Annie Ernaux et son amant de l’époque, Marc Marie, se sont mis à photographier leurs vêtements et chaussures au matin, après l’amour, sans rien bouger, comme s’il s’agissait d’une scène de crime — sur laquelle ils reviennent par l’écriture dans L’Usage de la photo, dépliant l’un pour l’autre d’abord, pour nous ensuite, ce qui forme pour eux un journal de leur histoire.
Il faut passer le laborieux des descriptions pour arriver aux souvenirs, de plus en plus éloignés de l’acte (presque toujours éludé) jusqu’à évoquer une période tout entière. Cela commence à devenir intéressant lorsque l’arrière-plan se devine, se complète, le désir et l’amour émergeant depuis la mort omniprésente : menace du cancer d’A., décès de la mère de M. (qui rencontre A. juste après une rupture).
Chacun a écrit de son côté. Je n’arrive pas à savoir si, à la juxtaposition, le plus frappant réside dans l’écart des souvenirs auxquels ils sont entraînés par association d’idées ou, au contraire, dans leur similitude ponctuelle — les conversations qui ont eu lieu en ces lieux et ces temps infusent forcément un terreau commun, mais le choix d’une même comparaison est parfois troublante.
La plupart des extraits dont j’ai eu envie de garder trace sont d’Annie Ernaux. On retrouve des pointes de doute et de jalousie dont elle faisait part dans d’autres de ses livres, et cela m’a frappée comme ce doute d’être aimée (et le besoin de se raccrocher aux photos comme preuves d’amour ou tout du moins de désir) contraste avec l’absence de doute de son amant. Lui au contraire doit faire un effort conscient pour ne pas céder à la tentation de régner en maître, faire taire son orgueil mâle et se rappeler qu’il n’est sans doute pas le seul ou pas le premier à utiliser ce barbecue délaissé depuis le départ de l’ex-mari ou à « désacraliser » le « sanctuaire d’écriture » de celle qu’il désire en y actant son désir, fesses nues sur le bureau.
Les extraits suivants sont de Marc Marie.
Se découvrir au réveil, sans habits ou sans maquillage, l’haleine chargée, du riz au coin des yeux, ne pardonne pas : soit l’on se rue sous la douche avec en ligne de mire la promesse de rentrer chez soi, soit l’on reste pour le petit déjeuner.
Venir à Bruxelles avec A., c’était aussi recréer ma ville d’adoption, et donner à mon enfance le pouvoir de s’éteindre.
Les extraits suivants sont d’Annie Ernaux.
La chambre d’hôtel, avec sa double fugacité, celle du lieu et celle du temps, est pour moi l’endroit qui donne le plus à ressentir la douleur de l’amour. En même temps, j’ai toujours eu l’impression que faire l’amour à l’hôtel ne porte pas à conséquence, parce que, d’une certaine façon, on n’y est personne.
J’étais délivrée de toutes les obligations, de celle d’écrire même, juste vivre cette histoire avec M. Gaspiller le temps. Les grandes vacances de la vie. Les grandes vacances du cancer.
[…] J’en avais fini avec l’amour-propre des autres. J’étais inatteignable.
Une nuit, au début de notre relation, nous étions étendus côte à côte, sans pouvoir dormir. Il a dit de la femme qu’il avait quittée : « Crois-tu qu’elle me soit devenue indifférentes ? » […] la douleur causée par M. était pire à ce moment-là que de ne pas savoir encore si j’étais perdue ou non.
Noooon, tu crois ?
Tout homme avec qui j’ai eu une histoire me semble avoir été le moyen d’une révélation, différente à chaque fois. La difficulté que j’ai à me passer d’un homme vient moins d’une nécessité purement sexuelle que d’un désir de savoir.
Maintenant, j’ai l’impression qu’à force de trier et rassembler dans des cartons, aux côtés de M., les choses qui appartenaient à sa mère […] sans l’avoir jamais rencontrée je l’ai tout de même connue. Et que, phénomène plus troublant, elle aussi m’a connue.
Cela m’a fait bizarre, moi aussi, de ne pas pouvoir rencontrer les parents de celui que j’aime, mais de mettre les pieds chez eux, dans leurs meubles attendant d’être déménagés ou débarrassés.
Constamment, nous avons envie de « nous prendre » l’un l’autre […]. C’est comme une perte qui s’accélère. La multiplication des photos, destinée à la conjurer, donne au contraire le sentiment de la creuser.
(Avant, j’aurais certainement écrit tout cela à l’imparfait, le temps purifié des choses finies, ou prétendues telles.)
L’été qui, par le mot même qui le désigne dans la langue française, se vit toujours comme déjà fini. L’été ne peut qu’avoir été.
(pwd)
Aucune photo ne rend la durée. […] La chanson est le sentiment heureux du temps, la photo son tragique.
L’écriture est suspension pour moi de toutes les sensations autres que celles qu’elle fait naître, qu’elle travaille.
La douleur de la scène invisible. La douleur de la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là. Signification éperdue de la photo. Un trou par lequel on aperçoit la lumière fixe du temps, du néant. Toute photo est métaphysique.
[…] si sous une forme ou une autre, ne rôde pas sur l’écriture, même la plus acquiesçante à la beauté du monde, l’ombre du néant, il n’y a rien qui vaille vraiment à l’usage des vivants.
[…] « Je n’ai jamais eu de femme aussi féministe que toi. De loin. » […] D’un seul coup, c’était comme si on ne se connaissait pas. Au fond, je ne sais pas ce que c’est de ne pas être féministe, ni comment se comportent avec les hommes les femmes qu’ils ne songent pas à qualifier de féministes.
Déjà, dude, ce n’est pas le bon verbe.
A. tombe sur une photo de l’ex de M. Après le « triomphe » de la trouver laide, la colère contre soi de s’être pensée moins belle (j’aurais attendu la colère contre soi d’avoir jugé une autre femme, mais bon…) vient la tristesse :
Après, la tristesse m’a envahie. Il était pire pour moi que M. ait aimé cette femme aux traits ingrats, son amour pour elle ne m’en a paru que plus violent.
