Shūbun (équinoxe d’automne)

Le retard est tel que je saute à pieds joints par-dessus et continue ce journal au présent, sans savoir si je remets à demain ou aux calendes grecques les mois d’août et septembre.

Le tonnerre cesse de gronder

Jeudi 25 septembre

Des étudiants qui préparent leur DE viendront observer nos cours. Tour de table pour savoir si cela ne nous dérange pas. Moi non, mais je fais remarquer que ce serait plus intéressant s’ils observaient quelqu’un de plus expérimenté. Je me fais presque engueuler (cette personne a un aplomb constant dans sa prise de parole, qu’elle défende ses convictions ou qu’elle présente des excuses) : j’ai peut-être peu d’expérience, mais je suis professeur de danse maintenant ;  je vois bien que je ne fais plus la même chose que l’année dernière, non ? enfin elle espère ; je fais des choix pédagogiques, je suis professeur point. Je me sens rougir, mais cela m’apaise de me faire ainsi rabrouer de la part d’une collègue que j’admire et crains tout à la fois. La question de la légitimité est évacuée.


Encore une élève scarifiée (la deuxième, j’espère la seconde). Les cuisses, cette fois-ci. Les jeunes vont vraiment mal.

La première, plus jeune, n’est pas (encore) revenue. Elle est à présent en dépression sévère, ne va presque plus au lycée non plus.

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Vendredi 26 septembre

Le boyfriend nous cuisine un de ces burgers maison dont il a le secret. Avec beaucoup de cheddar, une galette VG à la mozzarella pour moi, et des pommes de terre grillées-frites après avoir été bouillies avec un peu d’épices à ramen. Ça fait du bien par où ça passe.


Passion trouver sur Instagram l’écho des cours que l’on a donnés — la barre au sol, en l’occurrence, avec une élève qui découvre que l’on peut avoir des courbatures à la plante des pieds.

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Les insectes se terrent et se préparent à hiberner

Dimanche 28 septembre

L'esquimau devant le linge qui sèche — antiglamour.
Profiter du soleil pour manger la dernière glace Nuii à la crème de pistache et au chocolat blanc.

 

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Lundi 29 septembre

C’est le premier cours complet que je prends depuis juillet, et le premier cours de niveau avancé depuis près d’un an. Muscles et cardio tiennent le coup, je me sens même davantage en contrôle de mes chaînes musculaires. En revanche, je rame au niveau de la vitesse et surtout de la mémorisation immédiate, déjà l’un de mes points faibles. Les démonstrations floues du professeur n’aident pas (sauf à me rassurer de ce que je ne suis pas la seule à montrer une version à droite et une autre version à gauche), ni ses one and one and one and one qu’il faut compter et grouper en deux, six, huit. Je devine à l’autre bout du studio une élève demander à une autre s’il y a deux ou trois comptes de huit de petits jetés cloche (cette fois, j’ai anticipé : trois). Les dégagés et battements jetés en croix se font par trois, avec répétition de chaque segment ou de la croix tout entière ; je m’y perds un certain nombre de fois. Rapidement, je suis en nage, d’autant que le chauffage a été remis plus tôt cette année — les épaisseurs de polaire prévues sont restées dans le sac, mon dos glisse déjà si j’y passe la main. Au milieu, je prends ma dose mensuelle voire annuelle de pas de bourrée — ce professeur les affectionne particulièrement, surtout en tournant. La tête fait de même, un peu. Un peu de honte à ramer au milieu. Pendant les tours, je sors brièvement de l’exercice lorsque je me rappelle soudain que je me trouve au milieu du studio, seule avec trois autres personnes, les autres tout autour attendant leur tour ; la prise de conscience me crispe et je tourne encore moins bien. Heureusement, il y a les grands sauts, la joie de refaire des grands jetés après la hernie discale le ménisque fissuré tout ce temps.

J’ai gagné le droit de reprendre une douche trois heures après la première.


Le boyfriend a de la corne sur les doigts à force de jouer à Silksong. Marie Le Conte écrit à propos de ce même jeu dans sa newsletter, des mondes étanches se superposent.

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Mercredi 1er octobre

Cette môme insup’ se vexe que je n’ai pas retenu son prénom. Mon cerveau cherche manifestement à l’effacer. C’est viscéral, elle me tape sur les nerfs, quand d’autre sont adorables. L’une scintille presque du bonheur d’être là.

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Jeudi 2 octobre

Parfois, j’ai l’impression d’être socialement inapte. J’amorce un contact ou je tente une réponse, et je ne suis pas comprise, je comprends seulement que je tombe à côté de la plaque.


Cours de stretching postural. Passion s’énerver en jambe sur la barre parce que je ne parviens pas à l’indépendance cuisse-bassin ; ça coince et ça pince.

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L’eau est drainée des champs de culture

Vendredi 3 octobre

La rédaction de ma newsletter m’absorbe tant que j’oublie l’heure de notre rendez-vous en visio avec C. Nous causons depuis nos lits respectifs — santé mentale en trending topic.

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Samedi 4 octobre

Cette fois-ci, j’ai étudié différentes versions et sélectionné quelques variantes autour desquelles structurer l’apprentissage de la variation d’Esmeralda. Certains options sont accueillies avec indifférence, d’autres avec passion (d’accord, d’accord, on choisit le bras couronne dans les menées après les arabesques).

Avant, on se lance dans quelques combinaisons un peu ardues, dont un tongue-twister pour les pieds à base de sissonnes et d’assemblés (selon la forme aaba-bbab). J’avoue prendre un plaisir moyennement charitable à voir patauger cette jeune fille qui tire souvent la tronche parce que ce que l’on fait est trop facile et peu digne d’elle (pour contrer ce mauvais penchant, je prends soin de l’encourager).

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Dimanche 5 octobre

Couchée tard et réveillée à 6h30 alors que j’aurais eu besoin de davantage de sommeil après 6h30 de cours. Heureusement que je n’en ai pas donné 4h30, me fait remarquer Gilda sur Mastodon. La journée gagne en légèreté.


Je me passionne pour cette newsletter que je relis à n’en plus finir, jusqu’à ce qu’elle soit publiée et ne présente plus le moindre intérêt.

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Lundi 6 octobre

Mon cadeau d’anniv a tardé à être livré, mais il a la classe : table et chaises Fermob d’un beau gris bleu.

Une certaine élève hyperlaxe commence à comprendre comment tenir ses bars et positionner ses épaules au carré. C’est encore loin d’être incorporé et elle perd rapidement la posture, mais au moins réussit-elle à la trouver. Et de plus en plus facilement. Progrès en néon grésillant.


Aubaine que ce cours particulier qui sera récurrent avec cette élève qui souhaite travailler du répertoire. Le Lac ou La Belle, a-t-elle répondu quand je lui ai demandé par quoi elle voulait commencer. Étant donné son cou-de-pied prononcé et les petits sauts sur pointes d’Aurore, j’ai choisi Odette. Comme pour Esmeralda, j’ai comparé les versions, j’adore ça (scruter les variations en détail rend sensible les partis pris d’interprétation). Au final, j’ai jeté mon dévolu sur celle de l’Opéra de Paris interprétée par Dorothée Gilbert — ce n’est pas ma préférée, mais c’est la plus lisible, sans chichis de froissements d’ailes affolés. Je garde tout de même sous le coude la tricherie efficace de Natalia Osipova, qui monte sur pointes après le rond de jambe et non avant.

Cette élève a des lignes incroyables et une confiance inversement proportionnelle à ses capacités. Ce qui est beaucoup pour une première séance lui semble peu. Il faut sans cesse lui rappeler qu’on vient de commencer et que c’est une variation d’étoile, que même les danseuses professionnelles doivent apprivoiser. Oui, elle a du mal avec certaines coordinations, mais l’allure, les bras, l’interprétation est déjà là. Elle est magnifique, ne le sait pas. J’ai bien soupçonné un peu de fausse modestie (chercher à être rassurée pour être complimentée), mais on m’explique en aparté le lendemain qu’à cause de troubles dys- en tous genres, elle a souvent été rabaissée dans sa scolarité.


C’était la pleine lune, tout s’explique.

