Journal de décembre 1/2

Vendredi 1er décembre

Vendredi doux, sans émission YouTube qui vienne entamer le calme.
Dump de photos sur Instagram.

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Samedi 2 décembre

Arte cause beaucoup, notamment de TDAH (dont souffrait mon ex — rétrospectivement, ça semble tellement évident) et de dyslexie (dont souffre le boyfriend — je ne mesurais pas l’ampleur des efforts requis pour pallier ce handicap sans se faire taxer d’idiot ou de paresseux).

Mon envie de religieuse au chocolat est comblée à retardement.

Je finis L’Allègement des vernis.
On finit Scott Pilgrim prend son envol.

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Dimanche 3 décembre

Ce week-end, Napoléon n’est plus un personnage historique mais un film.    Benoît Hamon parle trop lentement (de notre besoin de migration) au goût des trentenaires de Backseat — qui n’ont pas un boyfriend derrière eux pour leur faire un massage crânien en même temps, ceci expliquant sûrement cela. On sent le savoir-faire d’une vie passée à caresser et gratouiller des chats. Des jeunes femmes en kimono d’intérieur font cuire des œufs dans un puits d’eau chaude près des onsens. À intervalles irréguliers, je relève la tête de ma tablette vers celle du boyfriend, qui diffuse émissions et reportages tandis que je tente de finir mon affiche en dessin vectoriel. On craint qu’avec le changement climatique, le riz japonais change de goût. Celui du déjeuner était thaï, lavé et relavé jusqu’à ce qu’il devienne translucide (je dis), nacré (précise le boyfriend).

Il neige sur le compte Instagram de @lille_addict, sur le balcon de M. et effectivement, quand je sors du second métro de la journée, je dois remonter l’avenue tantôt sous les corniches tantôt sur la bande de pavés plus rugueuse, qui délimite le trottoir de la piste cyclable rarement empruntée.

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Mardi 5 décembre

Pour la première fois cette année, je réussis à donner ma séquence d’éveil de bout en bout, phrase chorégraphique finale incluse. Cela suffit à me réjouir.

Tableau blanc sur lequel il est écrit au feutre rouge "DE3 en force", avec "force" barré et remplacé par "en péril"
Mood général

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Mercredi 6 décembre

Dernier cours du semestre aux enfants pour moi. J’ai toujours du mal à placer ma voix, à me faire entendre sans crier et à conserver leur attention.

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Jeudi 7 décembre

Fragments du jour :
un groupe fortuit de justaucorps bleu marine,
les aiguilles qui tournent l’estomac à vide,
un œuf pas mollet explosé dans la salade de pommes de terre,
du drama dans la promo,
des enchaînements dansés, transmis et dansés par d’autres corps que ceux qui les ont modelés,
des faux ongles noirs immenses qui prolongent les doigts écartés d’une main-bras-branche-arbre,
un bouillon d’épices qui mitonnent et embaument malgré des pommes de terre pas assez cuites,
une discussion terminologique sur les battements jetés,
des déboulés la natte entre les dents pour ne pas se faire fouetter le visage,
le boyfriend avec des lunettes en visio, mi-intello-sexy mi-feu-mon-oncle-alcoolique.

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Samedi 9 décembre

Spectacle le samedi soir à Roubaix, spectacle le dimanche dans les Yvelines : je prends mon temps, le seul du week-end, samedi après-midi pour faire des cookies. Ça me détend jusqu’au moment où je culpabilise de ne pas être présente pour filer une pièce que je ne danse pas, et je balise tout le trajet jusqu’au théâtre pour que la seule remarque qu’on me fasse concerne les cookies, apport de sucre et de gras bienvenu en fin de journée.

À la fin du filage, au bord des coulisses, A. me dit qu’elle apprécie nos cours du jeudi matin ; elle se sent alignée après et les attend maintenant avec plaisir. J’absorbe sa joie à ressort, son sourire augmenté par ses boucles blond vénitien ; c’est un cadeau de Noël en avance qu’elle me fait là, par cette confidence spontanée.

Un peu plus loin, dans le couloir des coulisses, c’est un autre A. qui m’arrête pour me dire qu’il n’irait pas jusqu’à prendre des cours avancés, mais que le cours de jeudi dernier était vraiment bien, il trouve qu’il faut le dire quand c’est bien. Je bafouille des remerciements, un peu interdite :  A. c’est le contemporain qui avait noté — franchise et laconisme — “Je n’aime pas le classique” sur sa fiche de rentrée. Les autres filles non plus n’en reviennent pas ; je dégomme la boîte Delacre apportée par Z. pour fêter ça, tandis que les derniers cookies se rationnent.

J’assiste au spectacle à défaut d’y danser, puis plus à défaut, j’y assiste tout court. Cela m’avait manqué, de voir de la danse sur scène. Ce sont les danseurs que je vois chaque semaine dans les studios, et cela n’a rien à voir : les artistes ont remplacé les élèves. A. est à 100 %, comme jamais en répétition ; C. a une présence incroyable qui contraste avec sa tendance à s’effacer. Vient même un moment saisissant, où je suis suspendue aux mouvements comme à des lèvres (et vu l’attention palpable dans la salle, je ne suis pas la seule) — au milieu d’extraits à la manière de pour reconstituer les filiations entre chorégraphes, un passage à la Pina.

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Dimanche 10 décembre

(1 métro lillois, 1 TGV, 1 métro parisien, 1 train de banlieue) x 2 : aller-retour dans la journée pour assister au Casse-Noisette de mon ancienne prof de danse et future tutrice, et découvrir sur scène les enfants à qui je donnerai cours. Les petites sont très chouettes ; les grandes, plus à la peine. Mais hormis une adorable souris qui s’est ajusté le museau à plusieurs reprises et a dû être poussé par la souris de derrière pour avancer, les placements et déplacements de tous les enfants étaient remarquables ; je me rends compte à présent du travail que ça implique.

Parmi les enfants appliquées, une petite fille vivait sa meilleure vie, yeux brillants et sourire aux étoiles d’un bout à l’autre de ses passages en scène — coup de cœur instantané, c’est elle que j’ai envie de regarder, davantage que le petit prodige de 11 ans plus à l’aise sur pointes que les grandes.

