Tokyo, Kyoto, Osaka, face B

Tu n’as rien vu à Hiroshima.
Marguerite Duras

 

Le voyage ne s’écrit pas ; je n’y arrive pas. Non pas parce que tout est lié (tout l’est toujours), mais parce que les souvenirs changent de tonalité au fur et à mesure que je me les remémore, selon le fil sur lequel, éventrés, ils s’empilent en un collier de perle sans cesse recommencé. J’ai commencé par un long billet qui devait tout récapituler (une synthèse non synthétique comme je les aime), mais je me suis aperçue que c’était surtout pour y enfouir-révéler ce qui me turlupinait et que le temps d’y arriver, tous les souvenirs étaient colorés-décolorés par l’appréhension, enfilés sur un fil noir quand je voudrais tout coudre, noir, gris ou blanc, sur un fil doré – tout écrire dans la lumière de la golden hour, parce que tout a été vécu et ne le sera plus de la même manière au même moment.

 

 

Il faut pourtant commencer par la lumière grise de l’aube. Le jour se levait à 4h du matin. À Tokyo, assommés par le décalage horaire, nous ne nous en sommes même pas aperçus. À Kyoto, nous étions recalés depuis plusieurs jours déjà, et je peux vous assurer qu’à 5h, il faisait jour dans la chambre, malgré le masque, malgré les rideaux occultant. J’ai laissé ma robe en T-shirt noire au pied du lit pour m’ensevelir le visage dessous, mais à 8h, grand soleil, je capitulais après un sommeil en pointillés. Il nous fallait encore trois heures pour lever le camp.

La plupart des temples fermaient à 17h, ce qui nous laissait six heures de visite : assez pour soupirer d’extase au moment de soulager nos pieds de notre poids, mais trop peu pour s’octroyer beaucoup de marge. J’ai beau me dire qu’on ne peut pas tout voir dans un voyage et que c’est l’expérience de l’instant qui compte, il y a toujours un moment où me reprend la frénésie de la check-list. Tel, tel et tel point à voir, on a tout loupé si on ne les as pas vus : je loupe tout de peur de les louper. Le but s’oublie prétexte à découverte, il vaut pour lui même, impératif catégorique du guide, gérondif touristique : ce temple est devant être visité. En arrivant au Pavillon d’or, soulagée que nous soyons arrivés avant la fermeture, je m’en désintéresse : c’est fait. Je me retrouve à parcourir la ville selon la même dynamique que le journal d’Annie Ernaux ou les lettres de Simone de Beauvoir lorsqu’elles attendent leur amant : toute joie absente, rien que tension dans l’attente. J’ai beau essayer de contrer la frénésie de la check-list, son rappel est insidieux, ancré dans une angoisse bien plus profonde, hyperbolique : celle de mourir sans avoir vécu.

 

 

À la fin d’une journée très agréable, alors que nous cherchions depuis un peu trop longtemps un restaurant introuvable malgré l’évidence de la puce bleue sur Google Street Map et que Palpatine ne s’activait pas aussi vite que la faim faisait monter le niveau de stress de mon corps, je lui ai hurlé que j’en avais marre de le traîner comme un boulet, que je ratais déjà ma vie alors que j’aimerais bien ne pas en plus rater mes vacances. C’est sorti sans y penser ; j’y ai pas mal pensé ensuite.

J’ai toujours fonctionné comme une cocotte-minute. Seulement, d’habitude, je retourne la colère contre moi et ce sont des larmes qui sortent, pas des cris. J’ai découvert il y a peu à quel point ce peut être libérateur d’expulser la colère plutôt que de la ravaler. Peu à peu, sans m’en rendre compte, je suis devenue passive-agressive, surprise que ce que je pensais une pique affectueuse, comme on s’en balance régulièrement, sonne davantage comme un reproche. Je me suis rendue compte de la violence accumulée en me remémorant le mouvement de recul de Palpatine dans l’ascenseur à Tokyo, alors que je m’exaspérais de ce qu’il retardait notre départ en ayant oublié je ne sais quoi dans la chambre (que j’aurais très bien pu moi aussi oublier) ; je me suis rendue compte à ce mouvement de recul que j’avais la main levée, prête à frapper. Rarement eu aussi honte de moi.