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Mardi 7 octobre

Que bien dormir change tout. Tout est calme, voluptueux presque. Le boyfriend se prépare des œufs au plat sur tranche de gâche grillée et tartinée de beurre demi-sel — rectification : nous prépare des œufs… Est-ce que j’en veux ? Tiens, oui. C’est riche, c’est parfait et nous nous attardons à table à discuter. J’adore ça, les petits-déjeuner allongés comme dit le boyfriend, allongés comme on le dit d’un café (il boit le sien en tenant sa cuillère entre les doigts, d’un geste qui me paraît caractéristique sans que je sache caractéristique de quoi — d’un ancien fumeur ?). Autant les dîners sont partagés, autant le petit-déjeuner, c’est rare, le boyfriend préférant se réveiller devant des vidéos politiques qui me font fuit dare-dare.


Pour le ravalement, les peintres en bâtiment grimpent à l’échelle et passent par le balcon pour ne pas déranger — malgré des invitations réitérées à passer par le salon (par la porte, quoi). De fait, ils ne nous dérangent pas, mais ils nous prennent souvent par surprise à surgir au-dessus de la rambarde, comme par effraction. Nous nous saluons, échangeons quelques mots puis faisons mine de ne plus nous voir, chacun de son côté de la baie vitrée. Ils travaillent, nous pas ; c’est toujours aussi gênant, je trouve.


Elle a toujours des trucs improbables. Ou était-ce chelou ? bizarres ? Elle, c’est moi, alors que je propose de tester le penché sur le côté avec un partenaire pour créer une résistance dans le mouvement et aller chercher la flexion dans une zone que l’on omet généralement, au niveau des côtes. Nous sommes une paille sur laquelle il faut tirer avant de la couder (l’image sera bientôt incompréhensible aux jeunes générations). De fait, elles sentent le changement.


Le boyfriend vient me scrouncher (me masser le crâne et me presser contre lui de ses bras), je gémis de délassement et m’endors comme un bébé. Dans ces moments, la tendresse me semble la forme ultime de l’amour.

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Il y a aussi tout ce qui échappe au déroulé daté : l’automne qui s’installe progressivement, les arbres qui exhibent leurs coups de soleil quand le métro aérien passe au niveau de leur cime, l’envie de manger plus gras et plus souvent, l’étrangeté de la vie à deux, de lui qui me manque parfois alors qu’il est là, juste là, devant son ordinateur, l’euphorie tard le soir au retour des cours adultes, la difficulté à s’endormir ensuite, le rythme qui se prend peu à peu malgré la fatigue bulldozer des cours enchaînés — le jeudi soir je raconte n’importe quoi, la fatigue fait sauter le surmoi.

Revue de blogs #16

Nous avons fait beaucoup de choses dont nous ne nous souviendrons jamais. Et alors. Alors nous interrogeons le présent et le passé pourquoi parfois on veut tant se souvenir.

Karl, se souvenir de l’oubli, Les carnets Web de La Grange

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Il faudrait deux colonnes à ce journal. L’une pour l’écriture immédiate, l’autre pour l’interprétation, quelques semaines après. Une large colonne, celle-ci, car je pourrais interpréter plusieurs fois.

Se perdre, Annie Ernaux
citée par Karl, êt, Les carnets Web de La Grange

Comme Karl, « je vois une grande familiarité avec mon rythme d’écriture/publication » : les notes lapidaires plus ou moins au jour le jour et la rédaction décalée, quand je sais déjà ce qui a eu lieu dans les jours qui suivent, quand j’ai déjà commencé à oublier, amalgamer, colorer. Je raconte rarement le jour même, davantage celui (d’)où j’écris. Il en résulte un journal inégal, où plusieurs entrées peuvent être colorées d’une même gélatine, un jour particulièrement prolixe d’écriture, et d’autres avoir chacune la leur, de couleur et d’épaisseur variable : légère et peu profonde quand le temps du récit est proche de celui de l’histoire, opacifiante ou éclairante (unifiante) quand le delta est plus important. Il faudrait dater en double, ajouter à la chronologie des entrées celle de leur écriture.

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Ce qu’il y a, dans la vie, c’est que je suis persuadée que j’ai raison. C’est cela, et cela seul, qui m’a permis d’écrire, puis de publier, puis encore d’écrire, et de publier. Puisque j’ai réussi à le faire, malgré tous les obstacles, c’est que j’ai eu raison de m’obstiner, me dis-je. Logique imparable. Le reste du monde, alors, me crie non. Et je n’en tire aucune leçon.
Jamais.

Jamais !

Anne Savelli, Arc et impasses, Fenêtres Open Space

Ce qu’il y a, dans la vie, c’est que je suis persuadée que, si ça se trouve, j’ai tort. Je suis en sursis de faute.

Alors j’admire la ténacité (l’obstination, j’allais écrire avant de me souvenir du terme plus juste choisi par Karl). Surtout si l’on ne coupe pas le paragraphe suivant :

Je me suis bâtie sur le fait de ne pas renoncer, ce qui implique de devoir souvent, très souvent, quasi sans arrêt, effectuer des zigzags, dessiner des arcs de cercle, au lieu de tracer des lignes droites. Pour tendre vers ce que je voulais, il a fallu me contorsionner, m’adapter, encore et toujours, […] créer mon propre métier, ce que j’ai accepté sans jamais me renier.

Mais là, j’en ai marre.
J’en ai marre, c’est tout.

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Juillet, j’ai lu des choses. Pas autant que je le voulais, forcément. Parce que le temps, il faut le défendre comme un territoire attaqué, et parfois, je le laisse m’engloutir.

J’apprends qu’il me faut des temps dédiés pour chaque chose, que je voudrais ne vivre que des choses pour moi à partir de 16 heures et des jours sans rien d’autre que moi.

Mathilde, Des jours & des livres, Tant qu’il nous reste des dimanches

Toujours qui revient dans les conversations, l’organisation très concrète du temps, des repas, des tâches — des jours ordinaires.

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En fait, on n’a jamais fini (de comprendre, de ressentir, d’explorer, y compris un objet unique et répété). Examiner la même chose, même si ça reste la même chose, peut ouvrir régulièrement sur du plus élargi. […] Par contre, il y a du pourrissement, ça aussi ça se répète.

Christine Jeanney, bloc note — restes, Tentatives

Traduction et danse classique, même combat, même plaisir de la variation.

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Il faut lire les livres plusieurs fois.

Dans des circonstances différentes et en extraire des passages. […] Des passages… la lecture est un passage dans les pages. On n’y reste pas. On y emporte ce que l’on y a vu et on s’éloigne aussi vite que l’on s’est approché modelé par le trouble des émotions du maintenant.

Karl, être forêt, Les carnets Web de La Grange

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Si on comprime un brin : tenir un journal / dégoût pour l’organique. Comment ne pas se sentir concerné.

Je me logue, j’imprime, je déplace des octets, je surligne des choses, j’agrafe, je froisse, j’ouvre et je referme, je déplace des objets, je produits du déchet. […] C’est du travail et, à la fois, c’est une preuve de mon travail.

Guillaume Vissac, 080725, Fuir est une pulsion

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Je me suis allongé sur le tronc du bouleau qui se balançait nonchalamment sous mon poids. Je me suis endormi. Au réveil, j’étais surpris de ne pas être tombé. Mes pensées, elles, avaient chuté vers le haut de la cime des arbres.

Karl, être absent, Les carnets Web de La Grange

L’inversion me plaît. Elle fonctionne encore mieux avec la photo en regard — cliquez.

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« Comme » est une alerte dans l’écriture. […] L’usage est correct, mais la rêverie devient soudainement un câblage technique de la langue. […] Je reprends la phrase pour que la métaphore habite la grammaire. Il doit y avoir osmose et non juxtaposition ou enchaînement.

Karl, résolument dans l’onde, Les carnets Web de La Grange

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Après que j’ai tâché méticuleusement (mais inconsciemment, mais méticuleusement) de l’attirer dans l’un de mes trous noirs mentaux dont j’ai le secret, T. me dit de ses trous noirs qu’ils sont grosso modo les mêmes que les miens, ce qui est une façon j’imagine de me dire sans le dire ne t’en fais pas, tout va bien. […] Quand il me dit de quoi qu’il arrive continuer, c’est aussi à lui qu’il le dit.

Guillaume Vissac, 220725, Fuir est une pulsion

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Et quand je pense trop à cet état de chose, je me sens profondément abattu. Le compteur tourne. Il reste peu de temps à vivre. Et je me dis souvent que c’est du gaspillage. Quand sommes-nous passés à une société où notre temps de rêve/rêveries se soit échappé de nos mains, de notre contrôle ? 3 heures dans une journée, 21 heures pour le reste. 86% du temps en forme de contraintes.

