Je voulais vous toucher quelques mots de mes lectures de l’année 2020, mais vu qu’on est déjà en février 2021 et que chaque tentative d’entrefilet se mue en chroniquette complète, je vais lâcher prise, et vous laisser avec cette mosaïque. (Il n’est pas dit que, par esprit de contradiction, des chroniquettes ne se mettent pas à pointer le bout de leur nez à sa suite ; je les rajouterai alors en lien).
Quelques tendances de mon année 2020 :
actualité rupture avec Rupture(s) (++), Un vertige (-), Les Jours de mon abandon (+), contrebalancée avec de la passion et du sexe : Les Vaisseaux du coeur, L’Amant de Lady Chatterley, Jouir (et Love Story pour le mélo) ;
le talent de jeunes femmes que je suis sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années, avec L’Île longue, de Victoire de Changy, et Les Tombes, de Madeleine Roy ;
la poursuite d’auteurs que je ne suis pas prête de laisser tomber : Maylis de Kerangal, Sophie Chauveau, Léonor de Récondo, Alessandro Baricco, Simone de Beauvoir ;
une découverte qui hante : Svetlana Alexievitch avec La Supplication.
// Jouir, de Sarah Barmak : un essai prêté par JoPrincesse, qui fait halluciner sur le degré de méconnaissance médicale du sexe féminin par rapport au reste du corps (ou au pénis), et donne envie de se pencher sur le tantrisme et tout ce qui a trait au sexe sans se résumer à la pénétration. // Beaucoup aimé que l’auteur ne soit pas dupe de ce qu’elle rapporte (le récit de la séance tantrique en plein festival de Burning Man est assez génial : « J’ai l’impression d’être dans une église baptiste en train d’écouter Jésus Clit me faire un argumentaire marketing. » Jésus Clit!), sans jamais que ce scepticisme barre la voie de l’exploration. Sous-entendu : ok, y’a plein de hippies barrés, mais peut-être qu’il y a quelque chose à en tirer, quelque chose à prendre (qu’on ne trouvera pas via la science ou le porno). // J’ai atteint (en dehors du domaine sexuel) un stade où se joue quelque chose de cet ordre : tout en refusant de tomber dans l’irrationnel, je lorgne tout de même vers des pratiques / croyances / thématiques qui s’en approchent, quelque chose qui n’aille pas contre (in-, irr-) mais appartienne à un autre régime (a-). Probablement une aspiration spirituelle dévoyée qui guette tout agnostique.
//Les Ritals, de Cavanna : je connaissais l’incipit, donné comme extrait-exemple de pacte autobiographique au collège et au lycée. En prépa, ça avait arraché au prof un non, quand même… (m’enfin, aurait ajouté Gaston). L’ayant lu, ça me fait marrer de l’avoir introduit en contrebande dans une dissertation. Bien trop populaire pour un salon littéraire. On veut bien s’encanailler auprès de Céline parce que c’est sulfureux, mais un franc-parler similaire qui ne crache pas de manière systémique sur l’univers et qui, surtout, se mâtine de patois italien, tou n’imagines pas mettere ça dans oune dissertation. // Ça fait rire, et parfois bien jaune : sous la bonhomie, y’a le malheur et tout ce qu’on balance sur les autres pour l’oublier. Comment vous dire qu’on est loin de MeToo et du politiquement correct, avec des jeux d’enfant qu’on qualifierait aujourd’hui d’agressions sexuelles, et un argot bien xénophobe comme il faut. // Ça m’a gavée ou écoeurée par moments, faut bien avouer (si vous le lisez, sautez le chapitre sur la syphilis), surtout que ça ne va nulle part : c’est une tranche-parpaing de vie. Mais y’a un ton, c’est indéniable, et le gloubigoulba franco-italien est plutôt fun quand on joue sur Duolingo en même temps.
