Tokyo, Kyoto, Osaka, face A

 

 


Paris

Le Japon n’était pas un fantasme de voyage. Pendant des années, cela a même plutôt été une répulsion polie : non merci.

Pourtant, l’une de mes meilleures amies à l’école primaire était japonaise : c’était un peu la mascotte de la classe, notre tamagochi IRL, super sympa, supra choupie. À son anniversaire, dans la grosse cité grisâtre du bout de l’avenue, on avait fait plein d’origamis dans de jolis papiers colorés. Je lui avais fait remplir un cahier entier de mots en japonais et j’adorais couver l’illusion que j’allais apprendre le japonais en regardant les hiragana danser. Je lui donnais toujours de nouveaux mots à traduire, mais ça s’est vite arrêté ; je n’avais pas compris que c’était sa mère qui écrivait. L’été, quand les cours s’arrêtaient, elle retournait au Japon et allait encore à l’école.

On a grandi. On a déménagé. J’ai perdu ma porte d’accès à la culture japonaise. Geisha et geekeries ne m’attiraient pas. Estampes boring. L’histoire, pas ma tasse de thé, alors avec des ères de datation spécifiques, pensez-vous. J’ai fait un bref crochet par les manga, quand la famille recomposée de ma cousine m’a fait découvrir Kyo et qu’on a passé l’été, quinze jours en fait, à dessiner. Il y a eu Global garden. Et un autre manga où les personnages se transformaient en animaux et l’héroïne était surnommée boulette de riz. J’ai rapidement arrêté quand je me suis aperçue que ça allait être aussi bref que Les Feux de l’amour. Mangas papier : les animés s’insupportaient. J’ai appris à les regarder, un peu, grâce à Palpatine qui m’a pris par les sentiments avec l’héroïne de Samouraï Champloo, qui ne pense qu’à manger. J’ai commencé à m’identifier. Mais conservé une préférence pour les séries à l’heure du dîner, ne serait-ce parce que je déteste devoir lire quand je suis en train de manger.

Et puis il y a eu le voyage pourquoi pas ? à Hong Kong ; j’ai découvert qu’il y avait plein de choses excitantes à découvrir.

Et puis j’ai commencé à développer un tropisme intellectuel pour l’Asie comme échappatoire à la pensée occidentale. Quelque chose de non-spécifique, non-érudit, essentiellement pour penser nos-mes limites, pour explorer les angles morts et peut-être trouver une autre manière de s’insérer dans le cours des choses. La philosophie qu’aborde Fançois Jullien dans ses ouvrages est essentiellement chinoise, mais depuis mon point petit point de vue occidentalo-centrée, tout ça est très loin, très similaire, et il m’a semblé en retrouver des échos dans L’Empire des signes de Roland Barthes. Le passage sur les baguettes m’a mise en transe : j’étais prête pour le Japon.

 

 

Air France a fait des promos de ouf sur les billets.

Palpatine en rêvait.

600 €. On a réservé l’aller-retour, casé au chausse-pied dans l’emploi du temps blindé de Palpatine.

 

Tokyo

 

One piece tower

 

Je n’ai pas aimé Tokyo. On n’y a pas fait l’amour. Le lit était minuscule, pourtant.

Les immeubles sont moins hauts, moins denses, moins modernes qu’à Hong Kong. Peu de buildings de verre et d’acier : de grands cubes de bétons, essentiellement, tagués de leur nom + bldg (que je lisais toujours boulevards).

 

 

L’impression d’extrême-urbanité ne vient pas de l’architecture mais de l’absence de tout plan d’urbanisme concerté :
des routes aériennes en pleine ville comme dans les films de science-fiction,
avec leurs échangeurs,
leurs ponts – parfois au-dessus de la rivière, qu’ils transforment en douve ;

des trous soudains pour un garage ou parking new-yorkais ;

des interstices plus fins que des coupe-gorge entre les immeubles, si fins qu’on se demande pourquoi donc ils les ont laissé ;

des immeubles
de toutes tailles, de toute tristesse,
y compris petites,
et des maisons en pagaille, toujours alignées sans fantaisie, proprettes à ne pouvoir reproduire la pagaille pittoresque de Hong Kong ;
et partout,
partout,
           par-dessus,
                             au-dessus,
en-dessous,
en
     tra
        vers,
enroulés, pendants, tirés : des câbles, partout des câbles, jamais enterrés. Ce sont peut-être ces câbles, avec leurs lignes qui se croisent, se parallèlent, se superposent, s’emmêlent, qui résument le mieux la ville, son hyperconnectivité qui se lit dans une installation digne du tiers-monde : le futur du passé. Tokyo devait être à la pointe de la modernité il y a vingt ans ; aujourd’hui, elle a l’allure rétro-futuriste d’un film de science-fiction déjà un peu daté. Je doute que la ville se soit radicalement transformée depuis que mon grand-père l’a visitée pour raisons professionnelles : j’ai arpenté les cartes postales photographiques qu’il m’a montrées, vaguement bleuies dans leur pochette.

 

 

À l’école primaire, les étiquettes Modernité et Contemporain de la frise chronologique qui ornait le mur m’ont souvent plongée dans la perplexité. Pour la première fois, je comprends qu’on ait eu envie de donner le nom de modernité à une période de l’histoire dont on savait qu’elle allait passer comme les autres. Peut-être que la modernité appartient déjà au passé.

 

 

Je ne retiens jamais les ères, Meji, Showa… Tokyo, c’est l’ère inspecteur gadget. Celle d’avant l’informatique, ou plutôt de ses débuts, comme complément magique de la mécanique. Avant l’ordinateur : la machine. Avant le robot : l’automate. J’ai halluciné du nombre de boutons physiques sur lesquels on a appuyé : sur les distributeurs de boissons, présents partout, au milieu de la rue, d’un parking, à des prix de supermarché ; sur les automates de la billetterie, une personne, deux personnes, deux adultes et un enfant, un adulte et un enfant, trois adultes, tous les cas de figures listés à côté de l’écran ; ou sur les machines de commande des ramen. Un monsieur nous a regardé les photographier sans comprendre : renversement, nous voilà les Japonais des Japonais.

