Journal de décembre 2/2

Samedi 16 décembre

Un message WhatsApp de JoPrincesse m’a rappelé que l’élection de Miss France allait commencer ; j’ai rebranché ma télé pour l’occasion — l’occasion étant de s’amuser à commenter l’émission en groupe. Miss France est toujours une bonne occasion de faire le point sur ses propres contradictions, et d’observer (en décalé) les répercussions des évolutions (lentes) de la société : cette année, les limites d’âge étaient élargies, le jury était exclusivement féminin (à défaut du male gaze, on élimine le soupçon de beauferie) et c’est une miss aux cheveux courts (comprendre : impossible à tirer en chignon) et à la silhouette moins Barbie que Twiggy, qui a été élue.

Reste la fascination :  pour ces jeunes femmes que l’élection semble vraiment faire rêver au premier degré (comment est-ce possible ? une année d’enfer à base de bises, foires et crampes aux zygomatiques attend l’élue), et pour la beauté, qui persiste ou s’efface derrière le lissage généralisé, mais toujours se fraye un chemin malgré tout ce que de cruche on essaye de leur accoler. À ce propos : l’émission ne pourrait-elle pas embaucher un coach de chez TedX pour entraîner les Miss à une prise de parole standardisée qui ne les fasse pas passer pour des idiotes ? ou est-ce recherché ; est-ce que ça fait Miss de réciter : je – suis – sincère – et – spon-ta-née ?

Une fois la gagnante révélée, j’ai débranché ma télé — probablement jusqu’à l’Eurovision.

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Dimanche 17 décembre

 

Manque de sommeil (pour des bêtises, ça craint), promenade au parc Barbieux. Je me dépose à défaut de me reposer en une sieste qui ne vient pas : apaisement temporaire de l’anxiété prompte à bondir.

Le coin des pins au parc BarbieuxCime des arbres et ciel bleu rayé de deux traces d'avion

Dans une vitre carrée, reflet de l'immeuble ouvragé en brique et moulures d'en face
Les habitants qui entraient dans la résidence m’ont regardée bizarrement, se demandant manifestement ce que je pouvais bien prendre en photo.

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Lundi 18 décembre

Rêve. C’est le deuxième voyage en Norvège avec Mum. Nous sommes dans un hôtel, elle dans une chambre, moi dans une autre partagée, hasard, joie, avec le rebound guy. Au matin il passe son bras autour de moi, c’est tendre, mais il recule la tête : “Je suis désolée, mais…” Je comprends, je complète : “… mais je pue de la gueule” (le petit-déjeuner au maquereau fumé). Il part vite, dommage, même si je savais qu’il ne fallait rien en attendre, j’aimais bien cette tendresse.

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Il n’y a pas de chauffage dans le théâtre, glacial, et nous sommes censées danser en tenues estivales, ô joie, ô crève. La répétition et la générale sont infinies, mais le plaisir du spectacle est là, repères sur scène, maquillage en coulisses — je n’en ai pas racheté depuis une dizaine d’années, mais j’ai retrouvé un eye-liner turquoise (pas séché, miracle) assorti à ma robe, La La Landesque dans la coupe à défaut de la couleur. La ceinture lombaire s’escamote facilement dessous, c’est parfait.

En coulisse, à la pause, on discute avec quelques filles du chœur et on se retrouve à jouer aux dates de naissance : un instant d’incrédulité les saisit quand j’énonce une date bien antérieure à 2000, et elles ne parviennent pas non plus à croire que J. a plus de 40 ans  — “ça conserve, la danse !” concluent-elles en reprenant leurs gestes suspendus face au miroir. Les chorégraphies plaisent aux chanteurs du chœur ; certains plaisantent que l’on sauve le spectacle, sans que l’on sache s’ils manquent de confiance en eux ou bien dans le projet dans lequel ils ont été embarqués.

L’unique représentation se déroule bien, à l’exception d’un fumigène qui se déclenche au moment où nous sommes censées interagir avec le public, porté disparu. C’est la première fois que je remontais sur scène cette année ; sans surprise, j’aime toujours autant ça, surtout dans des chorégraphies sans enjeu technique où l’on peut surjouer à loisir. On me rapporte avoir entendu que la fille en robe bleue était expressive, la fille en bleue remercie, elle a bien fait le clown aux côtés de ses camarades qui avaient le smile ou la banane selon le vocabulaire des uns et des autres. Je suis heureuse d’avoir pu être sur scène avec elles malgré mes possibilités physiques limitées.

Après des semaines de répétitions casées dans les temps de TP, on a l’impression d’avoir accompli et donc achevé quelque chose, mais nous sommes lundi soir, la semaine ne fait que commencer malgré la fatigue et après le buffet, il faut rentrer : on donne cours le lendemain.

Go on chantonner La La Land pendant des jours et des jours.

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Mardi 19 décembre

Un rêve où je parcours beaucoup. Je conduis une voiture qui ne freine pas vraiment sans que ce soit dangereux, j’escalade un portail avec des tiroirs, pratiques comme prise pour les pieds (qui escalade une penderie à l’extérieur ?). À un carrefour de cailloux et de neige, un homme clame son envie d’y chier ; est-ce là que j’ai goûté la neige tout à l’heure ? J’espère pas. Déjà je l’ai dépassé, j’ai à aller.

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N. et moi donnons un cours à nos camarades de classique. N. me semble plus rêche dans son ton ; nous sommes toutes dans une grande fatigue. Elle donne la barre, je la prends, perds et retrouve les sensations comme des néons en fin de vie. Je donne ensuite le milieu, et ce n’est pas la même chose que de faire cours aux contemporains. C’est plus difficile pour moi : en l’absence d’erreurs manifestes de coordination, la correction devient plus subtile.