Avec un paquet de vieux mètres, papa en fait un neuf. […] « Papa, pourquoi ils se suivent pas, les numéros ? » […] « Ma, qué nouméros ? – Les numéros sur le mètre. Là, il y a 60, et juste après il y a 25, et juste après 145… – Ma, qu’est-ce qué t’as bisoin les nouméros ? Tou régard combien qu’il y a les branches, et basta, va bene. Quatre branches, ça veut dire quatre-vingts. Ecco. Pour les pétites centièmtres toutes pétites qui sont en plus, tou comptes avec le doigt, à peu près, quoi, voyons, faut pas perdre le temps à des conneries, qué le plâtre, lui, tou sais, le plâtre, il attend pas, lui. » Je pense que papa, ce jour-là, a flairé que son piston (il n’a jamais bien discerné, à l’oreille, la différence entre piston et fiston) avait déjà un pied chez les bureaucrates.
// Bref, une lecture de métro (mais si, vous savez, le bouquin qui peut se lire par mini-tronçons, en parallèle d’un autre), que j’ai pas mal laissée trainer avec l’arrêt des transports. // Récupéré dans la bibliothèque de mon arrière-grand-mère.
// D’habitude, dans l’auto-fiction, ce sont les morceaux de fiction qui créent une petite déception lorsqu’ils se détachent de l’expérience vécue – comme dans La Vocation, à la fin de laquelle Sophie Fontanelle rectifie le nombre de soeurs et précise que, non, la rencontre avec un grand nom de la couture n’a pas eu lieu : c’est le destin qu’on égratigne. // Dans Marcher jusqu’au soir, j’ai fait l’expérience inverse : le regret s’est pointé lorsque j’ai pris conscience que la nuit passée au musée par la narratrice n’était pas une expérience de pensée, mais bien une expérience vécue, organisée même, commanditée, ne reculons devant rien. Le livre que j’avais dans les mains était un livre de commande (j’aurais dû m’en douter, avec le pictogramme Ma nuit au musée sur la couverture) : c’est avec la fiction, cette fois-ci que s’envolait la nécessité. Cela m’a contrariée, même une fois dépassée la mention du papier (et non du roman) que Lydie Salvayre s’était engagée à rédiger. Elle s’est sort bien pourtant ; c’est adroit, on sent le métier, l’intelligence qui retombe sur ses pattes. Malgré tout, ce n’est pas le récit personnel de l’expérience que j’ai pu apprécier ; c’est paradoxalement la partie la plus obligatoire, celle sur l’oeuvre – de Giacometti plus que de Picasso (qui surgit en habile contrepoint à la fin).
// Giacometti et moi, c’est comme la nuit de Lydie Salvayre au musée : une non-rencontre. La première fois que j’ai vu ses sculptures, et la seule je crois, Palpatine s’était arrêté devant dans un musée à Berlin ou à Vienne : son ex adorait Giacometti, mais ni lui ni moi ne comprenions vraiment. On avait contourné les oeuvres sans nous attarder, un peu perplexes. // J’avais oublié jusqu’à son nom, jusqu’à lire les mémoires de Simone de Beauvoir, Simone à la dent dure, aux yeux de qui peu de personnes trouvent grâce : Giacometti était de ce peu-là. Mon cerveau l’a ressorti des affaires classées pour le mettre au purgatoire des on verra un jour, peut-être qu’on verra. // Je n’ai pas revu ses sculptures depuis. Il est probable qu’elles ne me feront toujours aucun effet. Marcher jusqu’au soir sera alors à ranger aux côtés des romans de Sophie Chaveau, qui m’ont fait croire que je pouvais m’enthousiasmer pour un art auquel, la lecture finie, je demeure insensible. L’émotion par procuration.
Ce qui a racheté l’errance du récit pour moi, ce sont les réflexions sur l’échec : elles m’ont sonnée, ont résonné sévère. Mindblown, comme on hashtaguerait sur Twitter. Soudain l’échec n’est plus vu comme fin (une impasse), mais comme condition du recommencement : on recommence parce qu’il est impossible d’aboutir, et que, ce faisant, le sujet n’est jamais clos, mais au contraire toujours à explorer. Ca me sidère un peu, mais wow, j’aimeras trouver ça :
s’acharner passionnément et sans perdre courage pour une fin qu’il savait par avance perdue
Sans perdre courage. Tout en sachant.
Je vous laisse sur ces extraits :
Je le soupçonnais même de saborder délibérément certaines de ses pièces, de faire délibérément des gestes malhabiles, dans le but d’exercer son art d’échouer. Je pense qu’il voulait se prouver de la sorte que ce que l’on taxait d’impossible restait toujours à tenter, toujours toujours toujours, qu’il état au fond le seul pari qui vaille, ce à quoi je souscrivais à cent pour cent. Qu’il était le seul pari qui vaille, tout en sachant qu’au final il serait, nous serions rendus au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre.
[…] figurer un visage constituait pour lui un projet devant lequel il ne pouvai qu’échouer, un projet impossible au regard de la perfection rêvée, un projet impossible autant que désirable et qui le requérait impérativement.
Il fallait qu’il continue d’échouer, avec courage, avec patience, avec un inflexible entêtement, jusqu’à atteindre , un jour peut-être ou peut-être jamais au bord du grand secret.
Pour lui l’échec se méritait, il se gagnait de haute lutte, et ce n’était pas de la petite bière. Il fallait déployer une énergie considérable pour en supporter l’épreuve. Réussir, en comparaison, était au fond bien plus aisé. Aussi aisé que conclure. La bêtise consiste à vouloir conclure, avait écrit Flaubert. L’échec délivrait de cette obsession idiote de conclure, cette passion contemporaine. L’échec conférait cette liberté.
Il fallait aller de l’aller obstinément et sans répit, puisqu’aller de l’avant c’était se vérifier vivant.
Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une pile accumulée en 2019.
Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, un duo au carré, avec deux fois deux romans, de deux romancières. Lyrisme versus prosaïsme, beauté de la tristesse versus beauté de l’insolite inattendu.
J’ai passé trois semaines à (ne pas) lire Manifesto, de Léonor de Récondo, un livre pourtant très court, très bien écrit. Je lisais un chapitre, deux, trois pages, et j’étais prise de torpeur – le début du confinement n’a pas été propice à la lecture.
J’étais happée pourtant par le récit que fait la narratrice de l’agonie de son père, l’attente à l’hôpital : quelque chose d’essentiel se jouait là. En comparaison, les chapitres qui alternent m’ont semblé artificiels, superflus : une simple mesure dilatoire pour retarder la mort du père et du récit. J’ai souvent été découragée de continuer à ce moment-là, quand il faudrait guetter l’adresse en incise, Felix ou Ernesto, pour savoir qui parle à l’autre, Ernesto si Felix surgit, Felix si Ernesto. Je n’ai pas réussi ou n’ai pas fait l’effort d’associer à chacun ses souvenirs : le père de la narratrice s’est fondu avec son Ernest Hemingway de fiction.
J’aimerais que cet instant s’étire. Nous pourrions dormir un peu près de toi et reprendre notre souffle. Avant que tu ne retournes à mourir, et nous, à vivre.
p. 91 de l’édition Folio (exactement le rôle joué par les chapitres dilatoires)
Ce sont pourtant les souvenirs que ces dialogues charrient qui donnent une vie à celui qui est en train de la quitter. Et je le sais, que le détour est essentiel en littérature, qu’elle n’est peut-être que cela, un détournement de l’habitude vers l’essentiel. Mais l’essentiel me semblait tout entier dans la relation de la narratrice à son père, dans le dénouement de leur lien – on aurait presque pu faire l’économie des autres chapitres. Presque : on aurait alors perdu la volonté de la fille de rendre vie et hommage à son père ; on aurait perdu quelque chose d’elle, de son lien à lui. Et alors, le livre aurait été aussi bizarre que cette manière de ne jamais appeler sa mère autrement que par son prénom, Cécile au lieu de maman (est-ce parce que ce n’était pas le lieu, parce qu’ici, il n’y a pas de mère, seulement une épouse ?).
Un court instant, je pense que tu vas les rejoindre ainsi que tes parents et ton frère, mais je n’y crois pas. On meurt, c’est tout, et on agrandit l’âme de ceux qui nous aiment. On la dilate. La mienne va bientôt exploser.