Les gens m’ont semblé tellement tristes, dans l’ensemble. À Kyoto, c’est plus contrasté, plus décontracté, mais à Tokyo les costards et les sempiternelles mêmes longues jupes sages écrasent les individualités en une masse sans couleur, sans gaité. Guerre plus de deux ou trois lolitas. Les design kawaï partout photographiés semblent moins l’émanation d’une fantaisie intrinsèque qu’une soupape de sécurité, une régression-bonbon pour faire aller. Tout comme les concerts publics de J-pop (nous en avons vu deux : un à Tokyo, un à Osaka) où des gamines faisant du play-back sur des estrades de kermesse sont shootées par un public masculin qui bande au téléobjectif. Les pachinko donnent la même impression de soupape de sécurité lorsque leurs portes coulissantes s’ouvrent sur un vacarme assourdissant moins ludique que violent, fussent les rangées de machines entièrement roses. Chacun dans son espace, sans dépasser. Les gens polis jusqu’à être froids comme des galets. Plus respectueux que généreux. Des corps qui se gênent, dont il faut masquer les bruits aux toilettes par des bruits plus sonores de chasse d’eau et retenir les microbes par des masques de chirurgien dans le métro. (Ces masques qui mangent les visages font naître un érotisme inattendu : on se surprend à essayer de deviner les traits, et on trouve finalement plus de beauté à la découvrir voilée.)

Un après-midi, j’ai laissé Palpatine à un rendez-vous pro avec l’homonyme exacte de mon amie d’enfance (j’ai ouvert des yeux ronds quand Palpatine, après coup, m’a dit son nom : âge similaire, enfance en France… mais la demoiselle n’a jamais confirmé ou infirmé la coïncidence quand on la lui a rapportée par e-mail). Direction Tokyo Hands, un magasin de 8 étages style BHV, rempli d’objets improbables. J’ai passé un temps fou au rayon cuisine et papeterie, entre les porte-clés sushis, toasters d’onigiri-oreilles de lapins et tampons kawaï. J’ai pris plein de photo ; j’ai tout tripoté ; j’avais envie de tout acheter et je suis devenue folle à essayer de choisir quelques bricoles à ramener, quoi pour qui, ces stickers ou ce carnet, pour X ou pour Y, l’excitation jusqu’au dégoût, la folie de l’abondance comme l’ont peut-être éprouvé les premières générations de la consommation de masse. Née avec, je l’ai redécouverte ailleurs. (De retour, je trouve que j’ai été trop raisonnable.)

C’est l’avantage de l’autre culture : il y a toujours quelque chose dont rire ou s’étonner, si bien qu’on peut ne pas s’imaginer vivre un seul instant dans une ville et s’amuser à la visiter. Quand même, au bout d’une semaine, après avoir poussé l’exploration jusqu’à tester la fonction bidet des toilettes, j’étais contente de changer de crèmerie. Le trajet en Shinkansen a un peu atténué mon regret de ne pas avoir prévu plus d’endroits (et moins de villes) pour le séjour : le mont Fiju, identifié à posteriori par l’absence d’autre montagne remarquable, était caché dans les nuages et le littoral s’est révélé laid, laid, laid, gris cube, très industrialisé. Il n’y a guère que les rizières qui étaient riantes – et à ce titre dûment photographiées par des petites hordes de photographes en trépied.

 

Kyoto

 

 

Arrivée à Kyoto, j’ai pu, soulagée, admettre que Tokyo était moche. (Souvent, préférer A à B n’est pas aimer A mais n’aimer pas B. Et souvent, comme on ne veut pas se l’avouer, on se trouve à renchérir sur A : Kyoto, ça oui, j’ai aimé.)

 

 

Kyoto, c’est un grand plateau entre deux volées de montagnes, des nuages de l’une à l’autre en guise de pigeon voyageurs, et une rivière le long de laquelle il fait bon se promener le dimanche soir, à notre arrivée, avec des grappes de filles qui se selfisent en kimono et des restaurants sur pilotis qui s’allument peu à peu. Nous ferons nos adieux à la ville un peu moins d’une semaine plus tard au même endroit, moins peuplé, mais toujours ce je-ne-sais-quoi d’horizon qui vous ferait presque un pincement au cœur, comme à San Francisco, le soir dans la baie. Un émotion géologique, comme si une baie, une rivière, des montagnes vous faisaient soudain sentir le passage du temps, celui que l’on n’est pas en mesure de mesurer par le cours de nos vies et qui dévale à flanc de montagne en un gigantesque cimetière, non mentionné par le guide, mais très impressionnant, à quelques pas du temple Kiyomizu-dera (on devrait toujours dévier, on a besoin de s’égarer). On monte et l’on surplombe soudain une foule de fantômes, sagement assis sur leurs stèles dans la lumière, si nombreux avant nous, avec nous.

 

 

Bien sûr, la ville comporte son lot de quartiers moches en cubes et béton, que nous avons eu tout loisir d’admirer sur les trois kilomètres entre le château et le pavillon d’or (j’ai un peu râlé contre Palpatine qui a râlé contre le réseau de transports en commun). Mais dans l’ensemble, dans ce que j’en ai constitué comme mémoire en tous cas, cela ressemble à Yanaka, le quartier de Tokyo que j’ai préféré, avec des maisons basses, prises dans les câbles et le pittoresque de bicoques qui crient le chez-soi.

 

 

Notre hôtel, idéalement situé, donnait sur un réseau de galeries couvertes, dont le Nishiki market, une portion où les boutiques empiètent sur la rue et deviennent marché, moins de fruits et légumes que divers aliments saumurés, grillés, embrocheté, et babioles touristiques au milieu du sésame noir et du thé vert. Sûrement cela joue-t-il aussi dans mon appréciation de la ville – à Tokyo, notre hôtel n’était pas loin d’un gigantesque échangeur au-dessus de l’eau.

Et il y a les temples, évidemment, dans la ville comme autant de bosquets dans un jardin japonais, bien taillés, circonscrits. D’immenses, qui prennent un pâté de maisons quand on sort de la gare. De tous petits que, sans leur toit, on méprendrait pour des maisons individuelles.

 

reflet d'un temple sur le capot d'une voiture

 

C’est parfois un bâtiment, parfois un ensemble de bâtiments, qui valent parfois surtout pour leur jardin et qui parfois aussi n’en ont pas.

Certains sont shintoïstes, d’autres bouddhistes. Du shintoïsme, je n’ai saisi que la chorégraphie : taper deux fois dans ses mains avant de s’incliner. Mais peut-être n’est-ce pas si superficiel pour ces rites sans religion. On honore les ancêtres. Pas mal de petits temples sont d’ailleurs adossés à des cimetières, plein de grands cartouches calligraphiés qui ressemblent à des skis et des godets qui servent tantôt de vase tantôt d’offrande (d’eau et de thé, mais manifestement les canettes de bières sont aussi appréciées).