Le soliste est un danseur professionnel free-lance. Son nom ne me dit rien, mais en lisant sa biographie dans le programme, j’apprends que c’est un ancien élève… doute, souvenir, incrédulité : serait-ce le Jessy avec qui j’avais dansé il y a quatorze (QUATORZE) ans ? à peine un pas de deux, où être tenue par la taille me chatouillait ? L’ado timide, ce danseur aux lignes impeccables ?

“On dirait moi, cette fille me ressemble” me surprends-je à penser en regardant les photos associées à l’annonce du spectacle sur le site de l’école. J’allais m’accuser de narcissisme quand j’ai reconnu à côté une jeune fille, ado sur la photo, forcément adulte aujourd’hui. Autant j’ai des souvenirs précis de Giselle et du Songe d’une nuit d’été (2006 et 2008, m’informent les archives de l’école), autant je ne me souvenais pas avoir dansé ce Casse-Noisette en 2010. La mémoire plissée par un effort de perception, j’exhume une répétition de la valse des flocons, qui corresponde au tutu blanc porté par cette fille qui me ressemble, l’en-dehors un peu en-dedans. Sur le programme papier le jour J, une photo de jupes colorées : la valse des fleurs. M’en souviens-je ? La silhouette de gauche est exagérément en arrière ; je me devine au port de bras de drama queen. Pendant le spectacle, le costume de la danse arabe me déclenche un flash-back : j’ai aussi dansé cette séquence ! Le bustier s’était détaché sur la fin de la variation et j’étais sortie aussi latéralement que possible pour rester habillée jusqu’aux coulisses.

Passage dans le passé – dans la journée aussi. Paris comme mon ancienne vie. Versailles comme celle d’avant encore, le lycée au bout de la rue. Et ce Casse-Noisette comme un sapin qu’on retrouve plus petit en ayant grandi. La professeure plus âgée danse toujours avec ses élèves, les arabesques un peu en berne, mais les pointes acérées. Elle est inénarrable en grand-mère à la main de fer et au dos-à-lumgabo au premier acte (parfait pour être sur scène et gérer les imprévus). Je me surprends en revanche à la trouver peu à son avantage dans son tutu rose de fée Dragée ; je me demande si elle ne ferait pas mieux de se mettre en retrait, et cette pensée me gêne sitôt qu’elle me traverse. D’autant que, dans la voiture, je m’insurge spontanément contre cette réflexion de Mum à propos d’une jeune fille un peu pataude, qui semblait souvent essoufflée mais heureuse malgré sa gêne, comme quoi elle devrait trouver une activité qui lui corresponde mieux : si elle y prend plaisir, je proteste, alors elle est parfaitement à sa place dans le spectacle de son école, peu importent ses facilités ou leur absence. En quoi est-ce différent pour sa professeure ? Le classique implante de tels idéaux qu’il faut sans cesse lutter contre ce qui déborde ses lignes et s’offre comme ingrat. Lutter pour renouer avec ce qui réjouit le novice, comme ces ados venues applaudir leurs amies, qui, à l’entracte, sont épatées par la tenue du spectacle : c’est une vraie histoire, en plus, pas comme nos choré… 

Soir, fatigue, doute. Ai-je bien fait de demander un stage dans l’école de danse de mon adolescence ? N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu rance à revenir dans le passé ? Est-ce au contraire l’occasion de suturer un passé effiloché et de l’actualiser ?  Habiter chez Mum le temps du stage me semblait en outre bien pratique ; j’avise seulement maintenant que je risque d’avoir l’impression d’un retour en arrière. En sortant du métro à Roubaix, j’avais il y a deux ans l’impression de m’exiler ; aujourd’hui, j’y rentre avec soulagement, c’est là qu’est ma vie aujourd’hui.

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Lundi 11 décembre

Le cours de Z. est un étrange mélange d’exigence et de décontraction. Ses exercices apparemment faciles (à mémoriser depuis ma chaise en tous cas) sont en réalité redoutables en terme de placement. Elle circule entre les corps pour des corrections manuelles, individuelles. On a le droit de se tromper et le devoir d’essayer ; j’aime beaucoup cette philosophie.

Cours pour apprendre à enseigner les pointes aux débutantes : je passe 1h30 avec les pointes au pied alors que je ne les avais pas mises depuis mai dernier. N. joue à reproduire et exacerber les défauts des débutantes pour que je m’entraîne à corriger ; je n’en ai pas besoin pour ma part, mes propres défauts suffisent à l’exercice (encore des muscles qui manquaient à l’appel, insuffisamment activés). Une correction de N. me fait sentir le chaînon manquant entre la zone des bretelles et celle du porte-jarretelle — une véritable tension-étirement là où il n’y avait qu’empilement auparavant. La formatrice promet des courbatures, j’espère : retrouver les sensations à travailler.

Le rythme effréné se réfrène : je prends le temps d’une petite promenade au parc Barbieux avant la tombée de la nuit et le rattrapage de mon retard domestique. Je cuisine aussi une soupe pomme-de-terre-poireaux pour la première fois, et probablement pas la dernière.

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Mardi 12 décembre 

Cette journée d’ateliers consacrés aux émotions mêle théorie, improvisations dansées et discussions. L’agacement s’exaspère en moi quand je comprends vite et ? et qu’il ne me semble ne rien y avoir derrière. Depuis le travail avec ma psy parisienne, je reconnais cet agacement caractéristique de l’intellect frustré de ne pas pouvoir agir sur les émotions de la même manière que sur les idées, qui elles ont le bon goût d’être rapidement assimilables. C’est pauvre, intellectuellement, ce qu’on nous propose. Parce que l’intellect n’est pas le principal concerné. Et ça le vexe beaucoup, le mien. Quand il veut bien se mettre en retrait et cohabiter, l’idée que j’aurais mieux fait de rester au lit se fait oublier. Ce qui en moi résiste dépose les armes en milieu d’après-midi, au cours d’une méditation que j’écoute de plus en plus loin, que j’écoute néanmoins pour ne pas céder au sommeil. Je retiendrai ceci, peut-être : parfois, avant même de se reposer, on a besoin de se déposer.