Je rate déjà ma vie, j’aimerais bien ne pas rater en plus mes vacances. J’ai conscience de l’exagération (du grotesque, aussi) au moment où je m’entends, tout en ayant le sentiment de toucher juste, de comprendre enfin que c’est cette peur, cette rancœur-là que j’ai transportée à l’autre bout du monde, et que le voyage m’exaspère comme un divertissement qui ne fonctionne plus.

J’en ai marre de te traîner comme un boulet. Trop tard. Les paroles ne s’effacent pas, et je sais que si Palpatine ne dit rien, se gardant bien d’envenimer les choses jusqu’à la dispute, il n’oublie rien non plus. Sans rancune, sans pardon. Je sais certaines paroles de ses amies, prononcées sans y penser ou sous le coup de l’énervement, qui ne sont pas passées. Je le sais, et le remord arrive à l’instant même où je crie, sans que je puisse nier la joie sourde de laisser sortir la frustration. Les doigts qui pianotent sur le téléphone plutôt que sur moi au réveil. Les mails à lire, à envoyer à toute heure de la journée. Le travail, qui prend tout le temps, toute la place. Tout l’esprit, surtout : les deux heures de boulot le soir à l’hôtel étaient prévues, et j’en ai à chaque fois profité pour twitter dans le détail notre journée ; mais ça déborde, ça continue de tourner, de s’insinuer, de nous éloigner. Je sais que la chaleur redevient plus supportable pour Palpatine à ce qu’il recommence à parler boulot ou business, et une conversation autre n’est jamais à l’abri d’un eurêka quant à une solution pour éradiquer un bug. Cette monomaniaquerie a quelque chose de comique, et on en rit parfois de bon cœur, mais le rire n’efface pas la fatigue et la lassitude qu’il aide à supporter. Impression de tourner en rond, dans nos conversations et dans nos êtres, de plus en plus juxtaposés. À sa frustration de ne pas trouver assez ou assez vite de répondant dans le business répond ma frustration de ne pas réussir à soulager la sienne, d’être un mauvais divertissement. Présence absentée, soutien défectueux, nous avons de moins en moins à nous apporter. Chacun se cristallise sur son obsession : faire que ça marche, faire que ça s’arrête. Le téléphone explosé contre le mur : avais-je pensé l’image plus tôt qu’elle serait devenue mon mille-pattes, comme chez Robbe-Grillet. Malgré quelques percées, la lumière s’est retirée au bout du tunnel et je doute parfois d’avoir la patience et l’endurance nécessaires pour l’atteindre tandis qu’elle semble reculer.

 

 

J’ai hurlé sur Palpatine et le lendemain, j’étais lessivée. Vidée de tout le négatif absorbé comme une éponge. Exprimée comme un citron. Assise devant une forêt de bambous, je me suis demandé ce que l’on faisait là. Qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi on voyage à l’autre bout du monde. Qu’est-ce qu’on espère y voir ? Quel intérêt à voir ? Puisqu’on ne peut pas se fuir. À partir de ce moment, j’ai eu envie de rentrer. De retrouver l’obscurité jusqu’à 6h du matin, des fruits et légumes dans mon assiette, mon calme et une identité plus flatteuse. De rentrer en moi.