Les temples principaux, d’intérêt touristiques, s’apparentent davantage à une mise en scène, celle de la grandeur, de ce qui n’est pas là et partant de ce qui y est : arbres, montagne, nature, prochain. J’aime beaucoup beaucoup le symbole de la porte, la porte en tant que seuil, qui ne débouche sur rien et qui est à elle-même son propre but : avancer et marquer cette avancée comme la croissance se marque d’un anneau sur le bambou. Plus encore que sous les innombrables torii d’Inari Fushimi-taisha (chouette promenade-grimpette dans la montagne), qui suggèrent que la voie n’est que cela, succession de seuils sans autre buts qu’eux-mêmes, c’est au Nanzen-ji que je l’ai ressenti : pas de tori mais un immense cadre avec d’immenses portes et un chambranle sur lequel nous touristes nous asseyons comme sur un banc pour voir ce qui apparaissait soudain d’être encadré : le jardin, la montagne, la brise agréable d’été.

 

 

Non-japonais, le jardin. Nous en avons visité quelques-uns par la suite et ce qui m’a frappé n’a pas tellement été l’aspect miniature ou la netteté des tailles et des tracés que l’atmosphère mortifère qui cela créait, même grouillant de touristes. Ce n’est plus là l’exercice de style que l’on peut voir dans les jardins botaniques, le jardin japonais à côté de la roseraie ou des jardins à la française. Au Japon, les jardins japonais, tenus comme des intérieurs, transpirent la discipline et la résignation. Résignation face à plus grand plus durable que soi. On ne cherche pas, ici, à se rendre comme maître et possesseurs de la nature : on s’est rendu, on a jeté l’éponge et on s’est recroquevillé dans son pré carré, son jardin miniature en attendant de se trouver dans sa boîte miniature – une tombe à ciel ouvert, joliment fleurie. L’impression était particulièrement forte à Tenryu-ji, où les jardins sont dessinés pour être intégrés au paysage. Je m’attendais à une virtuosité paysagiste à la Vaux-le-Vicomte ; j’ai trouvé, en cherchant, une découpe d’arbre suivant la ligne des montagnes forestières, derrière, et je me suis éprouvée en creux de la nature, non en son sein, tombée là comme dans un puits. J’ai trouvé tristes ces tailles contraintes, rabougries à force de ne pas vouloir être encombrantes et j’ai eu très envie de jardins à l’anglaise, d’herbes folles et de chemins qui ne soient pas tout tracés.

 

 

Certains temples-jardins ont un sens de visite : circulez, touristes, il n’y a rien à voir, chemin nord, chemin sud, A, B, vous avez tout regardé, voilà votre billet bien rentabilisé. On prend des photos depuis notre côté de la barrière de bambou et on suit la colonie de fourmi, dispensé de divaguer. Ce sont des jardins qui se font. On a fait le pavillon d’or, check ; et le pavillon d’argent sans la moindre trace d’argent, check, check. Aux jardins qui se visitent, je préfère les jardins où l’on se promène, à la lisière de la promenade en forêt, le chemin dessiné sans être barré. Honen a des airs de The Lost City of Z. Lorsqu’on arrive, le gardien du temple garde forestier mange son bento au pied des escaliers. On pénètre dans l’ombre comme dans un lieu sacré. Il l’est : simplement, la croyance-superstition s’évanouit dans la magie, le soleil filtré, la mousse autour des pierres, les racines-couleuvres qui rampent au pied des troncs.

 

 

Comme dans un lieu sacré : la comparaison dit assez ce que la plupart des temples ne donnent pas l’impression d’être. Le guide donne ainsi le temple de Kiyomizu-dera comme le temple qu’il faut faire, justement parce qu’il est contraire à l’idée que l’on s’en fait : mercantile, bruyant, grouillant de monde… Un spot à selfies pour les demoiselles locales qui ont sorti le kimono. Ce temple est moins, je crois, une exception qu’un exemplum : les marchands du temple ne sont pas d’abord destinés aux touristes, mais aux locaux, aux scolaires en sortie, aux Japonais de l’archipel et par extension seulement aux étrangers.

Quelque part, Hello Kitty en kimono n’est pas si différente des grigris consacrés et, en sens inverse, le juteux business des plaquettes votives suscite une certaine émotion à la lecture. Spontanément, à la lecture, je cherche l’originalité : le trait d’humour, d’esprit, dessiné (le détournement jusqu’à la publicité – pour un magasin d’optique ^^) ; mais c’est paradoxalement la banalité qui finit par m’émouvoir, la litanie maladroite des vœux de bonheur, de santé (et ce malgré les souhaits de procréation)… tant d’amour, d’amitié, de charité accumulé… Toute ce bon sentiment que d’ordinaire je méprise, que Palpatine continue de mépriser haut et fort, tout cela bruisse doucement comme les gréements dans un port, les dizaines de dizaines de plaques en bois faisant doucement entendre le son commun des mêmes peurs, des mêmes désirs, d’une même humanité disséminées dans toutes les langues autour d’un arbre qui en devient sacré. La superstition a disparu derrière la poésie, qui revient là où on ne l’attendait pas.

 

 

Lieu de culte, de superstition, de tourisme, de promenade… Le temple, c’est le signe par excellence. Vide par défaut, prêt à s’emplir de toutes les significations qu’on voudra bien lui prêter. Réduit à sa plus simple expression, à sa plus simple matérialité : un toit. Le signe qui fait nippon, que l’on attendait et dont on ne sait pas trop quoi faire (des photos, à défaut). (Photos de toit que finalement je ne sélectionne pas : c’est tellement ce que l’on attend que l’on n’y voit rien.)

 

 

 

 

Osaka

Un Tokyo à échelle plus humaine, annonçait le guide. Pas faux. On retrouve les mêmes immeubles moches, selon la même gamme chromatique : brun, blanc, cassé gris. Sauf que. Le château ne balafre pas la ville comme le fait le palais impérial en se proclamant zone interdite : il l’aère. On s’y promène comme en un Central Park. Et à la nuit tombée, le quartier de Dotombori fait presque plus d’effet que Shibuya, par exemple, parce que, plus petit, il est aussi plus concentré en enseignes lumineuses.

