Journal de lecture : Le Jeune Homme

Lu en octobre 2023

Le Jeune Homme d’Annie Ernaux a été publié en 2022, mais le récit est situé avant la rédaction de L’Événement, paru en 2000 : A., le jeune homme du titre, habitait non loin de l’hôpital où Annie Ernaux avait été transportée après son avortement. J’ai été comme perturbée de revenir à un temps antérieur, alors que la narratrice se pose comme une femme mûre, en décalage avec son amant.

L’ouvrage comporte peu de pages, des pages qui seraient à immiscer entre d’autres, contribuant à articuler les écrits précédents de l’autrice — un addendum à une œuvre déjà fournie. On y trouve des résonances avec…

… l’origine sociale de La Place

Il y a trente ans, je me serais détournée de lui. Je ne voulais pas alors retrouver dans un garçon les signes de mon origine populaire, tout ce que je trouvais « plouc » et que je savais avoir été en moi. […] Que je m’aperçoive de ces signes — et peut-être, plus subtilement encore, que j’y sois indifférente — était une preuve que je n’étais plus dans le même monde que lui. Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui j’étais une bourge. 

… la passion de Passion simple et Se perdre

La relation avec A. se donne comme le miroir inversé de Passion simple, une compensation tardive : la voilà aimée avec une ferveur dont elle n’avait jamais été l’objet, seulement le sujet brûlant auprès d’un amant plus détaché — comme elle l’est à son tour.

Le renversement n’est pas seulement personnel, il est aussi social, la femme étant rarement la plus âgée dans un couple avec un grand écart d’âge :

Mais je savais […] que si j’étais avec un homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

… le passé et le temps dans lequel on s’inscrit

Il m’arrachait à ma génération mais je n’étais pas dans la sienne.

Il était le passé incorporé. / Avec lui je parcourais tous les âges de la vie, ma vie.

[…] j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse.

Le jeune homme transforme sa vie “en un étrange et continuel palimpseste”. “Il me donnait du plaisir et il me faisait revivre ce que je n’aurais jamais imaginé revivre” en échange de voyages, d’argent — un deal dont elle fixe les règles.

A. regarde vers le futur quand Annie Ernaux regarde vers le passé, et cette impasse nourrit leur présent :

Nous communions imaginairement dans notre perte réciproque avec un plaisir extrême.

Cela n’en reste pas moins une impasse, à laquelle on se heurte. Je trouve poignant ce passage où le jeune homme tombe sur une photo d’Annie Ernaux jeune :

Le désir que lui inspirait […] cette fille qu’il ne verrait jamais, ce désir-là était sans issue. Comme l’avait traduit implicitement sa réaction spontanée, « cette photo-là, elle me fait de la tristesse ».

… l’écriture à venir (de L’Événement et pas seulement)

Annie Ernaux a entrepris le récit de son avortement, relaté dans L’Événement, après avoir rompu avec A. et mis fin à une relation (mort-née ?) qui, par la répétition qu’elle rejouait, la faisait se sentir à la fois morte et éternelle.

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Progressivement, l’aventure était devenue une histoire que nous avions envie de mener jusqu’au bout, sans bien savoir ce que cela signifiait. 

La principale raison que j’avais de vouloir continuer cette histoire, c’est que celle-ci, d’une certaine manière, avait déjà eu lieu, que j’en étais le personnage principal. / J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la première fois des choses, cela impliquait une forme de cruauté.

Cette cruauté se sent dans l’écriture — peut-être émane-t-elle de l’écriture, laquelle acte le détachement d’Annie Ernaux envers A., à peine un individu, tout juste un “jeune homme”. Cette “cruauté” m’a un peu gênée et, en même temps, si je suis honnête, c’est aussi ce qui m’a saisie au cours de ma lecture, l’autre comme moyen de s’élucider soi-même et de se relancer dans l’écriture.

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce

Curieux roman de Lola Lafon que ce Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Ça commence en huis-clos médical façon Maylis de Kerangal (Réparer les vivants), sous forme d’un journal adressé à une absente, puis le récit embraye sur la reconstruction de soi après un viol, et ça part en vrille-échappée belle sur fond d’une dystopie qui semble étrangement actuelle (une Élection dont la majuscule laisse supposer qu’il n’y en aura pas d’autre avant un moment, de la xénophobie d’État qui désigne des Autres, des Événements en protestation, un couvre-feu, des arrestations “préventives”… dans le Paris qu’on connaît, avec son opéra Garnier, son métro, sa Cinémathèque, etc.).

