Palpatine m’a fait découvrir Solaris dans une de ces soirée c’est-bon-pour-tes-classiques. Le film de Tarkovski ne m’a pas ennuyée : il m’a frustrée – une frustration de magnitude 6 sur l’échelle de Mulholland Drive, je dirais (Mulholland Drive étant le point où je trépigne sur le canapé et mords les coussins de dépit). Il y a ce docteur, Kris Kelvin, cette mission étrange qu’on lui destine, cette planète encore plus étrange, qui serait dotée d’intelligence, et surtout ces apparitions qu’elle suscite sur la station d’où les scientifiques l’étudient, des projections d’êtres étranges ou étrangement familiers qui ont poussé Gibbarian, l’un des scientifiques, au suicide et rendent peu à peu fous les deux autres, Snaut et Sartorius. Kris, lui, apparemment plus chanceux, retrouve ainsi Hari, sa femme qui s’était suicidée. On se passionne pour la relation qui se noue entre Kris et cette cette créature qui ressemble trop et trop peu à sa femme, pour le mystère des consciences, de l’inconscient et de cette planète qui les agite dans le huis-clos de la station spatiale. Et puis rien. Pas d’issue narrative, pas de métaphore. Rien. C’est le mystère, vous comprenez. Après nous y avoir enlisé, nous y avoir fait macérer, Tarkovski nous laisse en plan. C’est le mystère – joker ! –, un mystère qui n’a plus rien de mystérieux, plus rien d’intrigant ; c’est Dieu, c’est la vie, c’est la mort, c’est ce que vous voulez, c’est infini, non-fini, ce n’est rien, ça ne passera pas, en travers de la gorge.
Le Solaris de Dai Fujikura ne nous laisse pas en plan : il se pose d’emblée sur un autre plan – sa cohérence est toute métaphorique. L’opéra commence in media res : non pas dans l’action, il n’y en a pas, mais en plein dans la chose, dans le rien, en plein dans le mile, dans le mystère. Pas de mission top secret, pas de briefing par les scientifiques de l’armée, pas d’amorce narrative, on vous fait croire que, pas de regret, pas de départ autre qu’un écran qu’on dirait couvert de neige hertzienne et qui, vu avec les lunettes polarisées distribuées à l’entrée du théâtre, nous plonge dans les remous de l’étrange monde que nous abordons. Alors qu’on laisse les formes monter jusqu’à nous dans le silence de ce prologue inattendu, on quitte le bruit et l’agitation extérieurs de ce jour de semaine, on perd peu à peu pied, prêt à le poser en terres inconnues. C’est le sas parfait, qui manque si souvent à l’opéra où les ouvertures, de toute beauté, sont englouties comme des amuse-bouches sophistiqués par un affamé qui ne prend même pas le temps de mâcher.
Lorsque la musique éclot du silence, on est prêt à l’entendre, aussi étrange soit-elle, on est prêt à tout entendre, même ce que l’on ne comprendra pas, car on sait déjà qu’il n’y aura pas d’histoire (à laquelle on pourrait attendre une fin), seulement des remous. Le spectateur qui n’a pas vu le film de Tarkovski ni celui de Soderbergh ni lu le roman de Stanislaw Lem doit éprouver quelques flottements ; mais n’est-ce pas justement de mise dans cette affaire d’océan ?
Le livret de Saburo Teshigawara, épuré de tout contexte, de toute intention narrative, se concentre sur la relation de Kris avec la vrai-fausse Hari, incarnation de son passé et de sa culpabilité. Comme le remord, elle ne peut le quitter, s’accroche sans arrêt à lui comme une femme éplorée que son amant voudrait quitter. La simple présence de cette Hari rappelle à Kris le suicide de sa femme, mais il ne peut vouloir la faire disparaître sans requalifier le suicide en meurtre – de sa responsabilité. Dans cette impasse, le suicide de l’être aimé se rejoue comme un supplice de Prométhée pour Kris : la vraie-fausse Hari tente à plusieurs reprises de se donner la mort, sans jamais parvenir à mourir. On n’attend pas d’issue, seulement l’épuisement du thème par le compositeur, comme l’épuisement d’une réverbération sonore. Et encore ne l’attend-t-on pas vraiment : la scénographie, les lumières, le livret, la danse, la musique… tout est fait pour nous mettre sous hypnose.