J’appartiens sans doute à la première génération des femmes qui connaissent davantage l’étonnement renouvelée des lits aléatoires que l’habitude du lit conjugal.
J’ai conservé aussi la perruque. En la voyant dernièrement au fond d’une commode, j’ai pensé que je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion de sentir aussi fort et, dans le même moment, que je suis mortelle et que je suis vivante.
Cela répond à la question de Marc Marie :
Peut-on être nostalgique d’un moment tout entier conditionné par l’éventualité de la mort ?
Bientôt nous allons échanger nos textes. J’ai peur de découvrir ce qu’il a écrit. J’ai peur de découvrir son altérité, cette dissemblance des points de vue que le désir et le quotidien partagé recouvrent, que l’écriture dévoilera d’un coup.
[…] double fascination que j’ai toujours eue : à l’égard de la photo et des traces matérielles de la présence. Fascination qui est plus que jamais pour moi celle du temps.
Ne m’oublie pas : la bande-dessinée d’Alix Garin emprunte son nom au myosotis (forget-me-not en anglais — et Vergissmeinnicht en allemand, m’apprend Wikipédia) pour une très jolie histoire entre une grand-mère et sa petite-fille Clémence, qui l’enlève de son EHPAD sur un coup de tête.
J’ai aimé les couleurs délicates, tout comme les lumières et les émotions, délicates elles aussi.
J’ai aimé ces évocations du passé en noir et blanc quand Clémence revoit son enfance dans la maison désertée de sa grand-mère :
C’est plein de joie…
… de tristesse aussi…
… plein de beauté.
Et, alors que les annonces immobilières me laissent de marbre, mon petit cœur se serre devant une maison dessinée à flanc de falaise (réminiscence d’un autre dessin, d’une autre dessinatrice, que je regrette de ne pas avoir acheté) :
Il ne pleut pas plus du maïs que des hommes : « pluie de grains » m’a paru plus poétique que la traduction plus explicite de « pluie pour les cultures de céréales ».
Les premiers roseaux émergent
Dimanche 20 avril
Il aura fallu ce déjeuner de Pâques avec mon ex-presque-beau-père pour que j’éprouve le concept du repas de Noël avec le vieil oncle raciste (et réac et misogyne). Sa présence n’était pas prévue, pas plus que celle de l’amie de ma grand-mère, dont on n’a aucun mal à deviner qu’elle vote FN. Mais magnanime : après tout, ça nous regarde nous les jeunes si on veut se laisser « envahir », eux ne seront bientôt plus là. Nous n’en sommes qu’à l’apéro. L’expression « mettre une balle dans la tête » est prononcée au moment de passer à table ; la conversation est stratégiquement redirigée vers le chemin de table, c’est joli ça, très original, ces petites billes argentées — des perles de sucre qui étaient périmées, explique Mum toujours pleine d’idées.
Je m’attendais à un déjeuner en tout petit comité, un déjeuner à quatre avec ma grand-mère, Mum, le boyfriend et moi — ça me faisait bizarre d’imaginer ce déjeuner de famille de plus en plus réduite, mais j’aurais préféré. Je sens à côté de moi le boyfriend se tendre et se demander dans quel traquenard il est tombé. Parce qu’il est invité et ne veut pas causer d’esclandre, il se retient d’encastrer rhétoriquement les deux zigotos, se contente d’énoncer ses convictions humanistes de gauche et se rabat sur le bon vin, très très bon vin précisera ensuite le boyfriend en avançant un prix à trois chiffres la bouteille, sorti de la cave de feu mon grand-père.
Dans le RER du retour, on énumère les dingueries qui nous ont sidéré. Avec le recul, le boyfriend commence à en rire. Je ris jaune, triste : je n’ai rien dit, j’ai laissé mes yeux s’agrandir de manière parfois outrée, mais je me suis tue, je n’ai pas tenté d’argumenter, ou simplement de raconter la vie paisible que je mène à Roubaix, où je croise en une journée davantage de personnes issues de l’immigration qu’ils n’en croisent en un trimestre. D’ailleurs quel choix étrange que Roubaix et cette reconversion en prof de danse : pourquoi ce choix, pourquoi ce métier ? Je tâche d’ignorer le mépris que je sens au fond de la question, comme mon interlocuteur a tenté de le masquer. Il reste, amochée, une tendresse pour les quelques années de vie familiale passées ensemble. C’est probablement ce qui m’attriste le plus, le passé égratigné, ne pas savoir ou un peu trop bien deviner ce qui a changé : était-ce le flou de l’adolescence ? celui de l’humour très noir, qui laissait penser que ce n’était pas réac’ mais provoc’ ? est-ce que l’âge ne l’a pas arrangé ? ou est-ce l’époque qui a légitimé ce type d’idées nauséabondes, maintenant exprimées au premier degré ?
Chocolats plus beaux que bons — on dirait presque des pièces de solitaire.
Mum, elle, s’est occupée du repas et a mis des œillères à ses oreilles. Elle est ravie de nous avoir vus et du chocolat moulé en forme de coquille Saint-Jacques que je lui ai offert ; cela fait des années qu’elle n’avait pas eu de « forme », elle est émue comme une presque vieille maman, guillerette comme une enfant.
Lundi 21 avril
Il m’aura fallu la fin des vacances pour réussir à rouvrir mon carnet de dessin.
Gribouillage d’après une photo de @voilapourquoilesoir
Dans le train, les cheveux de ma voisine, ses mèches séparées par les dents de la pince qui les retient, font écho aux champs sillonnés qui défilent derrière la vitre — il y aurait un collage à faire, que je ne fais pas.
Mardi 22 avril
Les courses avant les cours, je m’affaire, donne cours survoltée, c’est ainsi que le stress s’évacue.
Mercredi 23 avril
Est-ce l’accent mis dès la barre sur l’action de développer, un exercice préparatoire mieux conçu ou les vacances qui ont offert un temps de décantation ? Les jetés, sans être encore grands, ressemblent désormais à des jetés. (Un temps levé vient parfois enrayer la mécanique chez une ou deux élèves, mais pour la majorité, c’est bon.) Les diagonales de cours, cours, jette étaient amusantes pour se lancer (cours, courgette, oui), mais la mécanique d’abord du pas est probablement au moins aussi importante que l’élan.