Les relations entre les protagonistes sont floues, aussi, résistent à l’étiquetage prématuré et définitif. La narratrice qui s’adresse à la jeune fille survivant dans le coma à une mort subite se fait passer pour sa sœur auprès du personnel médical. Elle l’appelle Émile, au lieu d’Émilienne. Elles passaient leur temps à s’appeler. Je les ai postulées amoureuses. Puis la narration est arrivée aux cercles de parole du mardi soir, et leur amitié est devenue plus plausible, mais pas simple, pas une simple amitié de socialisation heureuse  — un lien de survivantes.

Malgré ce lien extrêmement fort, Émile disparait du paysage quand entre en scène La Petite Fille au Bout du Chemin, un jeune fille qui passe son temps à la cinémathèque et conserve toujours sur elle la Notice des médicaments qu’elle se garde bien de prendre. Entre elle et la narratrice se noue un lien fort, étrange, immédiat ; il y a du désir, du désir de vie qui ne s’arrête pas au corps de l’autre, désir de vivre entre les mailles de la société.

À mesure que ce lien se resserre, le reste autour se délite, le récit, la syntaxe parfois, des mots manquent, des mots débordent, des écrits sont insérés (la Petite Fille écrit frénétiquement dans son cahier, dont elle arrache des feuillets), clairement puis de moins en moins, alors que le discours indirect libre contamine la narratrice, alors que les deux Petites Filles se comprennent à demi-phrase, que leur clairvoyance augmente et leur santé mentale décline. La Petite Fille au Bout du Chemin restera la Petite Fille, sans nom propre, de même que la narratrice, qui n’en a que d’emprunt, surnommée “fifille” par Émile et “Voltairine” par la Petite Fille. À certains moments, il m’a fallu faire un effort pour distinguer qui narrait en s’adressant à qui.

La fin, sous forme d’échange épistolaire avec Émile, fait écho au journal du début, que lui adressait la narratrice. Émile, absentée à l’apparition de la Petite Fille, revient quand celle-ci disparaît. Il fallait bien cette amitié d’Émile et de la narratrice, longuement ancrée, pour servir d’écrin au passage éclair (avec fougue, avec foudre) de la Petite Fille. Moi aussi j’ai été frappée, et en suis sortie un peu sonnée.

…

Il y a ces citations que j’aurais voulu vous faire lire, perdues, cachées dans les 400 pages de ce curieux moment. Un passage sur le « Quand même » des protestations molles face à l’intolérable, auquel on finit par s’accoutumer. Un sourire qui éclabousse une photo d’Interpol. Une phrase, condensé violent de cette société où le viol reste souvent impuni — je l’ai retrouvée : “Et ça n’a aucune importance pour moi si ça n’en a pas pour elle, les confidences de celui qui, parce qu’il l’a pénétrée, s’arroge le droit de parle de sa « santé mentale ».” Tous les passages où il est question de danse, aussi, de manière si juste.

J’allais oublier, et pourtant j’ai adoré : la narratrice, en plus d’être roumaine, amie précieuse, victime de viol, traductrice, est, était, danseuse classique, et la danse, sans jamais être le sujet du roman, infuse son écriture et la caractérisation de la narratrice. On la suit dans ses souvenirs en Roumanie, à prendre des cours silencieux chez une professeure tombée en disgrâce et espionnée ; on la retrouve adulte, chantonnant l’adage de Giselle en faisant le guet, traduisant sous forme d’enchaînement le caractère subreptice d’une expédition nocturne : glissade, glissade, coupé, jeté, pointes acérées… Sylvie Guillem devient un mot-clé pour essayer de faire retrouver la mémoire à Émile, les séries sont remplacées par le YouTube balletomane, le corps se raidit en souvenir de ce qu’il dansait…  Ce qui, chez un auteur novice, fonctionnerait comme des références relèvent chez Lola Lafon de réflexes  — c’est véritablement ainsi qu’on pense quand on a infusé dans la danse ; c’est… mon monde !