Je laisse incrusté au cœur de la ville mon plus beau souvenir du séjour, peut-être, qui n’a déjà plus grand rapport avec lui : nous sommes assis sur un banc face au château que nous n’avons pas envie de visiter ; il fait beau, très beau ; Palpatine somnole la tête sur mon épaule ; devant, un guerrier en plastique attend sur son tabouret et pousse à intervalles irréguliers des cris gutturaux correspondant au déclenchement de la photo ; les touristes rendent les costumes et repartent en lunettes de soleil – baskets, dont il ne se sont pas départis ; le rideau rouge est tout petit sous le château, le château tout petit sous le soleil ; un groupe d’Asie du Sud-Est déplie une grande banderole pour une photo-étape, se rassemble, se fige, sourit, se dissémine et disparaît ; j’ai quelques branches dans mon champ de vision, et toujours quelqu’un : je laisse tranquille le guerrier en plastique, je ne l’aurai pas en pleine action, ni cette jeune femme en kimono, ni nous deux, si peu photogéniques, sur le banc ; je range l’appareil photo, toujours manchote et heureuse de l’être : ma main fantôme caresse de la peau, du coton ;  je suis contente d’être là et de ne bientôt plus y être ; je sais qu’une glace m’attend quand Palpatine se redressera. En attendant, je n’attends pas.

 

 

Paris

J’ai rarement été aussi contente de rentrer. Dans l’ivresse du manque de sommeil, je m’extasie jusque sur les frises de carrelage dans le métro. Les gens y font la gueule, mais ils font la gueule de manière vivante, loin de l’indifférence polie jusqu’à l’hostilité, qui transforme l’autre en corps étranger. Seule au milieu de tous, je suis heureuse. Seule et si bien entourée.

 

Budapest, approche gourmande

 

Infographie gâteaux hongrois

 

Last but not least : le miam, messieurs dames. Peut-on goûter une ville sans goûter ses spécialités ?

Je m’attendais à une nourriture très roborative, mais le bobo a manifestement fait son œuvre (visible dans les nombreux coffee shops design de la ville) et j’ai déniché dès le premier soir un restaurant qui proposait du poisson au quinoa. La viande ne me dit plus rien depuis des mois, aussi n’ai-je pas goûté le goulasch. Je veux bien croire pourtant que les Hongrois s’illustrent dans la catégorie des plats flottants, car j’ai mangé la meilleure soupe au potiron de ma vie – enfin pas une soupe : un consommé de potiron, parfumé d’herbes, avec un filet d’huile d’olive, un soupçon de paprika et des pignons de pins en guise de croûtons. J’aurais volontiers échangé le plat qui suivait avec le reste de la marmite !

Voilà pour le salé : ma découverte gustative de la ville est essentiellement passée par le sucré… étrangement peu riche en sucre. En témoigne cette étonnante coupe glacée à la butternut et aux graines de courge, qui a fait un excellent dîner :

 

 

Les pâtisseries qui, de visu, m’ont rappelé les Nuss-et-autres-torte berlinoises, se sont révélée en bouche beaucoup moins crémeuses que leurs homologues allemandes. La Dobos torte (ou torta, en hongrois) serait même plutôt légère… et partant, un peu insipide, il faut bien l’avouer.

 

 

Cette déconvenue-découverte a réveillée ma curiosité pour le krémes, gâteau de crème vanille dont les photos dans le guide me dégoûtaient pourtant vaguement. Alléchée par la crème de marron que le Duna Park y a ajouté dans une version surplombée de chantilly plutôt que de pâtes feuilletée, j’ai tenté. Surprise : la crème de marron n’est vraiment, vraiment pas terrible, mais la crème vanille est incroyablement légère, presque une mousse ; cela s’avale comme un rien. C’est-à-dire si l’on n’a pas déjà mangé d’autres pâtisseries. Après la moitié de Dobos torte et de flödni, finir le krémes me fait sentir tel le sumo accomplissant sa tâche sacrée. J’ai tout avalé et me suis beaucoup amusée de ce cube bloblotant, un vrai gâteau de dessin animé.

 

 

(Après mûre réflexion, je pense qu’il s’agissait davantage d’un bouing-bouing que d’un douing-douing. J’attends confirmation de Klari, doublement qualifiée en la matière de spécialiste onomatopéique ET hongroise.)

 

Tout cela est bien et beau, mais dans cette orgie de trois pâtisseries au Duna Park, le gâteau qui a remporté tous nos suffrages (Mum et moi, je ne parle pas encore au nous de majesté) est le flödni, pâtisserie juive hongroise si j’ai bien compris. Contrairement à la très chic Dobos torte, les couches ne sont pas là pour en mettre plein la vue : c’est plein de saveurs différentes pour les papilles… et bien étouffe-chrétien comme j’aime. Nous en avons re-goûté chez Fröhlich : la couche de noix manquait un peu de texture, mais celle de pavot était plus fine et moins brique-qui-vous-tombe-dans-l’estomac. J’ai en effet découvert que le pavot, spécialité locale comme la cannelle peut l’être aux États-Unis, n’est pas de tout repos digestif (je comprends mieux pourquoi le sandwich gruyère-crudité de la boulangerie près du boulot me cale si bien ; moins pour la garniture, paradoxalement, que pour les graines sur le pain).

 

 

Pavot aussi pour mon premier rétes, que l’on rencontre en anglais sous le nom de strudel mais qui diffère de son homonyme viennois : non seulement il peut être fourré à bien d’autres choses qu’à la pomme (pavot, noix, abricot, griottes, griotte-pavot, cottage cheese, cottage cheese-abricot…), mais la pâte est beaucoup plus fine. La guide de Buda nous expliquait que cette finesse est longue à obtenir – tant et si bien qu’en hongrois, pour dire que quelque chose prend du temps, on dit que c’est long comme un strudel.

 

 

Bis repetita placent. Nous avons racheté des rétes au grand marche des halles. Le pomme-cannelle était bon, ainsi que l’on pouvait s’y attendre, mais le cottage-cheese-abricot, ça alors, j’ai mordu dedans et je me suis retrouvée à Sanary, sur le port à l’époque des chichis. Le mélange huile-fleur-d’oranger-en-petite-quantité m’a transportée avant même que j’ai pu l’identifier.

 

 

Pour finir ce marathon gustatif, il fallait goûter au chimney cake (en anglais pour le plaisir Mary Poppins associé), déniché dans un chalet forain sur le toit de Budapest (le mont Géllert, avec la statue de la libération). C’est croustillant à l’intérieur, moelleux à l’intérieur…

 

 

… et encore une fois, très ludique.

 

 

Vous voyez mieux Budapest ?