À partir de cartes étalées au sol, on établit chacune une liste de besoins fondamentaux ; il y a de l’enthousiasme, du calme, de la nourriture et de la tendresse parmi les miens. L’intervenante ne joue pas, mais elle a clairement besoin de se réparer. Elle a choisi de ne pas annuler cette journée alors (parce que ?) son compagnon est en soins intensifs. La frontière est décidément ténue entre la joie qu’on choisit et le divertissement auquel on se raccroche.

Je manquais de sommeil et la journée m’a achevée. À 22h30, je m’endors, moi qui dois d’ordinaire faire des efforts pour être au lit avant minuit.

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Mercredi 13 décembre

Le cours de N. est tel que j’ai l’impression de redécouvrir certains enfants — dont une dont je n’avais pas perçu le potentiel, peut-être même Opéra-compatible. Les exercices donnent le temps de chercher un mouvement de qualité sans que le rythme du cours en pâtisse, les corps se structurent, l’allure vient. C’est beau à voir (et un peu déprimant quand je pense aux spaghettis crus ou cuits que j’obtenais la semaine passée).

Pour la psy-ostéo, ça ne fait pas un pli : mon anxiété est liée au fait d’être constamment notée. Ça me dépite un peu que ce ne soit que ça, que ce soit encore ça, des réflexes enfantins auxquels je ne parviens pas à me soustraire. L’ostéopathie crânienne en parallèle de la discussion fonctionne sur moi aussi sûrement qu’un lavage de cerveau dans les films d’espionnage. Je pourrais répéter doucement, presque en m’endormant : faire la même chose, mais en fournissant moins d’efforts.

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Jeudi 14 décembre

Une heure passée seule à faire des dégagés et ronds de jambe, mais surtout des dégagés en tâchant de retrouver l’alignement que je perds à chaque instant. La correction de N. a débouché sur un eurêka de la sensation. Elle, est un peu décontenancée : elle l’avait déjà vu avant, mais pensait que je m’organisais et que ça fonctionnait comme ça.

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Vendredi 15 décembre

Un rêve érotique bien dérangeant, non pas tant par son contenu que ses participants. Du sexe consciencieux et priapique, sans grand plaisir (peut-être est-ce là la perversion), avec un homme d’une génération de plus que la mienne, que je n’ai pas croisé depuis que j’ai cessé de fréquenter la Philharmonie. C’est avec lui que je trompais le blondinet inconnu au bataillon avec qui j’étais en couple, et que je retrouvais ensuite dans un désir plein de douceur.

Courses dans Lille, achat de Noël rondement mené.

Reprise de la barre, cours de posture / chaînes musculaires. Je suis pleine d’endorphines et de courbatures : je sens la sensation à retrouver.

Séries 2023

 

Distinguerez-vous les séries que j’ai regardées seule et celles que j’ai regardées avec le boyfriend ? Level : archi-débutant.

  • Série préférée de l’année : En thérapie 
  • Catégorie balletomane & 10 ans après tout le monde : Graines d’étoiles
  • Catégorie série arrêtée en cours de route par lassitude après un début kiffant sur les chapeaux de roue : Mr. Robot
  • Catégorie on ne s’en lasse pas ou presque : Sex Education (saison 3)
  • Catégorie ça passe sous Tramadol, mais c’est bien parce qu’il y a Virginie Effira : Tout va bien
  • Catégorie mon petit cœur adore : Heartstopper (saison 1)
  • Catégorie bonne surprise improbable : Spy Family (saison 1)
    Le père est espion, la mère est tueuse à gage et la fille adoptive, qui lit dans les pensées, est la seule à connaître la vérité sur chacun. Si vous avez les mangas, n’hésitez pas.

Films 2023

 

Janvier : Joker (Netflix), Vivre (ciné), Le Tourbillon de la vie (ciné), Simone, le voyage du siècle (ciné), Un jour de pluie à New York (OCS), Cube (Netflix), Tu choisiras la vie (ciné), Neneh superstar (ciné), Non ma fille tu n’iras pas danser (OCS), Mes jours de gloire (OCS)Février : Aftersun (ciné), Les Bergman se séparent / The Squid and the Whale (france.tv), Comme un avion (OCS)Mars : Everything, everywhere, all at once (OCS)Avril : Je verrai toujours vos visages (ciné), Dancing Pina (ciné), Awakenings (Amazon prime), Bonne conduite (ciné), Fantastic Mr. Fox (OCS)Mai : Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan (ciné) / Equals (OCS) / Juin (ou juillet ?) : C’est ça l’amour (OCS) / Juillet :  L’amour et les forêts (ciné) / Vers un avenir radieux (ciné) / Wonder (Netflix) / Août : Barbie (ciné) / The Devil all the Time / The French Dispatch (Disney+) / L’Île aux chiens (Disney+) / The King’s Man : première mission (Disney+) / La Vie aquatique (Disney+) / Septembre : Il était une fois 2 (Disney+) / Anna et le roi (Disney+) / Novembre : The Revenant  = 34 films

L’année cinématographique avait bien commencé, puis… La paranoïa des punaises de lit a coïncidé avec le tunnel de la reprise des cours et ma hernie discale (les fauteuils de cinéma n’offrent pas vraiment le soutien idéal quand il ne faut surtout pas arrondir la colonne) : cela fait donc quatre mois que je fais du mécénat avec ma carte UGC et hésite à la résilier. Je résiste encore un peu et mise sur la nouvelle année.

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Les films que je conseillerais ou reverrais volontiers :

  • Le Tourbillon de la vie
  • Tu choisiras la vie
  • Aftersun
  • Dancing Pina 
  • Bonne conduite
  • The Wonder

Les films que, vraiment, vous pouvez vous épargner :

  • Awakenings
  • Non ma fille tu n’iras pas danser
  • Vers un avenir radieux
  • Vie aquatique

Les acteurs, mais surtout actrices, que j’ai eu plaisir à retrouver :

Lou de Laâge
Lou de Laâge dans Le Tourbillon de la vie (et Tu choisiras la vie)
Laure Calamy dans Bonne conduite
Virginie Effira dans L’Amour et les forêts
Paul Mescal dans Aftersun
Leïla Bekhti dans Je verrai toujours vos visages

Et aussi Mia Wasikowska dans The Devil All the Time et Aimee Lou Wood dans Vivre. Bonus midinette : Lyna Khoudri et François Civil dans Les Trois Mousquetaires.