[…] J’ai la chance d’aimer mon travail la plupart du temps. […] Mais tout cela reste du temps programmé. Pas du temps indécis, sans but, sans objectif. Ce temps là je le chéris plus que tout.

Karl, Le temps libre, Les carnets Web de La Grange

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Ce que je fais n’a pas vraiment d’importance, du moment que je le fais. Sauf que c’est ce que je ne fais pas qui concentre la majeure part de mon attention, et j’ai envie de dire de mon énergie.

Guillaume Vissac, 260725, Fuir est une pulsion

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 Avoir tant de désirs qu’il ne reste plus d’espace pour les désirs des autres.

Karl, nuit de Tokyo, Les carnets Web de La Grange

(Ou pourquoi j’ai le désir de ne pas avoir d’enfant.)

Dans ce même post, je découvre qu’il était possible de faire un service d’objecteur de conscience à la place du service militaire !

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I think that liking someone, or a group of people, or the concept of humanity, is something you do. It’s an active choice.

It means moving through the world and being conscious of the strangers around you, and of the many small ways in which you could make their lives better, or they could make your life better, or you could just enhance each other’s day without even having to try all that hard. It’s a choice you make again, and again, and again, and that you keep making because faith is something you practice, not merely a dormant part of your brain.

Being social is something I had to purposely learn, like swimming or enjoying vegetables. Maybe that’s why I’m so attached to it; it feels good to have become proficient at something that once felt so entirely alien.

Even the most minor of pleasant interactions with a stranger can lift my mood and turn my day around, because I choose to let it do that to me.

After I finished school I moved abroad and that gave me an opportunity to try on a new life, like it was an outfit […].

She laughed and I giggled and I scratched the spaniel’s ears and when she left we said bye to each other like we were friends.

I love people and maybe, deep down, I always did, but them loving me? I don’t think I’ll ever get used to it. I hope I never do.

Marie Le Conte, A Pro-Human Manifesto, Young Vulgarian

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Je ne suis pas prête de me lasser des déclarations d’amour mensuelles de Winnie Lim à sa compagne.

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[…] une tarte courgettes comté cuit au four (pour compenser le manque de comté, j’ai fait ce que n’importe quel narcotrafiquant aurait fait à ma place en coupant le comté avec du gruyère)

Guillaume Vissac, 280725, Fuir est une pulsion…

La pile à lire nous rassure-t-elle sur un futur rêvé où nous prendrons le temps de lire, ou vient-elle nourrir notre culpabilité de ne pas lire assez ?

Marion Olharan Lagan, Consommateurice ou lecteurice ? Word Economy

Venue pour la lecture, restée pour l’humour :

« […] de la SF sur fond d’invasion de plantes vertes extraterrestres. Cette lecture distrayante m’a convaincue que je faisais bien de flatter mes plantes à chaque arrosage et confirmé la justesse de ma méfiance envers la salade. »

« […] typique de ces romans récents qui ont un vernis féministe en mode bingo enfonçage de portes […]. À la fin, l’argent amour triomphe, c’est ce qu’on appelle un conte de fée chier. »

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Dans le journal de juillet de Thierry Crouzet :

[…] l’écriture produit en moi un déplacement, sans que je sache si c’est vers mon centre ou un monde extérieur.

Citant La Splendeur des Amberson d’Orson Welles […] : « Quand on a peur du changement, on a le changement et la peur. »

Je suis coincé dans un interstice de la vie.

Je ne suis pas le roi de l’empathie, mais j’ai trouvé mon maître dans l’incapacité de prendre en compte autrui. Et plus il m’agace, plus je me dis que moi aussi j’agace les autres.

Retrouver un défaut à soi chez quelqu’un d’autre le rend toujours très agaçant.

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À la médiathèque, un puzzle de 1500 pièces est posé sur deux tables, chacun y va de sa pièce, en passant. J’adore l’idée, j’ai un peu participé, forcément.

Dame Ambre, Un peu de rien (ou de tout), Carnets

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J’aimerai tant être plus libre, moins craintive, plus sécurisante, plus sécurisée.
[…] J’aimerai tant retrouver ma capacité au courage, à l’insouciance.

Latmospherique, Condensé d’égocentricité, Accrocher la lumière

Taisho (grandes chaleurs)

Les paulownias développent leurs fruits

Mardi 22 juillet

Rêve laborieux ? C’est tout ce que j’ai noté, qui ne ravive aucun souvenir.

En sortant de la douche, j’attrape ma serviette sur l’étagère et soudain la vois, cette étagère, faite de caisses superposées — de caisses de vins superposées, qui vont pouvoir retrouver leur fonction première le temps du déménagement.

Yves-le-boulanger n’est pas à la boulangerie, je n’ai pas assez anticipé pour lui dire au revoir, Yves et ses blagues épinglées à sa blouse, G’Yves-rny avec des volutes vangoghiennes, Yves et son sourire, sa bonne humeur comme si Montrouge était dans le Nord.

Le boyfriend nous invite Mum et moi au restaurant de poisson : je saute le plat, entrée et dessert pour moi, pour dire au revoir aux délicieux accras de morue — eux-mêmes une madeleine de ceux que je n’aimais pourtant pas tellement chez ma grand-mère paternelle, qui cajolait toujours le souvenir de la jeunesse antillaise de mon père. Je n’y avais pas pensé, cela me fait plaisir.

Puis c’est le retour à Roubaix, la voiture blindée, le chat sur les genoux, qui bave mais ne moufte pas, roulé en boule dans sa bulle du côté le plus éloigné de Mum. Il surveille sa main quand elle s’approche du levier de vitesse. Le soir, j’enregistre des vidéos collector de Mum qui tente de jouer avec le chat, lequel, craintif, suit avec intérêt le spectacle sans bouger d’un poil — nous sommes ses bouffons.

On se perd sur le canapé, le BonCoin, des sites de danse russe et japonais, à chercher des jupes de danse (pour mon anniversaire) et des bureaux (pour le boyfriend). On veut du solide et de l’aérien.

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Mercredi 23 juillet

[rêve] dans les coulisses du spectacle de danse, ne rerentre pas à un moment, je somnole allongée, un homme chez le coiffeur ou autre boutique en face me fait coucou, j’aurai les nouveaux 1C3 l’année prochaine ils sont un peu déçus


Opération bureau BonCoin : récupéré à Tourcoing dans la matinée et installé dans la foulée avec tout le matériel dessus dessous, c’est une affaire rondement menée.

Opération mites : guerre d’usure davantage qu’éclair, cette fois-ci. Voulant libérer un tiroir de l’armoire pour faire de la place aux affaires du boyfriend, je découvre des étoles trouées… puis les cocons des responsables. Deux écharpes en comptent une bonne dizaine chacune — écharpes en cachemire évidemment, les mites ont préféré le cachemire à la laine lambda, et les écharpes neuves aux plus usées, moins douillettes ainsi élimées. Une magnifique étole tissée et moirée offerte par G. est ruinée ; je la mettais peu de peur de l’abîmer. L’ironie ne me servira pas de leçon, je l’ai déjà apprise et recrachée un grand nombre de fois ; mais elle me fait pleurer ce qui est perdu, ce qui de beau ne peut pas rester.

Tri, détection, arrachage précautionneux de cocon, évaluation des dommages, lavage et congélation, sachets congélation, tiroir par tiroir puis le reste de l’armoire : l’après-midi y passe, dans un mélange de fatigue et de tension ; j’appréhende à chaque vêtement déplié de nouveaux dégâts. C’est un gros chantier, le chat nous regarde nous agiter jusqu’à ce qu’on attaque l’étage où il s’est réfugié. Le boyfriend arrive sur ces entrefaites, délaissé au délassement de ses propres batailles.

Repos du guerrier devant des pizzas commandées (délicieuses).

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Jeudi 24 juillet

J’entraîne Mum au cours de stretching postural. Bassin à basculer pour compenser l’antéversion trop prononcée, poitrine à projeter vers l’avant, la prof ne la loupe ni ne la lâche. Mum s’efforce tant et si bien qu’elle doit s’asseoir un instant pour ne pas voir des étoiles, et piocher dans la boîte de bonbons un peu de sucre pour repartir (elle n’en mange jamais). Le boyfriend me confiera que, de retour à l’appartement, elle s’est laissée tomber dans le canapé et a décrété quelque chose comme : je suis morte, c’était génial. Ou : elle m’a tuée, cette femme est extraordinaire. Pour se relever une dizaine de minutes plus tard et recommencer à s’activer.