Journal de lecture : La Leçon de musique

Pascal Quignard diffracte sa Leçon de musique en trois parties à la narration distincte, qui se font souterrainement écho :

  • Un épisode tiré de la vie de Marin Marais : l’équilibre est bon entre récit, érudition et mystère ; le sens se feuillette, lève et s’agglomère.
    Il faut quand même n’être pas allergique à l’érudition, qu’affectionne Pascal Quignard. Je me suis fait la réflexion que toutes ces dates et ces noms propres ne fonctionnent qu’imprimés dans une police à empattement ; il faut bien ça pour leur conférer une certaine volupté, pour qu’un dictionnaire soit remplacé par le nom complet de son auteur en huit syllabes : “Émile-Maximilien Littré assure que dans la mesure où […]”
  • Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée : c’est peut-être l’effet de la fièvre (j’avais le Covid en octobre), mais cette partie m’a semblé lourde — un ensemble de fragments qui ne s’assemblent pas harmonieusement comme des airs musicaux qu’on enchaînerait en récital, mais doivent sans cesse être contrecarrés avec effort pour plier dans la direction souhaité, comme des pierres qu’il faudrait tailler, maçonner.
  • La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien : le conteur reprend le dessus, et quel conteur ! Quand j’y repense avec le prisme de François Jullien, c’est un peu le triomphe de la philosophie chinoise sur la philosophie occidentale : moins cérébrale et beaucoup plus poétique. À la limite, on pourrait ne lire que ce récit.

…

Pour la mémoire, pour la curiosité : des extraits…

I Un épisode tiré de la vie de Marin Marais

Pour Pascal Quignard, les hommes n’ont que deux alternatives pour ne pas perdre la voix de l’enfance : la castration ou la musique. Marin Marais se serait dirigé vers la composition et aurait choisi la viole suite à la  trahison de sa voix.

“Ils travaillent une voix qui ne les trahira pas. Et c’est la vocation que Marin Marais s’invente : devenir le virtuose de la voix basse, de la voix muée au point de la rendre impossible à tout autre.”

“Les femmes persistent et meurent dans le soprano. Leur voix est un règne. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas.”
(versus les hommes qui perdent leur voix, ont deux voix)

On aurait ainsi beaucoup de femmes virtuoses et peu de compositrices parce qu’elles échappent à la mue (mouais, ça m’étonnerait qu’Aliette de Laleu valide).

“Au bout de trois ou quatre heures, épuisés, la tête enfin aussi vide et belle que la caisse d’un instrument de musique ancien — qui ne contient rien —, […] nous buvons du vin.”

“Telle est aussi une part de l’objet de la musique : endurer le délai. Construire du temps à peu près non frustrant, éprouver la consistance du temps et peu à peu y infiltrer de l’avant et de l’après, du retour et du à-venir, de l’est et de l’ouest, du soprano et de l’aggravé, du rapide et du lent, tenir les rênes de la frustration, maîtriser la carence immédiate, jouer avec l’impatience.”

L’homme connaîtrait trois mues :

  • la naissance en tant qu’abandon de la perception des sons depuis le ventre de la mère, de la musique antérieure au langage (le récit serait ainsi relatif au temps humain, la mélodie au temps qui le précède) ;
  • la mue telle qu’on la connaît, vers 13/14 ans ;
  • la mort comme mue finale.

“Un roman ? L’histoire ? La Bible ?
Abeille dans la ruche répétant le chemin d’une fleur.”

“Une voix résonne dans le temps. La voix masculine y est brisée en deux morceaux. Elle est comme en deux temps. La voie des hommes est le temps fait voix.”

“La langue allemande nommait l’ennui le « temps-long ».”
“La rage qui est sous l’ennui, c’est la rage qui est la plus partagée, c’est la rage d’être soumis à la sexuation et à la mort ou, pour le dire plus simplement, c’est la rage d’être soumis à l’attente de ce qu’on ignore.”

“Écouter attentivement de la musique. C’est faire d’un moment de temps-long une faveur du sort. C’est se divertir du temps par une espèce d’attente de lui. C’est de l’ennui qui jouit.”

“À la plainte de l’enfance : « C’est long ! », la musique répondait : « Je consens à la longueur du temps. J’éprouve du plaisir à l’éloignaient de ce que je convoite. » Le jeu, pour l’enfant, était beaucoup plus efficient que la musique. Mais la musique était jouée Mais la musique joue, se joue. Elle joue avec le temps déposé et sans mort en nous.”