Je ne cherche pas à tenir une comptabilité des torts et des bons points. Cela n’aurait aucun sens : il s’agit d’ajustement, de réussir à s’ajuster l’un à l’autre. Mais d’avoir écrit cela, d’avoir reconnu l’existence de la frustration au lieu de la refouler, fait ressortir tout ce que le voyage a pu avoir de lumineux. Cela jaillit soudain simplement. Les contrariétés tirent à elles la pellicule noire qui, couvrant le blanc, faisait grisaille ; elles se rassemblent en un yin qui ne laisse plus qu’un petit rond noir dans le yang, à travers lequel passe à nouveau la lumière. Je ne raconte pas le noir pour l’isoler du blanc et l’oublier, mais pour redonner au blanc tout son éclat. Et au noir. C’est l’un et l’autre. Quand on me demande si j’ai aimé le Japon, je réponds rapidement que je n’ai pas trop aimé le pays, mais que j’ai aimé le découvrir, rassurez-vous. Ce n’est pas tout à fait juste : l’un et l’autre, le Japon et le voyage, sont trop intimement liés pour pouvoir ainsi les séparer. Il faudrait dire : j’ai aimé ce voyage et je ne l’ai pas aimé. Ce faisant, je m’interdirais de fourrer tout ce que de ma vie je ne veux pas voir dans cette case-là du monde et de mes souvenirs, et de fermer hâtivement la porte du placard rempli d’affaires prêtes à dégringoler en m’écriant que non, je n’aime pas le Japon (mais le voyage j’ai aimé : le placard s’ouvre, tout dégringole).

Blanc et noir nippon, gris souris. L’un et l’autre, je peux maintenant vous raconter, sans laisser aucun des deux empiéter sur l’autre.

 

3 réflexions sur « Tokyo, Kyoto, Osaka, face B »

  1. Ton texte m’a énormément touchée, car il ose dévoiler ce qui n’est pas si beau, si rose, si lisse. Sortant des clichés de cartes postales pour partager les frustrations, les angoisses, les moments sales du séjour. Un exercice d’honnêteté difficile, y compris envers soi-même ; ça m’a beaucoup impactée. Merci de cette ouverture, la souris, c’était une forte lecture.

  2. Oui, c’est finement observé et honnête : Le tourisme est un danger pour les couples.
    J’ai fait la même expérience à Syracuse avec une femme ayant un peu votre tempérament, elle prévoyait des journées pleines à raz-bord et des déplacements continuels, voulait toujours aller plus loin, voir encore ce dernier buisson sur une crête de montagne, et poursuivre au-delà du raisonnable une dernière expédition.
    Quand moi, je n’avais qu’une envie, celle de me perdre, de perdre mon temps, de traîner, de ralentir et de respirer.

    Je me souviens avoir regardé les touristes dans les rues. Ils ne savent jamais où aller, ils reviennent des dizaines de fois sur leur pas, ils aimeraient que l’idéal se produise, mais ils sont préoccupés, ils fouinent après les restaurants, ils aimeraient impressionner leur partenaire et ressembler à l’image parfaite du couple. C’est beaucoup de pression que de trouver un rythme commun…

  3. Eliness >> Merci de lire à chaque fois, avec tant de bienveillance. > Je prévois assez peu, en réalité. Au départ, je suis plutôt pour me laisser aller à la découverte, avancer au hasard et prendre à droite, là, parce que ça a l’air sympa et s’arrêter parce qu’il y a des glaces et/ou du soleil (à Baden-Baden, c’est Palpatine qui a insisté pour trouver la tombe de Pierre Boulez, qu’on cherchait dans le mauvais cimetière ; moi j’étais assez partante pour lâcher l’affaire pour un Eisschokolade). En revanche, si l’exploration hasardeuse ne donne rien et la fin du séjour se rapproche, alors là, oui, la frénésie se fait sentir sur le mode « on aura au moins fait ça ».

    Je ne suis pas certaine que le problème soit l’image que l’on aimerait renvoyer. Au début d’une relation, peut-être… (Je me souviens de notre premier week-end ensemble avec Palpatine, à Berlin : au retour, nous avions décidé d’un commun accord de ne pas nous voir de toute la semaine – la currywurst, c’est terrible : impossible de cacher qu’on a des intestins, avec ça.) Mais après 8 ans ensemble, je pense qu’il s’agit vraiment moins d’une image que de rythme : de se sentir bien dans un rythme qui n’est pas le sien propre habituel *et* que ce rythme s’accorde avec celui de l’autre…

    Il y a aussi le décentrement du voyage à l’étranger, qui permet de voir à distance sa propre culture, mais aussi sa situation personnelle. C’est souvent en vacances que se décante un ressenti temporisé-masqué dans la routine des semaines ordinaires…

Les commentaires sont fermés.