Budapest, approche cartographique

 

Les visites guidées vous retirent la découverte de ce qu’elles vous donnent à savoir. On voit, mais on ne voit pas : on a compris. Pour prendre le pouls d’une ville, rien ne remplace la déambulation pédestre le nez en l’air*. Se fixer un objectif-prétexte, une vague direction, et s’en remettre au hasard des rues, des enseignes, ça a l’air sympa à droite, c’est quoi ce bout de bâtiment qui dépasse, allons voir, explorons, flânons, lentement sur les trottoirs au soleil, plus vite quand le coin n’a rien à offrir ; s’arrêter pour regarder à travers une vitrine, pointer un détail architectural, prendre une photo, un bain de soleil, boire un coup, comprendre à peu près où on a atterri sur une carte, se rendre compte que l’on s’est rapproché, éloigné, que l’on a tourné en rond, bouclé, quadrillé, zigzagé, coupé à travers champ de briques, de pierre, de béton, de ferronnerie, balcons arts nouveau plutôt art déco, bourrelets de pierre taillée, boulevards, rues, ruelles, impasses, oh une place.

 

 Premier jour, in the mood for details

Peu à peu, les jambes se fatiguent et la ville se lève. On commence à relier les points ; les quartiers se forment, s’entrechoquent et se fondent les uns dans les autres ; on se repère, à un monument, un nom, une bouche de métro, une vitrine de robes de mariée pour Mum, pour moi une gigantesque publicité sur un toit pour une montre Rolex, qui ne devrait pas être là, mais que l’on devrait voir, oui comme ça, à moitié cachée par l’immeuble, traversons, dans ce sens-là, l’hôtel est par là. À force de passer et de repasser, de prendre des embranchements nouveaux qui débouchent, surprise, sur une rue que l’on a déjà arpentée, la ville se structure, la ville se cartographie dans nos esprits et dans notre corps qui dirait, sans trop savoir pourquoi, que c’est par là ; parfois on se trompe, parfois on a raison, qu’importe : de son gros œil de big brother mouchard, l’ange Google street map veille sur nous.

Comme la voiture bardée de caméra, nous n’entrons pas : pas d’intérieur de mosquée, d’églises, de Parlement, que de toutes manières nous finiront par confondre, qui se mettront à flotter dans nos mémoires sans plus d’attache géographique, tout au plus bonnes à former une idée d’église baroque ou gothique ; de toutes manières, il fait trop beau pour ça. L’éclipse de soleil pour passer par une rue à l’ombre est déjà un déchirement en soi. On ne visite rien, la ville, seulement ; on reste à l’extérieur, dans ses boyaux à ciel ouvert, où il y a déjà tellement à absorber et digérer.

 

 

Budapest n’est pas une ville évidente : ses artères sont larges et imposantes comme les boulevards parisiens, mais il n’y a pas dans l’architecture cette homogénéité hausmannienne ; c’est plus vivant, plus varié, sans non plus atteindre au bariolé ou au contraste permanent, qui peut à lui seul constituer une identité. C’est plus subtil et massif que ça – des immeubles imposants, une ornementation proliférante. Assez difficile à rendre : vous pouvez accumuler les photographies de détails architecturaux ; d’ordinaire, c’est ce que j’aurais fait (j’adore le détail qui fait ressurgir l’ensemble dans ma mémoire). Mais Budapest a de quoi saturer votre disque dur, et cela ne rend pas les bâtiments imposants mais jamais pesants comme ils peuvent l’être à Vienne (le Ring n’a pas la même fantaisie qu’ici ; l’esprit slave, plus exubérant ?), ni les larges espaces de la ville, dans laquelle on respire. Mum me fait d’ailleurs remarquer que l’air est froid et dur comme à la montagne – en pleine ville, un air pur. Vivifiant à tout le moins. 

 

 Sur le pont des chaînes
Mon niveau à bulle interne est un peu déréglé (spéciale dédicace à JoPrincesse).

Alors quoi ?  Les photographies d’immeubles entiers, déformés, ne rendent rien non plus ; pas plus que les rues en plans larges, où l’ornementation est négligée, pixelisée. J’en prends pourtant pour montrer à Palpatine, comme lui me rapporte de voyage des photos de reflets aux détails magnifiés – échange accompli ; en 7 ans, nous nous sommes phagocytés. En n’étant pas là, il me transmet son obsession de mapper la ville (j’aime parcourir les cartes, pas spécialement constituer). Budapest s’y prête : je vois bien que la ville réclame à la fois du zoom in, zoom out, avec son fleuve immense, ses deux rives (Buda et Pest) et son relief (côté Buda, mais attention à ne pas confondre le centre historique de Buda, très en hauteur, avec Óbuda, au nord de Buda, troisième ville unifiée par Buda-pest).

 

Buda se prononce Bouddha et Pest à mi-chemin entre pêche et peste
(la pêche était plus facile à représenter, vous voudrez bien m’excuser).

Aspiration à prendre de la hauteur. Frénésie d’angle de vue. But mice will be mice. Je fonctionne à la subjectivité. Je veux dévorer la ville par blocs entiers et tout recracher en un Google street map cubiste où domineraient mes points de vue préférés, inassimilables, incompatibles avec les points de vue complémentaires, qui seraient représentés tout petit, dans une carte passionnante et distordue qui donnerait à sentir l’appétit d’un point de vue fortifié, le vent dans la jupe en fonte de la statue de la libération sur son promontoire au bout au sommet de la ville, la force du temps au-dessus d’un fleuve au débit pourtant lent, le rugissement des lions de pierre, la tranquillité du cerisier en fleurs qui vole la vedette au panorama sur le mont Gellért, la protubérance de la grande roue de Pest qui paraît bien petite vue de Buda, l’étagement paisible et majestueux du vieux Buda et de ses rives, vignes de la culture et du temps qui maturent comme un bon vin, et les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros, les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros qui vont par deux.

