Taisho (grandes chaleurs)

Les paulownias développent leurs fruits

Mardi 22 juillet

Rêve laborieux ? C’est tout ce que j’ai noté, qui ne ravive aucun souvenir.

En sortant de la douche, j’attrape ma serviette sur l’étagère et soudain la vois, cette étagère, faite de caisses superposées — de caisses de vins superposées, qui vont pouvoir retrouver leur fonction première le temps du déménagement.

Yves-le-boulanger n’est pas à la boulangerie, je n’ai pas assez anticipé pour lui dire au revoir, Yves et ses blagues épinglées à sa blouse, G’Yves-rny avec des volutes vangoghiennes, Yves et son sourire, sa bonne humeur comme si Montrouge était dans le Nord.

Le boyfriend nous invite Mum et moi au restaurant de poisson : je saute le plat, entrée et dessert pour moi, pour dire au revoir aux délicieux accras de morue — eux-mêmes une madeleine de ceux que je n’aimais pourtant pas tellement chez ma grand-mère paternelle, qui cajolait toujours le souvenir de la jeunesse antillaise de mon père. Je n’y avais pas pensé, cela me fait plaisir.

Puis c’est le retour à Roubaix, la voiture blindée, le chat sur les genoux, qui bave mais ne moufte pas, roulé en boule dans sa bulle du côté le plus éloigné de Mum. Il surveille sa main quand elle s’approche du levier de vitesse. Le soir, j’enregistre des vidéos collector de Mum qui tente de jouer avec le chat, lequel, craintif, suit avec intérêt le spectacle sans bouger d’un poil — nous sommes ses bouffons.

On se perd sur le canapé, le BonCoin, des sites de danse russe et japonais, à chercher des jupes de danse (pour mon anniversaire) et des bureaux (pour le boyfriend). On veut du solide et de l’aérien.

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Mercredi 23 juillet

[rêve] dans les coulisses du spectacle de danse, ne rerentre pas à un moment, je somnole allongée, un homme chez le coiffeur ou autre boutique en face me fait coucou, j’aurai les nouveaux 1C3 l’année prochaine ils sont un peu déçus


Opération bureau BonCoin : récupéré à Tourcoing dans la matinée et installé dans la foulée avec tout le matériel dessus dessous, c’est une affaire rondement menée.

Opération mites : guerre d’usure davantage qu’éclair, cette fois-ci. Voulant libérer un tiroir de l’armoire pour faire de la place aux affaires du boyfriend, je découvre des étoles trouées… puis les cocons des responsables. Deux écharpes en comptent une bonne dizaine chacune — écharpes en cachemire évidemment, les mites ont préféré le cachemire à la laine lambda, et les écharpes neuves aux plus usées, moins douillettes ainsi élimées. Une magnifique étole tissée et moirée offerte par G. est ruinée ; je la mettais peu de peur de l’abîmer. L’ironie ne me servira pas de leçon, je l’ai déjà apprise et recrachée un grand nombre de fois ; mais elle me fait pleurer ce qui est perdu, ce qui de beau ne peut pas rester.

Tri, détection, arrachage précautionneux de cocon, évaluation des dommages, lavage et congélation, sachets congélation, tiroir par tiroir puis le reste de l’armoire : l’après-midi y passe, dans un mélange de fatigue et de tension ; j’appréhende à chaque vêtement déplié de nouveaux dégâts. C’est un gros chantier, le chat nous regarde nous agiter jusqu’à ce qu’on attaque l’étage où il s’est réfugié. Le boyfriend arrive sur ces entrefaites, délaissé au délassement de ses propres batailles.

Repos du guerrier devant des pizzas commandées (délicieuses).

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Jeudi 24 juillet

J’entraîne Mum au cours de stretching postural. Bassin à basculer pour compenser l’antéversion trop prononcée, poitrine à projeter vers l’avant, la prof ne la loupe ni ne la lâche. Mum s’efforce tant et si bien qu’elle doit s’asseoir un instant pour ne pas voir des étoiles, et piocher dans la boîte de bonbons un peu de sucre pour repartir (elle n’en mange jamais). Le boyfriend me confiera que, de retour à l’appartement, elle s’est laissée tomber dans le canapé et a décrété quelque chose comme : je suis morte, c’était génial. Ou : elle m’a tuée, cette femme est extraordinaire. Pour se relever une dizaine de minutes plus tard et recommencer à s’activer.


Le poke bowl que nous mangeons ensuite est délicieux, avec des produits très frais, la mangue et l’avocat mûrs à point comme je n’en avais pas mangé depuis longtemps. Je ne m’attendais pas à trouver une telle qualité dans un corner associé à une laverie, où l’on passe commande face à un grand écran lumineux, du genre à délivrer des McNuggets et McFlurry.

Mum rentre seule, me laisse aller à mon rendez-vous — le psy, c’est bien pour les autres, très bien même, mais que sa fille y aille, ça la perturbe, elle a du mal faire quelque chose alors, ça la gêne, elle contourne méticuleusement, ce dont on ne parle pas n’existe pas, même si l’évitement dessine en creux quelque manquement imaginaire qu’elle s’attribue.


Dernière séance avec la psy. Au moins, c’est en connaissance de cause, je sais que c’est la dernière. Cela ne se termine pas en eau de boudin, à découvrir en voulant reporter une séance mal placée qu’elle ne recevrait plus au cabinet. J’ai été interloquée. Dépitée. Un peu en colère aussi : il a fallu du temps pour contextualiser, établir la relation, déblayer, déverrouiller, et alors qu’on est au cœur du travail, toute cette mise en place coûteuse est à recommencer avec quelqu’un d’autre pour simplement pouvoir continuer ? Quel gâchis. Si j’avais su qu’il lui restait moins d’un an à exercer dans la région, j’aurais commencé avec un autre praticien. Impression de me faire arnaquer. Pire, de me faire larguer, abandonner. J’ai du repousser la pensée absurde qu’elle ne voulait plus m’avoir comme patiente, qu’elle me laissait tomber. J’ai rationalisé, affabulé, l’ai imaginée enceinte, ne voulant pas exposer le bébé in utero à tous les récits névrosés du cabinet. Je n’en ai rien dit, elle non plus. Il a fallu attendre la fin de la séance pour que la situation se clarifie. Elle était persuadée de me l’avoir dit ; moi certaine que je ne l’aurais pas occulté : elle part pour la ville où le boyfriend a fait les Beaux-Arts. Probablement a-t-elle annoncé son départ la semaine où j’ai annulé-reporté ma séance.

Je suis sa toute dernière patiente ici, au cabinet. J’en suis un peu plus spéciale encore — je sais qu’elle le dit parce qu’elle sait que ça me fait du bien de l’entendre, je ne suis pas dupe et je le suis, même si je m’en défends intérieurement, aimerais ne pas, ça me fait du bien de l’entendre. J’ignore si je reverrai ce papier peint à fleurs, si je reviendrai avec sa remplaçante. Que fait-on d’une dernière séance qui ne signe pas la fin du travail en cours ? Je pose dès le début la question de la clôture : bilan ou, comme si de rien n’était, on continue d’avancer ? C’est comme je veux. Je veux les deux. Un nouveau mot est épinglé au cours de cette dernière séance : dissociation. J’imaginais quelque chose de plus radical derrière ce terme, une négation allant jusqu’à l’absence, pas simplement une présence dédoublée, contradictoire.


Mum, qui s’est agitée en mon absence, part avant le dîner (pommes de terre et courgette au four ; je file mon steak végétal au boyfriend, la texture trop bien imitée me dégoûte).

Le chat fait la tour de contrôle depuis la terrasse : ses oreilles pivotent comme des satellites captant au sol des traces de vie invisibles, et lorsqu’un oiseau traverse son aire de détection, sa tête tourne brusquement pour repérer l’individu en plein vol inautorisé. Il se dévisse à droite ou à gauche sur lui-même sans jamais bouger ses pattes de devant, bien droites, inamovibles — une tour de contrôle, vraiment.

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Vendredi 25 juillet

En pleine nuit, un chien aboie. Au présent duratif. Il aboie non pas une fois ou deux, comme une quinte de toux, mais de manière répétée, inlassable, toujours sur le même motif rythmique, comme un robinet qui goûte. Il aboie assez longtemps pour me réveiller malgré le double vitrage et les bouchons d’oreille, assez longtemps pour réveiller le boyfriend malgré son sommeil lourd, assez longtemps pour que l’on se demande quand et même si l’on pourra se rendormir. On peut finalement, après vingt, trente ou quarante minutes d’éternité.


Je passe la penderie au peigne fin et l’appréhension grandit à mesure que je repousse l’inspection des plus belles pièces : des suspicions éprouvantes, un ou deux cocons, mais pas plus de dégâts. Les mites préfèrent manifestement ce qui est plié à ce qui est pendu. La robe de chambre me confirme que, sans être comestible, la polaire est assez douce pour s’y installer et doit à ce titre être inspectée avec autant d’attention que la laine et davantage que la soie qui, pour une raison que je ne m’explique pas mais qui me convient parfaitement, a été boudée. Alors que je privilégie depuis quelques années les matières naturelles et (sauf justaucorps) me détourne du synthétique qui fait suer, je me félicite d’avoir acheté mes belles robes en polyester. Elles me feront probablement toutes les grandes occasions jusqu’à ma mort. Vous pouvez tous vous marier, je suis parée, nul besoin d’en racheter — alors que mes fringues quotidiennes, elles, se trouent sans l’aide d’aucune mite.

