(Les deux premières phrases sont exemptes de spoiler. Estimez-vous heureux : j’aurais pu commencer directement par la fin, vu que c’est le début. Ou l’inverse. Bref : le spoiler gâche l’effet de surprise mais pas l’effet de sens – relativement insensé, il faut dire. Toujours pas certaine d’avoir compris, je vais pouvoir lire Dostoïevski.)
Le culte du chef (d’entreprise) et les box de travail de The Double font immédiatement penser à 1984. Mais Papadopoulos, le big boss en costume blanc, n’est pas Big brother et la société qu’il dirige est moins totalitaire que kafkaïenne et moins kafkaïenne que triste à pleurer. Dans cette ville où il fait toujours nuit et où la brigade des suicides peine à couvrir le quartier, Hannah, la fille que Simon observe à la dérobée derrière sa longue-vue et qu’il monte voir au moindre prétexte à l’usine, est la seule à apporter un peu de couleurs et de lumière à sa sombre vie. Jusqu’au jour où débarque James, le portrait craché de Simon, à ceci près que James a autant d’aplomb que Simon a peu confiance en lui : ce qui commence comme un bon tour tel qu’on en prête aux jumeaux vire à l’usurpation d’identité, James séduisant et le boss et l’amie de Simon.
Le suicide final de Simon, qui agite la main en direction de James avant de sauter, renvoie à la scène du début du film, où Simon voit un inconnu lui faire ce même geste avant de se jeter de l’immeuble. Comme si Simon était le James d’un autre lui-même et que les doubles s’étaient succédés les uns aux autres. Mais la boucle ne se boucle pas – du moins, pas logiquement car si l’inconnu connaissait Simon, Simon ne le connaissait pas. Symboliquement, c’est autre chose : l’empathie de Simon pour l’inconnu1 se transforme malgré lui en imitation et il devient aux yeux d’Hannah aussi indésirable que le voisin inconnu qui l’observait et la suivait. Mais surtout : sautant quelques mètres plus loin que l’inconnu, là où les inspecteurs avaient noté la présence d’un filet de sécurité, Simon réchappe de son suicide. Penchés au-dessus de lui dans l’ambulance, Hannah et Papadopoulos suggèrent par leur présence que celui que Simon a tué dans l’affaire est son moi emprunté, timide et maladroit. En se suicidant, il a tué James, il a fusionné avec James, cet autre lui-même qui sait pouvoir être aimé et admiré. Et James, arrivé peu après le suicide de l’inconnu, c’était peut-être lui, l’inconnu, cette part de soi qu’il fallait assumer pour la supprimer.
1 Cela vaut un dialogue délirant avec les inspecteurs, qui demandent à Simon si lui envisage le suicide : No, répond-t-il, décontenancé. L’inspecteur à son assistant qui prend des notes : Put it down as a « Maybe ».