Yosemite – l’épisode automobile

Il n’est pas certain que je me serais lancée dans l’aventure si j’avais sérieusement étudié une carte des États-Unis avant de réserver un hôtel près du parc national de Yosemite. Google dit trois heures de routes depuis San Francisco, go ! Google dit, Simons says, et la souris répète comme un perroquet. On va à Yosemite !

On est parti la fleur au fusil, la voiture réservée sur internet deux jours avant, après avoir fait le tour des locations de voiture et s’être fait préciser par écrit des chiffres à trois nombres qu’on ne comprenait que trop bien – trop cher. Le trajet a commencé in media res, dans un San Francisco à la circulation sinon dense du moins très dynamique. Pas évident de prendre en main une nouvelle voiture quand on ne connaît ni la signalétique (mantra mental : s’arrêter avant l’intersection, s’arrêter avant l’intersection…) ni le trajet (in GPS I trust – nous sommes partis sans carte – complètement inconscients, oui). Heureusement, ce qui me gêne de prime abord m’autorise ensuite une conduite plus détendue : l’automatique, c’est fantastique.

Enfin détendue… je ne suis pas précisément un modèle de zénitude au volant. La conduite reste, avec la danse et le sexe (quoique pour des raisons manifestement différentes), le meilleur moyen de me donner chaud – mais qu’est-ce qu’il fout à déboîter, celui-là, et toi derrière, tu vas arrêter de me coller, oui ? tu n’as qu’à me doubler si je ne vais pas assez vite pour toi ! (Connard.) (Oui, je fais des didascalies quand je conduis.)

Comme Palpatine n’a pas le permis, j’ai conduit tout du long. Entre l’attention requise, la chaussée pourrie de l’autoroute et la difficulté de s’arrêter (sérieusement, je ne m’étais jamais rendue compte à quel point l’aire d’autoroute est une invention merveilleuse), je suis arrivée vannée. Et c’est là que j’ai compris qu’il allait encore falloir rouler : « proche », à Yosemite, ça signifie « à 1h30 de voiture ». Les routes de montagne sont en largement meilleur état que les autoroutes, mais cela reste fatigant. Surtout quand on sait qu’il ne faut pas traîner pour faire le circuit souhaité, parce que des chutes de neiges sont prévues et que certaines routes vont fermer en début de soirée. On enchaîne les view points – garer la voiture, claquer les portière et admirer le paysage – juste le temps d’avoir froid, et on se glisse à nouveau dans l’habitacle chauffé par deux cents kilomètres d’autoroutes californiennes.

Nous redescendons dans la vallée en fin de journée pour une promenade à pieds un peu plus longue. Le jour tombe lorsqu’on revient de Mirror Lake et, lorsqu’on sort du supermarché où l’on a acheté de quoi grignoter, il fait nuit noire. Il n’y a pas de lune, encore moins de lampadaire, et le parking est plus grand que celui d’un hypermarché. Quelque part dans le noir, il y a la voiture et aussi, il paraît (et vu le nombre de recommandations, on est tenté de le croire) : des ours. J’ai déjà failli faire une crise cardiaque, une heure plus tôt, quand Palpatine, se cassant la margoulette entre les rochers, a émis un grognement très-beaucoup-trop ressemblant (il faut savoir qu’il a un véritable talent d’imitateur animalier – j’aurais seulement préféré qu’il s’en tienne aux otaries). Il faut crier le plus fort possible si on se retrouve nez à truffe avec un ours : pas besoin de me le dire deux fois, ni même de me le dire, en fait, ce serait très spontané de ma part ; ma peur obéirait naturellement à l’injonction de déclencher celle du non-teddy bear – l’idée étant de dissuader les ours d’approcher, sans quoi ils s’habituent aux humains, s’enhardissent et finissent par attaquer COMME LES ÉCUREUILS DE REGENT’S PARK, je le sais, je me suis faite attaquer.

Nous sommes donc là, avec Palpatine, lui pas rassuré, moi légèrement hystérique, quelque part dans le noir, les bras chargés de victuailles, alors qu’il ne faut laisser aucune nourriture dans la voiture, même dans le coffre, à errer dans un parking au milieu d’un parc naturel sans lampadaire, qu’est-ce que c’est que cette répartition pourrie de l’artifice en milieu naturel. Je peste davantage en dix minutes que pendant les six heures passées au volant dans la journée. Il fait faim, froid, nuit. Mon imagination débridée fait de moi une mauviette ; j’ai peur d’attraper un ours au bout de l’application torche de mon téléphone portable : s’il rappliquait, alléché par nos sandwichs triangle comme un toon par le fumet d’un rôti ?