Les sacs et les chaussures, c’est une autre paire de manche. J’y trouve d’autres cocons, non plus blancs et filandreux, mais rigides, transparents et rayés. En retournant la poche de mon Eastpack orange fluo, je découvre un ramassis de miettes filandreuses ou de poussière à petits points : aurais-je réussi l’exploit d’avoir au même endroit mites vestimentaires et mites alimentaires ? Un cocon alimentaire est fiché dans une vieille basket — tentative de reconversion kamikaze.

Ce passage en revue m’épuise et m’écœure : c’est un gâchis, il y en a trop, trop de choses vieillies, jaunies déjà ou délitées. Tout s’abime, avec ou sans nous. Le temps passe aussi dans les placards, usant ce qu’on pensait préserver. Il y en a trop, trop de vêtements ou trop de temps, je ne sais pas, probablement les deux ; trop de ceux-là parce que trop de celui-ci : je ne jette rien ou presque. À bientôt 37 ans, j’ai encore des vêtements de mon adolescence, dont d’autres plus avisés se seraient déjà débarrassés. Les beaux vêtements de ma vingtaine matérialisent eux aussi un cocon dont je me suis extraite : l’entrave ludique des coupes ajustées me semble aujourd’hui trop contraignante. Je ne veux plus être serrée, sculptée, scrutée. Pour autant, je ne suis pas prête à me défaire de cette jupe crayon, de cette robe serrée sous la poitrine ou de cette autre qui doit être portée au pressing et n’est donc jamais portée tout court.


Cela ne ressemble à rien, mais ce n’est pas mauvais : impro de quinoa au Golden curry avec la fin des pommes de terre, quelques petits pois et des lamelles d’oignon au curry revenues de la poêle et du congélateur.


Fin de la première saison de Dark.
<spoiler> Je suspecte avant l’épisode qui le théorise que les voyages temporels n’ouvrent pas à une réalité alternative, font au contraire advenir le présent, l’époque telle qu’on la vit. Comme Œdipe actualise la prophétie en voulant la fuir, c’est précisément en voulant corriger le présent que les personnages le font advenir tel qu’il est. Le passé prenait déjà en compte ces incursions depuis le futur, la cohérence de la boucle narrative primant sur la ligne chronologique. </spoiler>

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Samedi 26 juillet

1h30 du matin, le même chien aboie jusqu’à 2h. Rebelotte à 5h du matin. Des envies de violences.


Suite (mais pas encore fin) du feuilleton mites : aujourd’hui, je passe au peigne fin les étagères du placard. Des frayeurs à bouloches et des traces de cocons sûrs, mais pas de dégâts, hormis quelques micros-trous dans une robe en coton (!) depuis des mois chez le boyfriend. Ce dernier plaide pour les accrocs ; avec la trame intacte, c’est peu probable. Soulagement, les pulls en cachemire Bompard et ma robe en laine Paule Ka sont saufs. Peut-être que je ne devrais pas avoir de si belles choses, si coûteuses (mais les Bompard en cachemire passent en machine quand les Benetton en laine feutrent s’ils ne sont pas lavés à la main ; quand j’ai découvert ça, j’ai racheté des cachemires sur Vinted pour le prix de pulls lambda… que je ne porte presque plus depuis que je suis devenue prof de danse et remets transpirante des fringues roulées en boule dans un sac qui pue de transporter des demi-pointes.)

Je sors, inspecte et range tout ce qui n’est pas suspect : cela n’avait pas été aussi bien rangé depuis mon emménagement. Le reste attend son tour de machine ou de congélation en sac plastique hermétique (les mimis blancs et les simili fétus de paille dans le coin le plus planqué des poches du hoodie en cachemire, je le sens moyen). Mum m’avait prévenue : tu vas avoir l’impression de vivre dans le stock d’une boutique.


Sur la terrasse, je finis Créer des ballets au XXe siècle. Quand je serai grande, je serai Laura Cappelle. Merci de ne pas me rappeler que je suis déjà grande.
(Je cherche comment en parler dans une newsletter.)

Un peu plus tard, c’est une bande-dessinée : Toutes les princesses meurent après minuit, que j’ai trouvée plus aboutie que les précédentes de Quentin Zuttion. Qui m’a replongée dans l’époque de mon enfance aussi.


Les fruits qui ont remplacé les roses, roses ou rouges, se sont formés et commencent à rougir, petites boules bien dures.


Le début de la deuxième saison de Dark change la manière de regarder la série : les suppositions n’ont plus de sens, ou en ont trop, il faut désormais suivre la série, à l’aveugle. Faire confiance plutôt que faire des hypothèses (je préférais).

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Dimanche 27 juillet

J’écris quand le boyfriend dort. Il y a des choses que je ne sais que faire seule, en silence.

Le bruit est le facteur principal de contorsion dans notre cohabitation. Les interviews politiques, la musique, le bruit des manettes et surtout la ventilation de l’unité centrale me font fuir. J’ai besoin de plusieurs heures de silence par jour, préalable au repos et à la créativité.


Il pleut et parfois pas, à verse, au bord de l’orage. Deux mites à la tapette à mouche. Une heure de pré-quarantenaires au téléphone avec Melendili, à parler semaine domestique, amies avec bébé, parents à la retraite et vacances à venir. La caravane du tour de France passe près de chez elle, nous raccrochons gaiement.


Le boyfriend me met la manette dans les mains. J’ai le pouce lourd sur le joystick et conduis ma voiture de course en total ivrogne. Je finis 20e sur 24 (les 4 derniers se sont fait exploser leur voiture par carambolage) et dois aller me débarbouiller les aisselles (sueur de stress : les jeux vidéos fonctionnent trop bien sur moi).


L’inaccompli du soir.

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Le sol s’humidifie, l’air devient moite

Lundi 28 juillet

L’interphone me fait sursauter alors que j’allais me rendormir : je me précipite nue pour décrocher, enfile un truc à la hâte et descends la gueule enfarinée découvrir que le colis n’est pas pour moi mais pour un voisin du dessus.


Contre la sensation de me faire envahir, de me faire déborder, par les objets les tâches, je m’y attelle, lance une machine de pulls suspects d’avoir hébergés des mites, l’étends, repasse plie et range la précédente fournée, descends et sors les poubelles, fait des courses, mais cela descend à peine dans l’espace et dans ma tête, où s’entassent pêle-mêle les sacs de fringue non inspectées du boyfriend, la seconde fournée de vêtements ensachés au congélateur, les musiques que je n’ai pas encore cherchées, les chorégraphies que je redoute de ne pas réussir à créer, la sauvegarde du blog et des photos qu’il faudrait faire, le contrat à aller signer à la mairie… Je voudrais des vacances de mon cerveau, que les choses aillent plus vite ou le temps moins.


Repasser est infini. Quand je pense que Mum repassait tout quand j’étais enfant, pyjamas compris ! La vie est vraiment trop courte pour repasser. Pour être méticuleux avec des vêtements pas toujours bien coupés, ou un peu détendus. Quand je n’arrive pas à préparer le vêtement pour éviter la création de faux plis, je me rappelle que le but n’est pas de bien le repasser, mais de cramer d’éventuels œufs de mite. J’aplatis les faux plis.


Le boyfriend s’est remis à dessiner, ça me réjouit et m’apaise quelque part. Je blogue et lis un peu, reprenant le gros ouvrage passionnant d’Isabelle Launay que je n’avais pas eu le temps de finir avant la deadline de la fac, mais que j’ai retrouvé à la bibliothèque du conservatoire. Je ne sais plus exactement où je m’étais arrêtée, alors je reprends au début juste après l’introduction et je fais bien, ça m’excite le neurone exactement comme la dernière fois, à se demander ce que je retiens de ce que je lis — à moins que les lectures intercalées des mémoires de Petipa et de l’essai de Laura Cappelle n’activent de nouveaux liens ?

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Mardi 29 juillet

[rêve] il faut se cacher, échapper, un vieux professeur de philosophie, un psy, quelqu’un comme ça nous accueille chez lui ou nous laisse entrer de nous-même, aller à l’étage dans les pièces ouvrir les portes chercher des cachettes pas trop évidentes, sous les lits ils regarderont forcément sous les lits, je repère un coin où me recouvrir d’une couverture et de chemises comme si j’étais un tas de linge au sol, je vais faire ça mais avant se vider la vessie pour pouvoir tenir sans bouger sans presque respirer, quand j’ai enfin trouvé où me soulager, sur un caisson de terre qui ne me garantit pas la solitude, je reviens dans la pièce, ne la retrouve pas, c’en est une autre probablement, du monde est arrivé entre temps, partout des gens sont cachés sous des vêtements, le désordre se justifiera parce que c’est la chambre des enfants, je cherche un coin des couvertures des vêtements, il n’y a plus de chemises, me calfeutre comme je peux mais déjà ils arrivent, convives ou autorité, je continue à bouger pour me dissimuler du mieux que je peux, un bout de mon dos dépasse je crois si on me voit de dos en se penchant sous l’armoire les lits on me verra, autour de moi les dissimulés discutent à voix basse, je n’imaginais pas ça j’imaginais le silence le plus intense comme précaution évidente, ils chuchotent et commentent l’avancée des autres, installés à dîner, certains sont découverts et emmenés mais cela ne déclenche aucune fouille générale, une enfant repère mes chaussettes violettes, mes pieds, je suis repérée, on me sort, m’interroge, je reste muette, réponds hagarde en anglais avec mon accent français, mon accent me protège, si je ne suis pas d’ici je n’ai peut-être rien à voir, on m’installe à la table, je fais profil bas, ôte mes gilets orange et gris un peu miteux, découvre de beaux habits, robe noire et gilet de costume rouge soyeux, menton vers le bas, je me fonds parmi les autres, adopte leur / retrouve mon milieu social


L’interphone sonne ce matin : je suis encore nue dans mon lit, mais cette fois plus réveillée et, robe attrapée enfilée, je retrouve le livreur de la veille. « Hier je vous ai réveillée pour rien, je suis désolée, mais aujourd’hui, c’est bien pour vous. » C’est bien pour moi.


