passer par-dessus, remonter encore et encore, en se croisant dans les escaliers. Je ne cache plus être essoufflée, comme lors de la première montée. Les garçons galèrent avec la machine à laver. On se retrouve de l’autre côté du miroir, où tout est à recommencer. Mimiskaya a trouvé une technique imparable pour transporter planches et cartons à travers le couloir des chambres de bonnes : utiliser le fauteuil à roulette au cuir déjà bien entamé. Roule, roule ma poule, on fait un bruit du tonnerre mais on s’amuse bien en se fatigant moins. On finit tous épuisés dans le nouvel appartement calme et lumineux que j’envie un peu, à attendre des pizzas qui mettront une heure à arriver. Bavardages de geek aux quatre fromages. Les courbatures sont encore à venir.

Ma clé s’est cassée dans la serrure, aussi, cet été.

Début août. 5 ans + 24. Me voilà adulte selon Saint-Augustin. C’est une belle journée d’anniversaire, autant par la météo, étonnamment clémente après une semaine d’instabilité pluvieuse, que par les gens qui l’ont peuplée. Après-midi avec Mum, massage et mousse au chocolat. Soirée pique-nique au parc Montsouris en comité restreint, et par le mois et par envie. Sur la nappe rayée, du fromage, de la tapenade aux figues, une boîte à musique, des amis. Et la lumière dorée qui nous auréole de son déclin. Je suis trop surexcitée pour être gagnée par la nostalgie, toute entière contenue dans les polaroïd de JoPrincesse, transformée en princesse pré-raphaélite par sa robe champêtre et ses cheveux ensoleillés. Je raconte n’importe quoi, à peine aidée par le doux fumet de RER B d’un groupe voisin. Je souffle les bougies sur le carrot cake princier, recroquevillée les fesses en l’air comme la souris en pâte de sucre plongée dans le nappage au chocolat sur le gâteau délirant d’O. L’identification est totale. L’excitation aussi. Tout de même, je me détourne de temps en temps de la nappe rayée pour soulager mon dos en tension et observer la cime des arbres bordée de lumière, qui se dessine nettement puis se confond doucement. Il commence à faire froid, même avec Palpatine tendrement affalé sur moi. Encore un peu, je grappille des miettes de temps et de peanut butter cookies, apportés par une A. speedée-épuisée. Puis il faut se résigner et lever le camp, se réchauffer à grandes enjambées.

Polaroïd du pique-nique, avec le gâteau-souris au milieu
(Trop sombre pour apprécier la chemise bûcheron de Palpatine <3, mais assez clair pour voir les souris en pâte de sucre dans leur enclos de Mikado.)(Tout ceci me donne fort envie de m’acheter moi aussi un appareil à fabriquer des souvenirs pour les rendre partie intégrante de l’instant présent et conjurer la nostalgie, devancée.)

Août. Seule au bureau avec l’ex-stagiaire, futur héritier. Personne ne voit mon écran : je bosse mieux que jamais, par plages hyper concentrées, pour ensuite prendre le temps de vider la pile de mon lecteur de flux RSS, bidouiller mon nouveau blog, m’essayer aux podcasts ou jouer avec les flexbox. Ce régime peu orthodoxe coupe court à la lassitude qui d’ordinaire me fait scroller toutes les dix minutes le travail accompli dans le découragement de ce qu’il reste à faire. Journées légères.

Août. Palpatine travaille toujours comme un forcené, mais nous avons peu à peu repris nos soirées, nos promenades et nos discussions écarquillées sur le canapé gris-bleu foncé. Cela ne semble peut-être pas grand-chose, mais ça change tout. Soirées légères. Matinées lumineuses.

Août à la dérive. Même sans congés, la vacance est là, dans l’inhabituel calme parisien (quoique moins désert que les années passées). J’aime et abhorre cette période qui doit toujours prendre fin, alors que j’y suis nichée avec Palpatine comme dans une cabane hors du monde. Il faut bien en sortir, ne serait-ce que pour se nourrir des autres, par quoi nous nous substantons mutuellement, mais cette nécessaire réouverture m’est à chaque fois une micro-déchirure désagréable. Un pincement semblable aux fins de week-ends ou de vacances quand, petite, je revenais chez moi d’autre chez moi ; chez ma mère, chez mon père. Je ne préférais pas un lieu à l’autre : je détestais l’arrachement, fût-il régulier et bénin.