La librairie sur la colline

Mon lecteur de flux RSS pourrait en témoigner, la forme du journal me plaît ; j’en lis régulièrement sous forme de blog. Le ressassement des jours dégage des préoccupations, des obsessions, des personnages qui créent une forme de familiarité — toujours incomplète, malgré les redondances parmi lesquelles on traque des indices supplémentaires pour reconstituer le puzzle de ce qui n’a jamais été pensé autrement que comme fragments, cassés assez adroitement pour que l’intime s’y livre sans le privé (ou inversement). J’ai retrouvé ça à la marge dans le journal d’Alba Donati, une histoire familiale sous formes de bribes qu’on agence pour qu’elles soient le moins incohérentes possibles, un père assis au bord du lit alors que le mari de la mère a été porté disparu à la guerre, un frère auquel on soustrait un demi pour que le compte tombe juste. On n’explique pas le passé, dans un journal, on s’en souvient seulement.

Le présent est occupé par la librairie ouverte dans un patelin italien de 180 habitants — un suicide économique, n’étaient la magie d’Instagram, du crowdfunding… et le réseau culturel de l’autrice, qui sait créer avec son journal un huis-clos paradisiaque en plein Covid. Au bonheur des lectrices idéales, les livres écrits par les femmes sont mis à l’honneur, comme tout ce qui parle de jardin (la librairie a le sien), on bouquine en terrasse, et on complète sa pile à lire par des confitures d’écrivaines, des thés littéraires ou des collants et des calendriers Emily Dickinson. Des noms se répètent au fil des jours, certains classiques et connus, d’autres qui le sont certainement pour les Italiens mais que je n’avais jamais ou rarement croisés.

Chaque entrée du journal se termine par les commandes du jour. Une simple liste sans commentaire qu’on pourrait sauter, mais qui a fait mes délices. Quand j’étais enfant, les listes de titres, suivies ou non de quelques lignes de résumé, à la fin des Castor Poche, faisaient partie intégrante de la lecture, la prolongeait comme on s’éternise à table devant une farandole de desserts ; c’était la bande-annonce de lectures à venir, à imaginer et savourer en avant-première. Il y a de ça ici, doublé d’un plaisir linguistique : les titres sont donnés dans leur langue originale quand ils n’ont pas été traduits en français. À la fin de chaque entrée, m’attendaient quelques mots d’italiens à déchiffrer, juste ce qu’il faut pour que l’effort n’entame jamais le plaisir de m’apercevoir que je comprenais.

Quelques commandes du jour, pour le plaisir : Nehmt mich bitte mit de Katharina von Arx, Il libro della gioia perpetua d’Emanuele Trevi, Tōkyō tutto l’anno de Laura Imai Messina (cette délicieuse incongruité géographique, Tokyo en italien), La scrittrice abita qui de Sandra Petrignani, Sembrava bellezza de Teresa Ciabatti (révision de l’imparfait), Niente caffè per Spinoza d’Alice Cappagli, Cosi allegre senza nessun motivo de Rossana Campo, La grammatica dei profumi de Giorgia Martone, Pourquoi l’enfant cuisait dans la polenta d’Aglaja Veteranyi (oui, pourquoi ?), La gioia di vagare senza. Piccoli esercizi di flânerie de Roberto Carvelli (des petits exercices de flânerie-en-français-dans-le-texte…), Il giardino che vorrei de Pia Pera, Il silenzio è cosa viva de Chandra Livia Candiani, Was man von hier aus sehen kann de Mariana Leky, Chi se non noi de Germana Urbani (pour le plaisir de l’allitération).

Quant au nom du village où se trouve la librairie, j’hésite à le considérer comme une plaie ou un plaisir linguistique. Lucignana. J’ai rarement lu ou mentalement prononcé cette espèce de Chopiniana italien de manière correcte au cours de ma lecture, me contentant comme souvent de photographier la graphie du mot.

On parle sans cesse de livres, mais de littérature, en est-il question dans le journal de cette libraire ? À la marge. On trouve quelques pages qui m’ont rappelée que j’avais hésité à acheter La Porte de Magda Szabó un jour à la Fnac et m’ont donné envie de l’emprunter à la médiathèque. Quelques paragraphes sur Alberto Manguel et la manière dont certains passages l’émeuvent (à l’occasion desquels l’autrice note, j’ai bien aimé : “L’émotion est une altération de l’équilibre psychique, comme une mer sereine qui se ride soudain”). Et d’enchaîner sur le rôle de consolation que peut revêtir la lecture, notamment celle de la “bonne mauvaise littérature”. Il y a aussi ce passage sur Annie Ernaux :

Annie Ernaux est mon modèle. Je conçois la littérature comme de la non-fiction ; une histoire inventée ne me passionne pas, ne m’enrichit pas. D’une certaine façon, Ernaux a partagé sa vie en plusieurs pièces, elle a placé dans l’une son enfance, dans une autre encore sa mère […] et à chaque événement correspond un livre. […] bref, il y a de quoi fouiller toute la vie. / Ce sont des actions qui requièrent de l’attention, nous obligent à formuler le délictuel et en même temps à voir surgir le merveilleux à ses côtés. Il faut en faire grand cas. Le merveilleux est moins éclatant, il importe de le chercher, de l’attendre, de le débusquer, mais quand il se produit il nous domine.

Et c’est à peu près tout en terme de critique littéraire. La fréquentation des auteurs nous ramène à la fréquentation des lecteurs et des habitants du village, dans un kaléidoscope de portraits à peine ébauchés, mais souvent bien croqués. Voici pour la fin celui d’Alessandra :

Aujourd’hui, Alessandra, la fille de Maurilio, le berger de Lucignana, m’a embrassée. Un geste que je n’aurais jamais imaginé chez cette femme qui marche et fume comme un caïd. [… à propos de sa famille :] J’ai pensé à la chaleur qu’elle leur offre certainement entre un « va te faire foutre » et un « tu m’as cassé les couilles », comme un poêle toujours allumé.