Premier cours de danse après l’infiltration (environ le troisième de l’année scolaire) : mes premières sont peu ouvertes, mes cinquième sont des troisième, je ne descends pas jusqu’au bout dans les grands pliés, je ne fais pas les sauts, je suis raisonnable et le genou ne moufte pas, se plie dans les retirés, accueille tout mon poids en jambe de terre. J’ai choisi à dessein un cours intermédiaire, d’un niveau inférieur au mien, mais c’est en réalité mon niveau, le rythme et la difficulté qui me permettent de mettre en place et tenir et perdre et reprendre l’engagement musculaire qui me faisait défaut.

Pour être honnête, je n’ai aucune envie de plus de difficulté, j’ai envie de faire les choses bien et d’y prendre plaisir, de voir dans le miroir des lignes rassurantes, même si le mollet parfois se barre, m’indique que j’ai lâché la rotation et m’assois sur ma jambe de terre (petite faiblesse dans la jambe droite, du côté du genou qui a morflé). Je veux que ce soit simple et ne rien bâcler, j’ai plaisir à me laisser porter, me laisser prendre en charge par quelqu’un d’autre sans penser à l’explicitation, aux comptes, aux corrections, à l’exercice qui vient après, aux postures des uns et des autres que je ne surveille pas, c’est tout juste si je les aperçois, même s’il y a dans la salle quatre élèves adultes et une jeune fille du conservatoire qui n’est pas mon élève mais me reconnait et me vouvoie. C’est un peu étrange de se retrouver à sa perpendiculaire à la barre, dans un moment de vulnérabilité.

C’est aussi l’occasion de me rassurer : les autres professeurs aussi parfois oublient leurs exercices, cherchent une musique qui s’est fait la malle dans une seconde playlist, s’emmêlent les pieds dans leurs paroles. L’occasion d’observer une autre manière de faire aussi : elle corrige rarement individuellement, mais donne de belles explications imagées et anatomiques. Pour la première fois, j’ai l’impression de vraiment sentir voire de commencer à maîtriser la bascule du bassin, le fameux zip de la braguette, qui devient un double zip dans les tours (le pubis se « referme » vers les côtes, pour rendre solide l’avant et laisser la place derrière pour que le dos se déploie). Je l’avais toujours pensé par l’arrière, pas par l’avant ; ce n’est pas la première fois que je me fais ce genre de réflexion, c’est comme pousser et tirer, il faut songer à se placer de part et d’autre de la même porte.

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Mercredi 30 juillet

[rêve] j’ai dégoté je crois quelques remplacements à l’Opéra

[rêve] ma mère monte une valise sur une sorte de falaise noire qu’il n’est déjà pas commode de grimper sans chargement, en haut la villa des vacances, une glace, un parfum que j’oublie / aller à la mer on n’a pas de crème solaire j’objecte, pas besoin hop-là mon père se propulse à la renverse depuis la falaise et son corps a le temps de s’arquer pour plonger élégamment dans l’eau en contrebas, mais il ne réapparait pas dans la piscine on scrute on commence à s’inquiéter, les secours sortent un nageur de l’eau mais ce n’est pas lui, l’inquiétude augmente, une nacelle est plongée dans le fond cette fois je crois c’est mon père qu’on installe dessus mais il y a un problème à la remontée, ça ne remonte pas, le secouriste seul remonte à la surface, un autre homme en short de bain prend le relai, plonge et remonte mon père, quand plus tard je lui demande ce qu’il s’est passé, il élude à moitié, son bras s’était coincé, paralysie temporaire, ça n’a pas l’air de le turlupiner


Après la barre au sol, je comprends mieux pourquoi un élève me disait que je pouvais pousser davantage. Pourtant, je ne sais pas encore si je le ferai. Certes, il y a de la satisfaction à sentir son corps tourner à plein régime, être poussé bien au-delà de ce qu’on ferait seul chez nous, mais ai-je envie de ce travail où l’on utilise presque uniquement les muscles que l’on sait déjà utiliser de la (seule ?) manière dont on sait les utiliser, et qui les fait tétaniser quand on ne sait pas exactement comment les engager au mieux ? Je ne fais pas faire d’abdominaux sur le dos en descendant les jambes jusqu’au sol parce que je ne sais pas les faire. Je veux dire, je peux le faire, mais pas bien le faire, pas de manière à pouvoir le corriger ; je ne sais pas comment empêcher le psoas de s’en prendre plein la tronche et de gueuler, parfois jusqu’à réveiller un signal lombaire. Je ne m’en cache pas dans les vestiaires et une élève que je ne connais pas me dit que c’est pareil pour elle. Je me sens moins seule. Il n’empêche, cette barre au sol me pose question. Plein de questions.

L’enseignante ne corrige presque jamais les postures individuelles, mais elle explique très bien, alors je teste ce qu’elle dit, essaye de comprendre dans mon corps ce qu’elle fait différemment. Parfois, j’ai du mal à saisir. Sur le ventre, pour préserver les lombaires, l’enseignante ne dit pas de presser le pubis contre le sol mais de serrer les fesses (à rebours de ce que j’ai pu entendre en pilates). Plus ça va,  plus je trouve les fesses nébuleuses comme dénomination anatomique.

Parfois aussi, ça fait complètement sens, comme la rétroversion du bassin pour activer les abdominaux qui permettront de conserver le pubis en avant à la verticale (position que j’ai davantage sentie au cours de la veille ; je commence enfin à avoir une certaine conscience de ce qui se passe au niveau de mon bassin, totalement dans le flou jusqu’à présent) ; pour des exercices d’abdominaux aussi costauds, c’est indispensable, ménageant une marge de sécurité avant l’antéversion involontaire dangereuse pour les lombaires. J’ai tendance à privilégier une posture « neutre » du bassin (le pubis au même niveau que les crêtes iliaques) comme en pilates pour travailler la contraction excentrique des abdominaux et lutter contre la tendance à rétroverser le bassin dans les extensions (en grand battement, par exemple). Synthèse du jour : j’utiliserai davantage la rétroversion du bassin notamment dans les ponts, mais sans aller au maximum de hauteur (on lâche l’engagement et le pubis redescend quand on chercher à monter davantage le haut du buste), plutôt en cherchant à former une planche avec le buste (hop, on zippe tous les abdos). Question tout de même : cet engagement musculaire qui permet de basculer le bassin pubis en avant peut-il se faire sans délordoser les lombaires ? Il me semble que oui, mais le dosage reste encore hasardeux.


À la sortie, je discute avec cette dame si belle si lumineuse aux cheveux blancs qui me dit avoir mal au genou dans les pliés. On regarde ensemble, je lui indique de la main une rotation un peu plus importante du mollet : et là ? Là elle n’a plus mal. Les cours de posture s’appliquent sitôt incorporés.

Elle pousse son vélo et je repousse la station où prendre le métro pour continuer à discuter. Elle me parle de ses enfants, qui sont plus âgés que moi, hein, ils ont trente-cinq ans. Plus jeunes, donc. Elle n’en revient pas, me donnait beaucoup moins, je suis la jeunesse incarnée.

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Jeudi 31 juillet

Au petit-déjeuner, le boyfriend remarque que nous sommes sur deux timelines différentes : il voudrait que le temps s’accélère pour être déjà dans sa nouvelle maison ; je voudrais qu’il ralentisse, que les vacances ne finissent pas, ne pas déjà encore reprendre.

In fine, une très bonne journée où l’urgence du temps qui passe se dissipe. Le salon s’éclaircit des vêtements rangés et des sacs descendus au garage, le boyfriend aquarelle, je bidouille-gribouille un gif animé, envoie ma newsletter, découvre vingt ans plus tard le off de la prof qui, je l’ignorais, me surnommait Bambi au conservatoire, fais une barre à la cheminée, droguée au corps courbaturé, recopie puis dicte des extraits des Mémoires de Petipa, la dictée soulage le poignet, les poivrons au dîner sont épicés, ça me drogue de fatigue les épaules, Dark part dans tous les sens. L’urgence revient le soir, à mi-chemin des vacances, août demain, 37 ans la semaine prochaine. Je pense aux infographies que je pourrais faire d’après ma lecture des Danses d’après, et peu à peu ça se calme (comme gamine je rêvassais aux travaux manuels de Minnie Mag avant de m’endormir).

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Vendredi 1er août

Quelques dizaines de pages d’Isabelle Launay sur la terrasse.

Une barre à la fenêtre et à la cheminée, concentrée sur ma jambe de terre. Je tâche de conserver l’en dehors musculairement, ce qui implique de ne pas verrouiller les genoux en hyperextension.

Sur le chemin de la boulangerie, je suis au spectacle d’un comique qu’affectionne le boyfriend et qui passera au Colisée en octobre ou novembre, je suis pliée en deux, fou rire tellement long et sonore que le comique me prend à partie, m’invite à le rejoindre sur scène, je ne peux pas de rire, puis si et la dynamique s’inverse, le fou rire le prend lui, me laisse moi parler, je dis deux trois âneries qui resserrent la camisole du rire fou, alors je prends le micro, je demande à la régie s’ils peuvent lancer de la musique et je meuble la scène vide, je danse, spectacle hijacké, je danse et je reprends la scène, musique classique ou Rihanna ? quelle tenue, qui me permette de danser ? est-ce que j’ose des fouettés ? je reprends la scène et je corrige, un peu avant, encore, je me fais un film, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas fait des films, des films égocentriques, plaisants, par fantaisie et non par anxiété.