Le poke bowl que nous mangeons ensuite est délicieux, avec des produits très frais, la mangue et l’avocat mûrs à point comme je n’en avais pas mangé depuis longtemps. Je ne m’attendais pas à trouver une telle qualité dans un corner associé à une laverie, où l’on passe commande face à un grand écran lumineux, du genre à délivrer des McNuggets et McFlurry.

Mum rentre seule, me laisse aller à mon rendez-vous — le psy, c’est bien pour les autres, très bien même, mais que sa fille y aille, ça la perturbe, elle a du mal faire quelque chose alors, ça la gêne, elle contourne méticuleusement, ce dont on ne parle pas n’existe pas, même si l’évitement dessine en creux quelque manquement imaginaire qu’elle s’attribue.


Dernière séance avec la psy. Au moins, c’est en connaissance de cause, je sais que c’est la dernière. Cela ne se termine pas en eau de boudin, à découvrir en voulant reporter une séance mal placée qu’elle ne recevrait plus au cabinet. J’ai été interloquée. Dépitée. Un peu en colère aussi : il a fallu du temps pour contextualiser, établir la relation, déblayer, déverrouiller, et alors qu’on est au cœur du travail, toute cette mise en place coûteuse est à recommencer avec quelqu’un d’autre pour simplement pouvoir continuer ? Quel gâchis. Si j’avais su qu’il lui restait moins d’un an à exercer dans la région, j’aurais commencé avec un autre praticien. Impression de me faire arnaquer. Pire, de me faire larguer, abandonner. J’ai du repousser la pensée absurde qu’elle ne voulait plus m’avoir comme patiente, qu’elle me laissait tomber. J’ai rationalisé, affabulé, l’ai imaginée enceinte, ne voulant pas exposer le bébé in utero à tous les récits névrosés du cabinet. Je n’en ai rien dit, elle non plus. Il a fallu attendre la fin de la séance pour que la situation se clarifie. Elle était persuadée de me l’avoir dit ; moi certaine que je ne l’aurais pas occulté : elle part pour la ville où le boyfriend a fait les Beaux-Arts. Probablement a-t-elle annoncé son départ la semaine où j’ai annulé-reporté ma séance.

Je suis sa toute dernière patiente ici, au cabinet. J’en suis un peu plus spéciale encore — je sais qu’elle le dit parce qu’elle sait que ça me fait du bien de l’entendre, je ne suis pas dupe et je le suis, même si je m’en défends intérieurement, aimerais ne pas, ça me fait du bien de l’entendre. J’ignore si je reverrai ce papier peint à fleurs, si je reviendrai avec sa remplaçante. Que fait-on d’une dernière séance qui ne signe pas la fin du travail en cours ? Je pose dès le début la question de la clôture : bilan ou, comme si de rien n’était, on continue d’avancer ? C’est comme je veux. Je veux les deux. Un nouveau mot est épinglé au cours de cette dernière séance : dissociation. J’imaginais quelque chose de plus radical derrière ce terme, une négation allant jusqu’à l’absence, pas simplement une présence dédoublée, contradictoire.


Mum, qui s’est agitée en mon absence, part avant le dîner (pommes de terre et courgette au four ; je file mon steak végétal au boyfriend, la texture trop bien imitée me dégoûte).

Le chat fait la tour de contrôle depuis la terrasse : ses oreilles pivotent comme des satellites captant au sol des traces de vie invisibles, et lorsqu’un oiseau traverse son aire de détection, sa tête tourne brusquement pour repérer l’individu en plein vol inautorisé. Il se dévisse à droite ou à gauche sur lui-même sans jamais bouger ses pattes de devant, bien droites, inamovibles — une tour de contrôle, vraiment.

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Vendredi 25 juillet

En pleine nuit, un chien aboie. Au présent duratif. Il aboie non pas une fois ou deux, comme une quinte de toux, mais de manière répétée, inlassable, toujours sur le même motif rythmique, comme un robinet qui goûte. Il aboie assez longtemps pour me réveiller malgré le double vitrage et les bouchons d’oreille, assez longtemps pour réveiller le boyfriend malgré son sommeil lourd, assez longtemps pour que l’on se demande quand et même si l’on pourra se rendormir. On peut finalement, après vingt, trente ou quarante minutes d’éternité.


Je passe la penderie au peigne fin et l’appréhension grandit à mesure que je repousse l’inspection des plus belles pièces : des suspicions éprouvantes, un ou deux cocons, mais pas plus de dégâts. Les mites préfèrent manifestement ce qui est plié à ce qui est pendu. La robe de chambre me confirme que, sans être comestible, la polaire est assez douce pour s’y installer et doit à ce titre être inspectée avec autant d’attention que la laine et davantage que la soie qui, pour une raison que je ne m’explique pas mais qui me convient parfaitement, a été boudée. Alors que je privilégie depuis quelques années les matières naturelles et (sauf justaucorps) me détourne du synthétique qui fait suer, je me félicite d’avoir acheté mes belles robes en polyester. Elles me feront probablement toutes les grandes occasions jusqu’à ma mort. Vous pouvez tous vous marier, je suis parée, nul besoin d’en racheter — alors que mes fringues quotidiennes, elles, se trouent sans l’aide d’aucune mite.

Les sacs et les chaussures, c’est une autre paire de manche. J’y trouve d’autres cocons, non plus blancs et filandreux, mais rigides, transparents et rayés. En retournant la poche de mon Eastpack orange fluo, je découvre un ramassis de miettes filandreuses ou de poussière à petits points : aurais-je réussi l’exploit d’avoir au même endroit mites vestimentaires et mites alimentaires ? Un cocon alimentaire est fiché dans une vieille basket — tentative de reconversion kamikaze.

Ce passage en revue m’épuise et m’écœure : c’est un gâchis, il y en a trop, trop de choses vieillies, jaunies déjà ou délitées. Tout s’abime, avec ou sans nous. Le temps passe aussi dans les placards, usant ce qu’on pensait préserver. Il y en a trop, trop de vêtements ou trop de temps, je ne sais pas, probablement les deux ; trop de ceux-là parce que trop de celui-ci : je ne jette rien ou presque. À bientôt 37 ans, j’ai encore des vêtements de mon adolescence, dont d’autres plus avisés se seraient déjà débarrassés. Les beaux vêtements de ma vingtaine matérialisent eux aussi un cocon dont je me suis extraite : l’entrave ludique des coupes ajustées me semble aujourd’hui trop contraignante. Je ne veux plus être serrée, sculptée, scrutée. Pour autant, je ne suis pas prête à me défaire de cette jupe crayon, de cette robe serrée sous la poitrine ou de cette autre qui doit être portée au pressing et n’est donc jamais portée tout court.


Cela ne ressemble à rien, mais ce n’est pas mauvais : impro de quinoa au Golden curry avec la fin des pommes de terre, quelques petits pois et des lamelles d’oignon au curry revenues de la poêle et du congélateur.


Fin de la première saison de Dark.
<spoiler> Je suspecte avant l’épisode qui le théorise que les voyages temporels n’ouvrent pas à une réalité alternative, font au contraire advenir le présent, l’époque telle qu’on la vit. Comme Œdipe actualise la prophétie en voulant la fuir, c’est précisément en voulant corriger le présent que les personnages le font advenir tel qu’il est. Le passé prenait déjà en compte ces incursions depuis le futur, la cohérence de la boucle narrative primant sur la ligne chronologique. </spoiler>

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Samedi 26 juillet

1h30 du matin, le même chien aboie jusqu’à 2h. Rebelotte à 5h du matin. Des envies de violences.


Suite (mais pas encore fin) du feuilleton mites : aujourd’hui, je passe au peigne fin les étagères du placard. Des frayeurs à bouloches et des traces de cocons sûrs, mais pas de dégâts, hormis quelques micros-trous dans une robe en coton (!) depuis des mois chez le boyfriend. Ce dernier plaide pour les accrocs ; avec la trame intacte, c’est peu probable. Soulagement, les pulls en cachemire Bompard et ma robe en laine Paule Ka sont saufs. Peut-être que je ne devrais pas avoir de si belles choses, si coûteuses (mais les Bompard en cachemire passent en machine quand les Benetton en laine feutrent s’ils ne sont pas lavés à la main ; quand j’ai découvert ça, j’ai racheté des cachemires sur Vinted pour le prix de pulls lambda… que je ne porte presque plus depuis que je suis devenue prof de danse et remets transpirante des fringues roulées en boule dans un sac qui pue de transporter des demi-pointes.)