Journal de novembre 2/2

Mercredi 15 novembre

Retour d’une quête récurrente de mes rêves : aller aux toilettes. Trouver un endroit où se soulager est une entreprise laborieuse pour mon inconscient. Cette fois-ci, je suis dans un théâtre ? des couloirs, en tous cas. Des images me reviennent de rideau en fer forgé à la place de la porte et de cuvette inatteignable à moins d’escalader les meubles autour, forçant à tenter un pipi à la turc, mais je ne sais pas si c’était ce rêve-ci (les rêves ressemblent souvent à des essais ratés d’IA, faciles de confondre).

* * *

Je n’ose pas demander à l’interne, qui a l’air à peu près aussi rassurée que moi, si elle a souvent réalisé des infiltrations. Je ne prends pas le risque d’entendre que c’est sa première ; il n’y a que dans mes scénarii mentaux que j’ai l’aplomb de répondre “comme ça, nous sommes deux”. À la place, je demande à quoi sert son plastron, une question de politesse presque, pour nous distraire toutes les deux, et elle répond distraitement que c’est un tablier en plomb, pour protéger des rayons, anodins à petites doses, elle me rassure d’une inquiétude que je n’ai pas, mais quand on travaille là tous les jours… Ses lunettes épaisses en écaille, ses boucles d’oreille cœur et moi attendons que le médecin qui la supervise termine son appel téléphonique professionnel. Sa charlotte nous rejoint, et sa voix est très douce. Cela n’empêche pas un bref moment de panique en apercevant la taille de l’aiguille ; je tourne la tête, me concentre sur mon souffle. L’aiguille, je la verrai inclinée sur les écrans de contrôle, où alternent visions “du mou” (sic — mon corps est un caramel) et osseuse. Sa mise en place  est laborieuse, il manque quelques degrés, je fais des allers-retours dans le scanner. Le médecin guide l’interne : tu dois sentir le ligament, là ; tu ne sens pas ? Moi si. “Ça fait mal ou vous sentez qu’on travaille ?” s’étonne le médecin. En faisant effet quelques minutes plus tard, la resucée d’anesthésiant me confirme qu’il n’y avait pas de confusion, ça faisait mal.

À la fin de l’intervention, le médecin m’explique que ce n’est pas grave,  ça arrive, le sac dural a été percé, ce n’est pas grave, ne vous inquiétez pas, c’est une membrane qu’on perce pour les ponctions lombaires, ça fait un peu mal, vous avez dû le sentir ; il y a une petite brèche, à peine, mais puisqu’ils l’ont vu, ils ne peuvent pas faire semblant de ne pas l’avoir vue, ils vont me garder allongée une demie-heure en observation, pas d’inquiétude, dans d’autres endroits on me renverrait directement chez moi. Sur le moment, je ne suis pas inquiète, seulement embêtée pour les patients suivants dont je continue à occuper malgré moi la place et pour les infirmières qui ne trouvent pas de brancard, puis, quand elles en ont finalement trouvé un, doivent déménager la moitié de la pièce pour le faire passer — je dois rester à l’horizontale, apparemment. Pas de quoi entamer la jovialité même pas surjouée de ces infirmières ; à la limite, c’est une distraction comme de pousser les tables pour une activité inattendue à l’école.

On me gare dans la salle adjacente, à côté de tout un tas de machines dormantes, des Playstation médicales avec boutons Fishprice. Je m’étonne de ce que le rideau tiré autour de moi est en plastique, avant de me rendre compte que c’est rudement plus facile à entretenir que du tissu — un coup d’éponge et hop. Au bout de trente minutes, le médecin vient me retrouver, tandis que l’interne reste quelques mètres en retrait, manifestement gênée de sa bourde. N’ayant aucun symptôme et aucune idée de ce qui m’attend, je fais démonstration de bonne santé bonne humeur et rentre à pieds chez moi. La douleur se déclenche une heure plus tard.

Le compte-rendu envoyé par l’hôpital m’apprendra que le médecin qui supervisait l’interne était aussi un interne. Vous risquez d’avoir une migraine, m’a-t-il dit avant de me laisser repartir. J’ai déjà eu des migraines ophtalmiques et laissez-moi vous dire que ça n’a rien à voir. À part la forme de la douleur, peut-être, la sensation faisant écho aux pointes triangulaires de l’aura : ma colonne vertébrale s’est hérissée comme si la reine des neiges avait cristallisé le liquide céphalo-rachidien, des pics de glace iridescents transperçant le fameux sac dural.

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Jeudi 16 novembre

Des petits chromosomes noirs qui font de l’exercice : ce sont mes camarades en visio, attelées à analyser des exercices de pliés. Puis les maux de têtes reprennent — les céphalées, comme un beau nom de méduses. Rester allongée est la seule manière de créer un courant qui les éloigne.

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Au téléphone, le médecin me confirme que les pics qui me transpercent les cervicales n’ont rien d’alarmant même si l’infiltration a eu lieu au niveau lombaire. Je l’imagine me rassurer à deux pas de l’interne attendant qu’il la rejoigne pour rejouer la scène avec un autre patient, sans erreur cette fois-ci.

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Tout va bien, je passe plusieurs heures, avant, après dîner, à regarder les épisodes de ce bon gros mélo, aux placements de produits insistants et au rythme discutable. Mais Virginie Effira joue dedans et, comme le résume le boyfriend, Virginie Effira, elle sauve ou sublime tout ce dans quoi elle joue. Elle sauve donc Tout va bien. Peut-être même qu’elle le sublime, me dis-je à l’avant-dernier épisode, quand le mélo touche au paroxysme et qu’elle n’est plus la seule à m’arracher une petite larme. Mais non, elle le sauve, en mode in extremis des soins palliatifs : je me sens flouée par le dernier épisode, qui se ménage une porte de sortie vers une seconde saison, alors qu’il aurait fallu l’achever là.

Extrait de Tout va bien

(Amusement à retrouver Suzy Bemba, l’actrice de la série Opéra, dans un second rôle qui reste artistique : elle n’est plus danseuse, mais chanteuse lyrique.)

* * *

Je dîne à la romaine, allongée sur le ventre pour engloutir les raviolis au gorgonzola rescapés de la dernière semaine italienne de Picard.