Le stress redescend d’un cran en fin de journée : le mercredi est passé, et s’est bien passé (malgré l’énorme araignée trouvée de bon matin sur le miroir, qui lui faisait un nombre plus démentiel encore de pattes). Depuis février, mes cours sont mieux calibrés par rapport au niveau des élèves, les ajustements à faire sont minimes. Et, nouveauté, je parviens à opérer des choix plus tranchés sans cas de conscience, omets délibérément certains exercices (je vous aime pourtant, ronds de jambe) pour me concentrer davantage sur tout ce qui a une forme similaire (en l’occurrence ce qui passe par un retiré à la cheville : coupé, frappé, pas de cheval, développé) — discrètement marteler une chose pour l’ancrer. Sur ma feuille de route, je mets un point de stylo-feutre devant les exercices ou les parties d’exercice que nous avons abordés cette semaine et que nous reprendrons la semaine prochaine, avant de passer au reste puis d’alterner.
Il y a bien une progression chez les enfants, elle est seulement très lente. Il faut cinq ou six cours, donc cinq à six semaines, pour qu’un nouvel exercice soit fait à peu près correctement et plusieurs mois pour que ça s’intègre vraiment dans le corps et qu’on puisse construire par-dessus. Je vois enfin les progrès, et cela n’est pas qu’auto-suggestion comme me le confirme la prof de contemporain qui prend ma suite en fin de journée et aperçoit les élèves par la porte vitrée : elles ont bien progressé. Cela me rassure.
En rentrant, j’ai encore l’énergie de me lancer dans cette recette d’Owiowi qui me faisait envie : une salade d’asperges crues avec de la menthe, du citron, du pecorino, des miettes de pain grillées à l’huile d’olive et des noix de pécan toastées. C’est la première fois que je cuisine des asperges fraîches et c’est une tuerie. Aucun regret de la petite fortune dans mon assiette : cela faisait longtemps que je n’avais pas été aussi ravie de saveurs si nouvelles.
Le prix de la botte m’a encouragée à ne prendre aucun raccourci : j’ai fait les miettes avec du pain au levain du jour et toasté les noix de pécan même si le paquet indiquait qu’elles étaient déjà « grillées ». Et presque pas de modification : du pecorino à la place du parmesan (grana padano < parmesan < pecorino) et pas de zeste de citron (je ne trouve pas de citron non traités dans le coin ; j’ai tenté d’ajouter du citron confit saumuré à la place, mais ce n’était pas terrible). J’ai dévoré ça debout dans la cuisine réchauffée par le four, après avoir découvert qu’il s’était mis à faire frisquet dans le salon trop longtemps aéré.
Le boyfriend en visio semble repris d’envies artistiques, et plus seulement accablé par les impératifs logistiques. On s’épanouit davantage quand on ne se neutralise pas mutuellement dans la temporalité-tampon des vacances.
Jeudi 24 avril
Suite de la botte et poursuite des explorations culinaires avec des asperges au poivre. Je suis moins hypée par la mise en valeur des asperges que par la sauce au black vinegar — je la tenterais bien avec un autre légume-prétexte, genre carottes.
Chez la psy, les choses se remettent en ordre. On fait de la géométrie, avec des envies divergentes et des parallèles qui émergent dans ma manière de me positionner envers autrui entre ma vie de prof et ma vie perso. La psy ne dit pas « vie de prof » mais « vie professionnelle » et ça me fait bizarre d’entendre parler de vie professionnelle pour mes cours de danse (alors que je suis la première à défendre que c’est du travail, qui implique de vraies compétences) — la danse reste reliée à mon identité personnelle.
La psy m’aide à comprendre mon ambivalence envers les cours enfants, sur lesquels j’ai du mal à lâcher alors que ce n’est pas ma came : les cours adulte m’éclatent, c’est du travail, mais le plaisir est là, immédiat, si bien que la notion de progrès en devient accessoire ; a contrario, les cours enfant me coûtent, il faut qu’il y ait des progrès pour que ça fasse sens… et c’est le piège de l’investissement, qu’il soit fructueux ou abscons d’ailleurs : on persévère pour que nos efforts initiaux n’aient pas été vains. Le mécanisme m’arrange en l’occurrence, puisque je n’ai pas encore la possibilité de me créer un emploi du temps complet uniquement avec des cours adultes.
(La séance se finit en évoquant ma blessure au genou, je-nous, oui, oui, je sais.)
Mes adultes débutantes ne le sont plus tant que ça ; elles commencent vraiment à avoir de l’allure. Dans un exercice de port de bras tout simple mais détaillé, je vois apparaître le délié coude-poignet : il suffisait de le nommer. On rit toujours autant et les temps levés comme des sautillés en attestent : nous avons gardé notre âme d’enfant.
Les plants de riz poussent après les dernières gelées
Samedi 26 avril
Les cours sont annulés au conservatoire et j’esquive l’audition qui les a remplacés, à laquelle j’ai été conviée sans que ma présence n’ait été initialement prévue (j’aurais dû faire cours, on a manqué de studios). J’en éprouve de la culpabilité une partie de la matinée… mais j’aurais été en colère contre moi-même de m’être laissée embobiner à étendre ma journée de 10h-15h à 9h30-18h (laissons cela aux titulaires d’un temps complet). Il n’y a pas de bonne solution quand les choses ne sont pas franchement définies. Je fais un saut au conservatoire sur la pause déjeuner pour une affaire de costumes et d’emplois du temps — pour soulager ma conscience, aussi : au pire, je pourrai toujours assister à la session de l’après-midi. Mais cf. l’impression de se faire avoir, je prends les devants et annonce que si on n’a pas besoin de moi, je vais profiter du soleil et de mon week-end, après tout, ce n’est pas chose courante et autant s’économiser quand on a cette fois-ci 10 et non 6 semaines à tenir. Tu as bien raison, me dit la coordinatrice du département. C’était donc aussi simple que cela ? Je repars guillerette en lunettes de soleil.