J’avais branché un micro à mon téléphone, qui t’enregistrait. Je t’avais posé une première question à propos de la ferme. Tu m’avais répondu, c’est très simple, et tu t’étais levé pour aller chercher une feuille et un crayon. Puis, tu t’étais rassis et tu t’étais mis à dessiner, sans un mot. Sur l’enregistrement on n’entend que le bruit de la main qui gratte la feuille – infime bruit que le micro transmet fidèlement au dictaphone.
p. 97
Infiniment poétique : la trace d’un intraduisible (qui s’entend très bien).
Il a fallu des années pour que le son se fasse doux, pour qu’elle dompte les cordes, la justesse, ses doigt, ses bras, ses mains, tout son corps qui grandissait et la violon qui devenait trop petit, alors un autre étui apparaissait et l’apprentissage continuait. Et j’ai vu peu à peu son corps envelopper l’instrument, l’inclure. La greffe prenait, un prolongement se faisait.
Léonor de Récondo est violoniste, et ça se sent chaque fois qu’elle parle de musique.
Le son n’est pas bon, mais tu as tellement écouté cette musique qu’elle résonnera de toutes les fois passées.
p. 91
À chaque fois que je passe sous les arcades du Louvre et qu’un musicien ressuscite la joie d’une œuvre qu’il écorche pourtant copieusement, je me dit que c’est le propre des classiques : même mal joués, on a plaisir à les entendre. Je n’avais pas pensé que ce n’était pas une propriété des œuvres, mais leur répétition préalable…
Parfois, j’essayais de fendre une bûche avec la hache, elle était lourde. Je mettais mes mains là où il avait mis les siennes, mon corps dans l’ombre du sien, pour que nos gestes s’imbriquent, et retrouver ainsi un peu de sa force à lui. Puis, je prenais la faux […]. J’étais prêt à faucher toutes les fougères des Landes pour être là, dans ses pieds, dans ses jambes, dans ses bras. Je crois aux gestes, Ernesto, non seulement à leur répétition, mais à leur reprise, comme une transmission de qui nous sommes. »
p. 107-108
Je crois aux gestes. C’est exactement ce qui se passe dans la danse classique, quand on répète l’écriture du mouvement. Là aussi, la chorégraphie se gonfle, résonne de toutes les fois passées.
Elle ne disait jamais : tu es toi et je suis moi. Elle disait toujours : tu es toi, mais je suis moi. Ce « mais » nous a tués. Et pourtant, son corps, ses jambes, sa peau, son sexe, ses seins dans me mains, sous mes mains, dans ma bouche venaient tout contredire, et nous nous soulevions, et nous nous échappions de nos guerre intérieures, de celle des autres, pendant un court instant.
p. 72
Et pourtant. Les corps qui abolissent le mais…
Pardon pour la qualité de la référence, mais je repense régulièrement à cette réplique de Grey’s Anatomy (j’avais prévenu !) où Jo reprend Miranda qui voudrait… mais qui est effrayée à l’idée de… : « and, not but« . Vous aimeriez…. et vous êtes effrayée à l’idée de… Il n’y a pas de contradiction intrinsèque entre les deux ; c’est nous qui l’ajoutons. Jo enfonce le clou quelques épisodes plus tard auprès de Link, un autre collègue :« you can love her and be mad at her, at the same time ».
Elle voit une mère et son enfant qui traversent la rue en courant. D’un trottoir à l’autre, il n’y a que quelques mètres, en plein soleil. L’enfant semble s’envoler, tiré par la main puissante de sa mère. Viens, dépêche-toi ? Mais l’obus est plus rapide. Et le corps de l’enfant est soudain déchiqueté, transpercé. La mère n’a rien, elle s’est figée. […] Elle le tenait par la main, elle le tient par la main. Passé, présent, c’est insensé. Martha a pris une photo du passé, quand elle courait et qu’il volait.
Vous aussi, vous voyez la photo ? Une espèce de Cartier-Bresson de guerre ?