Il faut bien l’avouer aussi, ce n’est pas aussi amusant : la culture de la discipline et de l’obéissance amenuise les réactions verbales ; on donne cours à l’aveuglette (et j’imagine qu’on peut vite avoir l’impression erronée de donner sans recevoir). Vous pouvez parler ; Répondez-moi ; Ce n’est pas une question rhétorique ; Vous avez besoin qu’on le marque en musique ? ; Je dois en déduire que non ? Je comprends mieux l’insistance des professeurs à nous faire réagir verbalement… mais j’ai toujours du mal à répondre individuellement quand un professeur pose une question au groupe. Sauf à patauger dans les grandes largeurs, je préfère ne pas ralentir les autres en demandant une nouvelle démonstration, et copier via le miroir ce que j’ai imparfaitement mémorisé.

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Sciences de l’éducation en visio avec le boomer qui me hérissait le poil. Il aurait résisté à notre attente, inscrite dans le paradigme de la transmission (= le prof apporte un savoir à l’élève), pour nous faire éprouver le paradigme de l’appropriation (= le prof apporte un savoir-faire, il aide l’élève à apprendre par lui-même), qui est le sien et celui que la direction lui a demandé d’apporter. Est-ce seulement pour ça qu’il y a eu énervement et réticence de mon côté ? Ok pour l’aspect méta, mais faut bien un contenu, ne serait-ce qu’à partir duquel méta-réfléchir. Et je l’attends, ce contenu, ce savoir, c’est vrai. Je suis à un âge où j’ai la prétention de savoir réfléchir, j’attends qu’on m’aide à nourrir cette pensée. Or ce cours ne m’a pas stimulée ; il n’y a pas eu de court-circuit, de déplacement-renversement. À moins que… ?

Avec emphase, il nous dit qu’il nous aime même si on n’est pas d’accord avec lui, même si on reste du côté de la transmission plutôt que de l’appropriation. Cela a le don de me fait lever les yeux au ciel intérieurement. Ça m’exaspère et en même temps, est-ce que ça ne m’exaspère pas justement parce que ça vient apaiser quelque en moi, aussi joué cela soit-il de sa part à lui ? Il avait passé les séances précédentes à nous dire qu’il s’en fichait de ce que l’on ferait ou non de son cours ; les liens que l’on parvenait ou pas à faire avec l’enseignement de la danse, il n’en avait rien à cirer — de nous non plus, c’était le ressenti du groupe. Cette attitude ne me semble pas très indiquée quand on sait que l’indifférence prononcée ne suscite pas autre chose que rejet. Même si c’est pour faire la démonstration que des élèves nous échapperont toujours ; on ne peut pas être apprécié de tous, il faut travailler avec ceux qui ont envie de travailler avec nous. Le moins que l’on puisse dire est que je n’ai pas eu envie de travailler avec lui. Ses cours ont été assurément désagréables, peut-être un peu moins stériles que prévus.

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Vendredi 22 décembre

Étrange comme la fin des cours nous débarque souvent seul d’un coup dehors sur la route pour rentrer chez soi. Le bâtiment nous vomit, et c’est tout, c’est fini. Pour amortir cet effet et fêter la fin du semestre, certaines sautent dans le train pour retrouver leur famille ; pour celles qui restent, nous décidons d’enchaîner sur un déjeuner au restaurant. Au plaisir que cela me procure, je me rends compte que ça me manquait, ce type de sociabilité. É. a toujours le chic pour amener les autres à faire des bilans, et chacune se met à chercher trois mots pour résumer son semestre : il y a du dur, du beau, de la fatigue — des “montagnes russes”, on approuve toutes.

Plus tard, alors que je lutte contre l’épice pour finir mon bimbimbap (“Comment t’as fait pour manger ça ?” me demandera É. après avoir avalé un bout de champignon qui avait effleuré la fatidique sauce rouge)(de facto, les champignons ostracisés n’ont pas été sauvés du gaspillage), Z. nous raconte comment on vit le temps à Madagascar. Il n’y a pour ainsi dire pas d’heure : quand on part en vacances, on fait ses valises, on sort et on attend la voiture ; on ne sait pas si elle va arriver en fin de matinée, à 13h ou le soir, peut-être que ce sera le lendemain, ce n’est pas grave, on ne se presse pas. Comme on ouvre des yeux ronds, elle nous explique qu’en rentrant de l’école ou du boulot, ils vont tous s’asseoir dans la rue devant chez eux ; ils prennent un siège ou pas, et ils restent là, à regarder passer les gens, les voitures, les enfants qui rentrent de l’école, à se saluer entre voisins, à discuter… jusqu’à ce que la nuit tombe et alors, avant de rentrer dîner, avant de se quitter, on fait une pile de main où on attrape en la pinçant celle d’en-dessous, une sorte de tous pour un et un pour tous géant —quand il y a de la rancune, parfois, elle avoue pincer un peu fort, c’est aussi le moment de régler ses comptes, manifestement. J’imagine à sa grimace la force qu’elle doit y mettre (d’autant que je connais sa tonicité musculaire).

Elle nous raconte avoir trouvé une vidéo en malgache qui explique cette conception du temps, par opposition à celle du monde occidental : chez nous, le temps est linéaire et on est toujours tourné vers le futur, vous vous dépêchez tout le temps, en Europe, tout le monde court partout, c’est elle qui fait des yeux ronds et avance les dents dans le vide de l’absurdité ; à Madagascar, le temps est circulaire, une sorte de bandelette qui serait liée au moment présent et qui défilerait sous nos pieds… avec le futur dans le dos et le passé en face. L’ange de l’Histoire de Walter Benjamin ! (Ce qui m’avait tant marqué était peut-être simplement un emprunt permettant un regard un peu décentré.) Je garde l’exclamation pour moi, ce n’est pas le moment de la couper avec une référence philosophique. C’est plus important qu’elle trouve ses mots ; il lui en manque moins que d’habitude, d’ailleurs, son flot trouve son rythme quand on ne l’interrompt pas pour suggérer la formulation de ce qui, à notre goût, tarde à venir. Son explication-récit éclaire d’un jour nouveau cette habitude qu’elle a de caler des rendez-vous au beau milieu des cours, de sous-estimer les temps de trajet et de jouer les prolongations à un endroit sachant qu’elle arrivera en retard là où elle est attendue ; cela fait complètement sens si seuls le présent et la présence à ceux qui sont avec nous importent. C’est même nous qui en devenons un peu absurdes. (Si je l’avais retenue, je conclurais par l’interjection que Z. a essayé de nous apprendre, pour manifester sa perplexité-désapprobation. Nos essais l’ont bien fait rire.)