Début de la troisième saison de Dark, de plus en plus difficile à suivre. N’est-ce pas un peu de la triche d’introduire une réalité alternative quand il a été établi que les paradoxes temporels censés corriger le cours des choses le déterminaient ? Curieusement, ces mêmes personnages incarnés par les mêmes acteurs semblent des ersatz, ne génèrent pas la même émotion ; je suis près de décrocher. On en est réduit à attendre, voir si la confusion est à même à un moment de faire sens — ou si les scénaristes vont nous planter là en cours de série ou d’intrigue, avec un mystère spécieux.

Anxiété le soir avant d’aller me coucher, comme un nouveau-né au coucher du soleil.

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De grosses pluies se mettent parfois à tomber
(ce matin, oui)

Samedi 2 août

Croc synchro
le chat dans le couloir / moi dans mon lit
céréales pour chat / croquettes pour humain

Papillon noir et jaune

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Dimanche 3 août

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Lundi 4 août

Le cours de stretching postural, devenu de fait cours particulier, se transforme à moitié en séance d’ostéo, pour mon plus grand bénéfice (hop, mobilité accrue dans la cheville). J’apprends que mon piriforme fait une salle gueule, et effectivement, ça se sent quand il s’agit de le forcer à se détendre — mais j’y vois une bonne nouvelle : que j’arrive enfin à (bien ?) engager les rotateurs.


Bonne surprise en allant signant mon contrat de contractuelle : je m’attendais à strictement doubler mon salaire en doublant mes heures, mais 100€ supplémentaires ont surgi de nulle part. Je signe.

J’ai voulu goûter la pistache chez Meert. Si j’avais su que la boule serait si grosse, j’aurais pris un autre parfum.

…

Mardi 5 août

Au cours de danse, j’élude l’étirement en fente à la seconde, un peu dangereuse pour mes genoux (l’un se retrouve avec du poids en hyperflexion, l’autre en hyperextension). Je plie et pivote la jambe censément allongée pour m’étirer en rouvrant l’angle de flexion. « Une attitude pipi de chien, » commente la prof en passant. C’est une expression courante dans la danse classique pour désigner les attitudes mal placées, où la jambe se soulève comme un chien lève la patte. C’est dit en plaisantant, probablement sans y penser. Ou en plaisantant à moitié, je ne sais pas. Ça m’attriste vaguement. A-t-elle pris mon adaptation pour une critique ? Écarte-t-elle le bénéfice d’exercices dont la forme va (ponctuellement) à l’encontre de l’esthétique de la danse classique (même s’ils contribuent à préparer le corps en ce sens) ?


Le boyfriend me fait découvrir Breaking Bad. Le rythme et le ton des premiers épisodes m’éclatent. C’est jouissif, la suite de la soirée aussi. Je le veux fusionné.

…

Jeudi 6 août

[rêve du mercredi ou du jeudi] c’est un numéro avec Nina que l’on a peu répété, elle me répète le nombre de pas, de style baroque, hésite, deux coupés pas de bourré, un pas en trois ou quatre ? puis deux, puis trois


Je sors la table sur la terrasse pour prendre mon petit-déjeuner dehors. C’est mon anniversaire, je peux. Je peux les autres jours aussi, mais je ne le fais pas. Je pourrais. Le soleil est proche, sur les lierre, les feuilles, c’est un petit-déjeuner apaisant apaisé. Je suis allée me chercher un croissant ; je le savoure, avec l’instant, avec plaisir.

La journée est tranquille. Je finis de lire la partie consacrée à la danse classique des Politiques du répertoire — sacré ouvrage. Je n’ai pas d’attentes, j’aimerais ne pas en avoir mais j’en ai quand même, je me déçois. La famille et mes amies proches m’envoient des messages. J’en reçois également un, improbable, réjouissant, de ma professeur de français de khâgne via LinkedIn. Les années !

Qu’est-ce qui me ferait plaisir à manger ? me demande le boyfriend à l’approche du dîner. Hum… indien ? Le boyfriend croit que c’est par manque d’idée et écarte l’option, mais c’est bien ce qui me ferait plaisir, même à deux jours d’intervalle avec la dernière commande. Bis repetita placent. Le palak paneer m’a plu, m’a donné envie de découvrir le paneer shahi à côté sur la carte, « une délicieuse sauce crémeuse » sucrée-salée, l’intitulé ne ment pas, avec « noix de cajou, crème fraîche, beurre, tomates & épices ». Puis nous regardons la suite de Breaking bad. Je suis bien, ne peux m’empêcher pourtant de regretter que cette journée ne soit pas davantage détachée du brouhaha des jours, de son continuum indistinct.

<3
ai-je aussi noté

Revue de blogs #15 : les lieux qui me serrent le cœur

Chaque voyage en avion est un moment « bittersweet » depuis quelques années. La conscience de réaliser quelque chose qui n’est plus vraiment acceptable avec les circonstances mais dont au combien je comprends le désir de réalisation et la nostalgie qui s’accompagne avec les lieux que l’on laisse derrière soi avec cette anxiété de ne pas pouvoir y revenir. Ce ne sont pas les gens, mais les lieux qui me serrent le cœur. Les lieux ne se déplacent pas. Les lieux ne peuvent pas écrire. Il faut y être pour vivre avec.

Karl, complexité du Web, Les carnets Web de La Grange

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À quel moment a pu naître le sentiment de paysage ? Quand est-ce que l’animal ou l’humain que nous sommes a pu se sentir un jour heureux à la vue d’un lac noir au pied de monts escarpés ? […] On dit que c’est beau. On veut peut-être dire que c’est vital.

Joachim Séné, Norvège, 6, Journal éclaté

Le sentiment du paysage me travaille depuis Yosemite, je crois.

J’ai eu beaucoup de plaisir à suivre ce journal de Norvège, même si je ne l’ai pas lu dans les conditions prévues par l’auteur, préférant le confort de mon lecteur de flux RSS à la mise en page volontairement chaotique de la page web unique à explorer comme une Google Maps (j’aime beaucoup le concept, beaucoup moins ce que le texte en couleur surimprimé au collage photo fait à mes yeux).

Cet été, j’ai également eu l’occasion de revivre mon voyage au Vietnam à travers les stories d’une camarade de danse. C’est toujours étrange : les lieux continuent d’exister sans nous ? de changer et de rester identique ? Ce voyage vécu de manière si singulière, le voilà dupliqué, commun dans son extraordinaire. Je devine ce qui déborde la carte postale, j’ai vu les interstices des photos de vacances — c’est même pour cela que cela me fait si plaisir de suivre ce voyage dont je ne fais pas partie — et pourtant c’est maintenant que le mien m’apparaît comme carte postale. Expédiée depuis mon passé.

De même, je pourrais illustrer le voyage norvégien de Joachim Séné avec mes propres photos. J’ai assez envie de le faire, même. Il a réveillé des scènes et des pans de paysages précis.

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C’est au ralenti que le soleil se couche si tard. Comme si le temps s’arrêtait, comme cette idée qu’on a parfois de désirer que la journée s’éternise, comme si ce vœux impossible se réalisait enfin. Dans ce mouvement lent, vient un sentiment de paix, d’éternité, mais aussi un effroi face à la possibilité que la Terre s’arrête de tourner. C’est à la fois la vie prolongée et la vie arrêtée.

Joachim Séné, Norvège, 8, Journal éclaté

Golden hour de minuit sur un champ et les montagnes au bord de la mer
Minuit à Flakstad

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Bergen est colorée, mais il fait gris. Il y a une foule, de la densité d’une station balnéaire française au plus beau de l’été. J’essaie de ne pas me reprocher d’être là, je ne reproche pas aux gens d’être là. Peut-être aux commerces d’y être. Mais il faut bien vivre.

Joachim Séné, Norvège, 10, Journal éclaté

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Combien de photographies identiques et ratées sont prises alors ?

Joachim Séné, Norvège, 12, Journal éclaté

Cette question, je crois, a déclenché mon envie d’illustrer ces entrées avec mes photos passées. Ou le fait que, là aussi, dans l’excursion narrée, mes photos ont été ratées.

[…] C’est trop beau pour être dit, trop sauvage, trop pour être visité. Une honte touristique s’empare de moi. Mais je ne regrette pas d’avoir vu. […] La question aussi de savoir pourquoi regarder, pourquoi se souvenir, pourquoi cette nécessité de découvrir ce qui se cache derrière le prochain bras du fjord, derrière cette île, derrière cette paroi, ce qu’il y a au bout du monde sans pourtant rencontrer personne, juste soi dans un environnement qui n’existait pas la minute d’avant.

Sognefjord

Cet extrait m’est spontanément revenu en mémoire quand je suis tombé sur cette photo de Thierry Crouzet dans son journal de juin :

ICM, photo de Thierry Crouzet

Cette photographie serait peu intéressante si les lignes directrices nous menaient à un cul-de-sac — droit dans le mur —, s’il n’y avait ce biseau, ce virage qui nous échappe de l’impasse, nous propulse vers  « cette nécessité de découvrir ce qui se cache […] derrière cette paroi ».
(L’échappée prend encore un tout autre sens quand on apprend que c’est l’institut du cancer où est traitée son épouse.)

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Tout du long de nos heures (trois) de marche (roncées, ortiées, moucheronnées) nous serons bombardés de beauté […]

Guillaume Vissac, 120725, Fuir est une pulsion

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On ne peut rien contre la beauté d’un paysage.