…

II Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée

En grec, muer se dit “bêler comme un bouc” et Pascal Quignard établit à partir de là un lien entre théâtre (antique, où ont lieu des sacrifices) et mue : un changement de peau.

Quant au Macédonien du titre, il s’agit d’Aristote :

“L’âge venant, il avait cessé de lire. Il se passionna pour l’observation de tout ce qui vivait. […] L’univers était comme un grand théatron.”
“Aristote meurt. Mais c’est le réaliste, c’est le zoologue qui meurt. Minutieusement il abandonne le jour, l’odeur, la voix, lui-même. Même la voix muée, il la laisse derrière lui. La voix muée mue dans quelque chose de moins rauque et de moins inégal. La robe ultime qui est laissée, c’est la vie.
Un corps soudain se décompose et mute dans le silence. Il se minéralise. C’est le réel qui approche.”

…

III La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien

“J’amplifie une vieille légende.” Oui, c’est bien de le dire, monsieur Quignard.

Souvenir d’une scène furtive, à la mort de la première épouse de son père (on aurait presque envie de l’illustrer, je trouve) :

« Il était à genoux et son front touchait le sol en bois. Il entrapercevait les lueurs mouvantes des lampes, des ombres et des pieds. Puis, en même temps, il avait entendu la goutte d’huile qui crépitait dans le grand luminaire et le bruit de ses larmes qui tombaient sur le plancher de bois. »

“Votre luth du temps de la naissance des proverbes est comme une coque de noix. Il faut la briser pour manger le fruit. Souvenez-vous que dans la musique le son n’est pas le fruit.”

Remèdes à la mélancolie

Couverture du livre Remèdes à la mélancolie

Melendili m’avait recommandé le podcast Remèdes à la mélancolie, mais j’ai le plus grand mal à suivre et les recommandations et les podcasts. En revanche, tomber à la médiathèque sur le livre tiré des émissions, voilà qui me convient bien. J’ai tout de suite accroché avec l’écriture fine et humoristique d’Eva Bester, qui est un peu votre best (better) friend rien que par son nom. Et le style forcément oralisant des extraits d’interviews choisis m’a rappelé l’exercice de retranscription mené en première année de licence danse (laborieux, mais riche d’enseignement sur notre manière de parler).

J’ai noté quelques lectures à tenter peut-être (San-Antonio, Jules Renard), recopié cette définition de Céline Sciamma (« C’est quasiment une espèce d’onanisme de la tristesse, la mélancolie. »), mais surtout je me suis demandé quels seraient mes remèdes à la mélancolie, et j’ai eu envie de tenter une liste.

« Sérums littéraires »

  • Les romans de Daniel Pennac et David Lodge (même si je n’en ai lu que deux de ce dernier).

« Onguents filmiques »

  • Coup de foudre à Notting Hill, qui me fait rire à chaque visionnage (je veux dire, le masque de plongée au cinéma, les T-shirt de Spike, les carottes victimes de meurtre, poor carrots…).
  • Les comédies romantiques d’une manière générale.
  • Toute série qui peut rendre accro (la saga Downton Abbey) ou au ton jouissif (Sex Education, The Boys).

« Antidotes musicaux »

  • Les chansons des films de Walt Disney de mon enfance : Everybody wants to be a cat, parce qu’un chat quand il est cat, retombe sur ses pattes ; t’as la rondeur d’un poisson rouge, ne t’en fais pas, elle te croquera mon petit chou… À un Noël, j’avais mis un CD de Disney dans ma wishlist et ma grand-mère m’a raconté avoir demandé conseil à un vendeur de la FNAC sur la meilleure compilation : “C’est pour un enfant de quel âge ?” avait-il demandé. Une adulte de 25-30 ans. De fait, le vendeur a bien fait son boulot, parce que c’étaient les chansons de mon enfance et pas tirées d’Hercule ou Mulan.
  • La Radetzky-Marsch remasterisée pour la publicité de Maisons du monde.
  • Le premier album de Mika 
  • La chanson “Sweet dreams are made of this”
  • À peu près toutes les chansons d’Alice et moi, avec un kink particulier pour “C’est toi qu’elle préfère” et “J’veux sortir avec un rappeur
  • Patricia Petibon dans deux registres très différents : “Colchique dans les prés” pour céder à la mélancolie (c’est une berceuse de ma petite enfance) et “Allons-y, chochotte” pour y couper court radicalement.