Je sors, inspecte et range tout ce qui n’est pas suspect : cela n’avait pas été aussi bien rangé depuis mon emménagement. Le reste attend son tour de machine ou de congélation en sac plastique hermétique (les mimis blancs et les simili fétus de paille dans le coin le plus planqué des poches du hoodie en cachemire, je le sens moyen). Mum m’avait prévenue : tu vas avoir l’impression de vivre dans le stock d’une boutique.


Sur la terrasse, je finis Créer des ballets au XXe siècle. Quand je serai grande, je serai Laura Cappelle. Merci de ne pas me rappeler que je suis déjà grande.
(Je cherche comment en parler dans une newsletter.)

Un peu plus tard, c’est une bande-dessinée : Toutes les princesses meurent après minuit, que j’ai trouvée plus aboutie que les précédentes de Quentin Zuttion. Qui m’a replongée dans l’époque de mon enfance aussi.


Les fruits qui ont remplacé les roses, roses ou rouges, se sont formés et commencent à rougir, petites boules bien dures.


Le début de la deuxième saison de Dark change la manière de regarder la série : les suppositions n’ont plus de sens, ou en ont trop, il faut désormais suivre la série, à l’aveugle. Faire confiance plutôt que faire des hypothèses (je préférais).

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Dimanche 27 juillet

J’écris quand le boyfriend dort. Il y a des choses que je ne sais que faire seule, en silence.

Le bruit est le facteur principal de contorsion dans notre cohabitation. Les interviews politiques, la musique, le bruit des manettes et surtout la ventilation de l’unité centrale me font fuir. J’ai besoin de plusieurs heures de silence par jour, préalable au repos et à la créativité.


Il pleut et parfois pas, à verse, au bord de l’orage. Deux mites à la tapette à mouche. Une heure de pré-quarantenaires au téléphone avec Melendili, à parler semaine domestique, amies avec bébé, parents à la retraite et vacances à venir. La caravane du tour de France passe près de chez elle, nous raccrochons gaiement.


Le boyfriend me met la manette dans les mains. J’ai le pouce lourd sur le joystick et conduis ma voiture de course en total ivrogne. Je finis 20e sur 24 (les 4 derniers se sont fait exploser leur voiture par carambolage) et dois aller me débarbouiller les aisselles (sueur de stress : les jeux vidéos fonctionnent trop bien sur moi).


L’inaccompli du soir.

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Le sol s’humidifie, l’air devient moite

Lundi 28 juillet

L’interphone me fait sursauter alors que j’allais me rendormir : je me précipite nue pour décrocher, enfile un truc à la hâte et descends la gueule enfarinée découvrir que le colis n’est pas pour moi mais pour un voisin du dessus.


Contre la sensation de me faire envahir, de me faire déborder, par les objets les tâches, je m’y attelle, lance une machine de pulls suspects d’avoir hébergés des mites, l’étends, repasse plie et range la précédente fournée, descends et sors les poubelles, fait des courses, mais cela descend à peine dans l’espace et dans ma tête, où s’entassent pêle-mêle les sacs de fringue non inspectées du boyfriend, la seconde fournée de vêtements ensachés au congélateur, les musiques que je n’ai pas encore cherchées, les chorégraphies que je redoute de ne pas réussir à créer, la sauvegarde du blog et des photos qu’il faudrait faire, le contrat à aller signer à la mairie… Je voudrais des vacances de mon cerveau, que les choses aillent plus vite ou le temps moins.


Repasser est infini. Quand je pense que Mum repassait tout quand j’étais enfant, pyjamas compris ! La vie est vraiment trop courte pour repasser. Pour être méticuleux avec des vêtements pas toujours bien coupés, ou un peu détendus. Quand je n’arrive pas à préparer le vêtement pour éviter la création de faux plis, je me rappelle que le but n’est pas de bien le repasser, mais de cramer d’éventuels œufs de mite. J’aplatis les faux plis.


Le boyfriend s’est remis à dessiner, ça me réjouit et m’apaise quelque part. Je blogue et lis un peu, reprenant le gros ouvrage passionnant d’Isabelle Launay que je n’avais pas eu le temps de finir avant la deadline de la fac, mais que j’ai retrouvé à la bibliothèque du conservatoire. Je ne sais plus exactement où je m’étais arrêtée, alors je reprends au début juste après l’introduction et je fais bien, ça m’excite le neurone exactement comme la dernière fois, à se demander ce que je retiens de ce que je lis — à moins que les lectures intercalées des mémoires de Petipa et de l’essai de Laura Cappelle n’activent de nouveaux liens ?

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Mardi 29 juillet

[rêve] il faut se cacher, échapper, un vieux professeur de philosophie, un psy, quelqu’un comme ça nous accueille chez lui ou nous laisse entrer de nous-même, aller à l’étage dans les pièces ouvrir les portes chercher des cachettes pas trop évidentes, sous les lits ils regarderont forcément sous les lits, je repère un coin où me recouvrir d’une couverture et de chemises comme si j’étais un tas de linge au sol, je vais faire ça mais avant se vider la vessie pour pouvoir tenir sans bouger sans presque respirer, quand j’ai enfin trouvé où me soulager, sur un caisson de terre qui ne me garantit pas la solitude, je reviens dans la pièce, ne la retrouve pas, c’en est une autre probablement, du monde est arrivé entre temps, partout des gens sont cachés sous des vêtements, le désordre se justifiera parce que c’est la chambre des enfants, je cherche un coin des couvertures des vêtements, il n’y a plus de chemises, me calfeutre comme je peux mais déjà ils arrivent, convives ou autorité, je continue à bouger pour me dissimuler du mieux que je peux, un bout de mon dos dépasse je crois si on me voit de dos en se penchant sous l’armoire les lits on me verra, autour de moi les dissimulés discutent à voix basse, je n’imaginais pas ça j’imaginais le silence le plus intense comme précaution évidente, ils chuchotent et commentent l’avancée des autres, installés à dîner, certains sont découverts et emmenés mais cela ne déclenche aucune fouille générale, une enfant repère mes chaussettes violettes, mes pieds, je suis repérée, on me sort, m’interroge, je reste muette, réponds hagarde en anglais avec mon accent français, mon accent me protège, si je ne suis pas d’ici je n’ai peut-être rien à voir, on m’installe à la table, je fais profil bas, ôte mes gilets orange et gris un peu miteux, découvre de beaux habits, robe noire et gilet de costume rouge soyeux, menton vers le bas, je me fonds parmi les autres, adopte leur / retrouve mon milieu social


L’interphone sonne ce matin : je suis encore nue dans mon lit, mais cette fois plus réveillée et, robe attrapée enfilée, je retrouve le livreur de la veille. « Hier je vous ai réveillée pour rien, je suis désolée, mais aujourd’hui, c’est bien pour vous. » C’est bien pour moi.


Premier cours de danse après l’infiltration (environ le troisième de l’année scolaire) : mes premières sont peu ouvertes, mes cinquième sont des troisième, je ne descends pas jusqu’au bout dans les grands pliés, je ne fais pas les sauts, je suis raisonnable et le genou ne moufte pas, se plie dans les retirés, accueille tout mon poids en jambe de terre. J’ai choisi à dessein un cours intermédiaire, d’un niveau inférieur au mien, mais c’est en réalité mon niveau, le rythme et la difficulté qui me permettent de mettre en place et tenir et perdre et reprendre l’engagement musculaire qui me faisait défaut.

Pour être honnête, je n’ai aucune envie de plus de difficulté, j’ai envie de faire les choses bien et d’y prendre plaisir, de voir dans le miroir des lignes rassurantes, même si le mollet parfois se barre, m’indique que j’ai lâché la rotation et m’assois sur ma jambe de terre (petite faiblesse dans la jambe droite, du côté du genou qui a morflé). Je veux que ce soit simple et ne rien bâcler, j’ai plaisir à me laisser porter, me laisser prendre en charge par quelqu’un d’autre sans penser à l’explicitation, aux comptes, aux corrections, à l’exercice qui vient après, aux postures des uns et des autres que je ne surveille pas, c’est tout juste si je les aperçois, même s’il y a dans la salle quatre élèves adultes et une jeune fille du conservatoire qui n’est pas mon élève mais me reconnait et me vouvoie. C’est un peu étrange de se retrouver à sa perpendiculaire à la barre, dans un moment de vulnérabilité.