Sur la photo qu’H. m’envoie un peu plus tard, nous avons toutes les deux les mains en cœur devant le visage, à la japonaise (H. est japonaise), et le plaisir de ce moment partagé rejaillit sur mon expression, je m’aime bien sur cette photo, ça faisait longtemps.

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Je suis passée de pas assez à trop d’idées de cadeaux pour le boyfriend ; je finis mes achats en état de nausée décisionnelle.

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Samedi 23 décembre

Dans ce rêve, je dois me rendre à Montparnasse. Les bus n’y vont pas, je suis dans une partie de la ville que je ne connais pas, ou mal, et quand je me souviens enfin de l’existence du GPS, que je pense être tirée d’affaire, les rues qu’il m’indique avec des boudins colorés comme des lignes de métro londoniennes ne correspondent pas à l’intersection hausmanienne que j’ai devant moi.

Quatre heures à s’activer entre rangement et organisation avant de prendre le train.

paquet cadeau kraft avec un bonhomme de neige dessiné dessus

paquet cadeau kraft avec des boules de Noël dessinées dessus… et une souris avec un bonnet de Noël, suspendues comme les boules par la queue

Dans le métro parisien, la jeune femme en face de laquelle je m’assois, près des soufflets qui relient les rames, semble lutter contre les larmes. Je lui tends mon paquet de Mulino Bianco à la noisette, m’excusant devant son air surpris “Vous n’avez pas l’air bien…” Elle proteste que ça va, ça va, mais pioche quand même un biscuit de réconfort. Je n’insiste pas, plonge dans mon téléphone pour lui épargner de croiser mon regard et, quand je relève la tête à une station ou une autre, lui jette un coup de sourire à la dérobée. Sur le point de descendre, elle me souhaite de bonnes fêtes ; on se sourit pour de vrai.

(J’avais oublié cet épisode ; c’est d’apercevoir le paquet de Mulino Bianco sur les photos qui m’y a refait penser.)

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Dimanche 24 décembre

Dans le RER, je n’ai pas du tout l’impression d’aller réveillonner, seulement de me rendre à un repas de famille. Grâce au Secret Santa édictant la règle d’un unique cadeau, la hotte est légère cette année ; je ne porte que mon habituel sac à dos.

Mum débattait du sujet dans la voiture avec ma grand-mère et attaque, c’est le terme, dès l’apéritif : pourquoi ma cousine est-elle vegan, elle voudrait comprendre. La juriste a requis. Ma cousine, qui espérait bouffer tranquillement ses canapés de houmous au poivron, soupire et se lance à contrecœur dans la défense et illustration de la cause animale. (La pressure animale ne m’empêche pas de m’enfiler la moitié de la tête de moine comme chaque année ; je serais plus sensible comme argument à la crème au chocolat, épices et tofu soyeux que ma cousine me fait goûter en dessert — et comme je suis pesco-végétarienne mais pas vegan, j’ai aussi savouré la bûche en merveilleux de Fred). Mum expliquera le lendemain que c’est la radicalité qui la perturbe — du régime plus que de l’attitude : ma cousine n’est en rien prosélyte, comme tient à le souligner le boyfriend, elle n’a pas esquissé l’ombre d’un reproche à quiconque dégustait le foie gras de ma grand-mère (sous-entendu : elle fiche la paix à tout le monde, ayons pour elle les mêmes égards).

Mum est manifestement en mal de prise en main et impose son plaisir d’offrir : la chaussette de papillotes La mère de famille qu’elle a apportée (une délicieuse idée) doit être installée séance tenante, et la boîte de sablés maison est posée ouverte sur la table dès l’apéritif. Elle s’agace de l’organisation décontractée de ma tante, ma tante de la tendance de sa sœur à régenter. Il faut juste un peu de temps (et de champagne ?) à tout le monde pour s’apaiser / se poser. Je me colle alternativement au boyfriend et à la cheminée.

Table basse vue du dessus avec plateau, couverts, bûche de Noël et sablés en forme de nounours, étoiles et sapins

De la sainte trinité  foie gras, huîtres, saumon, je ne retiens que les blinis maison, tellement bons, que je finis par manger seuls comme du gâteau après avoir fait disparaître la tranche de saumon prétexte dans l’assiette du boyfriend. Le second fils du second mari de ma tante n’est pas parmi nous ce soir, mais il a envoyé un délicieux Beaufort à sa place ; j’apprécie décidément ce jeune homme, même quand il n’est pas là. Son frère, d’excellente compagnie et composition, joue comme un gamin avec le kit de survie qu’il a pioché au Secret Santa — il y avait une thématique imposée, le voyage, et ça rend l’ouverture des paquets assez amusante : comment chacun l’a-t-il interprétée ? C’est ma grand-mère qui récupère ma trouvaille, Voir le monde sans quitter la France, un ouvrage qui met en parallèle des destinations exotiques avec leur plan B en France ; en le feuilletant, j’avais trouvé les rapprochements ingénieux et amusants en tant que tels.