« Ce qui fait rire »

  • L’humour anglais.
  • Le Concert, de Jerome Robbins : clairement un petit bijou d’humour, même en vidéo.
  • Le Grand pas de deux (parodique) de Christian Spuck.
  • La danse des sabots dans La Fille mal gardée.
  • Ma mère qui vous mime des pépites de Culture pub.
  • Le meme “I’m not a cat”. Tout est parfait : la contradiction digne d’un Magritte, la détresse faite chaton, l’interdiction d’enregistrer, la politesse flegmatique de l’interlocuteur… I mean : « I believe you have a filter turned on, you might want to turn if off. »

« Activités anti-spleen »

  • Danser
  • Faire une séance de yoga with Adriene
  • Se laisser fasciner par des vidéos de danse, notamment des examens de l’école Vaganova (même s’il y a un risque de redescente ensuite, la fascination absorbe).
  • Marcher plus de 30 minutes dans un parc. En toute subjectivité, je vous recommanderais le parc Barbieux, mais d’autres peuvent faire l’affaire, voire, soyons fous, de véritables forêts.
  • Bitch-watcher une émission kitsch (type Miss France, Eurovision…) à plusieurs via WhatsApp ou Twitter.

« À manger, à boire »

  • Des cacio e pepe et, plus largement, presque tout plat à base de fromage fondu et/ou de pâtes (qui aideraient à produire de la sérotonine).
  • Du chocolat noir, 70 % minimum s’il n’est pas avec des amandes, du praliné ou sous forme de brownie.
  • Le curry japonais VG du boyfriend.

Je serais curieuse de savoir quels sont vos remèdes à la mélancolie, et si vous avez testé et apprécié certains de ceux qui précédent.

Journal de décembre 1/2

Vendredi 1er décembre

Vendredi doux, sans émission YouTube qui vienne entamer le calme.
Dump de photos sur Instagram.

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Samedi 2 décembre

Arte cause beaucoup, notamment de TDAH (dont souffrait mon ex — rétrospectivement, ça semble tellement évident) et de dyslexie (dont souffre le boyfriend — je ne mesurais pas l’ampleur des efforts requis pour pallier ce handicap sans se faire taxer d’idiot ou de paresseux).

Mon envie de religieuse au chocolat est comblée à retardement.

Je finis L’Allègement des vernis.
On finit Scott Pilgrim prend son envol.

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Dimanche 3 décembre

Ce week-end, Napoléon n’est plus un personnage historique mais un film.    Benoît Hamon parle trop lentement (de notre besoin de migration) au goût des trentenaires de Backseat — qui n’ont pas un boyfriend derrière eux pour leur faire un massage crânien en même temps, ceci expliquant sûrement cela. On sent le savoir-faire d’une vie passée à caresser et gratouiller des chats. Des jeunes femmes en kimono d’intérieur font cuire des œufs dans un puits d’eau chaude près des onsens. À intervalles irréguliers, je relève la tête de ma tablette vers celle du boyfriend, qui diffuse émissions et reportages tandis que je tente de finir mon affiche en dessin vectoriel. On craint qu’avec le changement climatique, le riz japonais change de goût. Celui du déjeuner était thaï, lavé et relavé jusqu’à ce qu’il devienne translucide (je dis), nacré (précise le boyfriend).

Il neige sur le compte Instagram de @lille_addict, sur le balcon de M. et effectivement, quand je sors du second métro de la journée, je dois remonter l’avenue tantôt sous les corniches tantôt sur la bande de pavés plus rugueuse, qui délimite le trottoir de la piste cyclable rarement empruntée.

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Mardi 5 décembre

Pour la première fois cette année, je réussis à donner ma séquence d’éveil de bout en bout, phrase chorégraphique finale incluse. Cela suffit à me réjouir.

Tableau blanc sur lequel il est écrit au feutre rouge "DE3 en force", avec "force" barré et remplacé par "en péril"
Mood général

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Mercredi 6 décembre

Dernier cours du semestre aux enfants pour moi. J’ai toujours du mal à placer ma voix, à me faire entendre sans crier et à conserver leur attention.