C’est aussi l’occasion de me rassurer : les autres professeurs aussi parfois oublient leurs exercices, cherchent une musique qui s’est fait la malle dans une seconde playlist, s’emmêlent les pieds dans leurs paroles. L’occasion d’observer une autre manière de faire aussi : elle corrige rarement individuellement, mais donne de belles explications imagées et anatomiques. Pour la première fois, j’ai l’impression de vraiment sentir voire de commencer à maîtriser la bascule du bassin, le fameux zip de la braguette, qui devient un double zip dans les tours (le pubis se « referme » vers les côtes, pour rendre solide l’avant et laisser la place derrière pour que le dos se déploie). Je l’avais toujours pensé par l’arrière, pas par l’avant ; ce n’est pas la première fois que je me fais ce genre de réflexion, c’est comme pousser et tirer, il faut songer à se placer de part et d’autre de la même porte.

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Mercredi 30 juillet

[rêve] j’ai dégoté je crois quelques remplacements à l’Opéra

[rêve] ma mère monte une valise sur une sorte de falaise noire qu’il n’est déjà pas commode de grimper sans chargement, en haut la villa des vacances, une glace, un parfum que j’oublie / aller à la mer on n’a pas de crème solaire j’objecte, pas besoin hop-là mon père se propulse à la renverse depuis la falaise et son corps a le temps de s’arquer pour plonger élégamment dans l’eau en contrebas, mais il ne réapparait pas dans la piscine on scrute on commence à s’inquiéter, les secours sortent un nageur de l’eau mais ce n’est pas lui, l’inquiétude augmente, une nacelle est plongée dans le fond cette fois je crois c’est mon père qu’on installe dessus mais il y a un problème à la remontée, ça ne remonte pas, le secouriste seul remonte à la surface, un autre homme en short de bain prend le relai, plonge et remonte mon père, quand plus tard je lui demande ce qu’il s’est passé, il élude à moitié, son bras s’était coincé, paralysie temporaire, ça n’a pas l’air de le turlupiner


Après la barre au sol, je comprends mieux pourquoi un élève me disait que je pouvais pousser davantage. Pourtant, je ne sais pas encore si je le ferai. Certes, il y a de la satisfaction à sentir son corps tourner à plein régime, être poussé bien au-delà de ce qu’on ferait seul chez nous, mais ai-je envie de ce travail où l’on utilise presque uniquement les muscles que l’on sait déjà utiliser de la (seule ?) manière dont on sait les utiliser, et qui les fait tétaniser quand on ne sait pas exactement comment les engager au mieux ? Je ne fais pas faire d’abdominaux sur le dos en descendant les jambes jusqu’au sol parce que je ne sais pas les faire. Je veux dire, je peux le faire, mais pas bien le faire, pas de manière à pouvoir le corriger ; je ne sais pas comment empêcher le psoas de s’en prendre plein la tronche et de gueuler, parfois jusqu’à réveiller un signal lombaire. Je ne m’en cache pas dans les vestiaires et une élève que je ne connais pas me dit que c’est pareil pour elle. Je me sens moins seule. Il n’empêche, cette barre au sol me pose question. Plein de questions.

L’enseignante ne corrige presque jamais les postures individuelles, mais elle explique très bien, alors je teste ce qu’elle dit, essaye de comprendre dans mon corps ce qu’elle fait différemment. Parfois, j’ai du mal à saisir. Sur le ventre, pour préserver les lombaires, l’enseignante ne dit pas de presser le pubis contre le sol mais de serrer les fesses (à rebours de ce que j’ai pu entendre en pilates). Plus ça va,  plus je trouve les fesses nébuleuses comme dénomination anatomique.

Parfois aussi, ça fait complètement sens, comme la rétroversion du bassin pour activer les abdominaux qui permettront de conserver le pubis en avant à la verticale (position que j’ai davantage sentie au cours de la veille ; je commence enfin à avoir une certaine conscience de ce qui se passe au niveau de mon bassin, totalement dans le flou jusqu’à présent) ; pour des exercices d’abdominaux aussi costauds, c’est indispensable, ménageant une marge de sécurité avant l’antéversion involontaire dangereuse pour les lombaires. J’ai tendance à privilégier une posture « neutre » du bassin (le pubis au même niveau que les crêtes iliaques) comme en pilates pour travailler la contraction excentrique des abdominaux et lutter contre la tendance à rétroverser le bassin dans les extensions (en grand battement, par exemple). Synthèse du jour : j’utiliserai davantage la rétroversion du bassin notamment dans les ponts, mais sans aller au maximum de hauteur (on lâche l’engagement et le pubis redescend quand on chercher à monter davantage le haut du buste), plutôt en cherchant à former une planche avec le buste (hop, on zippe tous les abdos). Question tout de même : cet engagement musculaire qui permet de basculer le bassin pubis en avant peut-il se faire sans délordoser les lombaires ? Il me semble que oui, mais le dosage reste encore hasardeux.


À la sortie, je discute avec cette dame si belle si lumineuse aux cheveux blancs qui me dit avoir mal au genou dans les pliés. On regarde ensemble, je lui indique de la main une rotation un peu plus importante du mollet : et là ? Là elle n’a plus mal. Les cours de posture s’appliquent sitôt incorporés.

Elle pousse son vélo et je repousse la station où prendre le métro pour continuer à discuter. Elle me parle de ses enfants, qui sont plus âgés que moi, hein, ils ont trente-cinq ans. Plus jeunes, donc. Elle n’en revient pas, me donnait beaucoup moins, je suis la jeunesse incarnée.

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Jeudi 31 juillet

Au petit-déjeuner, le boyfriend remarque que nous sommes sur deux timelines différentes : il voudrait que le temps s’accélère pour être déjà dans sa nouvelle maison ; je voudrais qu’il ralentisse, que les vacances ne finissent pas, ne pas déjà encore reprendre.

In fine, une très bonne journée où l’urgence du temps qui passe se dissipe. Le salon s’éclaircit des vêtements rangés et des sacs descendus au garage, le boyfriend aquarelle, je bidouille-gribouille un gif animé, envoie ma newsletter, découvre vingt ans plus tard le off de la prof qui, je l’ignorais, me surnommait Bambi au conservatoire, fais une barre à la cheminée, droguée au corps courbaturé, recopie puis dicte des extraits des Mémoires de Petipa, la dictée soulage le poignet, les poivrons au dîner sont épicés, ça me drogue de fatigue les épaules, Dark part dans tous les sens. L’urgence revient le soir, à mi-chemin des vacances, août demain, 37 ans la semaine prochaine. Je pense aux infographies que je pourrais faire d’après ma lecture des Danses d’après, et peu à peu ça se calme (comme gamine je rêvassais aux travaux manuels de Minnie Mag avant de m’endormir).

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Vendredi 1er août

Quelques dizaines de pages d’Isabelle Launay sur la terrasse.

Une barre à la fenêtre et à la cheminée, concentrée sur ma jambe de terre. Je tâche de conserver l’en dehors musculairement, ce qui implique de ne pas verrouiller les genoux en hyperextension.

Sur le chemin de la boulangerie, je suis au spectacle d’un comique qu’affectionne le boyfriend et qui passera au Colisée en octobre ou novembre, je suis pliée en deux, fou rire tellement long et sonore que le comique me prend à partie, m’invite à le rejoindre sur scène, je ne peux pas de rire, puis si et la dynamique s’inverse, le fou rire le prend lui, me laisse moi parler, je dis deux trois âneries qui resserrent la camisole du rire fou, alors je prends le micro, je demande à la régie s’ils peuvent lancer de la musique et je meuble la scène vide, je danse, spectacle hijacké, je danse et je reprends la scène, musique classique ou Rihanna ? quelle tenue, qui me permette de danser ? est-ce que j’ose des fouettés ? je reprends la scène et je corrige, un peu avant, encore, je me fais un film, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas fait des films, des films égocentriques, plaisants, par fantaisie et non par anxiété.

Début de la troisième saison de Dark, de plus en plus difficile à suivre. N’est-ce pas un peu de la triche d’introduire une réalité alternative quand il a été établi que les paradoxes temporels censés corriger le cours des choses le déterminaient ? Curieusement, ces mêmes personnages incarnés par les mêmes acteurs semblent des ersatz, ne génèrent pas la même émotion ; je suis près de décrocher. On en est réduit à attendre, voir si la confusion est à même à un moment de faire sens — ou si les scénaristes vont nous planter là en cours de série ou d’intrigue, avec un mystère spécieux.

Anxiété le soir avant d’aller me coucher, comme un nouveau-né au coucher du soleil.