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Lundi 25 décembre

La nuit n’en finit pas quand le sommeil est fragmentaire. Quelques heures sur le canapé en bas, quelques heures dans le lit où je retourne pour la couette, malgré les ronflements. La journée qui suit est cotonneuse. Le Panettone du petit-déjeuner a ce goût tranquille des lendemains de fête, Mum est apaisée, ma grand-mère est contente de jouer les prolongations et je mise sur la théine pour me maintenir éveillée. Il y a des cadeaux bonus, très adultes (serviettes et tapis de bain vert céladon ; même l’intitulé de la nuance fait adulte, vous ne trouvez pas ?).

Le temps que tout le monde passe par la salle de bain, il est midi. On pense rester manger un morceau vite fait avant de repartir ; en réalité, on remet le couvert : coquilles Saint-Jacques, reste de la bûche, digestion qui s’éternise — au point qu’on finit par rallumer les bougies dans les photophores en mosaïque-vitrail de feu mon grand-père, la nuit tombée en fin d’après-midi. Le boyfriend est conciliant, lui qui pensait être rentré en fin de matinée.

N. m’envoie une photo de l’affiche que je lui ai dessinée : ça fait tout drôle de la voir imprimée, encadrée, dans un intérieur que je ne connais pas, devenue un objet qu’on a jugé digne d’offrir (et qui a fait plaisir apparemment — première réaction de son père : il y a même mes pavés !). C’est un beau cadeau qu’elle me fait avec cette photo : je n’aurais jamais osé ni même pensé à créer et offrir quelque chose de la sorte à mes proches, mais de le faire pour quelqu’un qui veut l’offrir à quelqu’un d’autre, et que tous ces quelqu’uns en soient satisfaits, ça donne soudain de la valeur à ce qui n’est finalement peut-être pas un avatar adulte du collier de nouilles.

Le soir venu, le boyfriend ouvre ses / mes cadeaux. Tu t’es fait chier à dessiner sur les paquets en plus ! Ce n’est pas le verbe que j’aurais spontanément utilisé. Après avoir pris un instant pour regarder les gribouillages que je ne m’étais pas fait chier à dessiner, il froisse le papier kraft, le regard concentré sur ce qu’il recouvre et découvre, et je repense à la rapidité avec laquelle il avait trié d’anciens dessins à lui en un tas à garder, pour les idées, et un tas, bien plus grand, à jeter sans état d’âme.

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Mardi 26 décembre

J’ai rêvé qu’avant son cours de danse, sans qu’elle ait rien demandé, je corrigeais le double rond de jambe à la seconde d’une enfant en justaucorps bleu. Elle moulinait dans le vide au lieu de revenir jusqu’au genou.

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Gâteau au chocolat, truffe, sablé de Noël, morceau de gâche avant de passer les portes automatiques du Monoprix. Il fait nuit en ressortant, les couronnes de Noël suspendent leurs lumières tout du long de l’avenue, et  je me sens davantage dans l’esprit de Noël maintenant que Noël est passé.

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Mercredi 27 décembre

J’ai rêvé : je passais l’EAT classique et je ne l’avais pas (en même temps, en dansant derrière un voile tendu en avant-scène ?) ; je croisais mon ex, on se reparlait et il partait en m’ébouriffant les cheveux sur le dessus du crâne.

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C. et moi nous transvasons alors que je la récupère à la sortie de son travail : j’éclabousse un peu d’enthousiasme à marcher de nuit dans des rues de Paris qui ne me sont pas bien connues-trop connues (le regard rafraîchi, les illuminations — j’admire le dôme des Invalides éclairé à défaut de décorations de Noël dans ces quartiers austères), et elle me fait part de son constat en demi-teinte sur la vie parisienne d’adulte trentaine avec boulot stable, sans enfant et sans intention d’en avoir.

Elle a une vie culturelle riche, très riche, même. Je ne cesse d’être épatée de sa curiosité tous azimuts, qui se porte ces temps-ci sur les galeries d’art — elle me raconte le plaisir de pousser les portes cochères et de pénétrer à l’intérieur des quartiers clos, découvrir ce qu’il y a derrière. L’absence de projet de vie évident commence pourtant à se faire sentir comme un manque. C. n’est pas à court d’occupations, mais ne serait-elle pas en train de remplir des heures — arbitrairement ? Serait-ce le moment de changer d’emploi ? Doit-elle chercher un nouveau poste ? (Elle n’y avait pas songé jusqu’à très récemment — de la même manière qu’elle n’avait pas songé au statu quo de son couple, jusqu’à peu de temps avant de prendre le large.)

On passe en revue le pour, le contre, le bien au contraire et le pourquoi pas. Je ne sais pas trop quoi répondre, sachant que ni la réponse ni la question ne sont là. Mon statut de privilégiée en reconversion m’y a fait échapper, mais je connais cette absence de gros projet ; j’y pensais comme à un immense plateau, sans le relief de ce qu’on a gravi pour se construire — une grande étendue plate jusqu’à la mort, où toute colline serait à creuser soi-même, artificielle, vaine. C. a la sensation d’avoir presque trop de temps à occuper tandis que j’avais celle d’en manquer, mais c’est la même surenchère de consommation culturelle pour nourrir un manque difficile à identifier et combler. La drogue fait de moins en moins effet, il faut augmenter les doses — jusqu’à ce qu’on ne puisse plus douter de sa nature de divertissement. Et alors quoi ? Pas facile de retrouver l’envie en-deçà de la nouveauté.

Boyfriend et bo bun nous sortent de ces impasses au long cours pour renouer avec le plaisir immédiat, indéniable, de la bonne nourriture en bonne compagnie. Les nems végétariens sont panés de dentelles de tempura, je me promets de goûter une prochaine fois la soupe de raviolis aux crevettes, et le potage pékinois est grandement loué par le boyfriend pourtant picky en la matière.

