Je ne sais pas pour vous, mais il est rare que mes souvenirs de ballets soient en mouvement. J’ai des ambiances, des images, parfois assez proches pour être rassemblées et suggérer un mouvement, mais rarement des enchaînements. Dès que je me concentre sur un souvenir que je crois voir animé, son avant et son après disparaissent en l’entrainant ; sitôt dansé, sitôt évanoui, le mouvement ne peut qu’être à nouveau imaginé – pour peu qu’on ait mémorisé l’enchaînement, un fragment souvent. Du programme León-Lightfoot et Van Manen à Garnier, je repars ainsi avec deux pellicules volées-reconstituées.
La première : dans Sleight of Hand, Eve Grinsztajn et Stéphane Bullion sont les gardiens d’un temple qu’ils font exister à eux seuls, deux divinités statuesques perchées de part et d’autre d’un seuil qu’ils matérialisent (leur hiératisme me ramène à l’exposition sur Toutankhâmon). Ils se tiennent longtemps immobiles, et reprennent entre deux immobilités un même enchainement : la main se lève vers le ciel, deux doigts tendus comme dans la pantomime je-le-jure ; demi-tour avant que le coude se tende, ils piquent comme une arme dangereuse vers l’épaule opposée, qui se rétracte en anticipant le point d’impact ; le buste se recroqueville et c’est encore la main, accompagnée de sa jumelle, qui le sort de la prostration : elles se décroisent et aplanissent de la paume toute perturbation, interdite sans appel, font revenir le calme comme on lisse un tissu.
En contrebas de ces deux figures hiératiques, on danse ou on s’agite comme les pauvres mortels que nous sommes, au point que je finis par regarder en priorité qui danse moins et, bougeant a minima, danse véritablement en donnant au mouvement le temps de résonner. Quand la résonance s’épuise dans l’immobilité, je quitte à regrets mes divinités du regard et, surprise, découvre un geste, une configuration ou un danseur qui n’y était pas. Si tour de passe-passe il y a, comme l’annonce le titre, il est là, dans cette surprise de l’attention, que j’avais déjà expérimentée de manière plus étonnante encore lors des spectacles d’Amagatsu.
La seconde (pellicule de souvenir) : dans Speak for yourself, la toute fin, reprise de l’enchaînement : Ludmila Pagliero laisse partir le poids de sa tête contre le torse d’Hugo Marchand – une demande d’attention qui se sait d’emblée insatisfaite, entre coup de bélier et caresse de chat. La mémoire emprunte alors à la logique du rêve : je ne la vois pas se retourner, mais elle se retrouve dos à lui, qui l’enlace dans une couronne ; un instant et elle se soustrait à cet enlacement qui, demeurant figé, se révèle emprise. Lui reste immobile, les bars pas du tout ballants, enserrés autour du vide ; et elle, échappée, rescapée de l’abandon, marche lentement vers l’arrière-scène, vers le hors-scène, fin et suite. J’ai trouvé cela infiniment émouvant après les larmes vaporisées en rideaux de pluie, et la pluie ruisselée des corps trempés aux racines glissantes de la scène. Je ne me souviens plus à vrai dire de ce qui précédait ; le ballet dans mon souvenir commence et s’éternise avec ce rideau de pluie.
Entre ces deux ballets, il y avait le pas de deux de Van Manen sur les Gnossiennes de Satie. Je l’ai découvert à la télévision avec Ludmila Pagliero et Hugo Marchand, filmé de manière inattendue mais plutôt poétique. Frontalement, avec la distribution que j’ai vu, cela ne fonctionne pas. Peut-être est-ce, comme l’analyse l’ami berlinois de Palpatine à la Philharmonie, que le style a mal vieilli ; j’ai eu des flashs des Balanchine qui m’ennuient le plus, la modernité marquée comme académisme. Peut-être est-ce, comme l’analysent les Balletonautes, que le partenariat ne fonctionne pas, Florian Magnenet n’ayant pas la trempe pour accompagner Léonore Baulac, qui trouve porte close à toutes ses demandes d’interactions. J’en reste au constat que cela ne lui va pas. Non pas : elle n’est pas bien dans ce pas de deux ; mais : ce pas de deux ne lui va pas, comme la jupette du costume ne lui va pas, à partir des hanches plutôt que de la taille – l’un et l’autre, tenue et chorégraphie, trop étriqués pour elle. Il n’en reste pas moins, de part et d’autre, une excellente soirée (enfin… matinée).