La scénographie, d’abord : les danseurs évoluent sur une scène à l’intérieur de la scène, à peine plus petite, juste assez pour placer les chanteurs devant, en orbite, et pour fermer les espaces latéraux, d’habitude ouverts sur les coulisses. L’espace, rétréci, peut évoquer le huis-clos de la station spatiale en même temps que sa blancheur en fait une zone lumineuse, sorte d’espace mental infini (où viennent se perdre les voix sonorisées, lorsque les personnages se parlent à eux-même). On se croirait passé derrière l’écran d’une vieille télévision. Les danseurs semblent tellement être des projections des voix qu’ils incarnent qu’on s’attend à tout moment à les voir clignoter comme des hologrammes mal réglés – un intermède dansé par Saburo Teshigawara va d’ailleurs dans ce sens, même s’il est beaucoup moins saisissant que sa première entrée : ses bras qui se rétractent et se déplient comme sous lumière stroboscopique créent un malaise semblable au visiteur de Snaut dans le film de Tarkovski, créature difforme aux bras trop longs.
Plus que les apparitions fugaces du chorégraphe, ou même de Nicolas Le Riche, dont le Snaut est d’autant plus inquiétant qu’il est effacé, ce sont Rihoko Sato et Václav Kuneš qui occupent la scène, lui dans T-shirt blanc qui moule son torse de jeune homme comme une combinaison de science-fiction, elle dans une mini-robe-tunique blanche, tous deux débordant de jeunesse à défaut d’innocence. Ils passent d’une danse qui en est à peine une (mise en espace des voix, gestes plus ou moins mimés) à un mouvement effréné qui les met chacun aux prises de l’autre. Comme cela arrive parfois, la gesticulation continue débouche sur une espèce d’immobilité, qui garde le spectateur captif dans le moment même où il dérive vers l’indifférence. Celle-ci, moins désintérêt qu’indifférenciation des gestes, plonge le spectateur dans une transe d’autant plus douce que le mouvement est rapide (un peu comme une ampoule dont la lumière est d’autant plus stable qu’elle clignote rapidement). On ne voit plus vraiment la danse, et on ne voit pas non plus le temps passer.
Nous sommes dans une sorte d’éternité, que viennent polir encore les mots. La pauvreté du livret, ou plutôt de son vocabulaire, qui a déçu les amateurs d’opéra (je pensais qu’avec tous ces opéras italiens, ils étaient habitués…) m’a au contraire semblé très adaptée. Ces mots simples, sans cesse répétés, dressent par leur limpidité cette barrière si caractéristique du mythe, qui comprend et défend les interprétations les plus complexes. On peut le dire, le redire, l’analyser, le mythe est toujours plus simple, toujours plus complexe, que les interprétations aplanisantes, psychologisantes, qui l’entament en voulant l’expliquer (percé, le mystère n’est plus entier). On se heurte à ces mots trop simples pour dire tout ce qu’on veut leur faire dire, et trop simples pour ne pas signifier autre chose que ce qu’ils disent. La pauvreté d’expression du mythe est sa meilleure arme, le garant de sa puissance toujours renouvelée. N’attirant pas à eux toute l’attention, la soutenant seulement, les dialogues de Solaris vident la scène et laissent la place à la musique pour qu’elle puisse résonner (et c’est par là, seulement, que l’opéra raisonne).
Mes connaissances en musique et a fortiori en musique contemporaines sont trop maigres pour que je puisse parler de la musique de Dai Fujikura, mais toutes ces impressions sonores de matière étirée, de lumière réverbérées et de tensions accumulées font sentir l’inquiétante étrangeté de Solaris. Jamais on n’a eu davantage conscience de la réalité physique de la musique que dans ce monde d’émissions et d’ondes, qui nous sondent et font écho. La musique puise en nous, nous épuise, et nous rapproche ainsi de l’épuisement toujours retardé des danseurs, de Kris, de tous les hommes. La fatigue de vivre, qui nous rapproche de la mort, mais dont l’effort qui en est à l’origine seul nous maintient en vie, voilà le mystère. Alors que le film dépressif de Tarkovski me le faisait rejeter violemment, instinctivement, comme un cheval qui se cabre devant l’obstacle, l’opéra hypnotique de Dai Fujikura me le fait accepter : I fear death, I fear living. But I accept both.
(Besides, what is sanity? Refuser la mort ou s’y résigner, au risque de se mettre à la désirer ?)
À lire : la notule érudite de Carnets sur sol, qui vous expliquera mieux que moi en quoi la musique et les chanteurs étaient bons (j’ai beaucoup aimé Sarah Tynan, qui interprétait le rôle de Hari).