Joachim Séné, Norvège, 14, Journal éclaté

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 Je pensais que ça ne me ferait ni chaud ni froid de quitter cet endroit, mais ce n’est pas vraiment le cas, sans doute car je n’aime pas quand les choses se terminent.

[…] des vies entières, potentielles, miennes sans être miennes, sont oblitérées avant d’être vécues, comme si aller travailler et/ou rentrer chez soi et/ou retranscrire par ces mots ce qui fut traversé sans pour autant avoir été assez touché du doigt pour en faire une expérience véritable était plus important que, eh bien, vivre.

Guillaume Vissac, 230725, Fuir est une pulsion

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On part toujours à regrets. La tête tournée dans le sens contraire des pas. […] Il faut déjà séparer le corps du lieu.

Karl, pentes, Les carnets Web de La Grange

La gestuelle est si riche que savoir l’observer et la décrire suffit parfois à dire ce que les mots ont émoussé dans leur expression fixe. (Pourquoi je n’en finis pas de la danse.)

Avant de partir à regret de Flakstad

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Dans le journal de juillet de Thierry Crouzet :

Il y a les côtes sublimes, puis les terres agraires monotones, sans cesse moutonnantes […].

La mer moutonne mieux que les moutons.

Ce matin, j’ai aimé les maisons cossues en surplomb des plages et des falaises. Elles dégageaient une force tranquille, une sorte d’éternité solide. Une opposition frontale aux éléments.

Hopper.
En trois phrases, un tableau de Hopper, sa lumière.
J’ai repensé à ces maisons en Norvège, aussi :

Photo noir et blanc de maisons qui prennent la lumière au bord d'une côte découpée… mais plutôt plate
La plage de Ramberg

Mais un autre paysage surgit dans le récit de Thierry Crouzet :

Photo de Thierry Crouzet

Hopper, oui. La lande aussi, les bruyères comme en Cornouailles. La blancheur des ouvertures closes les évident, font de la maison un manoir de carton-pâte, un décor. Mi-Hopper, mi-Magritte. Non plus une porte sur la plage, mais une ouverture sur le ciel, auquel on ne peut accéder que par là, par le manoir-mandibule.

J’ai toujours été fasciné par le génie du lieu, par ces endroits naturels ou chargés d’histoire qui exhalent une force vitale indéniable, et je prends conscience que nous avons tenté avec notre maison de construire un de ces lieux, de lui donner une force propre, et beaucoup de gens qui y viennent nous disent la ressentir.

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Août commence déjà. Il y a toute cette lumière qui s’infiltre entre les feuilles.
[…] Je me demande si l’équivalent existe pour les gens. Un mot qui voudrait dire que la lumière d’une personne s’infiltre dans nos failles.
[…] les dentelles d’ombres qui bougent sur le sol sous les arbres et ça m’a fait penser à la trace laissée en nous par la lumière des gens.

ernestinee

La nature boule à facette des gens <3

Revue de blogs #14

 Si j’aime cette phrase, c’est qu’elle est à la fois vraie et fausse, comme souvent les phrases.

Guillaume Vissac, 310525, Fuir est une pulsion

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Alors je m’assois sur le perron, entre ce qui fut et ce qui sera, et je respire. […] Lire et écrire, ça ne semble rien et pourtant, tremblement de terre dans la jachère furieuse. J’ai envie, c’est inouï.

Mathilde, Du déboisement, Tant qu’il nous reste des dimanches

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Gilda à propos de Perec :

Je suis loin, très loin, d’avoir lu toute son œuvre, parce que j’ai l’impression de la connaitre déjà.


Comme les copains, oui, ce gars-là me disait Bien sûr que tu peux toi aussi. Et de la même façon que certains et certaines des personnes que je suis sur les plateformes concernant la course à pied : eux font leurs séances dans des allures qui sont la tienne en sprint sur 100 m, mais rien n’empêche de faire la même […] à notre propre allure, notre niveau.
Ils guident au quotidien vers une bonne vie, et grande est ma gratitude envers ces personnes partageuses et l’écrivain pas comme les autres.

Ne pas s’empêcher de faire parce que ça a déjà été fait.

Gilda, Première rencontre avec Perec ? Traces et trajets

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La possibilité de pouvoir le mouvement d’une main, d’échanger un regard, un sourire, de remarquer ce moment de silence accompagné d’un bouillonnement de pensée avant de vocaliser une réponse, de cette gorgée d’un café, d’un lieu où l’échange s’établit. […] La part essentielle de certaines discussions ne se fait pas dans les idées échangées, mais dans les moments partagées.

Karl, Espace-temps des mots, Les Carnets Web de La Grange

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I don’t have to vow to love her for the rest of my life, because any alternate reality is unthinkable. There is something more powerful than love. It is the melding that occurs when two people spend a long time together. She is just part of me now.

Winnie Lim, Pride (2025)

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[…] as I age I tend to find myself more and more drawn to the safe and comfortable zone. […] But I am aware that this causes a chronic shrinkage of my existence.

Winnie Lim, first impressions of khao yai

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Je n’ai rien modifié ni retranché du texte initial en le saisissant sur ordinateur. Les mots qui se sont déposés sur le papier pour saisir des pensées, des sensations à un moment donné ont pour moi un caractère aussi irréversible que le temps : ils sont le temps lui-même.

Annie Ernaux, Se perdre
cité par Karl dans Tokyo à vélo, Les Carnets Web de La Grange

Pour le même raison, je dois supprimer rapidement les photos ratées ou qui font doublon ; au bout de quelques semaines, elles deviennent des reliques inamovibles du passé.

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Les souvenirs, la mémoire d’une famille n’existe que dans l’oralité présente et quotidienne de nos collisions physiques. Vivre loin est synonyme d’une mémoire neuve, de celle que nous créons au quotidien. Celle du passé se déforme, se fane. Il n’y a que le souvenir du souvenir. Le souvenir des histoires que l’on nous a racontées. Ce ne sont plus des souvenirs, ce n’est plus l’histoire d’une famille. Il s’agit d’une mythologie familiale dont je suis probablement le mauvais narrateur.

Karl, Souvenir de souvenirs, Les Carnets Web de La Grange

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Les courses au petit supermarché du coin. Une forme d’extase étrange. Ici, je suis l’étranger. Ici, tout est nouveau. Ici, je comprends les différences.

Karl, Ce que l’on retrouve, Les Carnets Web de La Grange

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Je pensais avoir la pression du temps, ce qui m’arrangeait bien, comme ça, si ça n’était pas tout à fait ce que j’avais en tête, je pouvais me dire que ce n’était pas de ma faute, pas eu le temps. Maintenant, sans la butée du temps, c’est plus sérieux.

Christine Jeanney, block note — maker, Tentatives

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C’est ce que j’aime devant un travail artistique : ne pas tout saisir mais sentir la proximité et la surprise, l’augmentation de l’air respirable comme disait Jean-Pierre Faye.

Christine Jeanney, block note — lire, Tentatives

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Masto en résumé : […] des gens gentils racontent gentiment leur vie. Un air de ville abandonnée reconquise par des babacool vivant dans des baraques délabrées, tous très respectueux des autres, bienveillants, animés de bonnes intentions, mais qui n’ont pas beaucoup d’idées neuves […]

Thierry Crouzet, Ma eVie depuis que j’ai quitté Facebook, Instagram, X, LinkedIn… pour Substack et Mastodon

J’ai souri, il y a de ça. J’y fais un tour de temps en temps, plus par nostalgie de la belle époque de Twitter que par réel intérêt. Pour moi non plus, la mayonnaise ne prend pas (alors que je peux passer un temps infini sur mon compte Instagram danse).

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[…] avant 2007-08, environ : on n’attendait rien. C’était une situation d’échanges, proche ou loin du clavier, il suffisait de sortir pour s’éloigner, et rentrer allumer l’ordinateur. Ou l’inverse, notez-bien. Il y avait pour toute situation un moyen très simple d’y échapper. C’est ensuite que c’est devenu intrusif et malsain, et je n’ai rien vu venir, c’était là dans ma poche.

Joachim Séné, Nos comportements sont leur plus-value, Journal éclaté

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L’homme dont le cœur ne dit pas tout à sa tête

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[…] aux frais du contribuable qui, bien que payant tout, ne consent à rien […]

Guillaume Vissac, 190625, Fuir est une pulsion

Les femmes qui me détestent

J’ai lu ce recueil de Dorothy Allison sans rien savoir d’elle ni des Feminist Sex Wars, de la misogynie si bien intériorisée qu’elle s’est manifestée entre femmes, entre féministes même. All women are equal but some women are more equal than others, en quelque sorte. Manifestement t’étais moins égale quand tu venais d’un milieu ouvrier, que t’étais pas la fille du mec de ta mère, que tu écrivais sur les abus dudit mec et d’autres, et que t’avais de surcroît l’idée saugrenue d’être lesbienne et de ne pas t’en cacher (la discrimination avait l’air telle que je me suis demandée si elle n’était pas Noire, mais apparemment pas).

Plutôt que de mal résumer l’essai de Lucile Dumont qui occupe la moitié de l’ouvrage à le remettre en contexte, comme d’hab des extraits (j’aurais aimé une édition bilingue) :

Petite sœur toute rose aux yeux bleus,
petite sotte, petit animal de compagnie
avec tes yeux de verre vide
Comment je
te détestais, t’aimais, te voulais
fondue dans mes os
crevais d’envie que tu me passes le miel
avec lequel tout le monde te regardait.

…

Les femmes qui me détestent
détestent
l’insistance de leurs désirs, le débordement de leurs envies
ravalées et enfouies, disciplinées jusqu’au néant
[…]

Les femmes qui la détestent d’aimer les femmes.

…

Comment je peux parler d’elle, de nous deux ensemble ?
De quand elle me touche et que ça me réchauffe
d’entre mes jambes à mon visage
de son visage, terrifiant, merveilleux.
De quand je lui dis, « Ouais, nom de Dieu, ouais,
enfonce moi, apaise moi, baise moi, tout ce que tu veux… »
jusqu’à ce que je refuse une seule chose
[…] son poing s’agite dans un courant d’air
un courant d’air qui revient sur la joue de ma maman
en passant par le bras de mon beau-père.

Ces deux derniers vers sont incroyables — de violence et d’adresse narrative, à court-circuiter le récit pour dire ce qui du trauma est hérité, se reproduit depuis et hors de l’hétérosexualité.

…

Je dis que la source de la peur
c’est le choix.
La source de tout désir :
le choix.

…

Dans la campagne terreuse où je suis née
les mots pour me nommer étaient si terribles
que personne ne les disait
[…] J’ai compris que la chose que personne ne disait
était celle contre laquelle on ne pouvait rien.
Si personne ne disait   Lesbienne
je ne pouvais pas dire fierté.
[…] Si personne ne m’appelait
Bâtarde, bonne à rien, idiote, putain
je ne pouvais pas me saisir de ma propre parole,
de mon amour pour celles de mon espèce,
pour moi-même.

…

Je n’ai jamais été capable de lui résister
les muscles d’une femme solide qui rit
ses mains râpeuses quand elle me retourne
me parle mal, me traîne d’avant en arrière,
quand elle baise comme un océan, comme une brute
laisse des marques de suçons
de morsures en forme de coquillages, […]

…

Ce n’est sûrement pas aussi bien que ça en a l’air
les femmes qui vont passer l’été en France
un croissant tartiné de beurre jaune
de la crème dans le café. Moi, je grossis
à Brooklyn.

…

« Les filles », elle a dit,
et alors j’ai su pourquoi elle nous avait interpellées,
ce qu’elle avait vu
dans la façon qu’avait mon amante
de me toucher la nuque, j’ai su
qu’aucune d’entre nous ne prononcerait le mot,
ne dirait lesbienne ni même amoureuses.
À la place, on a parlé de maisons, de cuisines
[…] « Mais vous pouvez y arriver. Trouvez-vous un petit
truc important pour vous et travaillez-y
en y mettant du temps, des efforts, et prenez-en soin. »

…

Tu ne m’as pas demandé d’expliquer,
tu m’as juste prise dans tes bras
et tu m’as déchargée d’un peu de ma peur de mourir.
[…] tu t’es glissée sur moi et tu as posé
tout ton corps contre le mien
avec douceur, ta main dans mes cheveux,
ta bouche sur mon oreille,
tu m’as enveloppée de silence et d’amour
et des muscles de tes cuisses
et tu m’as laissée pleurer.   tu m’as laissé pleurer
comme personne ne m’avait encore jamais laissé pleurer.

Emoji larme à l’œil, emoji <3

Shôsho (petite chaleur)

Le vent chaud souffle de nouveau

Lundi 7 juillet

C. met du beurre sur la gâche comme le boyfriend sur les croissants ; je suis entourée de bons vivants. Grande inspiration pour aller me doucher dans les remontées d’égout (dégoût), la matinée est déjà passée. Dans des pots vides de poivre et de compléments alimentaires dont je ne savais pas pourquoi je les gardais, je glisse quelques cuillerées à soupe d’épices de différentes couleurs — c’est toujours celles que j’utilise le moins que j’ai trouvées en plus grande quantité.

Des touches de couleur violettes sont apparues le long de l’eau au parc Barbieux. « Hêtre à poil et charme à dents », C. me fait découvrir l’effiloché des feuilles de ce qui se trouve donc être un hêtre. Un peu plus loin, on sèche devant des tiges de fines fleurs blanches oblongues : un pavier blanc ou ??, la reconnaissance d’images ne permet pas de trancher. Chirashi saumon-thon-daurade ou chirashi façon tartare avec des herbes et de la vade retro coriandre, C. tranche pour l’originalité après avoir été copieusement influencée et m’invite. Les dés de saumon et d’avocat me ravissent à proportion des graines de sésame qui les parsèment. J’entends par-dessus, dans le lointain de la dégustation, des interrogations sur un couple sans langue maternelle commune ; pour elle et son compagnon, pour moi et le mien, les discussions font partie de l’intime, nous en avons besoin, et de sauce soja avec le poisson cru, je me lève pour récupérer les Kikkoman de la table d’à côté. Elle aimerait savoir dire non comme moi ; j’envie sa plus grande souplesse d’esprit. (Je ne sais souvent pas ce que je veux, mais je sais ce que je ne veux pas.)

Après l’application de reconnaissance botanique au parc Barbieux, c’est une application de mesure sonore que C. dégaine dans le métro. Les 70 à 80 décibels constants confirment mon impression : le métro lillois est plus bruyant que le parisien. Je songe à acquérir un casque anti-bruits pour atténuer la fatigue des sept heures que j’y passe sur une base hebdomadaire.

À Lille, il y a
du soleil (!), on plisse les yeux
des pavés qui ne glissent plus
du cramique à rapporter aux collègues
des gaufres comme chez Meert mais moins chères que chez Meert
des vitraux modernes dont C. reconnaît les épisodes
aucun ancien titre sur les rayons danse du Furet et de la FNAC que j’ai connus plus complets
une architecture que l’on admire quand on réussit à décoller nos yeux des injonctions à consommer du rez-de-chaussée (et moi à décoller la cataracte de l’habitude)
des glaces pour savourer les vacances et l’amitié (pistache-pamplemousse après le chirashi saumon-avocat : le code couleur est respecté !)
une pause devant le conservatoire
sur la fontaine de la grand place
dans le parc près de Lille Europe (on fuit pour ne pas être stone)
dans la gare
avant de retirer nos lunettes pour se claquer la bise
et redescendre chacune sur son quai
de train
de métro

Vague de glace pistache et écume de sorbet pamplemousse

Au retour, je trouve une pile de Magazine M dans la boîte à livres : parfait matériel pour une autre après-midi de collage pluvieuse qui n’aura pas lieu (de suite). L’amitié qui rend tout plus fluide, plus neuf, plus simple, plus gai m’avait manqué. Je le savais, j’avais oublié à quel point. Il faudrait j’ai envie, vais tâcher de ne pas me faire ravaler par le tunnel, de ne pas évoluer étriqué à distance de cloisons dont je n’avais même pas remarqué l’apparition, muettes, transparentes. Au dîner, je mange le dernier scone au cheddar congelé l’été dernier au retour d’Angleterre. Aller de l’avant, on a dit, et recommencer.

…

Mardi 8 juillet

Moustique ou acouphène ? J’ai parié sur l’acouphène et me suis réveillée avec trois nouvelles piqûres, dont une dans la paume de la main.

J’ai branché un clavier ergonomique à mon Macbook, rehaussé sur une boîte à chaussure pour ne plus avoir à choisir entre douleur dorsale et tendinite. La posture est meilleure, mais je n’avais pas anticipé que le clavier Microsoft serait lu comme un clavier Apple. Où êtes-vous ? Venez, venez, mes petits caractères spéciaux.

Qui dit épilation dit podcast : Roxane Stojanov dans Tous danseurs. J’ai trouvé ça un peu gros qu’elle entre à l’école de danse de l’Opéra en ignorant que cela menait au ballet et à la carrière de danseur professionnel, puis je me suis souvenue que j’étais allée en classe préparatoire en ignorant tout de l’école à laquelle elle préparait (ça me permettait de repousser le moment de choisir une unique matière).

Cours de stretching postural. Quinze jours suffisent pour que mon corps entonne du Marc Lavoine : j’ai tout oublié quand tu m’as oublié. On ne s’énerve pas contre son soi-même, comme dit la prof, mais quand même un peu. Ça va rotationner, oui ?

Sur le dos comme un insecte renversé, un élastique passé au pied et tenu dans chaque main, j’essaye de développer par les ischio-jambiers sans engager le quadriceps (histoire de bypasser le genou). C’est mou du genou des ischio-jambiers, mais dur des adducteurs qui me font trembler, tétanisés dans leur contraction excentrique.

Mon genou ne peut pas (encore ?) aller dans l’hyperflexion (je renonce à m’agenouiller), ça me dépite, puis j’apprends que S. annule ses vacances pour être opérée rapidement des ligaments croisés ; finalement j’aime bien mon ménisque fissuré.


En visio, à distance, on tente de dénouer l’appréhension d’une plus grande distance encore, d’un déménagement auquel je ne prends pourtant pas part — auquel je ne prends justement pas part. De n’être pas concernée, je m’éloigne avant qu’il ne s’éloigne de moi, repli protecteur qui pourrait se transformer en prophétie autoréalisatrice si le boyfriend ne savait si bien me faire parler. Alors on parle. Déménagement, place à laquelle être.

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Mercredi 9 juillet

Les courbatures aux adducteurs, bordel. Du blog, de la lecture. Retour de la tendinite flamboyante : j’en prends conscience en me lavant les mains ; le contact de l’eau qui coule est douloureux (!).

Chaque jour, le même effort pour cesser d’en faire et s’extirper d’une vision productiviste du temps. Avec précaution, pour éviter l’écueil de l’à quoi bon.

Vers 19h, je me désadosse du pin à l’ombre duquel je lisais pour m’allonger sur la pelouse en pente : le soleil est parfait, caresse le corps sans brûler, comme s’il sortait d’un bain de mer. Pour la première fois de la saison, j’ai la sensation de profiter de ces soirées d’été, sans regretter de n’avoir personne avec qui les prolonger.