Enfin nous retrouvons la voiture ; je démarre, soulagée, et BANG. Voiture emboutie, pare-choc cassé, dépanneuse, franchise faramineuse : je vois la carrosserie explosée et j’explose à mon tour en larme. Le volant essuie une volée de coups. Fatigue nerveuse, crise de nerf. Pétrifié, Palpatine m’appelle même par mon prénom. L’heure est grave. 

Heureusement, la situation ne l’est pas : sorti pour mesurer l’ampleur des dégâts, Palpatine m’assure que le rondin de bois a plus souffert que la voiture, qui semble ne rien avoir. Il n’empêche : je ne suis pas peu soulagée d’arriver une heure plus tard à notre chambre d’hôte. Sept heures de conduite dans la journée. La souris jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Yosemite – le paysage

Reflet de notre voiture dans les jantes d'un truck

 

L’épisode automobile m’a beaucoup fait râler, mais il m’a également donné un avant-goût de ce que peut être un road trip américain, avec toutes les idées de liberté et d’immensité qui s’y rattachent. Rouler sur le revêtement pourri des autoroutes californiennes, patché de partout, tout strié, c’est aussi avoir l’impression d’avancer dans le sillon d’un vieux vinyle qui accompagnerait le voyage à plein volume, faisant résonner des airs de liberté, vibrant comme l’habitacle de la voiture ; c’est faire du toboggan sur des routes vallonnées, entouré de champs à perte de vue – pas des champs plats comme nous avons en France, non, des champs où l’on s’attend à voir Flicka et les chevaux sauvages de Mary O’Hara1, des champs bordés au loin par des montagnes, parcourus par les vents et pas qu’un peu : nous avons longé le plus grand champ d’éoliennes du monde ! J’avoue ne pas tout à fait comprendre en quoi elles défigureraient un paysage qu’elles peuplent d’une présence héroïque, géants Don Quichottesque revus par la science-fiction, plus impressionnants encore que les pylônes un peu plus anthropomorphisés de nos lignes à haute tension.

Nous avons roulés des kilomètres et des kilomètres, entre ces champs parcourus par les vents poussant des plaines de nuages. Je n’ai pas arrêté d’alterner entre lunettes de vue et lunettes de soleil à ma vue, yeux plissés, yeux écarquillés, comme devant cette croix « Jesus save us » dessinée plantée par un agriculteur sur une parcelle de terre jouxtant l’autoroute, ou bien cet immense réservoir d’eau croisé sur le chemin du retour (béni soit le GPS qui nous a fait passer par un chemin différent sans que nous ayons rien paramétré), devant lequel je n’ai pas réussi à m’arrêter, alors que les strates colorées des roches qui en émergeaient méritaient certainement le détour ! Plus encore que la forêt de séquoia géants que nous n’avons pas pu voir car il s’est mis à neiger, je crois que c’est ce réservoir entr’aperçu qui m’a donné envie d’un road-trip, un vrai, plus long, plus aventureux, avec encore plus de trucks dans les jantes desquels se refléter – un road trip où, accessoirement, je ne serais pas la seule à conduire.

 

Arbres

 

Rouler permet en outre de prendre la mesure de ce qui nous entoure. Après une heure et demie de voiture pour voir Yosemite Valley depuis Glacier Point, non seulement le paysage s’offre comme une récompense, attendue, désirée, mais il s’est étoffé : tous les virages dans lesquels on l’a vu apparaître et disparaître, dans lesquels on l’a vu se métamorphoser, contribuent à lui donner sa réalité. Tunnel View, encore encaissée dans la vallée, à mi-chemin, offre une vue incroyable. On a beau ne croire que ce que l’on voit, le voit-on qu’on n’y croit toujours pas. Y est-on ? Est-on bien là ? On photographie sans y croire ce paysage de carte postale, que l’on reçoit comme tel, comme si on n’en avait pas été témoin. Sans le vent et les nuages qui font moirer la forêt de sapins, la vue se confondrait avec toutes les images qu’elle a engendré – une vallée, la vallée, qui de tout temps a existé dans notre imaginaire. Celle de tous les récits d’aventure. Celle de Petit Pied. Celle de l’âge de glace. Je suis presque surprise de ne pas voir avancer au milieu une longue lignée de dinosaures en exode. We don’t belong here. Je le sens. J’ai beau regarder, je ne vois pas : ce paysage m’échappe. Alors je fais comme tout le monde : je le prends en photo dans une vaine tentative pour me l’approprier, tandis que les touristes américains le shootent, comme un animal dont on n’aurait pas toléré l’indifférence à notre égard. Par dépit. Dépit souriant, évidemment ; on montre les dents.

