Journal de lecture : La Leçon de musique

Pascal Quignard diffracte sa Leçon de musique en trois parties à la narration distincte, qui se font souterrainement écho :

  • Un épisode tiré de la vie de Marin Marais : l’équilibre est bon entre récit, érudition et mystère ; le sens se feuillette, lève et s’agglomère.
    Il faut quand même n’être pas allergique à l’érudition, qu’affectionne Pascal Quignard. Je me suis fait la réflexion que toutes ces dates et ces noms propres ne fonctionnent qu’imprimés dans une police à empattement ; il faut bien ça pour leur conférer une certaine volupté, pour qu’un dictionnaire soit remplacé par le nom complet de son auteur en huit syllabes : “Émile-Maximilien Littré assure que dans la mesure où […]”
  • Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée : c’est peut-être l’effet de la fièvre (j’avais le Covid en octobre), mais cette partie m’a semblé lourde — un ensemble de fragments qui ne s’assemblent pas harmonieusement comme des airs musicaux qu’on enchaînerait en récital, mais doivent sans cesse être contrecarrés avec effort pour plier dans la direction souhaité, comme des pierres qu’il faudrait tailler, maçonner.
  • La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien : le conteur reprend le dessus, et quel conteur ! Quand j’y repense avec le prisme de François Jullien, c’est un peu le triomphe de la philosophie chinoise sur la philosophie occidentale : moins cérébrale et beaucoup plus poétique. À la limite, on pourrait ne lire que ce récit.

…

Pour la mémoire, pour la curiosité : des extraits…

I Un épisode tiré de la vie de Marin Marais

Pour Pascal Quignard, les hommes n’ont que deux alternatives pour ne pas perdre la voix de l’enfance : la castration ou la musique. Marin Marais se serait dirigé vers la composition et aurait choisi la viole suite à la  trahison de sa voix.

“Ils travaillent une voix qui ne les trahira pas. Et c’est la vocation que Marin Marais s’invente : devenir le virtuose de la voix basse, de la voix muée au point de la rendre impossible à tout autre.”

“Les femmes persistent et meurent dans le soprano. Leur voix est un règne. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas.”
(versus les hommes qui perdent leur voix, ont deux voix)

On aurait ainsi beaucoup de femmes virtuoses et peu de compositrices parce qu’elles échappent à la mue (mouais, ça m’étonnerait qu’Aliette de Laleu valide).

“Au bout de trois ou quatre heures, épuisés, la tête enfin aussi vide et belle que la caisse d’un instrument de musique ancien — qui ne contient rien —, […] nous buvons du vin.”

“Telle est aussi une part de l’objet de la musique : endurer le délai. Construire du temps à peu près non frustrant, éprouver la consistance du temps et peu à peu y infiltrer de l’avant et de l’après, du retour et du à-venir, de l’est et de l’ouest, du soprano et de l’aggravé, du rapide et du lent, tenir les rênes de la frustration, maîtriser la carence immédiate, jouer avec l’impatience.”

L’homme connaîtrait trois mues :

  • la naissance en tant qu’abandon de la perception des sons depuis le ventre de la mère, de la musique antérieure au langage (le récit serait ainsi relatif au temps humain, la mélodie au temps qui le précède) ;
  • la mue telle qu’on la connaît, vers 13/14 ans ;
  • la mort comme mue finale.

“Un roman ? L’histoire ? La Bible ?
Abeille dans la ruche répétant le chemin d’une fleur.”

“Une voix résonne dans le temps. La voix masculine y est brisée en deux morceaux. Elle est comme en deux temps. La voie des hommes est le temps fait voix.”

“La langue allemande nommait l’ennui le « temps-long ».”
“La rage qui est sous l’ennui, c’est la rage qui est la plus partagée, c’est la rage d’être soumis à la sexuation et à la mort ou, pour le dire plus simplement, c’est la rage d’être soumis à l’attente de ce qu’on ignore.”

“Écouter attentivement de la musique. C’est faire d’un moment de temps-long une faveur du sort. C’est se divertir du temps par une espèce d’attente de lui. C’est de l’ennui qui jouit.”

“À la plainte de l’enfance : « C’est long ! », la musique répondait : « Je consens à la longueur du temps. J’éprouve du plaisir à l’éloignaient de ce que je convoite. » Le jeu, pour l’enfant, était beaucoup plus efficient que la musique. Mais la musique était jouée Mais la musique joue, se joue. Elle joue avec le temps déposé et sans mort en nous.”

…

II Un jeune Macédonien débarque au port de Pirée

En grec, muer se dit “bêler comme un bouc” et Pascal Quignard établit à partir de là un lien entre théâtre (antique, où ont lieu des sacrifices) et mue : un changement de peau.

Quant au Macédonien du titre, il s’agit d’Aristote :

“L’âge venant, il avait cessé de lire. Il se passionna pour l’observation de tout ce qui vivait. […] L’univers était comme un grand théatron.”
“Aristote meurt. Mais c’est le réaliste, c’est le zoologue qui meurt. Minutieusement il abandonne le jour, l’odeur, la voix, lui-même. Même la voix muée, il la laisse derrière lui. La voix muée mue dans quelque chose de moins rauque et de moins inégal. La robe ultime qui est laissée, c’est la vie.
Un corps soudain se décompose et mute dans le silence. Il se minéralise. C’est le réel qui approche.”