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Vendredi 17 novembre

Les rêves se font plus calmes. Je ne me souviens que d’une dernière scène, où renonçant à une visite à 12,50€ devant une billetterie en boiseries, je me retrouve à composer quelque travail évalué, un chiffre 9 posé en chevalet pour noter ou distinguer mon travail de celui d’un binôme-concurrente à côté de moi.

Au réveil, j’essaye de remonter de cette salle aux antichambres du rêve, mais c’est comme si le travelling de la pièce, qui devrait passer à la pièce suivante après la cloison en coupe, ne donnait que sur un fondu au noir qui n’enchaîne avec aucun plan.

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Le boyfriend m’avait parlé du problème de pression des girafes : leur cou est si long que leur tête exploserait lorsqu’elles la redressent si elles n’étaient équipées d’un clapet pour réguler la pression du sang. Je suis devenue une girafe, et doute de l’efficacité de mon clapet.

Me déplaçant courbée en deux pour éviter que les maux de tête donnent leur pleine mesure, je fais soudain resurgir les bêtes de ce cauchemar étrange, marchant pliées au niveau du bassin, un pied en guise de tête-bec. J’ai un instant d’effroi à faire advenir ce cauchemar-là, à incarner un passage entre les dimensions.

On va s’en tenir à la girafe.

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La recette des pâtes à l’eau post-ponction lombaire

La buste à l’horizontale, incliner la tête pour repérer où exactement se trouve le paquet de pâtes sur l’étagère. Se redresser de manière éclair pour attraper ledit paquet.
Attendre mains sur les genoux de retrouver une pression intracrânienne supportable.
Mettre de l’eau à chauffer.
Aller se rallonger pour récupérer de l’effort.
Se relever pour mettre les pâtes dans l’eau désormais bouillante.
Aller se rallonger.
Se relever pour égoutter les pâtes.
Revenir avec les pâtes au lit et prendre quelques minutes pour retrouver une pression intracrânienne supportable.
Déguster les pâtes tiédies en gardant la tête le plus à l’horizontale possible.

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La littérature sur le web laisse à penser que les symptômes post-ponctions lombaires sont le plus intenses quand :

  • on est une femme,
  • on a entre 25 et 40 ans,
  • on est de faible corpulence.

C’est un bingo.

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Je lis au lit, blogue au lit, mange au lit, morfle au lit. Si la position allongée diminue toujours les céphalées, elle ne suffit plus à les contenir. La douleur est moins intense que la fois où j’ai appelé les urgences dans la phase aiguë de la cruralgie, mais elle dure davantage. Dans un moment de détresse, alors que le Tramadol pris une heure plus tôt n’a toujours pas fait effet, j’appelle le boyfriend. Il ne sait pas, il n’est pas médecin, et je sais, qu’il n’est pas médecin, mais je sais aussi qu’entendre sa voix me fait du bien. Il est là, toujours. L’entendre m’apaise, et la première bouffée de Tramadol surgit alors que nous discutons : apparemment, la drogue fait d’autant plus effet qu’on lâche prise et ne lui résiste pas. Je bénis cette trêve.

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Samedi 18 novembre

Les douleurs n’en finissent pas, et les effets secondaires du Tramadol s’y ajoutent : passion vomir au saut du lit. Je ne peux pas me redresser, mais je ne peux pas non plus rester ainsi : je me résous à une expédition à la pharmacie. La pharmacie est au bout de la rue, mais c’est une expédition. La rue ne m’a jamais parue aussi longue. Ne pouvant me redresser sans rendre la pression intracrânienne insoutenable, j’avance mains sur les genoux, dos à l’horizontale — la marche des éléphants proposée quelques jours auparavant par une camarade cours d’éveil-initiation. Je fais de fréquentes poses pour soulager la hernie ainsi malmenée. J’espère que personne ne me voit dans cette posture ridicule ; j’espère que quelqu’un me voit et m’aide.

Enfin arrivée à la pharmacie, j’inquiète entre une boîte d’antivomitif et deux de Doliprane, soulagée de confier quelques instants ma douleur à un autre que moi. J’aurais dû appeler, on m’aurait livré les médicaments : je tombe des nues, mais comme je suis couchée sur le banc en bois au milieu de la pièce, la chute est invisible. La pharmacienne, adorable, me ramène en voiture, allongée sur la banquette arrière. Je pourrais l’embrasser.

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Trois (3) :
la saison de Sex Education que je binge-watche dans mon lit, la tablette sur le ventre,
mais aussi le nombre d’heures passées à discuter avec L., le téléphone posé à côté.

Sex Education Season 4 Emma Mackey as Maeve Wiley in Sex Education Season 4.
Je n’avais pas remarqué le stocker sur l’ordi ^^

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Dimanche 19 novembre

En rêve, je voyage avec le boyfriend et ma famille maternelle. Il y a des
valises à faire avant de reprendre l’avion, le chat à mettre dans sa bulle.

La douleur reflue, je tiens debout ! Vive la Lamaline. Vive l’euphorie.

Le miroir me renvoie un look capillaire à la Beatrix Lestrange. Je n’ai en revanche jamais eu une si belle peau — quatre jours sans dermatillomanie.

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Lundi 20 novembre

Je marche debout dans la rue pour aller en cours, c’est irréel de bonheur après ces derniers jours.

Le cours de technique masculine est doublé d’une sensibilisation au harcèlement dont sont encore souvent victimes les garçons pratiquant la danse classique. Dans le studio, ils sont privilégiés, mais à l’extérieur, notamment à l’école, si on les distingue c’est pour mieux les stigmatiser sur fond d’homophobie. Paradoxalement, les plus à risque (de dépression voire de suicide) ne sont pas les adolescents homosexuels, mais ceux qui, hétérosexuels, sont également victimes d’homophobie — discriminés non pour ce qu’ils sont, mais pour ce que les autres pensent qu’ils sont et qu’ils ne peuvent même pas revendiquer comme identité.