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Jeudi 7 décembre

Fragments du jour :
un groupe fortuit de justaucorps bleu marine,
les aiguilles qui tournent l’estomac à vide,
un œuf pas mollet explosé dans la salade de pommes de terre,
du drama dans la promo,
des enchaînements dansés, transmis et dansés par d’autres corps que ceux qui les ont modelés,
des faux ongles noirs immenses qui prolongent les doigts écartés d’une main-bras-branche-arbre,
un bouillon d’épices qui mitonnent et embaument malgré des pommes de terre pas assez cuites,
une discussion terminologique sur les battements jetés,
des déboulés la natte entre les dents pour ne pas se faire fouetter le visage,
le boyfriend avec des lunettes en visio, mi-intello-sexy mi-feu-mon-oncle-alcoolique.

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Samedi 9 décembre

Spectacle le samedi soir à Roubaix, spectacle le dimanche dans les Yvelines : je prends mon temps, le seul du week-end, samedi après-midi pour faire des cookies. Ça me détend jusqu’au moment où je culpabilise de ne pas être présente pour filer une pièce que je ne danse pas, et je balise tout le trajet jusqu’au théâtre pour que la seule remarque qu’on me fasse concerne les cookies, apport de sucre et de gras bienvenu en fin de journée.

À la fin du filage, au bord des coulisses, A. me dit qu’elle apprécie nos cours du jeudi matin ; elle se sent alignée après et les attend maintenant avec plaisir. J’absorbe sa joie à ressort, son sourire augmenté par ses boucles blond vénitien ; c’est un cadeau de Noël en avance qu’elle me fait là, par cette confidence spontanée.

Un peu plus loin, dans le couloir des coulisses, c’est un autre A. qui m’arrête pour me dire qu’il n’irait pas jusqu’à prendre des cours avancés, mais que le cours de jeudi dernier était vraiment bien, il trouve qu’il faut le dire quand c’est bien. Je bafouille des remerciements, un peu interdite :  A. c’est le contemporain qui avait noté — franchise et laconisme — “Je n’aime pas le classique” sur sa fiche de rentrée. Les autres filles non plus n’en reviennent pas ; je dégomme la boîte Delacre apportée par Z. pour fêter ça, tandis que les derniers cookies se rationnent.

J’assiste au spectacle à défaut d’y danser, puis plus à défaut, j’y assiste tout court. Cela m’avait manqué, de voir de la danse sur scène. Ce sont les danseurs que je vois chaque semaine dans les studios, et cela n’a rien à voir : les artistes ont remplacé les élèves. A. est à 100 %, comme jamais en répétition ; C. a une présence incroyable qui contraste avec sa tendance à s’effacer. Vient même un moment saisissant, où je suis suspendue aux mouvements comme à des lèvres (et vu l’attention palpable dans la salle, je ne suis pas la seule) — au milieu d’extraits à la manière de pour reconstituer les filiations entre chorégraphes, un passage à la Pina.

…

Dimanche 10 décembre

(1 métro lillois, 1 TGV, 1 métro parisien, 1 train de banlieue) x 2 : aller-retour dans la journée pour assister au Casse-Noisette de mon ancienne prof de danse et future tutrice, et découvrir sur scène les enfants à qui je donnerai cours. Les petites sont très chouettes ; les grandes, plus à la peine. Mais hormis une adorable souris qui s’est ajusté le museau à plusieurs reprises et a dû être poussé par la souris de derrière pour avancer, les placements et déplacements de tous les enfants étaient remarquables ; je me rends compte à présent du travail que ça implique.

Parmi les enfants appliquées, une petite fille vivait sa meilleure vie, yeux brillants et sourire aux étoiles d’un bout à l’autre de ses passages en scène — coup de cœur instantané, c’est elle que j’ai envie de regarder, davantage que le petit prodige de 11 ans plus à l’aise sur pointes que les grandes.

Le soliste est un danseur professionnel free-lance. Son nom ne me dit rien, mais en lisant sa biographie dans le programme, j’apprends que c’est un ancien élève… doute, souvenir, incrédulité : serait-ce le Jessy avec qui j’avais dansé il y a quatorze (QUATORZE) ans ? à peine un pas de deux, où être tenue par la taille me chatouillait ? L’ado timide, ce danseur aux lignes impeccables ?