 
Statues équestres devant le parlement et étagements de Buda au-delà du fleuve invisible

 

Ce serait une carte à la fois précise et floue, comme les rives illuminées lors de notre dîner sur péniche. Les monuments se sont ordonnés sur notre passage, celui-ci au nord de celui-là ; puis nous avons fait demi-tour et nous avons récapitulé le Parlement, les clochers, les ponts dans l’ordre, comme autant de pièces dans un palais de mémoire**, jusqu’à dépasser la zone que nous avions découverte à pied : ce sont de nouveaux bâtiments qui sont apparus, l’immense hôtel Gellért que nous avons snobé, une salle de spectacle qui a fait du neuf avec du vieux ou peut-être bien plutôt le vieux avec le neuf, héritage assimilé jusqu’à la modernité et pas loin, un gros bloc de béton à la façade aveugle, éclairée de lumières criardes changeantes et saupoudrée de vermicelles-néons épileptiques, seule concession technicolor à des rives qui ont le bon goût nocturne d’une décoration de Noël uniquement dans les ors. Puis nous avons fait demi-tour et rebelote et demi-tour et rebelote et je n’ai pas réalisé que nous avions fait demi-tour pendant que j’essayais de distinguer les arrêtes de poisson dans la pénombre, quoi, ce monument-là à cet endroit-là ? Toute la géographie apprise s’est brouillée comme une veille de concours à vouloir trop tout retenir ; j’ai laissé-allé et dérivé-rêvé dans les constellations terrestres aux lumières dorées.

 

Les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros,
qui me font un effet, un effet…

Le parlement de nuit depuis le fleuve

 

Le parlement de jour depuis le pont Élisabeth…
… et la statue de la libération, tout là-haut, à droite :

 

* Quand la ville s’est structurée, on peut passer à la vitesse supérieure, prendre le tram et le bus pour élargir le territoire à explorer. Le métro, c’est encore autre chose. Il se visite (gigantisme de béton dans une station ; carreaux décorés et portes de bois pittoresques dans une autre, sur une ligne plus ancienne encore que le métro parisien) mais court-circuite la ville par quartiers entiers. 
** L’image vient sûrement de ma conversation récente avec @ethyliste, qui m’a donné envie d’en savoir plus (quand Cicéron me donnait envie de fuir).

Budapest, carnet de voyage

Je ne sais pas j’ai aimé Budapest, mais j’ai aimé ne pas connaître la ville et m’y promener. J’ai aimé les interstices qu’elle a offert à notre séjour, toutes les pauses et les discussions qui ne font pas vraiment partie de la ville mais qui font l’essentiel du voyage. Les voici dans ce dernier billet.

 

Oh, mais il est vieux ce guide, il date d’avant l’Euro. Je feuillette le guide de voyage de Budapest que Melendili m’avait offert il y a quelques années (potentiellement six, à en juger par la date de l’édition) et que j’avais complètement oublié.

Quelques jours avant le départ, Mum m’appelle pour me demander si je peux aller lui changer des forints près d’Opéra.

Vieux, mais pas obsolète.

 

Vendredi

Rendez-vous beaucoup trop longtemps à l’avance à l’aéroport : c’est un voyage organisé. Nous inaugurons les vacances en plein terminal sud avec un thé à la menthe. Cela semble totalement inconcevable d’avoir un vrai thé à la menthe dans un aéroport, avec des feuilles de menthe dans une théière et des verres dans lesquels je m’amuse-m’applique à faire mousser le thé. On éventre le temps d’attente, on s’installe en-dedans-dehors du transit des voyageurs, en déployant le papier d’aluminium du dernier bout de Krantz cake maison de Mum. Le serveur s’approche, pour nous reprocher la consommation de ce que nous ne lui avons pas acheté, croit-on : il nous propose assiette ou cuillères, je ne sais plus. Est-on vraiment dans un aéroport, à Paris ? Les tranches disparaissent les unes après les autres, les angoisses aussi, d’être partagées et nommées, noyées parfumées délitées dans la menthe, la chaleur sucrée. Mum aussi a eu sa période TOC et ça me rassure, quelque part, de savoir qu’on peut aussi bien vivre avec, après, au-delà. La fatigue tombe.

Chauffeur, si t’es champion, appuie, appuie…
C’est à l’arrière qu’on gueule, qu’on gueule…
Casquettes assorties, une colo de trentenaires. Au décollage, à l’atterrissage… Les extravertis me font peur. Les élans à l’unisson de brisent en conversations durant le vol ; ils rivalisent avec les réacteurs. À l’arrivée, j’ai la tête comme un compteur à gaz ; les embardées du micro m’agressent pendant le confortable trajet en car jusqu’à l’hôtel. Mes chers amis… je ne suis pas ton amie, monsieur le guide, je n’aime pas cette formule de jovialité forcée. Distribution des cartes à l’hôtel, on file dans la chambre, au calme, puis dîner tranquillement dans un charmant bistrot où la silhouette d’un cochon est dessinée au mur avec des bouchons de liège.

 

Samedi

Nous partons dans les rues à la découverte de Pest.

Nous visons la visite guidée de Buda à 14h. Vers 13h, nous avons passé des petites maisons aux vélux alignés, une façade orange, les bruits de couverts d’une auberge, et nous nous baignons tranquillement dans cette ambiance de province aux beaux jours sur un banc en contrebas de l’église Matthias, que nous n’apercevons pas, et des tourelles à la Walt Disney. Nous sommes à la lisière mais hors de l’enceinte touristique, la vue sur Pest est déjà belle dans notre dos, entre les branches des arbres, la ville est loin, les oiseaux pépient, atmosphère de pâquerettes et de printemps. On se découvre, on se recouvre au gré des nuages et du vent, Mum me prête ses lunettes de soleil pour reposer mes yeux. On est passé de pluie potentielle à éclaircies à pourquoi diable n’ai-je pas pris mes lunettes de soleil.

Vers 13h45, nous engloutissons à la hâte des petits pains avec des tranches de fromage achetés au supermarché du coin, après disqualification des grailleries vendues aux touristes. Parfait d’improvisation.

Visite guidée jusqu’aux jambes et l’attention fatiguées. Nous trouvons refuge dans une boutique toute petite qui fait des rétes et vend un thé (allemand) absolument délicieux, que nous ne retrouverons pas au supermarché.  Des oreilles de lapin sont dessinées à la craie à hauteur d’enfant et des cartes du monde couvertes de punaises multicolores : l’Afrique est clairsemée et l’Europe surpeuplée, mais on vient manger des rétes du monde entier. Du coin de la rue aussi, à la sortie de l’école. Puis il est temps d’aller faire ses devoirs et nous nous retrouvons seules, un peu rouges, échevelées, échouées sur les grands tabourets, dans le ruminement discret du réfrigérateur. 