La harcèlement peut aller loin. L’enseignant nous raconte qu’enfant, il ne voulait plus prendre le bus de ramassage scolaire, parce que la quasi-totalité du groupe lui avait craché dessus. Littéralement : il écarte les bras pour mimer dégouliner de crachats. Je ne sais pas si je suis plus choquée de l’anecdote ou de l’expression concernée mais toujours joviale avec laquelle il la raconte, comme si, malgré sa gravité, c’était un traitement commun et qu’il en avait vécu d’autres.

Conclusion du professeur : quand on a un garçon en cours de danse classique, il est vraiment là pour danser ; chez eux, pas de pratique de sociabilisation comme chez les filles qui se retrouvent volontiers au cours de danse entre copines.

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Mardi 21 novembre

Sans me souvenir de plus, j’ai noté : journée de la démotivation. La redescente de l’euphorie et le contrecoup de la fatigue, j’imagine.

Un titre m’attrape à la médiathèque : L’Allègement des vernis. Le prologue lu debout m’évoque les romans de Sophie Chaveau, et j’embarque le livre sur ce quiproquo de bon aloi.

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Mercredi 22 novembre

Je demande une coda au pianiste, dans sa première année en tant qu’accompagnateur. Il me regarde avec perplexité. Je chantonne la première qui me vient, du Lac ou de Don Quichotte. Ses doigts se repositionnent sur le clavier, mais son regard reste perplexe. On lève le quiproquo après le cours : pour les musiciens, une coda est une courte phrase conclusive ; pour les danseurs, c’est le dernier morceau du pas de deux, au rythme enlevé…

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Après leur cours de danse classique, les enfants ont un cours de culture chorégraphique. Cette séance-ci comme la précédente, ils travaillent sur la pantomime et, au bout d’un moment en autonomie, chaque groupe présente son histoire mimée. La narration emprunte à la pantomime scénique comme au jeu de rôles enfantin dont ils ont probablement déjà commencé à s’éloigner, on dirait que c’est toi le voleur et moi je m’occupe de la potion. C’est plus ou moins lisible selon les cas, mais tous jouent le jeu avec un plaisir évident, et je les découvre autrement, à la fois plus jeunes, plus dégourdis ou plus timides qu’ils ne le sont l’heure précédente.

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Jeudi 23 novembre

Je donne le cours en interne, aux contemporains. La concentration leur fait souvent garder les yeux au sol, si bien que mon objectif numéro 1 devient de les en faire décoller, si possible en accompagnant les gestes du regard, tant qu’à faire, histoire de remotiver le mouvement et d’éviter le bras planté à la seconde comme un portemanteau. Dans des piqués planés avec un bras en l’air, je leur demande d’y aller en drama queen et ça les fait marrer, comme si le classique n’était pas profondément un truc de drama queen qui pouvait s’apprécier comme tel. J’ai ri aussi, heureuse que l’incongruité de l’expression rouvre un espace d’appréciation.

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L’enseignante d’analyse du mouvement pourrait donner cours non-stop sans s’arrêter pour manger, mais nous pas. Aux alentours de 13h45, résignée à l’infini, je passe en mode économie d’énergie, le regard perdu au-dessus du groupe (je suis la seule assise sur une chaise, à cause du cours de la veille). Il faut encore un quart d’heure avant qu’on puisse se sustenter, soit 6h30 après le petit-déjeuner de 7h30.

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Le pianiste qui accompagne nos cours avec les enfants accompagne aussi la prof qui nous fait cours : l’occasion de constater que ce n’est pas uniquement de mon fait si ça flotte musicalement.

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Vendredi 24 novembre

Dans sa voiture É. a eu l’idée d’une comptine pour l’échauffement des enfants en éveil. Et quand je dis a eu l’idée, ce n’est pas qu’une comptine connue lui est venue à l’esprit ou qu’elle s’est noté mentalement de piocher dans ce type de répertoire ; elle a inventé une comptine, air et paroles, qu’elle chante devant L. et moi. La baguette du xylophone dans les mains, L. s’amuse à chercher les notes sur les lamelles colorées ; elle y est presque, mais pas tout à fait. É. passe au piano, trouve les notes qui restaient bancales et les souffle à L. qui, après deux ou trois essais, est en mesure de l’accompagner au xylophone. C’est de la science-fiction pour moi qui ne suis pas pour un sou musicienne.

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Elle m’a cernée, mais je commence aussi à la connaître, mon ostéo-psy : je savais que ma nouvelle coupe de cheveux lui plairait, moins adolescente, plus affirmée ; ça ne loupe pas. En une heure, elle me remet le genou en place, remarque sur la radio une dysplasie à la hanche gauche que personne n’avait notée, et me fait activer des muscles que je n’avais pas mappés pour le développé à la seconde (qu’il est logique que je ressente de manière asymétrique à droite et à gauche avec la dysplasie).

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Samedi 25 novembre

Faire, cocher, ranger pour fermer des onglets mentaux et ne plus être rappelée de quelque chose à faire où que je pose mon regard (la feuille de soin à envoyer, les boîtes à nettoyer, la brosse à dents à changer, les papiers à trier, le linge à ranger, etc.). Faire place plus nette m’aide à reprendre peu à peu le contrôle. Et repousse les préparations de cours au lendemain en toute bonne conscience.

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Dimanche 26 novembre

Une fois de plus cette semaine, mon corps me réveille avant de s’être entièrement reposé. Sitôt la conscience à flot, les impératifs m’assaillent comme une volée de mouettes. Je replonge dans la lecture de L’Allègement des vernis pour leur échapper, et ça fonctionne, le sommeil revient. Quand j’émerge enfin, mon corps est lourd d’un relâchement complet, fossile enfoncé dans le matelas, doucement caressé par la couette. Mon téléphone me confirme que je reviens de loin : il est 11h47. Ça fait du bien.

Je procrastine et peine sur la préparation des cours pour la semaine à venir, cuisine un chili sine carne, publie le journal d’octobre, et la journée déjà touche à sa fin.