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Trop froid pour s’endormir vite, trop chaud dans la nuit, un réveil 5h du mat’… le sommeil réparateur, ce n’est pas encore ça.

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Jeudi 28 décembre

Le boyfriend m’accompagne déjeuner avec ma grand-mère paternelle. J’admire son aisance à faire la conversation ; il trouve toujours le sujet qui va bien : après Dune la veille avec C., la Sologne avec mamie N. (je n’avais jamais pensé que Bourges, ville de mon arrière-grand-mère paternelle, était à la lisière de la Sologne chérie du boyfriend).

Les retrouvailles avec JoPrincesse sont repoussées le temps que se termine ma crève (oui, j’ai fait un autotest Covid, revenu négatif, avant d’aller déjeuner avec ma grand-mère, je ne suis pas une sauvage). Je me traîne dans l’entre-deux poisseux de la récupération. Tomek en parle bien, je trouve, je m’y retrouve :

Quelques jours où l’on se force à ne rien faire […]… Échapper à l’envie — au conditionnement serait peut-être plus juste —, même si ce n’est que reporter à plus tard ce qui est souvent déjà en retard.

En prenant garde de ne pas tomber dans l’àquoibonisme (ou pire) qui pourrait vite pointer le bout de son nez, histoire de bien démotiver par dessus.

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Vendredi 29 décembre

Discuter sur WhatsApp d’un chapitre du roman de M. me redonne de l’aplomb… et l’envie de reprendre la relecture de mon propre manuscrit.

J’accuse aussi le coup d’autres amitiés mal entretenues. La faute à la distance, aux soucis de santé, aux plannings divergents (sans surprise, les nullipares qui sont à Paris pendant les vacances scolaires sont celles que je vois le plus régulièrement), à ceux que je fais passer avant aussi, il faut bien se l’avouer, oui, une fois toutes les trois voire quatre semaines, le boyfriend en priorité, les câlins, le repos au chaud, sans reprendre le métro. Même comme ça, ce n’est entièrement satisfaisant pour personne, si bien que je me demande : est-ce qu’une vie sociale équilibrée, ce serait de décevoir les gens en alterné ? de bien répartir la déception comme une couche d’appareil uniforme avant d’enfourner ?

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Samedi 30 décembre

Chez L., une pâtisserie partagée, des biscuits gingembre-chocolat, du thé à refill infini et la conversation de même. Sur la fin, en me raccompagnant à la gare, elle me raconte comment sa professeure de harpe s’est enfermée dans une posture où elle déplore que d’autres artistes moins talentueux aient plus de visibilité, sans rien faire elle-même pour se mettre en avant. Nous tombons d’accord sur l’importance de ne pas céder à l’aigreur (même si c’est parfois tout un travail de résistance).

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Dimanche 31 décembre

Quoi de mieux que les urgences un 31 décembre ? Le boyfriend y passe des heures avec son pied douloureux et gonflé, avant que la suspicion de fracture soit remplacée par le diagnostic d’une tendinite — hardcore pour faire gonfler le pied !

Il est rentré pour dîner — le seul dîner que je prépare des vacances, si tant est qu’arroser de miel et d’huile d’olive des poireaux puisse compter comme préparation (les maquereaux marinés sont sous vide). On ne réveillonne pas, ça me chagrine un peu ; je n’aime pas les fêtes, mais les dîners entre amis me manquent. Lui n’éprouve aucun FOMO, ravi d’échapper à tout ce qui pourrait être dicté par la société. Le maquereau, c’est vraiment délicieux.

De l’importance d’avoir bien joué à Tetris

Les voisins du pavillon d’à côté hurlent par-dessus la musique, minuit, 1h n’y changent rien. Inutile d’espérer dormir, inutile de s’énerver : je lance Il était une fois Casse-Noisette, m’esbaudit et live-twitte les trouvailles de la production. À 2h, ça ne sert toujours à rien de s’énerver, mais je m’énerve. C’est important de commencer la nouvelle année par un peu de haine envers son prochain ; ça vaccine contre l’illusion des grands recommencements. Je tombe de fatigue avant les voisins vers 3h, 3h30, en rêvant d’aller me rendormir le doigt sur leur sonnette à 6h du matin…

Journal de lecture : Le Jeune Homme

Lu en octobre 2023

Le Jeune Homme d’Annie Ernaux a été publié en 2022, mais le récit est situé avant la rédaction de L’Événement, paru en 2000 : A., le jeune homme du titre, habitait non loin de l’hôpital où Annie Ernaux avait été transportée après son avortement. J’ai été comme perturbée de revenir à un temps antérieur, alors que la narratrice se pose comme une femme mûre, en décalage avec son amant.

L’ouvrage comporte peu de pages, des pages qui seraient à immiscer entre d’autres, contribuant à articuler les écrits précédents de l’autrice — un addendum à une œuvre déjà fournie. On y trouve des résonances avec…

… l’origine sociale de La Place

Il y a trente ans, je me serais détournée de lui. Je ne voulais pas alors retrouver dans un garçon les signes de mon origine populaire, tout ce que je trouvais « plouc » et que je savais avoir été en moi. […] Que je m’aperçoive de ces signes — et peut-être, plus subtilement encore, que j’y sois indifférente — était une preuve que je n’étais plus dans le même monde que lui. Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui j’étais une bourge. 

… la passion de Passion simple et Se perdre

La relation avec A. se donne comme le miroir inversé de Passion simple, une compensation tardive : la voilà aimée avec une ferveur dont elle n’avait jamais été l’objet, seulement le sujet brûlant auprès d’un amant plus détaché — comme elle l’est à son tour.