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De grosses pluies se mettent parfois à tomber
(ce matin, oui)

Samedi 2 août

Croc synchro
le chat dans le couloir / moi dans mon lit
céréales pour chat / croquettes pour humain

Papillon noir et jaune

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Dimanche 3 août

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Lundi 4 août

Le cours de stretching postural, devenu de fait cours particulier, se transforme à moitié en séance d’ostéo, pour mon plus grand bénéfice (hop, mobilité accrue dans la cheville). J’apprends que mon piriforme fait une salle gueule, et effectivement, ça se sent quand il s’agit de le forcer à se détendre — mais j’y vois une bonne nouvelle : que j’arrive enfin à (bien ?) engager les rotateurs.


Bonne surprise en allant signant mon contrat de contractuelle : je m’attendais à strictement doubler mon salaire en doublant mes heures, mais 100€ supplémentaires ont surgi de nulle part. Je signe.

J’ai voulu goûter la pistache chez Meert. Si j’avais su que la boule serait si grosse, j’aurais pris un autre parfum.

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Mardi 5 août

Au cours de danse, j’élude l’étirement en fente à la seconde, un peu dangereuse pour mes genoux (l’un se retrouve avec du poids en hyperflexion, l’autre en hyperextension). Je plie et pivote la jambe censément allongée pour m’étirer en rouvrant l’angle de flexion. « Une attitude pipi de chien, » commente la prof en passant. C’est une expression courante dans la danse classique pour désigner les attitudes mal placées, où la jambe se soulève comme un chien lève la patte. C’est dit en plaisantant, probablement sans y penser. Ou en plaisantant à moitié, je ne sais pas. Ça m’attriste vaguement. A-t-elle pris mon adaptation pour une critique ? Écarte-t-elle le bénéfice d’exercices dont la forme va (ponctuellement) à l’encontre de l’esthétique de la danse classique (même s’ils contribuent à préparer le corps en ce sens) ?


Le boyfriend me fait découvrir Breaking Bad. Le rythme et le ton des premiers épisodes m’éclatent. C’est jouissif, la suite de la soirée aussi. Je le veux fusionné.

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Jeudi 6 août

[rêve du mercredi ou du jeudi] c’est un numéro avec Nina que l’on a peu répété, elle me répète le nombre de pas, de style baroque, hésite, deux coupés pas de bourré, un pas en trois ou quatre ? puis deux, puis trois


Je sors la table sur la terrasse pour prendre mon petit-déjeuner dehors. C’est mon anniversaire, je peux. Je peux les autres jours aussi, mais je ne le fais pas. Je pourrais. Le soleil est proche, sur les lierre, les feuilles, c’est un petit-déjeuner apaisant apaisé. Je suis allée me chercher un croissant ; je le savoure, avec l’instant, avec plaisir.

La journée est tranquille. Je finis de lire la partie consacrée à la danse classique des Politiques du répertoire — sacré ouvrage. Je n’ai pas d’attentes, j’aimerais ne pas en avoir mais j’en ai quand même, je me déçois. La famille et mes amies proches m’envoient des messages. J’en reçois également un, improbable, réjouissant, de ma professeur de français de khâgne via LinkedIn. Les années !

Qu’est-ce qui me ferait plaisir à manger ? me demande le boyfriend à l’approche du dîner. Hum… indien ? Le boyfriend croit que c’est par manque d’idée et écarte l’option, mais c’est bien ce qui me ferait plaisir, même à deux jours d’intervalle avec la dernière commande. Bis repetita placent. Le palak paneer m’a plu, m’a donné envie de découvrir le paneer shahi à côté sur la carte, « une délicieuse sauce crémeuse » sucrée-salée, l’intitulé ne ment pas, avec « noix de cajou, crème fraîche, beurre, tomates & épices ». Puis nous regardons la suite de Breaking bad. Je suis bien, ne peux m’empêcher pourtant de regretter que cette journée ne soit pas davantage détachée du brouhaha des jours, de son continuum indistinct.

<3
ai-je aussi noté

Revue de blogs #15 : les lieux qui me serrent le cœur

Chaque voyage en avion est un moment « bittersweet » depuis quelques années. La conscience de réaliser quelque chose qui n’est plus vraiment acceptable avec les circonstances mais dont au combien je comprends le désir de réalisation et la nostalgie qui s’accompagne avec les lieux que l’on laisse derrière soi avec cette anxiété de ne pas pouvoir y revenir. Ce ne sont pas les gens, mais les lieux qui me serrent le cœur. Les lieux ne se déplacent pas. Les lieux ne peuvent pas écrire. Il faut y être pour vivre avec.

Karl, complexité du Web, Les carnets Web de La Grange

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À quel moment a pu naître le sentiment de paysage ? Quand est-ce que l’animal ou l’humain que nous sommes a pu se sentir un jour heureux à la vue d’un lac noir au pied de monts escarpés ? […] On dit que c’est beau. On veut peut-être dire que c’est vital.

Joachim Séné, Norvège, 6, Journal éclaté

Le sentiment du paysage me travaille depuis Yosemite, je crois.

J’ai eu beaucoup de plaisir à suivre ce journal de Norvège, même si je ne l’ai pas lu dans les conditions prévues par l’auteur, préférant le confort de mon lecteur de flux RSS à la mise en page volontairement chaotique de la page web unique à explorer comme une Google Maps (j’aime beaucoup le concept, beaucoup moins ce que le texte en couleur surimprimé au collage photo fait à mes yeux).

Cet été, j’ai également eu l’occasion de revivre mon voyage au Vietnam à travers les stories d’une camarade de danse. C’est toujours étrange : les lieux continuent d’exister sans nous ? de changer et de rester identique ? Ce voyage vécu de manière si singulière, le voilà dupliqué, commun dans son extraordinaire. Je devine ce qui déborde la carte postale, j’ai vu les interstices des photos de vacances — c’est même pour cela que cela me fait si plaisir de suivre ce voyage dont je ne fais pas partie — et pourtant c’est maintenant que le mien m’apparaît comme carte postale. Expédiée depuis mon passé.

De même, je pourrais illustrer le voyage norvégien de Joachim Séné avec mes propres photos. J’ai assez envie de le faire, même. Il a réveillé des scènes et des pans de paysages précis.

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C’est au ralenti que le soleil se couche si tard. Comme si le temps s’arrêtait, comme cette idée qu’on a parfois de désirer que la journée s’éternise, comme si ce vœux impossible se réalisait enfin. Dans ce mouvement lent, vient un sentiment de paix, d’éternité, mais aussi un effroi face à la possibilité que la Terre s’arrête de tourner. C’est à la fois la vie prolongée et la vie arrêtée.

Joachim Séné, Norvège, 8, Journal éclaté

Golden hour de minuit sur un champ et les montagnes au bord de la mer
Minuit à Flakstad

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Bergen est colorée, mais il fait gris. Il y a une foule, de la densité d’une station balnéaire française au plus beau de l’été. J’essaie de ne pas me reprocher d’être là, je ne reproche pas aux gens d’être là. Peut-être aux commerces d’y être. Mais il faut bien vivre.

Joachim Séné, Norvège, 10, Journal éclaté

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Combien de photographies identiques et ratées sont prises alors ?

Joachim Séné, Norvège, 12, Journal éclaté

Cette question, je crois, a déclenché mon envie d’illustrer ces entrées avec mes photos passées. Ou le fait que, là aussi, dans l’excursion narrée, mes photos ont été ratées.

[…] C’est trop beau pour être dit, trop sauvage, trop pour être visité. Une honte touristique s’empare de moi. Mais je ne regrette pas d’avoir vu. […] La question aussi de savoir pourquoi regarder, pourquoi se souvenir, pourquoi cette nécessité de découvrir ce qui se cache derrière le prochain bras du fjord, derrière cette île, derrière cette paroi, ce qu’il y a au bout du monde sans pourtant rencontrer personne, juste soi dans un environnement qui n’existait pas la minute d’avant.

Sognefjord

Cet extrait m’est spontanément revenu en mémoire quand je suis tombé sur cette photo de Thierry Crouzet dans son journal de juin :

ICM, photo de Thierry Crouzet

Cette photographie serait peu intéressante si les lignes directrices nous menaient à un cul-de-sac — droit dans le mur —, s’il n’y avait ce biseau, ce virage qui nous échappe de l’impasse, nous propulse vers  « cette nécessité de découvrir ce qui se cache […] derrière cette paroi ».
(L’échappée prend encore un tout autre sens quand on apprend que c’est l’institut du cancer où est traitée son épouse.)