Melendili au téléphone : des asperges, du gâteau au gingembre, du travail et des vacances, des enfants qui vous réveillent au milieu de la nuit et des enfants qui n’existent pas. Des tensions familiales, amicales et de la joie à deviser de tout ça comme si l’on était dans la même pièce. J’étais en carence de ça, de mes amies, de conversations qui ne soient pas uniquement des updates espacés. C’est ça dont j’ai envie en ce moment dans ma vie, de la gaité à deviser de tout et de rien, de les sentir bien, là, pas loin. (C’est con comme s’appeler, à moi de le faire plus souvent.)
Dimanche 27 avril
Il fallait un long week-end après la reprise pour, enfin, à contre-temps, me sentir en vacances, au soleil sur ma terrasse, le souffle en cohérence cardiaque sans avoir à y penser, une recette de gâteaux au chocolat (et compote) tentée au débotté, sans apprêt, avant de rejoindre une amie voir un spectacle pour lequel une dame de la barre au sol m’a offert ses places — un empêchement et aucun de ses amis dans le coin ce week-end-là. Nous sommes l’une comme l’autre en-deça de la fièvre du public, mais on passe un bon moment, et encore après, devant une salade de pois chiches et courgettes en tagliatelle assemblée en deux-deux puis devant les bols vides, le moule à muffins, des tisanes au CBD, tard dans la soirée, à parler neuroatypie, traits autistiques, ramens tous les midi, interactions sociales limitées, bruits de radiateur et cris de chauve-souris (à peu près, liste non exhaustive).
Lundi 28 avril
J’ignore si c’est le CBD, un cap hormonal ou l’apaisement joyeux de la veille, mais j’ai bien dormi. La journée est ouvrée néanmoins, et je sens l’anticipation me reprendre en main, repas à préparer, lessive à lancer, ranger, CV à mettre à jour, fiche de renseignements à compléter.
La température monte sur la terrasse. Je lis Veiller sur elle au soleil puis à l’ombre. La danse ascensionnelle des pollens transforme le jardin en univers — petits voyages cosmiques. J’aimerais y rester indéfiniment, au moins jusqu’à ce que le soleil tourne. Je pars avant, mais le ciel est encore là, lumineux, quand je ressors prendre le bus après mon cours du soir, l’existence élargie, apaisée.
Rien n’a changé, les choses n’ont pas plus de sens qu’elles n’en avaient il y a quelques jours, mais cette absence de sens, sans raison, est redevenue joyeuse — matière à invention plus qu’à dépression.
Mardi 29 avril
J’écrivais à Mélie mélie que l’essai de Lucile Novat qu’elle m’avait donné envie de lire m’avait à son tour donné envie d’écrire — dixit la meuf qui n’a toujours pas envoyé son manuscrit à toutes les maisons d’édition de sa courte liste et rêverait presque d’une lettre de refus. De relire ce dixit avec sa réponse m’a redonné envie de m’y atteler : trois envois de manuscrit dans la matinée !
Quelques heures plus tard, un truc complètement dingue : un accusé de réception ! rédigé par un humain ! un éditeur avec un nom, qui s’excuse ! d’avance du temps qu’il lui faudra avant de me donner une réponse à cause de son planning chargé. Pour imaginer ma joie, il faut savoir que, dans les autres maisons d’édition, après envoi la page de contact s’est simplement rechargée pour afficher quelque chose du genre : « Votre message a bien été transmis. Si nous ne revenons pas vers vous d’ici 3 mois, vous pouvez considérer que votre manuscrit a été refusé. » Mon manuscrit existe donc vraiment. Il y a bien des gens de l’autre côté de l’écran, susceptibles de le lire — de le télécharger, au moins. J’étais à ça de penser que les formulaires de contact étaient des puits numériques, effaçant les données au moment de procéder à l’envoi. Peut-être le sont-ils, cela dit : la maison d’édition qui m’a répondu proposait un e-mail et non un formulaire de contact.
L’adorable jeune homme qui me fait passer l’IRM me semble beaucoup trop jeune pour avoir eu le temps de faire médecine : soit je ne me vois pas vieillir et commence à perdre mon acuité à distinguer les différents âges de la jeunesse en m’en éloignant, soit, comme le suggère aimablement le boyfriend, il s’agit d’un manipulateur qui n’a pas fait médecine mais ingénierie médicale.
Des dalles lumineuses sont installées au plafond au-dessus de l’embouchure de la machine. Les palmiers qui y sont imprimés sont vaguement pixellisés ; je dois me retenir de rire, n’envoyer aucune secousse à mon genou qui prend la pose. Déjà que le beatboxing de la machine me donne envie de me trémousser en rythme… Je ne dois pas être le public cible de ce kitsch attentionné ; le manipulateur a d’ailleurs paru surpris de ma demande de baisser la musique lorsqu’il a posé un casque anti-bruit sur mes oreilles — le bon niveau sonore s’étant avéré pas de musique du tout.
Je parcours le compte-rendu, surprise ; rien, mes ligaments sont en pleine forme. Le coupable est démasqué un peu plus bas : longue fissure méniscale et ébauche de kyste. Tu m’étonnes que je n’arrivais pas à dire mieux que à l’intérieur du genou quand on me demandait où j’avais mal. Je ne sais pas trop ce que la blessure implique, mais je suis soudain survoltée, il faut que le monde sache, prendre un rendez-vous chez le médecin du sport, annuler ou pas les cours, ignorance, effervescence. Je me revois encore sauter la vieille sur le mauvais sol du lundi soir, trop dur même pour un genou avec amortisseurs en pleine santé. Mais la coulpe est battue avec parcimonie ; je suis encore trop guillerette de l’accusé réception de la matinée et des gentilles hormones revenues (tu ne serais pas en high émotionnel ? diagnostiquera le boyfriend).