 

Touriste, mon alter ego

 

Assis sur le muret, un couple de jeunes se fait prendre en photo par le reste de la (belle-)famille : ils s’offrent un peu de repos, dos à la vue-à-couper-le-souffle. Sans doute espèrent-ils, par cette feinte indifférence, s’en faire accepter, appartenir, enfin, à cet endroit. Je ne résiste pas à prendre une photo-à-la-Martin-Parr, mais avec plus de bienveillance que jamais : je sens naître en moi, en même temps qu’une certaine sympathie à leur égard, une non moins certaine ironie envers moi-même. Qui des deux est le plus comique : celui qui tourne le dos à ce qu’il y a à voir pour dire j’étais là ou celui qui s’efface soigneusement du paysage comme s’il devait n’avoir jamais été et ne jamais être autre qu’il n’est à ce moment-là ? Il y a de une certaine hybris à croire que l’on a vu la chose telle qu’elle est, en soi, comme si notre présence n’affectait pas notre perception, comme s’il n’y avait pas d’autre manière de voir ce qu’on a vu. Comme si on était objectif – clic-clac, hors du cadre. Le simple fait de contempler un paysage, pourtant, est déjà subjectif, car il n’y a pas de paysage dans la nature ; c’est l’oeil de l’homme qui l’y découpe. D’où que l’on ne puisse pas se sentir appartenir à un paysage : le voir nécessite de s’en exclure. Comme sont vaines et attendrissantes nos tentatives pour nous persuader du contraire ! J’ai même cessé, depuis ce jour, de regarder avec mépris les selfie sticks, cette tentative de s’inscrire, seul s’il le faut, dans un lieu que l’on aimerait habiter (hanter), un lieu qui nous relie à ceux qui y sont passés, aux rois au Louvre, aux dinosaures à Yosemite – à nous-mêmes au final : notre moi du futur pourra dire c’était moi en regardant ces photos-là. Je regrette parfois notre intransigeance photographique, à Palpatine et moi, décrétée au motif que nous ne sommes ni l’un ni l’autre photogénique : c’est un tel plaisir de le retrouver dans cette silhouette-ci ou de me reconnaître dans ce bout d’écharpe-là. Se reconnaître : il faudra à ce propos que je vous parle un jour du portrait que Renaud, un ami de @_gohu a fait de moi, et du plaisir, du soulagement presque qu’il y a à retrouver dans une image montrable l’image qu’on peut avoir de soi. Je ne l’ai pas rêvé. Je l’étais, j’y étais. À Yosemite, donc.

 

La crête des arbres

Vous ne trouvez pas qu’on dirait des arbres de maquette ?
Make-believe ai-je attrapé au vol dans la conversation de touristes américains.

Le Half-d=Dome

Le Half-Dome.

 

Chute d'eau

Photos garanties sans filtre. Comme nous n’avions pas de téléobjectif, nous avons pris les photos à travers les jumelles de Palpatine. Mac Gyver style.

 

Après le panorama, depuis Tunnel View puis Glacier Point (l’occasion de remettre El Capitain dans son contexte massif, la Sierra Nevada), ce fut l’immersion dans la forêt avec quelques deux ou trois kilomètres à pieds pour aller voir le Mirror Lake. Voiture laissée au parking, du calme et de l’air froid : on pouvait se dire que, ça y est, on allait pouvoir appréhender l’endroit et se sentir y appartenir. Sauf qu’engagé sur un sentier, on perd de vue la big picture. Au bout de dix minutes, j’avais l’impression de me retrouver dans la forêt où j’allais crapahuter avec mon père, le week-end, quand j’étais petite et que les rochers me paraissaient des falaises à escalader. Pour l’idiosyncrasie américaine, c’est raté. Ultime moquerie du sort : le bitume n’a pas cessé de reparaître à cinquante mètre du sentier plein de crottin de cheval dans lequel nous nous étions engagés. Et Mirror Lake ? Hum, oui, vite fait. Il fallait surtout en revenir, pour voir le coucher du soleil sur le Half-Dome et les fleurs blanches surnaturelles dans le crépuscule.

 

The Mirror Lake

Coucher de soleil sur le Half-Dome

Fleurs blanches dans les bois au crépuscule

 

Yosemite, on en est revenu : c’est comme ça qu’on sait qu’on y a été.

 

1 Il se pourrait que j’ai déplacé le Wyoming de quelques centaines de kilomètres.