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Tout du long de nos heures (trois) de marche (roncées, ortiées, moucheronnées) nous serons bombardés de beauté […]

Guillaume Vissac, 120725, Fuir est une pulsion

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On ne peut rien contre la beauté d’un paysage.

Joachim Séné, Norvège, 14, Journal éclaté

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 Je pensais que ça ne me ferait ni chaud ni froid de quitter cet endroit, mais ce n’est pas vraiment le cas, sans doute car je n’aime pas quand les choses se terminent.

[…] des vies entières, potentielles, miennes sans être miennes, sont oblitérées avant d’être vécues, comme si aller travailler et/ou rentrer chez soi et/ou retranscrire par ces mots ce qui fut traversé sans pour autant avoir été assez touché du doigt pour en faire une expérience véritable était plus important que, eh bien, vivre.

Guillaume Vissac, 230725, Fuir est une pulsion

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On part toujours à regrets. La tête tournée dans le sens contraire des pas. […] Il faut déjà séparer le corps du lieu.

Karl, pentes, Les carnets Web de La Grange

La gestuelle est si riche que savoir l’observer et la décrire suffit parfois à dire ce que les mots ont émoussé dans leur expression fixe. (Pourquoi je n’en finis pas de la danse.)

Avant de partir à regret de Flakstad

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Dans le journal de juillet de Thierry Crouzet :

Il y a les côtes sublimes, puis les terres agraires monotones, sans cesse moutonnantes […].

La mer moutonne mieux que les moutons.

Ce matin, j’ai aimé les maisons cossues en surplomb des plages et des falaises. Elles dégageaient une force tranquille, une sorte d’éternité solide. Une opposition frontale aux éléments.

Hopper.
En trois phrases, un tableau de Hopper, sa lumière.
J’ai repensé à ces maisons en Norvège, aussi :

Photo noir et blanc de maisons qui prennent la lumière au bord d'une côte découpée… mais plutôt plate
La plage de Ramberg

Mais un autre paysage surgit dans le récit de Thierry Crouzet :

Photo de Thierry Crouzet

Hopper, oui. La lande aussi, les bruyères comme en Cornouailles. La blancheur des ouvertures closes les évident, font de la maison un manoir de carton-pâte, un décor. Mi-Hopper, mi-Magritte. Non plus une porte sur la plage, mais une ouverture sur le ciel, auquel on ne peut accéder que par là, par le manoir-mandibule.

J’ai toujours été fasciné par le génie du lieu, par ces endroits naturels ou chargés d’histoire qui exhalent une force vitale indéniable, et je prends conscience que nous avons tenté avec notre maison de construire un de ces lieux, de lui donner une force propre, et beaucoup de gens qui y viennent nous disent la ressentir.

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Août commence déjà. Il y a toute cette lumière qui s’infiltre entre les feuilles.
[…] Je me demande si l’équivalent existe pour les gens. Un mot qui voudrait dire que la lumière d’une personne s’infiltre dans nos failles.
[…] les dentelles d’ombres qui bougent sur le sol sous les arbres et ça m’a fait penser à la trace laissée en nous par la lumière des gens.

ernestinee

La nature boule à facette des gens <3

Revue de blogs #14

 Si j’aime cette phrase, c’est qu’elle est à la fois vraie et fausse, comme souvent les phrases.

Guillaume Vissac, 310525, Fuir est une pulsion

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Alors je m’assois sur le perron, entre ce qui fut et ce qui sera, et je respire. […] Lire et écrire, ça ne semble rien et pourtant, tremblement de terre dans la jachère furieuse. J’ai envie, c’est inouï.

Mathilde, Du déboisement, Tant qu’il nous reste des dimanches

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Gilda à propos de Perec :

Je suis loin, très loin, d’avoir lu toute son œuvre, parce que j’ai l’impression de la connaitre déjà.


Comme les copains, oui, ce gars-là me disait Bien sûr que tu peux toi aussi. Et de la même façon que certains et certaines des personnes que je suis sur les plateformes concernant la course à pied : eux font leurs séances dans des allures qui sont la tienne en sprint sur 100 m, mais rien n’empêche de faire la même […] à notre propre allure, notre niveau.
Ils guident au quotidien vers une bonne vie, et grande est ma gratitude envers ces personnes partageuses et l’écrivain pas comme les autres.

Ne pas s’empêcher de faire parce que ça a déjà été fait.

Gilda, Première rencontre avec Perec ? Traces et trajets

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La possibilité de pouvoir le mouvement d’une main, d’échanger un regard, un sourire, de remarquer ce moment de silence accompagné d’un bouillonnement de pensée avant de vocaliser une réponse, de cette gorgée d’un café, d’un lieu où l’échange s’établit. […] La part essentielle de certaines discussions ne se fait pas dans les idées échangées, mais dans les moments partagées.

Karl, Espace-temps des mots, Les Carnets Web de La Grange

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I don’t have to vow to love her for the rest of my life, because any alternate reality is unthinkable. There is something more powerful than love. It is the melding that occurs when two people spend a long time together. She is just part of me now.

Winnie Lim, Pride (2025)

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[…] as I age I tend to find myself more and more drawn to the safe and comfortable zone. […] But I am aware that this causes a chronic shrinkage of my existence.

Winnie Lim, first impressions of khao yai

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Je n’ai rien modifié ni retranché du texte initial en le saisissant sur ordinateur. Les mots qui se sont déposés sur le papier pour saisir des pensées, des sensations à un moment donné ont pour moi un caractère aussi irréversible que le temps : ils sont le temps lui-même.

Annie Ernaux, Se perdre
cité par Karl dans Tokyo à vélo, Les Carnets Web de La Grange

Pour le même raison, je dois supprimer rapidement les photos ratées ou qui font doublon ; au bout de quelques semaines, elles deviennent des reliques inamovibles du passé.

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Les souvenirs, la mémoire d’une famille n’existe que dans l’oralité présente et quotidienne de nos collisions physiques. Vivre loin est synonyme d’une mémoire neuve, de celle que nous créons au quotidien. Celle du passé se déforme, se fane. Il n’y a que le souvenir du souvenir. Le souvenir des histoires que l’on nous a racontées. Ce ne sont plus des souvenirs, ce n’est plus l’histoire d’une famille. Il s’agit d’une mythologie familiale dont je suis probablement le mauvais narrateur.

Karl, Souvenir de souvenirs, Les Carnets Web de La Grange

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Les courses au petit supermarché du coin. Une forme d’extase étrange. Ici, je suis l’étranger. Ici, tout est nouveau. Ici, je comprends les différences.

Karl, Ce que l’on retrouve, Les Carnets Web de La Grange

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Je pensais avoir la pression du temps, ce qui m’arrangeait bien, comme ça, si ça n’était pas tout à fait ce que j’avais en tête, je pouvais me dire que ce n’était pas de ma faute, pas eu le temps. Maintenant, sans la butée du temps, c’est plus sérieux.

Christine Jeanney, block note — maker, Tentatives

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C’est ce que j’aime devant un travail artistique : ne pas tout saisir mais sentir la proximité et la surprise, l’augmentation de l’air respirable comme disait Jean-Pierre Faye.

Christine Jeanney, block note — lire, Tentatives

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Masto en résumé : […] des gens gentils racontent gentiment leur vie. Un air de ville abandonnée reconquise par des babacool vivant dans des baraques délabrées, tous très respectueux des autres, bienveillants, animés de bonnes intentions, mais qui n’ont pas beaucoup d’idées neuves […]

Thierry Crouzet, Ma eVie depuis que j’ai quitté Facebook, Instagram, X, LinkedIn… pour Substack et Mastodon

J’ai souri, il y a de ça. J’y fais un tour de temps en temps, plus par nostalgie de la belle époque de Twitter que par réel intérêt. Pour moi non plus, la mayonnaise ne prend pas (alors que je peux passer un temps infini sur mon compte Instagram danse).

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[…] avant 2007-08, environ : on n’attendait rien. C’était une situation d’échanges, proche ou loin du clavier, il suffisait de sortir pour s’éloigner, et rentrer allumer l’ordinateur. Ou l’inverse, notez-bien. Il y avait pour toute situation un moyen très simple d’y échapper. C’est ensuite que c’est devenu intrusif et malsain, et je n’ai rien vu venir, c’était là dans ma poche.

Joachim Séné, Nos comportements sont leur plus-value, Journal éclaté

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L’homme dont le cœur ne dit pas tout à sa tête

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[…] aux frais du contribuable qui, bien que payant tout, ne consent à rien […]

Guillaume Vissac, 190625, Fuir est une pulsion