Nouvel exercice que je n’avais pas eu le temps de mettre en place la semaine dernière à la barre au sol (des retirés avec élastique pour les fléchisseurs de hanche, qui se combinent avec des abdos). Celui qui trouve que je nous ménage trop est ravi, il adore cet exercice. Une autre se récrimine : il fallait prévenir avant qu’on allait le faire deux fois, elle avait déjà tout donné. C’était le grognement venu du cœur entendu après avoir annoncé qu’on reprenait, encore une série.
Les pivoines fleurissent Et les roses !
Mercredi 30 avril
Pour la première fois, je n’appréhende pas le mercredi, j’ai… hâte ? de reprendre la progression avec les enfants ? Cela ne m’empêche pas d’en avoir ma claque au bout de quatre heures, mais c’est une première.
Glace pistache et noix de pécan
Le nom des pas me vient difficilement quand je ne les fais pas. Je bute sur les mots, et les élèves sur le vocabulaire qu’elles n’ont pas toujours associé au geste. Difficile de ne faire que dire, sans montrer ; pour préserver mon genou, j’essaye tant que je peux, tant que j’ai la patience. Quand je la perds ou quand je ne réussis pas à faire autrement, j’hésite toujours sur la jambe à utiliser : en cantonnant la jambe blessée à faire jambe de terre, je lui évite la flexion douloureuse des retirés, mais je fais aussi peser tout mon poids sur elle seule. Je passe mon temps à me rasseoir (donc à me relever) — un répit que je songe néanmoins à pérenniser.
Pour limiter la casse, j’accède volontiers à la demande d’une classe de créer des chorégraphies en petits groupes, les encourage dix minutes depuis ma chaise. Une grand-mère qui a entrevu la fin du cours trouve qu’il y a du progrès, a cru que la choré venait de la prof (je note : imposer deux-trois pas récemment appris et surtout compter tous ensemble la musique en marchant en rythme avant de les laisser composer).
Je prends aussi des assistantes parmi les élèves pour montrer à ma place. L’une se vexe si bien de ne pas réussir à transcrire ce que je dis et d’être secourue (remplacée) par une autre qu’elle passe le dernier quart d’heure à pleurer face au mur — elle ne veut ni revenir avec nous ni reprendre contenance dans le vestiaire. Je m’excuse auprès de sa mère qui m’explique, blasée dépitée, que je n’y suis pour rien, sa fille se met trop la pression, elles travaillent dessus, les émotions.
L’heure précédente, j’avais la démonstration qu’une élève en emmerdait bien une autre. Il y a eu une plainte de l’enfant à sa mère, de la mère à la directrice, de la directrice à moi, j’ai reçu la consigne de garder la môme incriminée à l’œil, œil que j’ai penché un instant sur le pied d’une enfant pour une démonstration en binôme ; quand je l’ai relevé (l’œil), la môme avait quitté sa barre en blitzkrieg pour un massage cardiaque non consenti. Le temps que j’ouvre la bouche de stupéfaction, elle était revenue à sa place ; il m’a fallu un moment encore pour la fermer (ma bouche) puis la rouvrir, trouver quoi dire (demander avant de toucher quelqu’un, attendre sa réponse, d’ailleurs si ça les dérange de faire les manipulations par deux, aucune obligation).
Les roses Oh Lily Rose ont éclos sur la terrasse ! À la tombée de la nuit, elles volètent de la même lumière enchanteresse que le tableau de Sargeant. Je dois chaque fois Googler pour remettre de l’ordre dans les fleurs : Carnation, Lily, Lily, Rose.
À vingt-deux heures, je suis couchée avant la nuit, m’endors avec elle.
Jeudi 1er mai
Vers six heures, je referme la fenêtre ouverte une demie-heure plus tôt : le double vitrage me laissait mal imaginer le raffut des oiseaux, d’une densité au moins égale à celle des feuillages indistinctement entremêlés sur le mur disparu du jardin.
Les roses éclosent presque sous mes yeux. Un bouton repéré en début de matinée s’est ouvert à l’heure du déjeuner, un autre est apparu, jouxté par un calice vert maintenant fendu de rose. Tout s’enchaîne et se décale, fleurit si vite. Un peu plus loin sur le mur végétal, la première rose rouge est repérée.
Une tristesse lasse monte avec la température. L’humeur giboule, l’écriture rattrape la vacance, le vide qui parfois ouvre une brèche dans ma joie par beau temps. C’est étonnant comme je m’identifie à la joie, elle est mienne, c’est moi, tandis que la tristesse qui parfois me traverse n’est jamais à moi.
Je continuer (à) Veiller sur elle, regarde la première moitié de Mayerling sur france.tv. (tout ce métrage de tissu !). Je crois que j’imagine Viola un peu comme la mère du prince telle que l’interprète Héloïse Bourdon.
Vendredi 2 mai
C’est rose mais ça ne sent pas la rose, c’est, c’est…
Je m’aperçois en voulant lui répondre que l’éditeur qui a accusé réception de mon envoi… porte le même nom de famille que moi (aucun lien de parenté à ma connaissance).
Samedi 3 mai
Essayage de costumes pour le spectacle de fin d’année : les robes rouges sont affreuses et les noires mettent certaines élèves mal à l’aise. Trop sexy. Aucun problème avec les plus jeunes paradoxalement, qui revêtent la robe en simili-cuir pur plastique comme un déguisement ; celles à peine plus âgées mais dont le corps commence à entrer dans l’adolescence sont en revanche sensibles aux connotations qu’on pourrait y attacher.
Comment vais-je réussir à boucler les chorégraphies à temps ? Sans même parler de la propreté de l’exécution. On avance si lentement.
Dimanche 4 mai
La photo d’une combinaison-salopette rouge pétant arrive via WhatsApp : la chorégraphie sera peut-être pourrie, mais on m’a trouvé des costumes parfaitement dans le thème et dans lesquels les élèves devraient se sentir à l’aise.
Je suis contente : le curry japonais cuisiné maison est le même que celui du boyfriend. Je suis déçue : le curry japonais maison est le même que celui du boyfriend. Je n’ai pas le plaisir de la nouveauté que j’associe au fait de cuisiner (sinon, je ne cuisine pas, je me fais à manger).
Il est temps d’entamer cette merveille de Pâques :
Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlie ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides — il faut l’être quand on vit perché au bord du vide —, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.