…

III La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien

“J’amplifie une vieille légende.” Oui, c’est bien de le dire, monsieur Quignard.

Souvenir d’une scène furtive, à la mort de la première épouse de son père (on aurait presque envie de l’illustrer, je trouve) :

« Il était à genoux et son front touchait le sol en bois. Il entrapercevait les lueurs mouvantes des lampes, des ombres et des pieds. Puis, en même temps, il avait entendu la goutte d’huile qui crépitait dans le grand luminaire et le bruit de ses larmes qui tombaient sur le plancher de bois. »

“Votre luth du temps de la naissance des proverbes est comme une coque de noix. Il faut la briser pour manger le fruit. Souvenez-vous que dans la musique le son n’est pas le fruit.”

Carnet de lecture : petit tas 1

Un an, deux ans peut-être que j’entasse mes livres à l’horizontale, près de mon lit et dans les derniers trous de ma bibliothèque, pour en dire un mot et garder une trace de leur lecture avant de les ranger. Je ne me souviens déjà plus de leur ordre de lecture, ou un ordre très lâche seulement : celui-ci avant celui-là, sans les intervalles ; alors pour retrouver une bibliothèque verticale, j’ai décidé de les prendre par petits tas hasardeux.

Villa Amalia, Pascal Quignard

Je me suis découvert un engouement pour cet auteur qui va au fond des choses sans user d’introspection. Il crée la profondeur en restant en surface, la surface incarnée, colorée, sonore des choses, qui toujours renvoie une lumière ou un écho sous les adjectifs qu’il juxtapose, redondants, contradictoires, en épanorthose, exactement comme sont les choses dans notre perception. Et jamais cela ne sonne faux, toujours juste, comme ses personnages toujours musiciens. Ce n’est pas tant le rythme que : le silence. Une sorte de Bach dans l’écriture, peut-être. Ou plus sec, plus contemporain, mais je manque de référence. Un Arvo Pärt, peut-être. Quelque chose d’épuré, quoique parfois précieux, qui résonne plus longtemps et plus intensément que n’importe quel lyrisme.

Parfois aussi, des fulgurances :

C’est polyphonique, parfois, mais on s’en rend à peine compte, tant on ne voit que les vies qui se forment et se déforment, et émeuvent lorsqu’elles se débarrassent de la gangue de leur destin pour mieux s’y (fondre ? résoudre ? dissoudre ? épuiser ? abandonner ?).

(La villa Amalia : une villa reculée, difficile d’accès, sur une île, dans laquelle se retranche Ann Hiden. Tellement retirée du monde, aspirée en son sein, qu’on l’entend bruire mieux que partout ailleurs – paradisiaque d’introversion.)

Des thèmes d’un roman à l’autre, en ostinato : la musique, la maigreur qui s’accentue avec l’âge, le retrait, le silence, la mer, l’amour pour l’enfance, la lumière, l’enfant, jamais le sien.

 

L’événement, Annie Ernaux

L’événement : l’avortement, qui ne dit pas son nom mais que tout le monde comprend, réprouve… et ne dénonce pas. J’ai été étonné par cette ambivalence, cet interdit que l’on s’interdit de voir et que par-là même on tolère (du moment qu’on n’a pas à se salir les mains).

C’est banal et c’est très fort, raconté par Annie Ernaux. Je pensais bêtement que le fœtus était récupéré par les faiseuses d’anges ; je ne savais pas qu’il fallait attendre et accoucher seule, plus tard, de cette fausse couche. Je ne sais pas comment l’on peut vraiment se remettre de  ça, ce qui arrive alors dans ses mains, cet innommable, ni vie ni objet, mort-né, même pas né.

J’ai ressenti une violente envie de chier. J’ai couru aux toilettes, de l’autre côté du couleur, et je me suis accroupie devant la cuvette, face à la porte. Je voyais le carrelage entre mes cuisses. Je poussais de toutes mes forces. Cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d’eau qui s’est répandue jusqu’à la porte. J’ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d’un cordon rougeâtre. Je n’avais pas imaginé avoir cela en moi Il fallait que je marche avec jusqu’à ma chambre. Je l’ai pris dans une main – c’était d’une étrange lourdeur – et je me suis avancée dans le couleur en le serrant entre mes cuisses. J’étais une bête.

La porte de O. était entrebâillée, avec de la lumière, je l’ai appelée doucement, « ça y est ».