“On dirait moi, cette fille me ressemble” me surprends-je à penser en regardant les photos associées à l’annonce du spectacle sur le site de l’école. J’allais m’accuser de narcissisme quand j’ai reconnu à côté une jeune fille, ado sur la photo, forcément adulte aujourd’hui. Autant j’ai des souvenirs précis de Giselle et du Songe d’une nuit d’été (2006 et 2008, m’informent les archives de l’école), autant je ne me souvenais pas avoir dansé ce Casse-Noisette en 2010. La mémoire plissée par un effort de perception, j’exhume une répétition de la valse des flocons, qui corresponde au tutu blanc porté par cette fille qui me ressemble, l’en-dehors un peu en-dedans. Sur le programme papier le jour J, une photo de jupes colorées : la valse des fleurs. M’en souviens-je ? La silhouette de gauche est exagérément en arrière ; je me devine au port de bras de drama queen. Pendant le spectacle, le costume de la danse arabe me déclenche un flash-back : j’ai aussi dansé cette séquence ! Le bustier s’était détaché sur la fin de la variation et j’étais sortie aussi latéralement que possible pour rester habillée jusqu’aux coulisses.

Passage dans le passé – dans la journée aussi. Paris comme mon ancienne vie. Versailles comme celle d’avant encore, le lycée au bout de la rue. Et ce Casse-Noisette comme un sapin qu’on retrouve plus petit en ayant grandi. La professeure plus âgée danse toujours avec ses élèves, les arabesques un peu en berne, mais les pointes acérées. Elle est inénarrable en grand-mère à la main de fer et au dos-à-lumgabo au premier acte (parfait pour être sur scène et gérer les imprévus). Je me surprends en revanche à la trouver peu à son avantage dans son tutu rose de fée Dragée ; je me demande si elle ne ferait pas mieux de se mettre en retrait, et cette pensée me gêne sitôt qu’elle me traverse. D’autant que, dans la voiture, je m’insurge spontanément contre cette réflexion de Mum à propos d’une jeune fille un peu pataude, qui semblait souvent essoufflée mais heureuse malgré sa gêne, comme quoi elle devrait trouver une activité qui lui corresponde mieux : si elle y prend plaisir, je proteste, alors elle est parfaitement à sa place dans le spectacle de son école, peu importent ses facilités ou leur absence. En quoi est-ce différent pour sa professeure ? Le classique implante de tels idéaux qu’il faut sans cesse lutter contre ce qui déborde ses lignes et s’offre comme ingrat. Lutter pour renouer avec ce qui réjouit le novice, comme ces ados venues applaudir leurs amies, qui, à l’entracte, sont épatées par la tenue du spectacle : c’est une vraie histoire, en plus, pas comme nos choré… 

Soir, fatigue, doute. Ai-je bien fait de demander un stage dans l’école de danse de mon adolescence ? N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu rance à revenir dans le passé ? Est-ce au contraire l’occasion de suturer un passé effiloché et de l’actualiser ?  Habiter chez Mum le temps du stage me semblait en outre bien pratique ; j’avise seulement maintenant que je risque d’avoir l’impression d’un retour en arrière. En sortant du métro à Roubaix, j’avais il y a deux ans l’impression de m’exiler ; aujourd’hui, j’y rentre avec soulagement, c’est là qu’est ma vie aujourd’hui.

…

Lundi 11 décembre

Le cours de Z. est un étrange mélange d’exigence et de décontraction. Ses exercices apparemment faciles (à mémoriser depuis ma chaise en tous cas) sont en réalité redoutables en terme de placement. Elle circule entre les corps pour des corrections manuelles, individuelles. On a le droit de se tromper et le devoir d’essayer ; j’aime beaucoup cette philosophie.

Cours pour apprendre à enseigner les pointes aux débutantes : je passe 1h30 avec les pointes au pied alors que je ne les avais pas mises depuis mai dernier. N. joue à reproduire et exacerber les défauts des débutantes pour que je m’entraîne à corriger ; je n’en ai pas besoin pour ma part, mes propres défauts suffisent à l’exercice (encore des muscles qui manquaient à l’appel, insuffisamment activés). Une correction de N. me fait sentir le chaînon manquant entre la zone des bretelles et celle du porte-jarretelle — une véritable tension-étirement là où il n’y avait qu’empilement auparavant. La formatrice promet des courbatures, j’espère : retrouver les sensations à travailler.