Veiller sur elle commence par la fin, le narrateur à l’orée de la mort dans un monastère. Déjà, j’ai un faible pour les huis-clos religieux ; mon passage préféré des Misérables est celui où Cosette se réfugie dans un couvent : dans mon souvenir; la fascination l’emporte de loin sur l’anticléricalisme de l’auteur. Et je ne sais pas si c’est le slogan des Folio junior de mon enfance qui m’a suivi (« Et si c’était par la fin que tout commençait ? ») ou l’Antigone adolescente d’Anouilh (« Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir […] ») mais connaître le dénouement aiguise davantage ma curiosité qu’un suspens fondé uniquement sur la rétention. La vraie question n’est pas : que va-t-il se passer ? mais : comment en est-on arrivé là ? Comment le môme de douze ans que se remémore le narrateur va devenir le sculpteur d’une Pietà cachée dans un monastère pour éviter les émois intempestifs qu’elle semble avoir déclenché ?
On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.
D’emblée, le destin est posé, la mort en est garante, on ira jusqu’au bout, jusqu’à ce que la suite improbable des événements qui se succèdent au cours d’une vie se mettent à faire sens. Parce que l’auteur m’offre cette garantie narrative, j’accepte de me faire bringuebaler dans les bouges de Rome et de Florence, dans la campagne italienne du début du siècle et les cercles fascistes de l’entre-deux guerres, dans des rebondissements tous plus rocambolesques les uns que les autres qui exigent une suspension de l’incrédulité au moins aussi souple que celles des voitures qui empruntent la route caillouteuse menant à Pietra d’Alba.
Pietra d’Alba, Pietra Viva : le nom de la ville, la description de ses lumières, a ravivé mon souvenir du roman de Léonor de Recondo. Le protagoniste de Veiller sur elle est d’ailleurs construit comme un décalque fictionnel de Michelangelo (Buonarroti) : Mimo, qui préfère se faire appeler par ce diminutif, porte le même prénom que le maître de la Renaissance, et sa Pietà sera à maintes reprises comparée à celle de la basilique Saint-Pierre. Mais j’ai peut-être davantage encore pensé à Io sono Michelangelo, ma première et à ce jour unique lecture en italien dans le texte : pour Michel-Ange, oui, mais surtout pour la dimension rocambolesque pas inhérente mais presque au roman jeunesse — qui la tolère en tous cas beaucoup mieux que la littérature générale. Melendili dira plus justement sans doute qu’on dirait presque un roman de capes et d’épées (de bures et de burins ?). Pendant toute ma lecture, j’ai pensé : un roman jeunesse pour adultes.
Je veux dire, déjà, le casting : un sculpteur de petite taille et de grand talent, de génie même, une mère aux yeux violets, une jeune lectrice hypermnésique qui en remontre à tous, un jeune homme qui s’habille d’uniformes dépareillés et dont le baragouinage n’est compréhensible que par son frère jumeau, une princesse serbe qui n’en est peut-être pas une… L’enfance pauvre et désolée de Mimo fait croire à un conte, cruel comme seul sait l’être un conte, tandis que son amie Viola apporte son lot d’échappées surnaturelles, au cimetière (Mimo la prend pour une revenante la première fois) et dans la forêt (elle se serait transformée en ourse pour échapper à un viol). Cette mythologie enfantine infuse avec force la suite de l’histoire, la fantasque et fantastique Viola perdurant dans le regard de Mimo même quand l’originale devient une âme mélancolique ou rebelle que sa famille aristocratique voudrait protéger d’elle-même, prononçant des mots comme « folle », « cinglée », « lithium ». À ce titre, Veiller sur elle est un Grand Meaulnes qui a réussi : la féerie initiale fait tout aussi forte impression, au point d’oblitérer un temps des réalités parallèles (qui sans elle auraient été difficile à vivre), mais elle n’est pas un rêve qui s’affadit dans le temps, vague fantasme débilitant ; au contraire, elle infuse, donne force et courage, un point d’ancrage pour mesurer et revenir de la dérive, même quand la dérive en question implique de prendre des commandes du régime fasciste.
La réalité n’est pas éludée, même pour les partisans d’une réalité tronquée qui réservent le terme à ses aspects les plus déprimants : pauvreté, abandon, mauvais traitements, humiliations, violence, tentative de viol, alcoolisme, compromis, électrochocs, collaboration, meurtres… Pourtant, l’espoir n’y est jamais abandonné, même quand les personnages sont en proie au désespoir. C’est un principe implicite de la littérature jeunesse (du noir, oui, mais pas de désespérance pour le lecteur)… et un levier d’empouvoirement revendiqué dans le génial Éloge des fins heureuses de Coline Pierré. Le roman de Jean-Baptiste Andrea aurait pu y figurer, pour la force vitale (force de l’art et force des personnages) qui ne cesse de s’y renouveler et de s’y déployer, peu importent les tragédies ou la crasse morale par laquelle passent ses personnages. Elles passent, avec humour ou avec le temps. Tout est narré avec alacrité, on ne s’appesantit pas, rien n’est gravé dans le marbre que le chemin du sculpteur.
Alberto me haïssait, je le détestais, mais nous nous appuyions l’un sur l’autre pour ne pas tomber. Sans moi, l’atelier était fini. Sans lui, j’aurais dû quitter Pietra d’Alba, et Pietra d’Alba, c’était Viola. Alors peu importaient les brimades, les humiliations, les « pezzo di merda » […]. Peut-être même qu’à notre façon, comme une bonne moitié des couples du village et sans doute au-delà, nous étions heureux.
Voilà, j’ai fini une chroniquette pas trop trop mal ficelée, mais aussitôt finie, aussitôt rouverte, laborieusement complétée, attendez, j’ai oublié, oublié le temps qui ouvre de la profondeur de champ sur l’époque et sur soi, oublié la lenteur et la vitesse du monde dans lequel Mimo naît puis meurt (un voyage qui prend deux jours dans l’enfance de Mimo ne prend plus que quelques heures à la fin de sa vie), oublié surtout l’amour et l’amitié, l’évidence et l’ambivalence.
La main de Viola était blottie dans la mienne. Ja la lâchai régulièrement pour le plaisir de la reprendre.
La relation de Mimo et Viola participe à mon impression de roman jeunesse pour adultes : il n’y a que l’enfance pour savoir avec certitude que les histoires d’amitié sont des histoires d’amour, dans l’évidence de l’absence du désir. On nous en raconte si peu à l’âge adulte qu’à partir du moment où les protagonistes sont adolescents, il faut sans cesse arracher le soupçon amoureux, qui revient avec une obstination de mauvaise herbe. Le point régulier sur l’état de la poitrine de Viola n’aide pas, sans que l’on sache si la remarque est à mettre sur le compte du narrateur chatouillé par ses hormones ou s’il s’agit d’un trope d’auteur masculin (c’est bien un truc de mec hétéro, la fixation sur les seins ; est-ce qu’on est au courant de l’évolution testiculaire de ces messieurs en devenir ?). Il faut que Viola mette les points sur les i pour que la chose soit claire :
Elle prit ma main et la posa sur son cœur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.
— Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. […] La chose doit être agréable, bien sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. […]
Cela dit à quel point l’amour non-romantique est compliqué à concevoir et à raconter. Pour qu’on concède l’amitié entre un homme et une femme, il faut un homme que son handicap éloigne des standards de la virilité (exercice d’équilibriste, on compensera en lui attribuant plein de conquêtes désirables), friendzoné par une femme qui non seulement n’a pas de formes voluptueuses (imaginez un peu !), mais n’a en outre aucun intérêt pour le sexe ou l’amour.
Sa féminité n’était pas dans ses formes mais dans l’austérité sensuelle de leur absence, cette manière anguleuse de se mouvoir comme si elle évitait en permanence d’invisibles obstacles, en jouant des coudes et des genoux.
(En vrai, totalement mon kink, qu’on parle au féminin ou au masculin.)
Ne vous y méprenez pas, j’adore cette histoire d’amitié entre « a-normaux », j’adore ce personnage de fille puis de femme érudite, fantasque, névrosée, aromantique qui se bat pour exister indépendamment des rôles auxquelles la société veut la cantonner. Mais ça fait cher la garantie amicale.
Il y eut bien sûr d’autres femmes, puisqu’on me posa souvent la question, comme si c’était important.
Le narrateur ensuite fait mine d’être offusqué quand il faut sans cesse lever le doute sur sa relation avec sa meilleure amie, mais le fait de fréquemment lever le doute amoureux le reconduit. On ne peut pas s’empêcher de se demander si cette histoire d’amitié homme-femme ne serait pas en réalité un amour courtois (Mimo se vénère quand, défendant Viola, on le traite de chevalier servant) qui s’inscrirait dans la tradition de la passion — l’amour qui donne sa pleine mesure d’être contrarié. Probablement est-ce l’indice que l’auteur se situe à cheval entre une certaine tradition romantique/romanesque (hétérosexuelle) et une modernité plus fluide, où l’amitié se voit valorisée comme une forme d’amour à part entière.
Quelques autres citations pour le plaisir et pour la route — je me rends compte qu’il y a pas mal de dialogues dans ma sélection, ce n’est pas si courant, les (bons)(et nombreux) dialogues au style direct :
Des hommes beaucoup plus courageux que moi se seraient évanouis. C’est donc ce que je fis.
— Je le jure, je te dis. Tu veux qu’on crache ? Qu’on mélange nos salives pour que ce soir valable ?
— Les adultes mélangent tout le temps leur salive. Ça ne les empêche pas de se trahir et se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire autrement.
— […] Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
— Je préférerais plaire à tout le monde.
— Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire
— J’aimerais que tout redevienne comme avant.
— Nous ne sommes plus comme avant. […] Mais nous pouvons voyager côte à côte. Sans héroïsme, cette fois.
— Qui veut d’une vie sans héroïsme ?
— Tous les héros, en général.
— Pourquoi m’as-tu abandonné ?
[…]
— La vie est une succession de choix que l’on referait différemment s’il nous était donné de tout recommencer, Mimo.
Nous retenions les premiers mots, sans savoir s’ils seraient banals ou grandioses, pour le plaisir d’en goûter la saveur le plus tard possible.
Le changement était doux, vous soufflait à l’oreille, sournois, que rien ne changeait jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
[…] J’avais cligné des yeux, et ils avaient tous vieilli.
(Beaucoup aimé aussi le twist (féministe) final que je ne recopierai évidemment pas pour ne pas spoiler, avec sa manière de boucler la boucle amorcée par le titre : Veiller sur elle, Viola et la Pietà, Marie et le Christ, la vierge et l’enfant qui n’en est plus une)
Roberto Juarroz : un nom que je ne me souviens pas avoir croisé pendant mes études de lettres, que j’ai découvert récemment au détour d’un blog et que j’ai recroisé dans la foulée à la fin de Camille va aux anniversaires. J’ai eu l’impression que c’était un signe, j’ai emprunté ce que j’ai trouvé de lui à la médiathèque : Fragments verticaux, traduit par Silvia Baron Supervielle (tiens, que devient Jules ?). Debout devant le rayonnage poésie, la forme fragmentaire m’a plue avec ses courtes entrées numérotées, mi-mystérieuses mi-catchy, et le livre en lui-même avec sa couv’ vieillotte, le papier dont on voit la trame et surtout sa typo aux o, c, b si ronds, l’interlettrage tranquille, on allait prendre le temps de la lecture.
Je l’ai pris, ce temps, puis de moins en moins, j’ai accéléré, lisant à l’aveuglette ce qui me passait au-dessus pour m’arrêter quand j’étais retenue. Le fragment comme « forme tangentielle de poésie et aperçu de l’architecture profonde et secrète de la création humaine » est devenu de plus en plus méta-, de moins en moins ce que j’avais envie de lire : la poésie ci, la poésie ça, la poésie à la bouche, la poésie nulle part. Beaucoup d’auto-référentiel dans ces fragments verticaux ; j’aurais peut-être eu plus de chance avec les divers recueils de poésie verticale listés en début d’ouvrage. Je suis allée jusqu’au bout pour m’assurer que je ne laissais pas en chemin quelques morceaux à ramasser, mais bon, voilà, alors même que je m’en suis mis plein les poches trouées, la rencontre est manquée.