- Are you coming to bed? - I can't. This is important. - What? - Someone is WRONG on the Internet.

Vous vous souvenez de ce dessin de xkcd ? Depuis que j’ai découvert des communautés de bunheads sur Reddit, je fais la même : I can’t. Someone is asking for ballet advice on the Internet.

…

Jeudi 10 juillet

Cours de stretching postural : il manque toujours des muscles-maillons dans la chaîne musculaire de l’en dehors, on cherche à les engager tous, davantage, mieux, dans la durée, en rotation. Un observateur extérieur ne nous verrait rien faire, plantées en demi-plié à la seconde ; intérieurement, ça travaille dur. En petite fente, pied arrière en demi-pointe, on cherche à étirer activement le dessus de la cuisse (comme si on était sur un tapis de yoga et qu’on voulait le déchirer) — c’est l’allongement que l’on est censé retrouver en arabesque. Mes adducteurs aiment-détestent l’étirement final que je proposerais bien en barre au sol s’il ne requérait deux élastiques par personne : allongé sur le dos, un élastique dans chaque pied et chaque main, on ouvre en double attitude en poussant les cuisses avec les coudes.


Pendant, après le cours sur un banc, je discute avec L. Du gaspacho au bout du nez, elle me donne des nouvelles du milieu, me raconte la difficulté à trouver du travail pour les dernières diplômées. J’ai vraiment eu de la chance de tomber sur une année où 1) nous n’étions que deux diplômées en danse classique, 2) une professeur de danse de la région prenait sa retraite, offrant un grand nombre d’heures à reprendre.


L’après-midi se passe à lire : Les Femmes qui me détestent ; à regarder puis écouter : un entretien Blast avec une jeune sexologue au discours libre et bien campé, bouche rouge sur chemisier blanc. Explorer et communiquer, c’est entendu, mais jamais n’est abordé comment rewirer des désirs et fantasmes formatés par la société. J’écoute, je regarde de moins en moins, allongée sur le canapé puis dehors sur le tapis de yoga à regarder les cimes du saule pleureur s’agiter dans la golden hour.


Tentative de cilbir, recette issue de L’œuf quotidien (Christine Legeret, First éditions)

C. et moi cuisinons ensemble en visio, la même recette chacune chez soi (à quelques ingrédients et raccourcis près). On rit ensemble de nos hésitations et nos misères, l’alarme incendie qui se déclenche au beurre brûlé, l’œuf poché (mon premier !) qui perd un peu de blanc pas encore blanc, puis on tombe d’accord que ça ne ressemble à rien mais ce n’est pas si mal, et une fois le tout saucé et commenté, on discute encore une bonne partie de la soirée — discussion fleuve en mégapixels.

…

Vendredi 11 juillet

Dans un demi-sommeil, j’aperçois l’aura vibrer au coin de ma paupière (côté droit, tiens) : autant rester couchée et éluder la migraine en me rendormant. Au réveil, ne reste que la fatigue d’une douleur que je n’ai pas sentie.

Les ombres en code barre des arbres au parc Barbieux

Enfin, je me sens, bien, souple dans les heures, dans l’air sur ma peau, en vacances. Les endorphines jouent probablement : je n’ai aucune envie de faire du sport, mais jouer avec mes jambes sur le tapis de pilates traîné pour somnoler dehors, ça oui, pourquoi pas, jusqu’à faire une bonne séance, tester au débotté des exercices de barre au sol trouvés sur un nouveau compte Instagram — décidément les artistes du Royal Ballet font de bons coachs.

Deuxième (second ?) test d’œuf poché, avec la louche Nessie cette fois-ci : encore moins concluant.

Conifère tout vert à l'exception de quelques branches rouges
Les arbres aussi ont le droit de se faire des mèches.

…

Les premiers lotus fleurissent
(je ne suis pas au parc Barbieux pour vérifier)

Samedi 12 juillet

La ligne 4 est fermée pour travaux. Ce sera donc le RER B. Qui reste coincé à Saint-Michel, un train en panne à Luxembourg. Ce sera donc le bus 34. Qui part de gare du Nord en suivant le trajet de la ligne 4 et arrive blindé. Ce sera donc le bus suivant. Qui est terminus à Luxembourg. Ce sera donc encore le suivant. Dans lequel on peut, victoire, se sardiner. Arrivée à porte d’Orléans, je ne repère ni le 68 ni le bus de substitution (qui substitue sur une portion moindre de ce qui est hors service) : ce sera donc à pieds que je rallierai Montrouge, tirant derrière moi exaspération et valise cabine. Paris, ce sera donc sans moi.

À l’arrivée : le boyfriend, des cartons, du houmous à la menthe et au citron confit.

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Dimanche 13 juillet

[rêve] enlacée au lit avec la couette et un jeune inconnu, corps délié, muscles discrets, peaux parcourues, avec les mains avec plaisir, simple doux partagé, je caresse ses cheveux, culpabilité fugace pour le boyfriend c’est vrai c’est autre chose, juste là maintenant ça n’a pas cours, c’était trop fort non ce n’est pas vrai c’est très doux, les caresses des corps sans pénétration, est-ce qu’il y fait mention, je n’entends pas bien et soudain il a honte il a honte, se couvre le sexe des mains tandis que je le rassure, éponge aux Kleenex les traces d’urine sur les draps vert d’eau, le boyfriend pourrait le voir, je demanderai à l’hôtel de changer les draps, reléguée au second plan son inquiétude et la mienne, ce n’est pas grave, ce n’est rien, salive sperme cyprine sang urine on ne ferait pas de sexe si on craignait les fluides, ce n’est rien, le moment reste doux, je vais pour me rallonger près de lui quand…

… 6h30, je suis réveillée en sursaut par un moustique que je ne parviens pas à localiser, malgré un vrombissement soutenu qui devrait impliquer une forte proximité. Je repose l’oreille sur l’oreiller, l’entend plus fort encore : c’était l’acouphène droit qui s’était mis à vibrer.


Je lis Laura Cappelle dans le jardin, un jardin en pleine ville, je lève la tête sur différentes formes de feuilles, différents verts, suis le trajet des branches du cerisier d’à côté, un cerisier en pleine ville, la chance que c’est, que c’était. Bientôt chez le boyfriend il y aura plus de vert et moins de ville. Plus du tout de ville, même.


Allongée sur le boyfriend qui m’enveloppe d’un bras dans le dos, une main à la base du crâne, je me vide de quelques larmes, me retient, il en reste, pressent-il et presse doucement à l’arrière de mon crâne, ça sort, j’ai l’impression d’être une Pompot’ qu’on presse pour bien la vider, je le lui dis, on en rit.

Feu d’artifesses puis feu d’artifice oreilles bouchées, cervicales écrasées, à sautiller dans le dos du boyfriend quand le ciel entier s’illumine et crépite de toutes petites gerbes dorées. Les escarbilles sont ivres, les palmiers secoués, le vent décoiffe les tirs. Je n’avais jamais vu je crois les fusées multicolores qui s’annulent en petites gerbes dorées ni les escarbilles dorées qui éclatent en rouge rubis. Le public était de bonne compagnie dès le début, l’extinction des lumières de ville saluée par un immense ah de satisfaction anticipée. La pluie a commencé à tomber sitôt la ponctuation finale envoyée.

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Lundi 14 juillet

Le chat surveille le gros poisson qui fait du bruit dans le ciel, puis après quelques passages s’en désintéresse. Cul à l’extérieur, pattounes à l’intérieur, il laisse l’hélicoptère patrouiller derrière lui. Je guette les bruits du ciel, mais pas d’avions au nez pointu, ni dans le ciel ni à l’écran. À la fin du défilé, je me souviens par déduction : la patrouille de France ne ferme pas le défilé, elle l’ouvre, loupée.

Patterns de désir, patterns familiaux, traits de caractère hérités, expériences passées… les makis nous offrent une longue discussion vespérale sur canapé, écran noir muet — de ces discussions que nous avons généralement plutôt par visio, quand parler permet de rester ensemble plus longtemps.

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Mardi 15 juillet

Mon humeur tombe dans une ornière. Tout est vain, rien vraiment plaisant, je n’ai plus l’énergie ou l’envie d’entamer une quelconque activité qui me les ferait retrouver (l’énergie ou l’envie). Jusqu’à ce que par énervement ou par dépit, je massacre en partie l’humeur massacrante sur le tapis de yoga, le reste amadoué par des cacio e pepe. Il faut vraiment que chaque jour, je fasse produire à mon corps sa dose d’endorphines avant que le manque se fasse sentir.

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Mercredi 16 juillet

M’astreindre à faire une demie-heure d’exercice ? Mouais, bof. Tester des exercices repérés sur Instagram pour la barre au sol et tenter de raffiner des sensations musculaires ? Une heure est déjà passée. Mes hanches sont ultra mobilisées et j’ai des endorphines pour la journée, ça me la fait. Tout est plus enjoué, j’en joue, médite des ciseaux une bonne partie de l’après-midi en découpant des journaux de décoration qui serviront bientôt à caler les cartons de vaisselle. En podcast, l’interview d’une choréologue, notatrice chez Angelin Preljocaj.

Le boyfriend est rincé de sa journée à liquider l’électroménager dans la maison de ses parents avant la vente, mais trouve tout de même l’énergie de ressortir pour un dernier tour à ce restaurant vietnamien dont on a tardé à découvrir la cuisine délicieuse, cachée dans un boui-boui en plastique.

Soir, tard : un désir dont je ne parviens pas à désirer l’aboutissement. Revenir des larmes enfouies à la surface, s’en (re)tenir à la peau, son odeur, sa douceur.