Le renversement n’est pas seulement personnel, il est aussi social, la femme étant rarement la plus âgée dans un couple avec un grand écart d’âge :

Mais je savais […] que si j’étais avec un homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

… le passé et le temps dans lequel on s’inscrit

Il m’arrachait à ma génération mais je n’étais pas dans la sienne.

Il était le passé incorporé. / Avec lui je parcourais tous les âges de la vie, ma vie.

[…] j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse.

Le jeune homme transforme sa vie “en un étrange et continuel palimpseste”. “Il me donnait du plaisir et il me faisait revivre ce que je n’aurais jamais imaginé revivre” en échange de voyages, d’argent — un deal dont elle fixe les règles.

A. regarde vers le futur quand Annie Ernaux regarde vers le passé, et cette impasse nourrit leur présent :

Nous communions imaginairement dans notre perte réciproque avec un plaisir extrême.

Cela n’en reste pas moins une impasse, à laquelle on se heurte. Je trouve poignant ce passage où le jeune homme tombe sur une photo d’Annie Ernaux jeune :

Le désir que lui inspirait […] cette fille qu’il ne verrait jamais, ce désir-là était sans issue. Comme l’avait traduit implicitement sa réaction spontanée, « cette photo-là, elle me fait de la tristesse ».

… l’écriture à venir (de L’Événement et pas seulement)

Annie Ernaux a entrepris le récit de son avortement, relaté dans L’Événement, après avoir rompu avec A. et mis fin à une relation (mort-née ?) qui, par la répétition qu’elle rejouait, la faisait se sentir à la fois morte et éternelle.

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Progressivement, l’aventure était devenue une histoire que nous avions envie de mener jusqu’au bout, sans bien savoir ce que cela signifiait. 

La principale raison que j’avais de vouloir continuer cette histoire, c’est que celle-ci, d’une certaine manière, avait déjà eu lieu, que j’en étais le personnage principal. / J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la première fois des choses, cela impliquait une forme de cruauté.

Cette cruauté se sent dans l’écriture — peut-être émane-t-elle de l’écriture, laquelle acte le détachement d’Annie Ernaux envers A., à peine un individu, tout juste un “jeune homme”. Cette “cruauté” m’a un peu gênée et, en même temps, si je suis honnête, c’est aussi ce qui m’a saisie au cours de ma lecture, l’autre comme moyen de s’élucider soi-même et de se relancer dans l’écriture.

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce

Curieux roman de Lola Lafon que ce Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Ça commence en huis-clos médical façon Maylis de Kerangal (Réparer les vivants), sous forme d’un journal adressé à une absente, puis le récit embraye sur la reconstruction de soi après un viol, et ça part en vrille-échappée belle sur fond d’une dystopie qui semble étrangement actuelle (une Élection dont la majuscule laisse supposer qu’il n’y en aura pas d’autre avant un moment, de la xénophobie d’État qui désigne des Autres, des Événements en protestation, un couvre-feu, des arrestations “préventives”… dans le Paris qu’on connaît, avec son opéra Garnier, son métro, sa Cinémathèque, etc.).

Les relations entre les protagonistes sont floues, aussi, résistent à l’étiquetage prématuré et définitif. La narratrice qui s’adresse à la jeune fille survivant dans le coma à une mort subite se fait passer pour sa sœur auprès du personnel médical. Elle l’appelle Émile, au lieu d’Émilienne. Elles passaient leur temps à s’appeler. Je les ai postulées amoureuses. Puis la narration est arrivée aux cercles de parole du mardi soir, et leur amitié est devenue plus plausible, mais pas simple, pas une simple amitié de socialisation heureuse  — un lien de survivantes.

Malgré ce lien extrêmement fort, Émile disparait du paysage quand entre en scène La Petite Fille au Bout du Chemin, un jeune fille qui passe son temps à la cinémathèque et conserve toujours sur elle la Notice des médicaments qu’elle se garde bien de prendre. Entre elle et la narratrice se noue un lien fort, étrange, immédiat ; il y a du désir, du désir de vie qui ne s’arrête pas au corps de l’autre, désir de vivre entre les mailles de la société.

À mesure que ce lien se resserre, le reste autour se délite, le récit, la syntaxe parfois, des mots manquent, des mots débordent, des écrits sont insérés (la Petite Fille écrit frénétiquement dans son cahier, dont elle arrache des feuillets), clairement puis de moins en moins, alors que le discours indirect libre contamine la narratrice, alors que les deux Petites Filles se comprennent à demi-phrase, que leur clairvoyance augmente et leur santé mentale décline. La Petite Fille au Bout du Chemin restera la Petite Fille, sans nom propre, de même que la narratrice, qui n’en a que d’emprunt, surnommée “fifille” par Émile et “Voltairine” par la Petite Fille. À certains moments, il m’a fallu faire un effort pour distinguer qui narrait en s’adressant à qui.

La fin, sous forme d’échange épistolaire avec Émile, fait écho au journal du début, que lui adressait la narratrice. Émile, absentée à l’apparition de la Petite Fille, revient quand celle-ci disparaît. Il fallait bien cette amitié d’Émile et de la narratrice, longuement ancrée, pour servir d’écrin au passage éclair (avec fougue, avec foudre) de la Petite Fille. Moi aussi j’ai été frappée, et en suis sortie un peu sonnée.

…

Il y a ces citations que j’aurais voulu vous faire lire, perdues, cachées dans les 400 pages de ce curieux moment. Un passage sur le « Quand même » des protestations molles face à l’intolérable, auquel on finit par s’accoutumer. Un sourire qui éclabousse une photo d’Interpol. Une phrase, condensé violent de cette société où le viol reste souvent impuni — je l’ai retrouvée : “Et ça n’a aucune importance pour moi si ça n’en a pas pour elle, les confidences de celui qui, parce qu’il l’a pénétrée, s’arroge le droit de parle de sa « santé mentale ».” Tous les passages où il est question de danse, aussi, de manière si juste.