Rentrées à l’hôtel nous reposer nous n’avons plus vraiment envie d’en ressortir. Nous nous motivons à la démesure : direction le café New-York, lustres, stucs, colonnes, ors et apparat, qui disparaissent devant la colonne de glace commandée en guise de dîner. Le vrai luxe, c’est de l’oublier. C’est plus facile pour nous étrangers que pour les locaux : à en juger par leurs tenues du soir et leurs commande dessert only, c’est une sortie prisée pour seconde partie de soirée. En baskets de tourisme, nous hallucinons un peu de nous trouver pour le prix d’une brasserie parisienne lambda dans un décor digne du Train bleu ou du Café de la paix.

 

Dimanche

Pendant que Mum est sous la douche, je ré-étudie le guide : trop de soleil filtre à travers les rideaux de la chambre d’hôtel pour aller s’enfermer, fusse dans un décor délirant mi-bains turcs mi-église gothique. Promenons-nous plutôt dans le quartier du Parlement ; il y a des immeubles Art Nouveau à voir, le péché mignon de Mum (moins mignon quand on a traversé toute la banlieue de Vienne pour cocher la checklist des dix travaux d’Otto Wagner – mais a posteriori, c’est un souvenir que j’adore). Nous découvrons l’immense place de la Liberté, des bâtiments qui rivalisent pour vous impressionner, de l’espace vert, une colonne phallique et l’ambassade barricadée des États-Unis qu’il faut contourner pour voir de près un immeuble magyar aux décorations délirantes. 

Nous suivons les contours du Parlement qui occupe un quartier à lui tout seul, puis longeons le Danube vers le Duna Park pour une collation de gâteaux. C’est plus au Nord que nous n’avions été jusque-là, et l’occasion de voir la ville telle qu’elle ne se visite pas, avec ses pâtés d’immeubles dortoirs et ses coffee shop où il fait bon bruncher. Nous nous installons en terrasse, entre deux rues mais près d’un square tranquille. Il fait beau à tomber le manteau et à faire tourner la chantilly du krémes que j’ai pris pour goûter sans plus avoir très faim, pour le plaisir de retourner près de la grande vitrine de gâteaux et commander ce que je n’aurais jamais choisi si je n’avais pas été en vacances. Mum s’en fout, ça l’amuse ; elle sait bien que les gâteaux se visitent comme le reste de la ville et s’inquiète juste de mon degré d’écœurement. Toujours l’épisode fondateur des Chokini : trop petite pour m’en souvenir, j’aurai avalé le paquet entier de gâteau… et l’aurais vomi chez l’amie de ma mère chez qui nous nous trouvions.

 

 

Promenade digestive sur l’île Marguerite, sorte de parc-centre de loisirs sportifs plein de joggers. L’île est desservie par un pont tricéphale, légèrement biseauté au niveau de l’île comme les deux pans d’une écluse. Sur l’autre rive, après digestion, il y a les bains Lukács. Nous ne sommes pas sûres de nous, en arrivant au milieu des bâtiments jaune Sissi : des plaques de médecins, mais aucune indication de piscine ou de spa. C’est bien là, pourtant. Ces bains-ci sont si peu touristiques que la caissière à l’accueil ne parle pas anglais* ; c’est tout une histoire pour réserver deux massages, on dérange le caissier d’à côté, les horaires, décalés, le prix, fois deux, toujours trois fois rien, et les bracelets qu’on attache à notre poignet, avec lesquels on peut ouvrir et fermer son casier, retrouver le numéro si on l’a oublié, et biper-pointer pour le masseur (Palpatine aurait été enchanté, je crois). Les locaux ont l’habitude ; ils viennent avec leur serviette ou leur peignoir de bain. C’est en deux pièces et pieds nus que j’erre dans les couloirs labyrinthiques après abandonné Mum aux mains d’une grande femme qu’on casterait sans problème comme infirmière est-allemande dans un film de guerre. Je fais le tour du bâtiment, pourvu de plusieurs cours intérieures qui abritent les piscines d’extérieur ; le contraste est surprenant entre l’architecture cossue des façades et les installations très piscine municipale. Seule exception : l’espace Wellness, que je finis par trouver, très haut de plafond, des globes ronds, quelques grandes plantes vertes et un transat que je tire jusque dans le rayon de soleil. J’attends là, à fixer le renfoncement jaune de l’immense fenêtre qui se finit en demi-cercle dans les arbres. Les bruits sont lointains, de la route, du personnel ; il n’y a personne. Que la lumière déclinante et les fantômes de la littérature de sanatorium. Je commence à avoir un peu froid, mais j’aime assez. J’aime encore plus le massage qui suit, ou plutôt la sensation qui vient après, une fois que les points de tensions, harassés, se sont lassés. Sur le moment, c’est douloureusement agréable. It’s very tight, remarque le masseur très à mon goût (à mon goût avant même qu’opère l’effet de transfert propre au massage et à la gratitude qu’on éprouve pour quelqu’un qui nous fait du bien). Dos pas entièrement détendu mais fortement délassé ; j’ai rapporté à Paris l’unique Advil dont j’avais la veille repoussé la prise en découvrant que le reste de la plaquette était vide.

On repart en petit-nuage-tram jusqu’à l’hôtel, où je récupère la doudoune de Mum pour la soirée frisquette mais magique à bord d’une péniche. Dîner-croisière plein de lumières.

* Hongrois qu’on comprend, mais on ne comprend pas élue meilleure blague pourrie du séjour.

 

Lundi

Un bout de Pest que nous n’avions pas fait. Des halles de quartiers, puis les Halles pour lesquelles on les avait d’abord prises.

Pour le dernier jour, je veux aller voir de près la statue de la Libération. Ses bras levés et sa jupe au vent dégagent une force peu commune lorsqu’on la voit au loin au sommet du mont Gellért, une espèce de Mistral historique personnifié, proue de la ville qui pourrait à tout instant la détacher et l’entraîner plus avant, plus aval, sur le Danube.

Nous nous rapprochons du mont Gellért en métro, puis entamons l’ascension en bus, en compagnie des habitants des contreforts – des immeubles qui me rappellent les résidences de Sanary sur la route du Lançon (sûrement à cause du rétes fromage-fleur d’oranger dans lequel je viens de croquer) et des villas de plus en plus cossue et espacées tandis que la végétation s’épanouit. Le vieux véhicule peine, mais après quelques arrêts, ça y est, il n’y a plus que la route à traverser, un parc à monter et on y est. Le lieu est touristique, mais pas si plein de monde qu’on n’entende plus chanter les oiseaux. Surplombant la ville, on s’en est extirpé ; c’est la campagne à quinze minutes du centre-ville. Tout juste si le cerisier en fleurs qui borde le premier promontoire with a view ne vole pas la vedette au panorama.