Pourtant, j’étais prête à renoncer « à la tentation du développement », d’accord que « la réalité ne se livre que par fragments et dans des moments exceptionnels ». Mais des épiphanies ? « Comment mettre en sûreté ces rapts révélateurs de l’ouvert et nous rapprocher d’eux avec le mot juste ? »
Tout ce qui suit est citation (fragment de fragment ?) ; je laisse tout en corps de texte normal pour faciliter la lecture et mets d’éventuels commentaires idiots entre parenthèses.
Presque poésie
1
La mémoire me manque : je me rappelle trop. Je me rappelle, par exemple, que je n’étais pas.
13
Il faut affûter la vie comme un crayon et copier à la dictée.
24
Éteindre une lumière m’éblouit plus que l’allumer.
(Vérifié avec ma mappemonde de chevet.)
72
Chaque chose porte en soi son antithèse. Elle ne pourrait pas exister sans elle. La condition de la réalité est sa propre contradiction. Imaginer une réalité sans contradiction est une autre contradiction.
80
Mon habitude de moi me sauve quelquefois, mais je ne sais pas combien de temps je pourrai la faire durer.
81
Les ruines sont une autre façon des semailles. […]
85
Pour trouver un paradis, il faut avoir été expulsé d’un autre paradis. En revanche, pour rencontrer un enfer, aucun préalable n’est requis.
Presque raison
24
Il n’est pas possible de vivre ni d’écrire tous les jours. […]
30
Le progressif ne pas avoir le temps pour faire ceci ou cela, peut conduire à ne plus avoir le temps pour ne pas le faire.
53
Développer quelque chose, c’est le perdre. Il faut trouver le moyen de le faire croître ou décroître vers soi-même. C’est pourquoi l’idée d’implosion est en physique si séduisante. Seule une explosion invertie semble impliquée, par une hausse illimitée de densité, la présence du noyau essentiel d’une chose. […]
54
Il n’est pas pareil de lire un poème le jour, que de le lire la nuit.
83
La mémoire est un jeu bifrons : d’un côté vers plus et de l’autre vers moins. […] La mémoire vers plus est accumulatrice, impérieuse comme une croisade contre l’oubli. La mémoire vers moins ressemble en revanche à un sapeur du dépouillement, qui progressivement écarte les souvenirs parasites à la recherche du filon le plus enfoui, au bord du rien, dans la vapeur étrangement créatrice qui s’élève du vide. […]
90
À la fin de sa vie, Borges déclara que le langage est poésie fossile. Par conséquent la poésie est et fut langage non fossilisé.
140
Comme on doute de n’importe quelle foi, on pourrait également douter du manque de foi. Douter du non-croire, douter de l’incrédulité. Il se peut que celle-ci soit une dimension plus créatrice du doute. Et nous conduise à une autre façon plus libre de la foi : la foi dans le doute.
151
Il y a des êtres qui seront toujours trop créateurs pour avoir un destin.
172
[…] Et il est parfois plus difficile de se séparer de ce qui pourrait être que de ce qui est.
195
Le flot illimité d’images, non seulement se saisit du regard, mais aussi de la pensée, à laquelle, contrairement au paysage et à la peinture, il ne lui est pas permis de retour. L’empressement hallucinant étouffe la cadence naturelle de l’être humain et l’absorbe pathologiquement d’une mouvement précipité qui altère son véritable rythme.
(S’il pensait cela de la télévision, que dirait-il de TikTok ?)
Presque fiction
33
Le zéro équivaut au néant, au vide ? Pourtant, placé à droite d’un chiffre, il sert pour le renforcer. Cela se produit-il avec toutes les choses, si on leur ajoute un zéro ?
42
Rompre le dialogue intérieur conduit irrémédiablement à la folie. De même que l’intensifier à l’excès. L’autre chemin pour devenir fou, c’est transformer ce dialogue en monologue.
51
Ce qui existe, console-t-il ce qui n’existe pas ? Ce qui n’existe pas, console-t-il ce qui existe ? Ou les deux se désolent-ils mutuellement ?
67
Parfois la pensée m’empêche de lire.
(Pensée improbable : créer des kits de magnets poétiques pour frigo. Un set par poète, avec ses tics / mots-clés favoris. Ici, par exemple : la poésie, ce qui est, ce qui n’est pas, centre, périphérie, être, ne pas, réalité, moitié, contradiction — évidemment à compléter de connecteurs la, le, est, de, du, etc.)
75
Il se fatigua de vivre. À cela s’ajouta la fatigue de devoir mourir. Il trouva alors le moyen de regarder ailleurs. Et bien qu’il ne vît rien, au moins cessa-t-il de se sentir fatigué.
78
[…] attendre, c’est l’art de peupler le vide sans le remplir de fantômes. Et cela suffit. L’attente la plus pure est celle qui se déprend de son objet.
79
[…] Dieu doit être une création de l’homme. Cela est plus important que le fait que l’homme soit ou pas une création de dieu. […] l’homme n’existe pas s’il ne crée pas dieu. […]
87
Tout se trouve au terme d’une longue patience. Tellement longue qu’elle semble parfois outrepasser la vie.
88
Il faut avoir la prudence de ne changer que par parties, puisque changer complètement c’est adopter l’inconnu inconditionnellement.
94
Même si on ne s’en aperçoit pas, toute aurore est cruelle parce qu’elle est une promesse qui ne va pas s’accomplir. Ou qui s’accomplira à moitié.
101
Au moment de partir, ne pas regarder derrière. Ou regarder si loin derrière que devant et derrière se rejoignent.
109
Le monde est une serre pour les contradictions. Que se passerait-il si la serre était détruite ? Les contradictions supporteraient-elles les exigences extrêmes de l’hiver ?
110
Oublier qu’un résultat peut s’invertir, équivaut à oublier la vie. […]