Le rythme effréné se réfrène : je prends le temps d’une petite promenade au parc Barbieux avant la tombée de la nuit et le rattrapage de mon retard domestique. Je cuisine aussi une soupe pomme-de-terre-poireaux pour la première fois, et probablement pas la dernière.

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Mardi 12 décembre 

Cette journée d’ateliers consacrés aux émotions mêle théorie, improvisations dansées et discussions. L’agacement s’exaspère en moi quand je comprends vite et ? et qu’il ne me semble ne rien y avoir derrière. Depuis le travail avec ma psy parisienne, je reconnais cet agacement caractéristique de l’intellect frustré de ne pas pouvoir agir sur les émotions de la même manière que sur les idées, qui elles ont le bon goût d’être rapidement assimilables. C’est pauvre, intellectuellement, ce qu’on nous propose. Parce que l’intellect n’est pas le principal concerné. Et ça le vexe beaucoup, le mien. Quand il veut bien se mettre en retrait et cohabiter, l’idée que j’aurais mieux fait de rester au lit se fait oublier. Ce qui en moi résiste dépose les armes en milieu d’après-midi, au cours d’une méditation que j’écoute de plus en plus loin, que j’écoute néanmoins pour ne pas céder au sommeil. Je retiendrai ceci, peut-être : parfois, avant même de se reposer, on a besoin de se déposer.

À partir de cartes étalées au sol, on établit chacune une liste de besoins fondamentaux ; il y a de l’enthousiasme, du calme, de la nourriture et de la tendresse parmi les miens. L’intervenante ne joue pas, mais elle a clairement besoin de se réparer. Elle a choisi de ne pas annuler cette journée alors (parce que ?) son compagnon est en soins intensifs. La frontière est décidément ténue entre la joie qu’on choisit et le divertissement auquel on se raccroche.

Je manquais de sommeil et la journée m’a achevée. À 22h30, je m’endors, moi qui dois d’ordinaire faire des efforts pour être au lit avant minuit.

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Mercredi 13 décembre

Le cours de N. est tel que j’ai l’impression de redécouvrir certains enfants — dont une dont je n’avais pas perçu le potentiel, peut-être même Opéra-compatible. Les exercices donnent le temps de chercher un mouvement de qualité sans que le rythme du cours en pâtisse, les corps se structurent, l’allure vient. C’est beau à voir (et un peu déprimant quand je pense aux spaghettis crus ou cuits que j’obtenais la semaine passée).

Pour la psy-ostéo, ça ne fait pas un pli : mon anxiété est liée au fait d’être constamment notée. Ça me dépite un peu que ce ne soit que ça, que ce soit encore ça, des réflexes enfantins auxquels je ne parviens pas à me soustraire. L’ostéopathie crânienne en parallèle de la discussion fonctionne sur moi aussi sûrement qu’un lavage de cerveau dans les films d’espionnage. Je pourrais répéter doucement, presque en m’endormant : faire la même chose, mais en fournissant moins d’efforts.

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Jeudi 14 décembre

Une heure passée seule à faire des dégagés et ronds de jambe, mais surtout des dégagés en tâchant de retrouver l’alignement que je perds à chaque instant. La correction de N. a débouché sur un eurêka de la sensation. Elle, est un peu décontenancée : elle l’avait déjà vu avant, mais pensait que je m’organisais et que ça fonctionnait comme ça.

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Vendredi 15 décembre

Un rêve érotique bien dérangeant, non pas tant par son contenu que ses participants. Du sexe consciencieux et priapique, sans grand plaisir (peut-être est-ce là la perversion), avec un homme d’une génération de plus que la mienne, que je n’ai pas croisé depuis que j’ai cessé de fréquenter la Philharmonie. C’est avec lui que je trompais le blondinet inconnu au bataillon avec qui j’étais en couple, et que je retrouvais ensuite dans un désir plein de douceur.

Courses dans Lille, achat de Noël rondement mené.

Reprise de la barre, cours de posture / chaînes musculaires. Je suis pleine d’endorphines et de courbatures : je sens la sensation à retrouver.