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Les jeunes faucons apprennent à voler

Jeudi 17 juillet

Bout d'immeuble sur ciel très bleu

Rencontre du second fils de JoPrincesse, promené en porte-bébé pour acheter son silence et papoter un peu par-dessus par-delà la fatigue que l’on sent immense dans la maisonnée. Six mois à survivre, de son propre aveu, et ça ira mieux. Que l’on puisse vouloir s’infliger ça m’est toujours aussi mystérieux, mais de l’extérieur, pour quelques heures, la fatigue est douce à goûter sur le banc du square, l’aîné et son père dans l’herbe devant nous, un inconnu qui ronfle de plus en plus fort à côté. Les cris reprennent dans le hall de l’immeuble, la parenté se referme sur eux en même temps que la porte de l’ascenseur et celle de l’entrée, chacun de son côté.

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Vendredi 18 juillet

J’essaye d’instaurer l’habitude et déroule le tapis de yoga dans la chambre en diagonale pour mon shoot d’endorphines du jour.


Mon sandwich est déjà prêt lorsque C. m’annonce une urgence de boulot ; je sors faire le tour du pâté de maison pour ne pas le manger assise.


Le boyfriend a remis les clés de la maison de ses parents. La vente met un terme à un poids qui n’en finissait pas de peser, mais acte aussi le deuil de ses habitants ; je me doutais qu’au soulagement d’en être débarrassé se mêlerait autre chose. Quelque chose qui « a lâché » : il en dort toute l’après-midi sur le canapé. In fine, on n’ouvrira pas, pas encore, la bouteille de champagne « offerte » par l’agence immobilière.


Après-midi mère-fille pour papoter et tester un nouveau glacier : le litchi du café Isaka est adopté.

C’était le quartier où je travaillais il y a une vie, il y a cinq ans, c’est irréel et toujours identique bien que toutes les boutiques semblent avoir changé. Pèlerinage en pilotage automatique, comme pour rentrer : le jardin du Palais Royal (une peluche Jellycat croissant dans la boutique du conseil constitutionnel), la place devant la Comédie française et sa station de métro perlée, la cour carrée du Louvre et ses pavés plein de mauvaises herbes, le pont en bois pour traverser la Seine, un bout de quai pavé, Saint-Michel et sa fontaine empaquetée pour rénovation. Si on remonte le boulevard, on peut reprendre une glace à la Fabrique givrée — dont acte, sorbet basilic dégusté au jardin du Luxembourg.

Mum s’étonne des chaises libres (inoccupées et gratuites), des palmiers en pot, des fantômes qui descendent les escaliers (des femmes voilées), d’une enfant qui funambule seule sur une rambarde en métal, des papiers dans les arbres fruitiers. Je ne remarque rien, ne vois rien même quand je tente d’observer les bateaux à voile dont l’un reste un instant coincé dans la fontaine : je ne vois plus rien de Paris, du jardin du Luxembourg, je le sais, comme un décor en carton immuable, tout est connu bien trop connu, je m’y déplace comme un guide las, ici ceci, là cela, ne nous arrêtons pas, continuons d’avancer, par ici la visite où l’on ne voit plus rien. Sous 30°, Paris me paraît sale et saturée. Bruyante et grouillante. Je n’ai plus rien à y faire qu’y manger des glaces et m’en extirper.

Mum déverse son affolement qu’elle tente de contenir en perplexité face au déménagement de ma marraine, qui croule sous les affaires de deux générations avant elle et n’aura jamais fini ses cartons d’ici la fin du mois. Ni elle ni moi ne sommes pleines d’envie, et nos mollesses conjuguées ne suffisent pas à nous secouer.

 

 


Le boyfriend et moi continuons à regarder Dark, qui se regarde vraiment à deux. À tour de rôle, nous mettons la série en pause pour demander une confirmation d’identité (c’est bien le mec qui ? le frère de et le père de, qui travaille à ?) ou laisser le temps à une révélation de se développer, une onomatopée suivie d’un temps de réflexion au bout duquel on émet ou on ravale une hypothèse (et s’il était aussi… ?). Je suis bien contente d’être passée outre l’épreuve des deux premiers épisodes à malaxer le boyfriend de peur (ma sueur avait la même odeur qu’après le visionnage de certains épisodes de Black Mirror) : la construction narrative est hyper stimulante, l’enquête sur les disparitions et meurtres d’enfant se muant en énigme où les paradoxes temporels s’élucident ou se brouillent à mesure qu’est fouillée la psychologie des personnages.

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Samedi 19 juillet

Le désir renaît régulièrement et se fige dès que ça devient génital. Il est là, pourtant. Blocage.


Ma participation aux cartons est entravée par mon allergie à la poussière. J’ai beau les laver régulièrement, mes mains se mettent à me démanger et Auchan n’a pas de gants sans latex en rayon. Plier les T-shirts et les chemises, porter des trucs à la poubelle jaune, ça je peux faire.


Sur un comptoir électrique de la ville, dessin (au pochoir je dirais) d'un saule pleureur aux lianes blanches, jaunes, roses, mauves.
Saule pleureur urbain avant de retrouver celui du jardin

Un verre en terrasse avec des amis du boyfriend : voilà qui répond dans l’idée à mes envies de longues soirées estivales tranquilles. Ils se sont installés au bord d’une route ultra-passante. Il faut s’interrompre quand des camions passent et tendre l’oreille tout le reste du temps pour entendre le murmure à peine appuyé de l’un d’entre eux, régulièrement couvert par la conversation croisée avec son voisin tonitruant. Que des mecs, pères pour la plupart. J’ai l’impression d’être une enfant parmi des adultes ; nous n’avons que 8 ans d’écart, pourtant. La conversation se fluidifie et s’harmonise après la première tournée de bières. J’ai troqué le verre contre un burger VG, dont la digestion est un peu hâtée par la course imposée au retour par les trombes d’eau qui nous tombent dessus et nous trempent comme on n’avait pas été trempés depuis longtemps, même en ayant couru de porches en auvents. Paf, gros splotche dans une flaque inaperçue derrière la buée des lunettes.

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Dimanche 20 juillet

À deux jours du déménagement, le boyfriend commence à emballer la vaisselle. J’arrache deux par deux les pages de magazines jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’épine dorsale de colle. Oh, Natalie Portman entre deux assiettes. On s’affaire comme on aurait dû le faire bien en amont. Pour vider, il faut d’abord remplir — l’espace vide avec tout ce qui était rangé (ou sédimenté au point de sembler l’être). Des tas se forment, la poussière vole. Celle au-dessus de l’armoire a au moins cinq ans, dedans je ne sais pas. Il y a des cadavres de mites, des mites vivantes, trois ou quatre, mais aucune trace de leurs méfaits… jusqu’à déplier les écharpes en laine, désormais miteuses, on peut le dire. Des tas apparaissent sur le lit, sur le plancher ; il faut presque la journée pour les transférer dans des sacs en tissu, en plastique ou poubelle. J’alterne le risque entre allergie à la poussière et allergie au latex. À l’heure du goûter, je vide le congélateur : dernier magnum. Et ça repart jusqu’au dîner. Participer au remue-ménage change la donne : ce n’est plus le boyfriend qui part, c’est nous qui le déménageons, l’excitation n’est plus un abandon. Je fais partie du mouvement, ne le subis plus.


Un épisode de Dark puis Fern, l’apprentie de Frieren, devient mage de première catégorie. Le boyfriend la trouve régulièrement insupportable quand j’ai au contraire de la tendresse pour cette gamine douée et susceptible qu’il faut nourrir pour l’amadouer. Quant à Frieren, l’elfe presque immortelle moins indifférente aux autres qu’imperméable aux émotions humaines, je réalise après-coup qu’elle fait un très bon personnage avec TSA.

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Lundi 21 juillet

Il devient possible de croire que l’on puisse venir à bout de la poussière, ce n’est pas une mince affaire. J’aspire, dépoile, microfibre, secoue, recommence.  Le ventilateur s’ouvre en deux comme une grosse boule à thé. On fait la poubelle d’un caviste pour récupérer des cartons compartimentés. Le tapis du chat regurgite de quoi se tricoter des chaussettes. Le chat, lui, lèche le papier bulle (il adore le plastique) ; on attend avec une certaine délectation peu charitable qu’il croque une bulle, mais le bond ne se produit pas, il ne met pas les dents. Nous si dans le chirashi. Petit coup de mou avant la dernière nuit en ces lieux, qui ont abrité le début de notre histoire.

Je pense aux gestes qui vont disparaître : pousser la porte d’entrée sur le fer forgé ; tirer la cordelette pour ouvrir le loquet trop haut de la fenêtre ; doser la force pour déplier ou refermer les volets des volets sans les claquer ; tenir le dos gondolé de l’armoire pour faire coulisser la porte de la douche ; ouvrir à deux doigts dégoûtés parfois par le collant du graillon les placards de la cuisine, se planter de sens, qui ouvre sur quoi ; ramasser l’Opinel que je fais tomber en oubliant qu’il cale le battant dans la cuisine, écrabouiller le dévidoir de scotch qui occupe la même fonction dans le salon ; se baisser sous le bureau pour éteindre la multiprise ; se tordre un peu pour attraper sur le rebord de la fenêtre le chat qui ne veut pas rentrer ; tirer sur la poignée octogonale de la portée pour la claquer en faisant le moins de bruit possible… mais surtout tâcher d’insérer la clé comme un E renversé et sentir sa main repoussée une fois le pêne rétracté, la porte qui s’ouvre sur son odeur à lui, sa présence juste derrière.