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Lundi 27 novembre

Aujourd’hui, on donne un bout du cours aux garçons, et c’est le maître ignorant dans toute sa splendeur : il faut enseigner quelque chose qu’on n’a jamais vraiment appris à faire. Je panique alors que tous sont adorables et archi-motivés de se retrouver ensemble, tous âges confondus, du jeune gamin à l’étudiant. Rien à faire, je suis infoutue de transmettre des exos qu’on a modifiés pour moi, même si le bénéfice de la modification est évident. Dans ma tête comme dans les corps qui m’entourent, les corrections peinent à être incorporées ; les pieds et les visages gardent la banane — sauf un, un élève en grande difficulté émotionnelle ce soir-là. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux mises en garde sur le harcèlement dont sont souvent victimes à l’extérieur les garçons qui font de la danse classique.

Also, Teddy ne s’appelle pas du tout Teddy ; il porte un prénom de tragédie grecque. Aucun Amigo ou Migo-Miguel à l’appel non plus. Tous deux avaient leur prénom écorché par le professeur, qui ne parvient pas à prononcer les R à la française avec son accent australien.

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Mardi 28 novembre

Ce que nos formateurs nomment “classe d’application” correspond à un cours d’éveil donné à un public scolaire, soit des 5 ans qui ne connaissent pas les règles implicites d’un cours de danse, parmi lesquels se trouvent quelques profils TSA ou TDAH. La formatrice est assise à coté de moi, tandis qu’A. se charge de la première séance. Ses commentaires joyeux, à haute voix, dédramatisent “Là, l’étudiante a un moment de désespoir, c’est normal.”

Cette formatrice sait exactement ce qui pose problème quand il y en a un, et expose la solution avec le problème. Cette fois-ci, je note de ne pas distribuer les objets en avance (forcément, si tu as un cerceau à côté de toi, tu as envie de jouer avec, surtout à un âge où le matériel est utilisé comme objet transitionnel) et de ne pas doubler une difficulté technique d’un trajet spatial défini. Ma tentative de zigzag est un grand moment, avec les adultes accompagnateurs qui soufflent fort : la gommette jaune, la jaune ! la rouge maintenant, et la bleu, la bleu ! tandis qu’agenouillée à leur hauteur près de la première gommette, je donne à chacun le top départ. À cet âge, tout est difficulté, mais tout est aussi source de progrès. Je comprends qu’on puisse devenir accro à ça, ce progrès beaucoup plus visible, beaucoup plus rapide que dans un cours technique.

La formatrice explique ce qui pose problème, mais encourage aussi, et félicite. Et on en avait besoin. Si j’avais un enfant, je l’inscrirais en classique avec toi, me dit-elle à la fin. (C’est que vous ne m’avez pas vue en cours classique, répond en moi une petite voix que je censure, pour recevoir la marque de confiance qui m’est donnée.)

Les maîtresses aussi nous font des retours. La première conseille de parler de “file indienne” plutôt que de “colonne”, trop abstraite pour les enfants ; la seconde, de “petit train” plutôt que de “file indienne”, qu’ils ne connaissent pas. On optera donc pour les synonymes en apposition.

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Reprise du cours de posture pour me remuscler le dos. Petit coup de pfff après cette journée où ça commençait à venir (la pédagogie) et où je constate que ça s’est fait la malle (les muscles, l’envie de l’effort).

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Mercredi 29 novembre

Cours de progression technique. Les formatrices sont deux, deux chipies qu’on menacerait de séparer si elles étaient des élèves. De manière inattendue, pourtant, les bavardages court-circuitent leurs habituels monologues digressifs et s’avèrent fort efficaces. Les exercices sont inventés au débottés, enfin carrés, musicaux. Cela m’apaise et cette confiance se ressent ensuite dans la manière dont je vis le cours donné aux enfants.

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On nous conseille de vocaliser le mouvement avec des comptes, mais aussi avec des onomatopées, en roulant des R par exemple, pour donner à entendre la durée du mouvement entre les comptes.  N. qui a pourtant fait de l’espagnol peine encore plus que moi, germaniste LV2 : elle a vécu en Angleterre et pris l’habitude des R aspirés.

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Certes, je tire sur ma voix. Certes, j’ai du mal à conserver l’attention des enfants jusqu’au bout. Mais pour la première fois, je n’ai pas la sensation d’être en permanence en stress en leur donnant cours. Je suis en mesure de percevoir leur envie — de danser, de comprendre (les doigts en l’air surgissent dans tout le studio comme des champignons après la pluie) et parfois aussi de papoter quand ils commencent à fatiguer.  À la fin du cours, N. m’accorde que c’est un peu mieux que la dernière fois, alors que pour moi, c’est le jour et la nuit. Je dois encore tout ralentir ; je vais trop vite, les enfants ne peuvent pas (se) construire.

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Jeudi 30 novembre

Ses dents le lancent, son ordinateur est en panne : le boyfriend est d’une humeur massacrante, mais tient à m’accompagner pour ma seconde infiltration. J’aurais bien hâté le pas seule, me dis-je en accusant le froid sur le trajet. Je suis pourtant bien contente en sortant de glâner un câlin, un peu nauséeuse de honte et du boudin dur qui s’est enfoncé de tout mon poids dans mon ventre pour délordoser et piquer plus facilement. J’ignore si c’est l’appréhension ou l’anesthésiant qui n’a pas fait effet de suite, mais je me suis redressée vivement sous la douleur de la piqûre. Il faut vous détendre, m’intime le médecin. Mes muscles refusent de se relâcher dans une posture en soi douloureuse, alors je me contracte davantage pour tenir l’immobilité, tâchant de retenir mon souffle prompt à la panique. Vu ma réaction, le médecin prévient avant de passer à l’injection proprement dite et s’étonne presque : ça ne fait pas mal ? Pas plus que l’instant d’avant, moins que la piqûre. Quand c’est fini — assez vite, le radiologue a le geste sûr —, le papier protecteur est mouillé et déchiré à hauteur du visage.

4 chaises dans la salle d'attente, surmonté par un tableau noir luisant, avec des traits lumineux bleu-violet
Commentaire d’œuvre par le boyfriend : un écran plat rayé avec des clés de bagnole par un ex. On sent qu’il a fait les Beaux-Arts, non ?

J’ai été tout sauf courageuse, mais m’offre tout de même une pâtisserie sur le retour : un chou au grué de cacao, beaucoup plus fin et savoureux que la religieuse grossière et décadente que je fantasmais, qui ne requérait pas de savourer et m’aurait fait davantage plaisir sur l’instant.