J’allais oublier, et pourtant j’ai adoré : la narratrice, en plus d’être roumaine, amie précieuse, victime de viol, traductrice, est, était, danseuse classique, et la danse, sans jamais être le sujet du roman, infuse son écriture et la caractérisation de la narratrice. On la suit dans ses souvenirs en Roumanie, à prendre des cours silencieux chez une professeure tombée en disgrâce et espionnée ; on la retrouve adulte, chantonnant l’adage de Giselle en faisant le guet, traduisant sous forme d’enchaînement le caractère subreptice d’une expédition nocturne : glissade, glissade, coupé, jeté, pointes acérées… Sylvie Guillem devient un mot-clé pour essayer de faire retrouver la mémoire à Émile, les séries sont remplacées par le YouTube balletomane, le corps se raidit en souvenir de ce qu’il dansait…  Ce qui, chez un auteur novice, fonctionnerait comme des références relèvent chez Lola Lafon de réflexes  — c’est véritablement ainsi qu’on pense quand on a infusé dans la danse ; c’est… mon monde !

Journal de lecture : La Leçon de musique

Pascal Quignard diffracte sa Leçon de musique en trois parties à la narration distincte, qui se font souterrainement écho :

  • Un épisode tiré de la vie de Marin Marais : l’équilibre est bon entre récit, érudition et mystère ; le sens se feuillette, lève et s’agglomère.
    Il faut quand même n’être pas allergique à l’érudition, qu’affectionne Pascal Quignard. Je me suis fait la réflexion que toutes ces dates et ces noms propres ne fonctionnent qu’imprimés dans une police à empattement ; il faut bien ça pour leur conférer une certaine volupté, pour qu’un dictionnaire soit remplacé par le nom complet de son auteur en huit syllabes : “Émile-Maximilien Littré assure que dans la mesure où […]”
  • Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée : c’est peut-être l’effet de la fièvre (j’avais le Covid en octobre), mais cette partie m’a semblé lourde — un ensemble de fragments qui ne s’assemblent pas harmonieusement comme des airs musicaux qu’on enchaînerait en récital, mais doivent sans cesse être contrecarrés avec effort pour plier dans la direction souhaité, comme des pierres qu’il faudrait tailler, maçonner.
  • La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien : le conteur reprend le dessus, et quel conteur ! Quand j’y repense avec le prisme de François Jullien, c’est un peu le triomphe de la philosophie chinoise sur la philosophie occidentale : moins cérébrale et beaucoup plus poétique. À la limite, on pourrait ne lire que ce récit.

…

Pour la mémoire, pour la curiosité : des extraits…

I Un épisode tiré de la vie de Marin Marais

Pour Pascal Quignard, les hommes n’ont que deux alternatives pour ne pas perdre la voix de l’enfance : la castration ou la musique. Marin Marais se serait dirigé vers la composition et aurait choisi la viole suite à la  trahison de sa voix.

“Ils travaillent une voix qui ne les trahira pas. Et c’est la vocation que Marin Marais s’invente : devenir le virtuose de la voix basse, de la voix muée au point de la rendre impossible à tout autre.”

“Les femmes persistent et meurent dans le soprano. Leur voix est un règne. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas.”
(versus les hommes qui perdent leur voix, ont deux voix)

On aurait ainsi beaucoup de femmes virtuoses et peu de compositrices parce qu’elles échappent à la mue (mouais, ça m’étonnerait qu’Aliette de Laleu valide).

“Au bout de trois ou quatre heures, épuisés, la tête enfin aussi vide et belle que la caisse d’un instrument de musique ancien — qui ne contient rien —, […] nous buvons du vin.”

“Telle est aussi une part de l’objet de la musique : endurer le délai. Construire du temps à peu près non frustrant, éprouver la consistance du temps et peu à peu y infiltrer de l’avant et de l’après, du retour et du à-venir, de l’est et de l’ouest, du soprano et de l’aggravé, du rapide et du lent, tenir les rênes de la frustration, maîtriser la carence immédiate, jouer avec l’impatience.”

L’homme connaîtrait trois mues :

  • la naissance en tant qu’abandon de la perception des sons depuis le ventre de la mère, de la musique antérieure au langage (le récit serait ainsi relatif au temps humain, la mélodie au temps qui le précède) ;
  • la mue telle qu’on la connaît, vers 13/14 ans ;
  • la mort comme mue finale.

“Un roman ? L’histoire ? La Bible ?
Abeille dans la ruche répétant le chemin d’une fleur.”

“Une voix résonne dans le temps. La voix masculine y est brisée en deux morceaux. Elle est comme en deux temps. La voie des hommes est le temps fait voix.”

“La langue allemande nommait l’ennui le « temps-long ».”
“La rage qui est sous l’ennui, c’est la rage qui est la plus partagée, c’est la rage d’être soumis à la sexuation et à la mort ou, pour le dire plus simplement, c’est la rage d’être soumis à l’attente de ce qu’on ignore.”

“Écouter attentivement de la musique. C’est faire d’un moment de temps-long une faveur du sort. C’est se divertir du temps par une espèce d’attente de lui. C’est de l’ennui qui jouit.”

“À la plainte de l’enfance : « C’est long ! », la musique répondait : « Je consens à la longueur du temps. J’éprouve du plaisir à l’éloignaient de ce que je convoite. » Le jeu, pour l’enfant, était beaucoup plus efficient que la musique. Mais la musique était jouée Mais la musique joue, se joue. Elle joue avec le temps déposé et sans mort en nous.”

…

II Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée

En grec, muer se dit “bêler comme un bouc” et Pascal Quignard établit à partir de là un lien entre théâtre (antique, où ont lieu des sacrifices) et mue : un changement de peau.