Mi-fin-août. La vacance m’envahit la cage thoracique, m’étouffe de sa trop grande légèreté. L’éphémère, le doré. Je vois tout se détacher de ce fond, l’impermanence, l’intranquilité. Vanités sans crâne ni bougies. J’ai de plus en plus de mal à profiter des choses sans que m’étreigne la lancinante émotion de la golden hour. Du mal à me lancer dans une activité, à choisir un divertissement tel que j’en oublie sa nature de divertissement. Parfois j’envie Palpatine, de se tuer à la tâche. Et non. Cela fait un an, peut-être deux, voire trois, que je papillonne d’une idée à l’autre, comme ces étudiants velléitaires que je méprisais. Un mois, je vais devenir chocolatière. Le suivant, professeur de danse, d’ailleurs mon prix de conservatoire me donne l’équivalence de la partie technique. Oubliez tout, je vais me remettre à l’informatique, puisque j’ai les bases. Mais je ne supporte plus de passer mes journées assise : je boucle. Je suis devenue paresseuse depuis que je ne suis plus ni danseuse pré-pro, ni pyshcokhâgneuse. La discipline s’est brisée sur l’échec ; j’ai continué par habitude sans comprendre que je finissais sur ma lancée, sans plus d’élan. Le goût de l’effort, que je ne percevais même pas dans la discipline, s’est mis à me faire défaut. S’il est vrai que la paresse n’est pas le goût de la farniente, comme je le croyais, mais le découragement devant l’effort, alors je suis devenue paresseuse. Je me tends des carottes pour me remettre en train, mais la vérité est que je ne sais plus où persévérer. (Seul apaisement dans l’immédiat : la câlin-plaquage qui bloque les hoquets d’angoisse. Mais je sais aussi que le meilleur moyen de retrouver l’équilibre est de me retrouver seule ; sinon, je me raccroche aux autres et vacille encore plus lorsqu’ils s’éloignent d’un pas.)

Fin août. Mes collègues sont rentrés de vacances, leurs ordinateurs saturent à nouveau la pièce. Grognon comme pas possible le premier jour, je reprends peu à peu ce que leur présence a à m’apporter : apartés personnels, bonnes vacances, bonnes adresses, et discussions professionnelles, remotivant quelque peu la routine. S’il y a matière à débat, alors peut-être que ce que je fais à un sens, un peu.

Fin août. Je rentre à pieds plusieurs fois par semaine, en attendant la reprise de la danse et ses endorphines. J’ai réalisé mes premiers bonbons en chocolat, au praliné. Je m’accroche à mes lectures et l’idée commence à poindre de prendre à nouveau des congés pour finir le premier jet de mon bouquin sur la danse, sans savoir si j’aurai le courage de m’y atteler ni même celui de m’en désintéresser. Je préfère voir petit, pour le moment, laisser les idées de dessins et d’articles de blog bourgeonner. Je les bichonne le soir avant d’aller me coucher comme, gamine, je rêvais à tous les bricolages manuels que j’allais bien pouvoir faire, inspirés de Minnie Mag. Des trucs de souris, on n’en sort pas.

Fin août. Août n’en finit plus de finir, mais on y est bientôt. Bientôt une nouvelle saison, les feuilles par terre, l’ivresse oublieuse de soi dans les salles noires des théâtres. La golden hour déjà se raccourcit, le soleil plus bas disparaît derrière les immeubles avant de prendre à la gorge. J’aime passionnément le soleil, mais je me demande si je ne préfère pas secrètement les jours gris ou plutôt blancs, qui laissent la journée se dérouler dans un temps étal, sans qu’on soit sans cesse pressé par le sentiment de la fin. Peut-être reprendre un bref journal m’aidera-t-il à retrouver prise sur le temps quotidien.

Mosaïque "Vous êtes ici" sur un mur jaune uni
Tautologie ivryienne

La ville anacyclique

Plus fort qu’une anagramme,
moins rigoureux qu’un palindrome.

Avant le Japon, juste avant : Rome. Roma. Alors que les souvenirs nippons menaçaient de s’oxyder rapidement, je sentais que je pouvais attendre pour Rome et que même, plus j’attendrais, plus cela deviendrait lumineux. Un trou noir lumineux. Qui efface peu à peu les souvenirs dans son éblouissement : je ne sais déjà plus exactement ce que nous avons fait, à part nous sentir bien à arpenter-déambuler dans la ville.

Immédiatement, dans la grande avenue de platanes, nous sommes chez nous et nous sommes nous : on se retrouve du bout des doigts, puis à pleines poches. Plaisir du contact de la peau et de l’air chaud. Soulagement des premières chaleurs, quand on est à nouveau surpris par les sensations, jambes nues. Le premier parfum de glace est évident dès que j’aperçois les cônes-cannoli siciliens et tout, en ce premier jour, a l’évidence de la ricotta.

 

 

Dans une lumière bleutée, que je retrouve sur les photos de mes dessins de souris, soudain repris, flotte et s’oublie le désagrément d’un réveil trop matinal, trois mètres sous le plafond. Malgré cela, j’aime l’Haussmannien romain, la cour immense devant laquelle nous buvons le pamplemousse décidément chimique du petit-déjeuner.

Il y a les platanes et les pavés, les volets et leurs jalousies à moulinette, et les crépis surtout : jaunes, ocres, qui tirent sur l’orange ou le rose, grattés, effacés, patinés-pâlis par le soleil. Je pourrais m’y frotter de les retrouver, comme dans les films les citadins égarés enlacent les arbres pour éprouver leur amour oublié de la nature. Ici, l’amour du temps et de la décrépitude heureuse.

 

Crevure

(C’est l’insulte complice de Palpatine quand je lui ai montré la photo sur l’écran de l’appareil : il y a une sorte de pacte de non-agression photographique entre nous, visant à préserver notre non-photogénie mutuelle. Cela nous vaut un nombre ténu de photographies-jalons, et j’ai de plus en plus envie d’en faire fi, mais ce n’était même pas ce qui motivait ici ma prise de vue : je voulais ce mur, il me le fallait vivant, et je persiste à trouver le résultat bizarrement émouvant.)

 

 

ll y a le foulard turquoise noué en turban pour se protéger du soleil, la crème achetée en plein cagnard et l’insolation que l’on cuve au milieu des cris de chauve-souris, installation de la philaharmonie. Dans la boutique attenante, climatisée, Yuja Wang a toujours sa chapka.

Il y a les supplis que l’on contemple extatique et la serveuse qu’on dévore à la dérobée, l’essayage de Palpatine chez le tailleur du pape et les rues dans lesquelles je me perds plus ou moins. Hypothèse à vérifier : je ne parviens pas à me repérer dans les villes traversées par un fleuve nord-sud ; il me faut un axe est-ouest, comme à Londres, comme à Paris. Les bords du Tibre, au cœur et comme en-dehors de la ville. Les rues s’enchaînent néanmoins, sans orientation, dans une habitude parfois fantaisiste, comme si le puzzle de la ville autorisait plusieurs combinaisons. Je me souviens, je concatène : des asyndètes géographiques.

Un prêtre à vélo double une femme en soutien-gorge à dentelle, qui étale ses courbes le long du bus. Et dans toute la ville ses lèvres de bimbo : pas de meilleur marketing pour assurer l’audimat des confessionnels.

Toujours pas d’artichaut, même si nous traversons le quartier juif. Il faut se ménager des prétextes pour revenir.

Palpatine prend un coup de fil pro dans le cloître de la galerie Doria Pamphilj. Irritée tantôt, je suis heureuse là, de rester là, dans le cloître de cette galerie que je n’ai pas envie de visiter parce que j’aime trop sa cour-cloître qui m’alpague chez chaque depuis la rue bruyante et me prend à la gorge avec sa lumière, ses volets fermés. De retour à Paris, à la FNAC, j’ai tiré un petit volume, Terrasse à Rome, du rayonnage et la quatrième de couverture m’a lue, exactement, ce moment-là :

Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.

 

 

Le reste du livre était superflu.
(Pascal Quignard y écrit comme un burin : grave quelques images fortes, trop fortes pour un récit.)

Streets, cars & trees

BMW rouge immatriculée California

 

Contrairement au vieux continent, où elles parasitent les villes, qui n’ont pas été conçues pour elles, les voitures font partie intégrante de la culture américaine. Du coup, lorsque l’on fait des photos, on ne cherche pas, comme en Europe, à les faire sortir les voitures du cadre : au contraire, on les prend volontiers comme sujet. Une carrosserie rutilante devient ainsi le symbole d’une Californie ensoleillée, et le reflet d’un engin de construction, la métaphore d’une ville affairée.

 

Reflet d'un engin de chantier dans un building

 

Arbre en guise de pot d'échappement

Voyez-vous, vous aussi, le feuillage sortir du pot d’échappement comme un nuage de fumée ? On aurait juré une embardée de comics – dessinée, à l’arrêt.

 

Pick-up dans une rue en pente

Ah, un pick-up… je n’en ai pas vu beaucoup, mais celui-ci accentuait assez la déclivité de la rue pour mériter une photo. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les pentes sont assez difficile à rendre. Ci-dessous, mes plus belles glissades visuelles de toboggan.

 

Vue depuis Lombard street

 

Pente et silhouettes

 

Il n’y a pas que les rues qui soient en pente : les parcs aussi !

Pelouse en pente

 

Grâce soit ici rendue à Palpatine qui, ayant intégré la topographie des lieux au cours de ses précédents voyages, a pu optimiser nos déplacements et nous éviter de sans cesse monter pour redescendre. Car, si les montées sont rudes pour le souffle, les descentes le sont infiniment plus pour les jambes. Puis, vu le vent, une petite montée de temps à autres a l’avantage de réchauffer – s’il fait frais, sinon on gagne le droit, encore, de se dessaper. Je caricature à peine : on monte en T-shirt et on redescend en pull – San Francisco est là pour te rappeler que cool, ça veut dire froid. Sisyphe, tu peux aller te rhabiller.