 

 

De près, la statue est toujours imposante mais moins impressionnante : la contre-plongée fait disparaître les plis téméraires de sa jupe. Deux statues plus petites l’entourent, qui me feraient aimer le réalisme socialisme.

 

Communism on the verge of smashing Coca-Cola

 

On les regarde et on les oublie depuis le banc où nous nous sommes installées. Là et accoudées à la rambarde, vers le versant vert du mont, un enfant avec son bâton nous fait parler de transmission. Une amie de Mum, qui n’était pas sûre de vouloir un enfant, commence à éprouver le désir de transmettre ce qu’elle a vécu et appris de la vie. Je comprends ce désir mais pas la forme qu’il prend : je lui préfère le partage avec mes contemporains immédiats, sans ligne de temps*. Et tant pis s’il est plus facile de modeler quelqu’un depuis son plus jeune âge, de transmettre par imprégnation plus que par savoir. Je ne sais pas si, ne voulant pas d’enfant, je me dégage de l’illusion d’immortalité, comme je le croyais depuis ma lecture du Banquet (avoir un enfant pour passer le relai génétique et continuer à exister un peu après sa propre mort) ou si, cela m’effleure seulement, je la renouvelle en la déplaçant (ne pas même mourir symboliquement en étant dépassé par celui que vous avez engendré).

« Je préfère parler de partage plus que de transmission, car on transmet avant de mourir ».

 

 

Les autos lointaines scintillent entre les branches nues et les bourgeons obscènes comme les gouttes d’eau d’une toile d’araignée. Je deviens sensible aux saisons en vieillissant, me confie Mum. Je pense immédiatement à ce haïku twitté par Melendili :

En secret
Le printemps me manque
Je vieillis

Awano

Moi aussi, je deviens sensible aux saisons, moi aussi, je vieillis. On me dit maintenant que je suis encore jeune. Il y a un ou deux ans seulement, il n’y avait pas d’encore. La nostalgie à venir rajoute à la beauté du moment. Nous repartons par l’autre côté, celui qui n’a pas de stand de tir à l’arc ni de chalet à gâteau cheminée, c’est le calme, une journée de printemps paisible. Nous attendons à peine l’autobus avec trois mamies.

À quelques heures du départ, il nous reste deux envies sur notre check-list. Pour Mum : trouver une couronne de Pâques comme elle en a vu quelque part dans Pest le premier jour. Impossible, évidemment, de se souvenir où. Elle a presque renoncé lorsque, bingo, une boutique de déco-fleuriste : fleurs, petits œufs de Pâques et mini-pompons blancs comme des queues de lapin trôneront sur la table pour le repas de Pâques.

L’autre envie à check-lister porte le nom de mon arrière-grand-mère : c’est un salon de thé juif que le guide mentionne pour ses flödni. La devanture austère nous exalte à cause de son nom, mais nous ne nous attardons pas à l’intérieur – simple achat de pâtisserie que, par trop-plein de sucre, nous mangerons dans l’avion (mon arrière-grand-mère peut être fière de l’usage de son nom ; c’est très bon). Alors que je me demande, dans les rues adjacentes du quartier juif, si ce nom à consonance allemande nous apparente de quelques manière que ce soit à une certaine judéité, j’apprends que j’ai dans mes ancêtres pas si ancestraux des orthodoxes pratiquants. On ne sait jamais d’où l’on vient.

Ni où l’on va. Nous avons épuisé notre liste avant le temps imparti, sans qu’il en reste assez pour se lancer dans de nouvelles aventures. Nous nous promenons encore un peu dans Pest, sans trop nous éloigner, en essayant d’emprunter des rues par lesquelles nous ne nous serions pas encore passées. Une ou deux découvertes (notamment l’académie Liszt, au hall d’entrée plus que richement décoré, monceau vert de cabochons et d’art déco), mais pour l’essentiel, nous succombons à la force d’attraction des mêmes axes de circulation. Le soleil s’est un peu voilé ; c’est avec des regrets amoindris que nous regagnions l’hôtel. Le car, l’aéroport trop tôt, l’avion en retard, Sollers insupportable que je lis le plus vite possible dans le bruit des réacteurs. Mum me dépose chez moi un peu avant minuit ; les princesses vont devoir se lever pour retourner bosser.

Budapest, approche comparative

Toujours cette double flèche du premier cours de philo en hypokhâgne, on n’en sort pas :

identité <–> altérité

Il en va pour les villes comme pour le reste : retrouver le même dans l’autre permet de dresser une nouvelle carte d’identité, rendue singulière par une combinatoire qui lui est propre.

Dans la formule de Budapest, il y a…

les tuiles vernissées de l’église Matthias comme celles de la cathédrale Saint Stephen sur la grande place de Vienne,

 

St Stephen à Vienne, photo Wikimédia

Eglise Matthias, photo perso

Cliquez-glissez la photo de gauche pour rappeler Vienne…

les murs des bains Lukács jaunes comme ceux de Schönbrunn,

les clochers des églises comme à Heidelberg, où je ne suis jamais allée, mais dont l’image s’est imprimée en moi à travers un poster qu’il y avait dans la cantine ou les couloirs du lycée (ville d’échange pour les germanistes LV1 ?) ; mes archives photos attestent que j’en ai vu d’autres depuis, à Vienne notamment, à Saint-Pétersbourg probablement, mais l’image du rêve reste plus prégnante : comme à Heidelberg (alors même que l’image du poster n’était peut-être qu’une tour de pierre carrée en ruine),

 

 

les grands boulevards comme ceux du Paris hausmannien ou du Ring viennois (ils drainent encore mieux la circulation ; entre deux, ainsi qu’était notre hôtel, c’est le calme plat),

une colonne bardée de statues de saints comme à Prague, je crois (après quelques années, les souvenirs se mettent à flotter dans ma mémoire sans plus d’ancrage géographique),

 

 

les musées amalgamés en hauteur comme le Belvédère à Vienne, en plus compacté,

la relève de la garde comme en Grèce (avec les lunettes de soleil, mais sans les pompons)(je me demandais si faire le piquet était un honneur ou un placard : un honneur apparemment, à Londres à tout le moins où, m’apprend Mum, ils sont triés sur le volet),

le Danube bleu comme une orange, calme comme la Seine, large comme la Neva (deux fois moins, en réalité chiffrée : 350 mètres de long, là où la Neva en fait au moins 600)