Quant au Macédonien du titre, il s’agit d’Aristote :

“L’âge venant, il avait cessé de lire. Il se passionna pour l’observation de tout ce qui vivait. […] L’univers était comme un grand théatron.”
“Aristote meurt. Mais c’est le réaliste, c’est le zoologue qui meurt. Minutieusement il abandonne le jour, l’odeur, la voix, lui-même. Même la voix muée, il la laisse derrière lui. La voix muée mue dans quelque chose de moins rauque et de moins inégal. La robe ultime qui est laissée, c’est la vie.
Un corps soudain se décompose et mute dans le silence. Il se minéralise. C’est le réel qui approche.”

…

III La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien

“J’amplifie une vieille légende.” Oui, c’est bien de le dire, monsieur Quignard.

Souvenir d’une scène furtive, à la mort de la première épouse de son père (on aurait presque envie de l’illustrer, je trouve) :

« Il était à genoux et son front touchait le sol en bois. Il entrapercevait les lueurs mouvantes des lampes, des ombres et des pieds. Puis, en même temps, il avait entendu la goutte d’huile qui crépitait dans le grand luminaire et le bruit de ses larmes qui tombaient sur le plancher de bois. »

“Votre luth du temps de la naissance des proverbes est comme une coque de noix. Il faut la briser pour manger le fruit. Souvenez-vous que dans la musique le son n’est pas le fruit.”

Remèdes à la mélancolie

Couverture du livre Remèdes à la mélancolie

Melendili m’avait recommandé le podcast Remèdes à la mélancolie, mais j’ai le plus grand mal à suivre et les recommandations et les podcasts. En revanche, tomber à la médiathèque sur le livre tiré des émissions, voilà qui me convient bien. J’ai tout de suite accroché avec l’écriture fine et humoristique d’Eva Bester, qui est un peu votre best (better) friend rien que par son nom. Et le style forcément oralisant des extraits d’interviews choisis m’a rappelé l’exercice de retranscription mené en première année de licence danse (laborieux, mais riche d’enseignement sur notre manière de parler).

J’ai noté quelques lectures à tenter peut-être (San-Antonio, Jules Renard), recopié cette définition de Céline Sciamma (« C’est quasiment une espèce d’onanisme de la tristesse, la mélancolie. »), mais surtout je me suis demandé quels seraient mes remèdes à la mélancolie, et j’ai eu envie de tenter une liste.

« Sérums littéraires »

  • Les romans de Daniel Pennac et David Lodge (même si je n’en ai lu que deux de ce dernier).

« Onguents filmiques »

  • Coup de foudre à Notting Hill, qui me fait rire à chaque visionnage (je veux dire, le masque de plongée au cinéma, les T-shirt de Spike, les carottes victimes de meurtre, poor carrots…).
  • Les comédies romantiques d’une manière générale.
  • Toute série qui peut rendre accro (la saga Downton Abbey) ou au ton jouissif (Sex Education, The Boys).

« Antidotes musicaux »

  • Les chansons des films de Walt Disney de mon enfance : Everybody wants to be a cat, parce qu’un chat quand il est cat, retombe sur ses pattes ; t’as la rondeur d’un poisson rouge, ne t’en fais pas, elle te croquera mon petit chou… À un Noël, j’avais mis un CD de Disney dans ma wishlist et ma grand-mère m’a raconté avoir demandé conseil à un vendeur de la FNAC sur la meilleure compilation : “C’est pour un enfant de quel âge ?” avait-il demandé. Une adulte de 25-30 ans. De fait, le vendeur a bien fait son boulot, parce que c’étaient les chansons de mon enfance et pas tirées d’Hercule ou Mulan.
  • La Radetzky-Marsch remasterisée pour la publicité de Maisons du monde.
  • Le premier album de Mika 
  • La chanson “Sweet dreams are made of this”
  • À peu près toutes les chansons d’Alice et moi, avec un kink particulier pour “C’est toi qu’elle préfère” et “J’veux sortir avec un rappeur
  • Patricia Petibon dans deux registres très différents : “Colchique dans les prés” pour céder à la mélancolie (c’est une berceuse de ma petite enfance) et “Allons-y, chochotte” pour y couper court radicalement.

« Ce qui fait rire »

  • L’humour anglais.
  • Le Concert, de Jerome Robbins : clairement un petit bijou d’humour, même en vidéo.
  • Le Grand pas de deux (parodique) de Christian Spuck.
  • La danse des sabots dans La Fille mal gardée.
  • Ma mère qui vous mime des pépites de Culture pub.
  • Le meme “I’m not a cat”. Tout est parfait : la contradiction digne d’un Magritte, la détresse faite chaton, l’interdiction d’enregistrer, la politesse flegmatique de l’interlocuteur… I mean : « I believe you have a filter turned on, you might want to turn if off. »

« Activités anti-spleen »

  • Danser
  • Faire une séance de yoga with Adriene
  • Se laisser fasciner par des vidéos de danse, notamment des examens de l’école Vaganova (même s’il y a un risque de redescente ensuite, la fascination absorbe).
  • Marcher plus de 30 minutes dans un parc. En toute subjectivité, je vous recommanderais le parc Barbieux, mais d’autres peuvent faire l’affaire, voire, soyons fous, de véritables forêts.
  • Bitch-watcher une émission kitsch (type Miss France, Eurovision…) à plusieurs via WhatsApp ou Twitter.

« À manger, à boire »

  • Des cacio e pepe et, plus largement, presque tout plat à base de fromage fondu et/ou de pâtes (qui aideraient à produire de la sérotonine).
  • Du chocolat noir, 70 % minimum s’il n’est pas avec des amandes, du praliné ou sous forme de brownie.
  • Le curry japonais VG du boyfriend.

Je serais curieuse de savoir quels sont vos remèdes à la mélancolie, et si vous avez testé et apprécié certains de ceux qui précédent.