Nous sommes toutes les deux dans ma chambre. Je sus assise su le lit avec le fœtus ente les jambes. Nous ne savons pas quoi faire? Je dis à O. qu’il faut couper le cordon. Elle prend des ciseaux, nous ne savons à quel endroit il faut couper, mais elle le fait. Nous regardons le corps minuscule, avec une grosse tête, sous les paupières transparents les yeux font deux taches bleues. On dirait une poupée indienne. Nous regardons le sexe. Il nous semble voir un début de pénis. Ainsi j’ai été capable de fabriquer cela. O. s’assoit sur le tabouret, elle pleure. Nous pleurons silencieusement. C’est une scène sans nom, la vie et la mort en même temps. Une scène de sacrifice.
Nous ne savons pas quoi faire du fœtus. O. va chercher dans sa chambre un sac de biscottes vide et je le glisse dedans. Je vais jusqu’aux toilettes avec le sac. C’est comme une pierre à l’intérieur. Je retourne le sac au-dessus de la cuvette. Je tire la chasse.

Au Japon, on appelle les embryons avortés « mizuko », les enfants de l’eau.

Et avant : se retrouver coupée soudain de ses amis, ses études, sa vie d’étudiante, tout en devant la vivre au jour le jour. Et après : l’hôpital, le mépris de classe.

Ceux qui sont contre le droit à l’avortement seraient-ils capables de lire ce livre (et de l’être encore) ?

 

La Bâtarde, Violette Leduc

Dans sa correspondance avec Nelson Algren, Simone de Beauvoir, jamais avare d’épithètes homériques pas piquées des hannetons, désigne Violette Leduc comme the ugly woman. Laquelle se perçoit comme la bâtarde. Fille d’un fils de bonne famille qui a engrossé la servante et n’a jamais reconnu l’enfant ; laide, mais habillée avec classe ; bonne à rien, mais fulgurante : génie geignarde, au lyrisme plein de viscères.

Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde. Je n’ai pas travaillé, je n’ai pas étudié. J’ai pleuré, j’ai crié. Les larmes et les cris m’ont pris beaucoup d temps. La torture du temps perdu dès que j’y réfléchis.

Incipit de La Bâtarde

Parfois, je tombe dans des ornières : de bile et de découragement, tout m’est détestable, moi compris ; ça stagne et ça macère, et il n’y a rien d’autre à faire qu’essayer et attendre, peu à peu, de se désembourber. À lire Violette Leduc, on a l’impression que toute sa vie se passe dans semblable ornière, que c’est sa normalité, son refuge et sa croix tout à la fois. Ça grouille, c’est dégueulasse et splendide ; aucune pudeur dans le sentiment, c’est jouissif de bassesse, parfois, de tout ce refoulé brillant, l’envers de l’envie, carnassière, le besoin d’être aimée comme de chier, d’étouffer ceux que l’on veut embrasser, la détestation de soi et des autres, l’amour jusque dans l’enlisement ; et c’est lumineux, aussi, d’intensité, de tout ce que ça veut vivre.

Par moments, Violette Leduc prétend s’anéantir, elle joue le jeu du masochisme. Mais elle a trop de vigueur et de lucidité pour s’y tenir longtemps. C’est elle qui dévorera l’être aimé.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

 

Autobiographie comme une galerie de personnages qui n’aiment jamais assez :
… la grand-mère adorée pour la mère qu’elle a aimé-détesté de ne pas l’avoir été assez…
… Isabelle, charnelle, adorée, délaissée…
… Hermine qu’elle aime et qui la répugne de contentement, qu’elle ne peut s’empêcher de faire souffrir – lui en faire baver, la dégoûter d’elle et, lorsqu’elle y réussit, ne pas supporter qu’elle s’éloigne, et alors revenir, l’adorer, s’humilier, recommencer…
… Gabriel, toujours là à l’abandonner, toujours là, l’homme qui l’attire parce qu’il lui répugne comme homme, l’ami qu’elle épouse, qu’elle étouffe, qu’elle idolâtre et torture avec Hermine ; lui qui se cabre, s’éloigne et revient stoïque, le devient, le reste – et cela la torture qu’il reste stoïque (c’est tout Ravages qu’on retrouve là, les amours intestines)(résumé par Simone de Beauvoir dans la préface : « En vérité, elle désire tout autre chose que la volupté : la possession. Quand elle fait jouir Gabriel, quand le le reçoit en elle, il lui appartient ; l’union est réalisée. Dès qu’il sort de ses bras, il est de nouveau cet ennemi : un autre. »)…
… M. Sachs, enfin, l’ami homosexuel dont elle s’entiche, et qui l’aide et la remue, la met à sa place : la met à l’écriture.

Tout est pris dans l’écriture comme dans le ressenti : intense jusqu’à l’enivrement, ça revire sans qu’on l’ait venir venir, ça tourne, ellipse, raccourci, emballement. On n’est jamais vraiment sûre de ce dont elle parle, ça se dérobe et elle avec, mais ça pègue assez pour que ça poigne, pour entraîner et fasciner – et la fascination ne s’arrête jamais avec le dégoût, s’en nourrit, s’enivre jusqu’à l’admiration. La bâtarde : invivable et géniale.

Elle ne s’excuse ni ne s’accuse : ainsi était-elle ; elle comprend pourquoi et nous le fait comprendre. […] Elle demeure complice de ses envies, de ses rancœurs, de ses mesquineries ; par là elle prend les nôtres en charge et nous délivre de la honte : personne n’est si monstrueux si nous le sommes tous.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir