Arrière-pays, arrière-grand-mère

Enfant, je passais toujours une partie de l’été à Sanary avec mes grands-parents et ma cousine. Le programme était pour ainsi dire immuable : plage le matin (avec, selon les âges : toboggan aquatique, record de roulades sous l’eau, sculptures de sable et fin de chapitre toujours trop longue au goût de mes grands-parents, qui me houspillaient pour que j’aille jouer), déjeuner sur le balcon (j’ai mangé tellement de melon au fil des années que je dis à présent de ne plus aimer, pour ne pas avoir à en manger), temps calme aux heures les plus chaudes et, si vous n’avions pas réussi à extorquer la promesse d’une sortie sur le port (comprendre : au marché nocturne plein de merdouilles enviables), départ en fin d’après-midi pour la maison de mon arrière-grand-mère dans l’arrière-pays (jus ou sirop de quelque chose en faisant grincer la balancelle, jeux dans la jardin à étages, dîner, pastilles Vichy et Rami). Avec toujours, en arrière-plan, le Gros Cerveau : une montagne pas comme la montagne pointue et enneigée où l’on va faire du ski, mais pas une colline non plus – une montagne Sainte-Victoire qui n’aurait pas été peinte par Cézanne, avec un nom autrement plus rigolo.

Note pour les malvoyants : les paragraphes sont entrecoupés de bandes découpées dans une seule et même photographie : un pin sur le littoral, qui nervure le ciel de ses branches.

J’ai longtemps eu un doute quant à la possibilité que ce nom soit un surnom, mais les cartes sont formelles : il s’agit bien du Gros Cerveau. Je l’ai vu de loin pendant toute mon enfance estivale, et sa silhouette s’est confondue ces dernières années avec les récits de randonnées de Simone de Beauvoir. La Provence qu’elle parcourt si librement dans La Force de l’âge, les calanques de Marseille, Cassis, Saint-Cyr, les cigales, les roches, les pins : le Gros Cerveau. J’ai rêvé partir seule randonner ; je ne l’ai pas fait, alors que j’en avais la possibilité cette année ; j’ai laissé filer le printemps et son temps clément, l’absence de cagnard oubliée sous la pluie.

Sans trop y croire, j’ai proposé la rando à Mum qui, depuis qu’elle fait de la marche nordique tous les week-ends, ne recule devant rien : elle n’a pas reculé devant le Gros Cerveau, qu’elle non plus n’a jamais gravi, alors qu’elle a fait ses premiers pas ici, à Sanary, comme elle le précise à la fille de la location pour couper court aux recommandations locales. On connaît le coin. On croit le connaître, du moins ; on y a nos repères. Aux itinéraires proposés par l’Office du tourisme, nous avons préféré une variante qui partait de chez mon arrière-grand-mère ou presque. Nous avons garé la voiture chez elle, où elle n’habite plus depuis quatre ans déjà, sans manœuvrer pour éviter le cyprès qui n’existe plus depuis plus longtemps encore, mais que je m’attends à voir à chaque fois. Les plantes sur les marches de la terrasse sont mortes dans leur pot. Ce n’est pas sinistre, pourtant : la montagne semble reprendre ses droits de sécheresse sur cette parcelle en contrebas.

Trois heures de marche annoncées. Nous avons prévu une belle marge avant la tombée de la nuit, sans penser que cela ferait débuter l’ascension à une heure encore chaude : nous sommes en nage et, après une demie-heure sans avoir croisé personne (qui serait assez fou pour faire de même ?), je relève ma robe jusqu’aux seins et randonne en culotte.

J’ai trop chaud mais je me sens incroyablement bien, ici, dans la chaleur, la caillasse, l’odeur des pins et le boucan des cigales. J’emprunte ces chemins pour la première fois, mais je suis chez moi. Si mon statut d’indécrottable citadine ne rendait pas la chose si risible, si j’étais du coin, un brin de fille, de lavande AOP, je parlerais de la terre, du rapport à la terre, à la caillasse, aux tapis d’épines de pin ; je parlerais de racines même, même si les seules racines qu’il y a là sont celles dans lesquelles j’essaye de ne pas me prendre les pieds.

Le panorama tout en haut vaut la montée : la côte se déroule à nos pieds comme une carte en 3D, un Google Maps incarné, où l’on repère (la maison de mon arrière-grand-mère, à partir de l’énorme baraque orange-délavé-en-rose du voisin), s’étonne (est-ce Toulon que l’on voit là, avec ce que l’on devine un énorme bateau de guerre ?) et relie (la plage de Six-Fours à Sanary, Sanary à Bandol avec plus de distance qu’on ne pensait, car les routes passent en amont de la dentelle du littoral, coupée de baie à baie).

La vue vaut la montée, mais elle ne vaut pas la vue de la montée, vue bouchée par la montagne qui se replie sur elle-même en nous englobant en son sein. Mes premières expériences de randonnée m’ont un peu frustrée : je croyais investir le paysage, et je ne voyais que mes pieds, jusqu’au panorama final qui se découvrait décorrélé des chemins empruntés. En montant au Gros Cerveau, j’ai certes beaucoup regardé mes pieds et il y a eu le panorama-d’en-haut, mais avant cela la vue se dégage régulièrement, sans coup de théâtre, sur un paysage non plus extérieur mais intérieur : je vois à distance les mêmes arbres que ceux sous lesquels, entre lesquels, j’avance, et rien que ces arbres. Ce que je vois comme extérieur concorde enfin avec l’intérieur où je me trouve. Je suis là, vraiment, sur, dans la montagne – en son sein et pas depuis un point de vue qui me la présente en m’en excluant.

La montagne se replie doucement sur moi comme le temps quand je suis à Sanary : quand je suis dans ces rues finies que l’on parcourt en une après-midi à peine (parfait pour boucler dès l’arrivée le pèlerinage et profiter sans plus tarder : la librairie Baba Yaga où je me suis fait offrir tant de Père Castor, le marchand de journaux longtemps fréquenté, la baraque à chichis, les petites autos où nous avons ruiné nos aînés, les boulangeries avec leurs ficelles aux olives et leurs tartes tropéziennes en devanture, les pavés, les ruelles, le port et ses pointus, l’église, le phare sur la jetée), quand je suis dans Sanary, j’ai simultanément 8, 13, 15, 20, 30 ans. Mes âges se rempilent en une continuité que je n’éprouve plus ailleurs, un fragment d’éternité qui fait paradoxalement mieux accepter le passage du temps, diffractant des instants que l’on croyait oubliés, rouvrant de lui-même la malle à souvenirs.

Dans la golden hour sur la montagne, je me sens presque prête à, près de lâcher, d’accepter que ce qui est s’achemine sans cesse vers sa disparition pour se recréer ou laisser place à. Je me sens presque prête à non pas refuser, non pas me résigner au changement, mais à le vouloir, j’en suis tout près, je sentirais presque poindre un peu de curiosité pour ce qui pourrait arriver si je dégageais le champ des possibles en acceptant de quitter ce qui est. Près, tout près, presque. Pas tout à fait, jamais. Dans la golden hour sur la montagne, il devient un peu moins difficile seulement d’accepter l’inacceptable, mon grand-père passé de vieux monsieur à vieillard, vieil enfant à l’humeur devenue égale dans la maladie, lui si soupe au lait lorsqu’il n’avait pas besoin de s’appuyer sur une canne et une épaule pour passer d’une pièce à l’autre. Il sanglote aussi brutalement que brièvement à l’annonce du décès d’un ami, il n’y en a plus un qui tient debout. Il est, ils sont, en première ligne depuis un moment déjà, la génération d’avant majoritairement disparue, mais c’était une drôle de guerre, qui n’a plus rien de drôle à présent que les premiers commencent à tomber. Je ne sais rien de l’horreur que l’on peut éprouver ; j’assiste à tout cela désolée pour lui, mais dans une anesthésie des sentiments : cela ne me fait rien. Ma mère est incrédule, elle aussi, devant ce père qui lui en imposait, et qui se repose à présent sur elle, accepte son aide sans même rechigner. Ma grand-mère est épuisée de son rôle d’infirmière. Mon arrière-grand-mère, qui ne sait rien de l’état de son gendre, pourrait lui survivre, bientôt plus sèche encore que la montagne.

Elle paraît frêle au milieu de tous ses oreillers, les jambes deux brindilles que l’on devine sous le drap. Pourtant, on n’a pas peur de la casser en lui prenant la main, à la poigne encore pleine de vigueur ; on aurait plutôt peur de l’écorcher, avec sa peau qui n’est plus fine mais transparente et fait affleurer tout un tas de couleurs, lichen de bleus, veines, rouges, escarres, jaunes, excroissance de peau sur la joue, est-ce qu’il ne faudrait pas essayer de l’éviter en l’embrassant ? Ce serait peut-être dégoûtant sur un autre corps, mais pas sous ces yeux d’un bleu aussi transparent que la peau, que l’eau de la première et la dernière baignade du séjour. On prend sa main, on la caresse doucement, on l’embrasse sur la joue ; il n’y a plus ici qu’un absolu : la tendresse. Mon arrière-grand-mère ne parle plus qu’en écho et en interjection, ah bah ça, oui elle a faim. L’univers s’est rétréci à une fenêtre sur les pins, la mer au loin ; une fenêtre qui fait défiler le bruyant du monde, jusqu’à ce qu’on ne l’entende plus ou qu’un soignant éteigne la télévision ; deux canevas encadrés, apportés avec quelques meubles de chez elle. J’aime la dame à la licorne, surtout, pour son défaut de broderie, un fil couleur peau ayant été utilisé pour l’espace censément libre entre la cuisse et le mollet à l’arrière du genou, devenu palmé. Le tableau brodé trônait au-dessus de la lourde bonbonnière de pastilles Vichy, et si je devais récupérer des objets d’elle, ce serait ceux-là. Est-ce l’enterrer qu’avoir cette pensée ? La trahir que de me demander immédiatement après ce que j’en ferais, de ces objets encombrants dans un intérieur autre que le sien ? Elle est là, sa main dans la mienne, et c’est tout ce qui compte, je crois. J’ai laissé partir l’ancienne image d’elle la dernière fois où nous sommes venues en famille en trombe parce qu’elle faisait un syndrome de glissement ; elle se laissait mourir, en terme de non-soignants, et j’ai laissé mourir en même temps l’image de mon arrière-grand-mère dans la force de sa vieillesse, qui prenait sa voiture tous les matins pour sa baignade quotidienne, clouait à une main des planches trop lourdes pour ma mère, plongeait dans le congélateur pour sortir les cônes menthe ou pistache, on ne sait pas, c’est vert, et s’arsouillait gaiement avec son amie, une gamine de 75 ans, 15 ans de mois qu’elle. J’ai laissé mourir cette image qui me renvoyait par contraste celle de la déchéance, et maintenant, il n’y a plus qu’une vieille dame dont je suis heureuse de tenir la main.

Nous restons autour d’elle lorsqu’elle attaque son plateau repas, et je ne sais pas si nous recréons ainsi la convivialité d’un repas, que l’on ne partage pas, ou si nous l’humilions à la regarder en mettre autant à côté que dans sa bouche (le soignant lui a demandé : elle veut manger par elle-même). L’appétit ne lui manque pas ; il faudrait voir à ne pas lui chourer son pti Filou à l’abricot, qu’elle protège de la main en mangeant sa soupe épaisse comme une purée. À plusieurs reprises, ma mère lui prend la cuillère des mains pour rassembler le reste de nourriture ou enlever un peu de celle qui s’accumule dans la serviette nouée autour du cou ; c’est autant pour mettre fin à cette vision de dépendance qui l’horrifie, je crois, que par réel désir d’aider. Dans ce geste d’agacement passager et de tendresse infinie, je retrouve et prends conscience de la certitude que j’ai d’être aimée en même temps que de l’insatisfaction dont j’ai héritée, des choses et de moi, de ce que rien n’est jamais comme ça devrait être, comme j’ai l’idée que ça devrait être, c’est-à-dire comme je veux que ce soit.

C’est curieux comme un moment si court peut se dilater dans le souvenir et sa narration. Lorsque nous partons, ma grand-mère, ma mère et moi, mon arrière-grand-mère a le regard dans le vide, et je suis immensément reconnaissante au soignant qui prend le relai de la tendresse – cet absolu qui, pour une personne à la mémoire défaillante et au futur restreint, cesse d’exister à l’instant où cesse le contact physique des mots et des peaux.

Il faudrait être là ; or nous sommes toujours du côté des vivants, dans le déni et la vitalité, des glaces sur le port, sorbet cacao, glace noisette, brioche sicilienne ;
du côté de ma grand-mère, que l’on essaye d’encourager à prendre des moments à elle, pour s’aérer de la maladie de mon grand-père ;
du côté des vitrines que l’on regarde par habitude sans plus vraiment faire les boutiques, sauf pour cette robe rouge pas du tout vif, plissée et à petites fleurs jaunes, qui fait saillir l’image désirable de Mathilde Froustey dans mon dos nu (étroitesse, épaules, omoplates) mais que je remets sur son cintre car synthétique ;
du côté des bouteilles d’eau du robinet infusée de menthe, de la guirlande lumineuse éteinte qui fait cadran solaire sur la terrasse, des lectures entrecoupées de siestes évidentes pour passer les pics de chaleur sous ellipse, des doigts de pieds dont tombe un peu de sable quand j’essaye de les décoller les uns des autres, forçant l’éventail ;
du côté de la mer, des bains qui ravigotent ;
du côté du littoral, que l’on se met à explorer, après des années à venir là l’été, manière de réinsuffler un peu de nouveauté dans l’éternité ;
du côté des crépis rose et orange et ocre, qui me font soudain comprendre mon coup de foudre, ma reconnaissance de Rome : j’aurais dû le savoir, au fond ; cherche-t-on autre chose que son enfance tout au long de sa vie ?

Gloria (rings a) Bell

Gloria (Julianne Moore) et sa mère (Holland Taylor). La mère et la fille sont attablées, et se tiennent la main.

– La vie passe en un éclair, tu sais.
– Tu me le rappelles tous les dix ans, maman.

Après cinq rappels, Gloria a la cinquantaine ; elle est divorcée, grand-mère, et vire régulièrement de chez elle le chat des voisins.

Elle adore chanter dans sa voiture sur le chemin du boulot – ou tout autre chemin. Mais toujours des chansons d’amour. On n’y prête pas attention la première fois. On s’amuse juste de voir le personnage faire comme nous, chanter faux ou juste par-dessus la musique. La deuxième ou troisième fois, on se met à entendre les paroles, le chant ni faux ni juste : cathartique. Son histoire d’amour chaotique a commencé.

Au bar où elle va pour danser et faire des rencontres, Gloria tombe sur Arnold, qui tombe amoureux d’elle. Une histoire commence : il l’invite au restaurant, lui lit des poèmes, l’initie au tir de paintball dans son parc d’attraction. C’est agréable, il faut bien avouer, la compagnie, les bras autour de soi, la larme à l’œil d’émotion. Mais Arnold n’est pas très disponible : divorcé, certes, mais aliéné à ses deux filles qui l’appellent pour un oui ou pour un non – et leur mère, aussi. La première fois qu’Arnold disparaît sans prévenir, c’est lors d’un dîner de famille où l’ex-mari de Gloria est présent et, pompette, en rajoute sur leur histoire passée ; on peut comprendre. Mais cela se reproduit, dans des circonstances de moins en moins excusables.

À mesure que l’histoire prend l’eau, on se met à la voir avec tous ses rituels, ses tics méticuleux : le rendez-vous au restaurant, la lecture de poèmes amoureux, l’homme qui enlace la femme pour lui apprendre le bon geste, le voyage-en-amoureux. Et les chansons d’amour, encore et toujours, que Gloria est toujours seule à chanter dans sa voiture.

Gloria, en train de chanter dans sa voiture

Amour déçu, contrarié, espéré, loué… À la longue, cela devient étrange, ce thème unique et omniprésent dans les chansons ; presque malsain. Cela crée une attente qui n’est pas celle du personnage : Gloria est ouverte aux rencontres, certes, mais pas dans une recherche active (encore moins désespérée) de l’Amour. Quand bien même : on baigne tous dedans, dans cet amour posé comme condition sine qua non à l’épanouissement ou même pas, à l’évitement du désespoir. Or non seulement Arnold n’est pas l’homme qui l’en sauvera, mais il l’y entraîne avec lui ; il crée la situation de laquelle il lui faut se sauver.

Épiphanie radiophonique, les chansons d’amour sont remplacées par de la musique classique.

Gloria met Arnold en joue avec un fusil de paintball.

Comme chacun sait, la musique apaise les mœurs : Gloria sort le fusil de paintball de son coffre et repeint la baraque de l’amoureux transi devenu harceleur. Hé Arnold. Comme dit Mum, elle aussi tombée dernièrement sur un homme pas franchement stable dans sa tête, qui persiste à lui envoyer des messages indésirables : j’ai passé l’âge de me faire emmerder.

Si l’âge a un rôle symbolique à jouer dans cette histoire, ce n’est pas pour dire qu’on peut tomber amoureux passé cinquante ans (breaking news), mais pour signaler qu’il serait temps de remballer la camelote. Reprenez votre mythe de l’amour unilatéralement salvateur ; il est d’autant plus encombrant qu’on a passé l’âge – un âge décrété par cette même société au jeunisme étincelant, qui met en retraite anticipée votre collègue et amie, vous suspecte de chirurgie et, si chirurgie il n’y a pas, vous trouve encore bien pour votre âge. On ne cesse d’agiter devant Gloria et le spectre de la vieillesse et l’élixir de jouvence éternelle qu’est censé apporter, triomphalement, l’amour. Vous pouvez remballer votre lot, 2 mythes pour le prix d’un, le remède avec le mal : comment voulez-vous que qui que ce soit vous sauve du temps ou de vous-même ?

On se demande comment on va sortir de ce bourbier émotionnel et clore cette histoire pas joyeuse joyeuse, parce qu’après tout, Gloria n’a plus vingt ans, son amie collègue s’est faite virer, sa fille est partie vivre en Europe loin d’elle, son fils élève le sien sans la mère partie se chercher dans le désert, sans nouvelles ; la tendresse d’un amour n’était pas de refus. On fait quoi, alors, une fois qu’on s’est défoulé avec le fusil de paintball ? On se rappelle comme on peut qu’on est vivant.

Quand le monde explosera, j’espère que je serai en train de danser, dixit Gloria lors d’un double date.

Puisque les chansons et les films d’amour semblent avoir décrété que se retrouver seule à cinquante-soixante ans, c’est la fin du monde, Gloria les prend au mot et, au mariage de sa fille, se remet à danser. Seule. Pour elle-même.


Bulles de BD, 2019 #4

Bouche d’ombre, Lucie 1900, de Maud Begon et Carole Martinez

Lucie est encore une jeune héroïne rousse, mais je ne saurais m’en lasser : c’est mon archétype d’héroïne depuis que j’ai lu, enfant, la saga d’Anne et la maison aux pignons verts. Cette Lucie a des visions et, suivant la trace de l’élégante femme qui lui apparaît, nous entraîne en flashbacks dans les années 1900, entre exposition universelle et travaux des époux Curie. Le mélange de sciences et fantastique qui structure le récit me fera probablement chercher les autres tomes pour avoir le fin mot de l’histoire. J’avoue avoir d’abord choisi ce tome-ci en raison de la période : non seulement les toilettes de la Belle Époque valent le coup d’œil, mais le graphisme Art Nouveau se mêle merveilleusement bien au trait déjà délicieux de la dessinatrice – on retrouve les arabesques caractéristiques du mouvement jusque dans la forme des cases au sein d’une page… Forcément, c’était pour me plaire.

Quitter Paris – Vous en rêvez ? Je l’ai fait !, de Mademoiselle Caroline

Mademoiselle Caroline, Parisienne dans l’âme, déménage avec sa famille à la montagne, et nous offre le récit de son adaptation géographique… et culturelle. J’ai ri, mais j’ai trop ri de cela : moi, nous, versus les autres ; l’autodérision peine parfois à masquer la condescendance.

Si les saynètes avaient été distillées au jour le jour sur mon fil Instagram, ou publiées dans un hebdomadaire, j’aurais probablement ri vite fait sans arrière-pensée, ah oui, c’est bien croqué. Mais de les avaler comme ça les unes à la suite des autres, j’ai eu un mouvement de lassitude pour la culture des magazines féminins, qui sert de ressort humoristique (Personne dans ce bled pour admirer mes Marc Jacobs ?) ; et de dégoût pour moi-même, qui redouble par ce mépris celui, sous-jacent, des bobos parisiens envers les provinciaux. Ça m’a coupé l’envie de rire, même si j’ai continué à sourire de temps à autres, par habitude, parce que c’est bien croqué, dixit la pétasse parisienne que j’aimerais commencer à cesser d’être. À l’aune du mépris, le cultureux ne vaut guère mieux que la bouseux.

Les Reflets changeants, d’Aude Mermilliod

Sur la vignette, avec ses grandes lunettes rondes et ses cheveux courts, c’est Elsa. Elle ne me ressemble pas du tout, mais j’ai tout de suite accroché – à son personnage et à l’histoire sans intrigue, qui raconte tout ce qu’il y a à raconter dans les moments banals et leurs interstices.

Se croiseront, de manière plus ou moins éphémère, jetant les uns sur les autres des reflets qui changent la perception que l’on a d’eux : Émile, grand-père aux idées nauséabondes que l’auteur réussit à nous faire prendre en pitié plutôt qu’en grippe ; Jean, qui souhaiterait refaire sa vie loin de sa femme, mais ne peut se résoudre à abandonner leur petite fille – par amour plus encore que par devoir ; et Elsa, donc, la benjamine des trois, que sa pote essaye de caser avec un gars qui lui plairait bien si elle n’était déjà en couple… avec cet autre qu’on ne verra jamais, l’entrevue étant comme d’autres événements passée sous ellipse.

Il déverrouillait un à un mes tabous, il soulageait mes peurs. Enfin j’étais belle, j’étais femme… dans un semblant de sécurité.

J’avais soulagé mes anciennes peurs, mais mon couple en créait des toutes nouvelles.

C’est tout ce qu’il y a à en raconter. Pour le reste, il faut vivre-lire.

A. Rodin – Fugit amor, portrait intime, d’Eddy Simon et Joël Alessandra (le dessinateur d’Errance en mer rouge)

Cette biographie de Rodin s’articule autour de trois portraits de femmes qui l’ont accompagné : Rose, sa femme, qu’il n’épousera officiellement qu’à la fin de sa vie ; Camille Claudel, la muse, disciple et artiste que l’on sait ; et Claire Coudert, amante qui se distingue d’autres par son titre de duchesse et sa qualité de mécène américaine. Curieux choix, car cet angle n’est pas des plus flatteurs pour le sculpteur, et ne rend pas non plus à la femme de César ce qui lui appartient : à voir ces femmes n’exister que le temps de leur vie auprès du maître, être éclipsées (Rose par Camille ; Claire par Rose) ou disparaître (la fin tragique de Camille Claudel est résumée en quelques lignes), la passion des femmes de Rodin se met à sentir la misogynie. On ne sait bientôt plus si le compagnonnage de Rodin et Rose est une affaire de fidélité (par delà la dimension sexuelle) ou de commodité… Dans le doute, j’aurais bien faussé compagnie à Rodin pour suivre plutôt Camille Claudel ou Claire Coudert (j’ai d’ailleurs sans y penser choisi comme illustration une sculpture de Camille Claudel et non Rodin)(je crois que je suis mûre pour lire le roman de Claude Pujade-Renaud sur les « femmes de »).

Curieux choix vraiment que ce parti-pris narratif, qui semble adopter le point due vue du maître sur sa muse sans l’interroger. La lecture vaudra ainsi davantage par son aspect esthétique : la transparence des aquarelles de Joël Alessandra confère un relief inattendu aux sculptures… et fait sentir la sensualité qui faisait défaut dans le récit de la vie privée de l’artiste.

Einstein, de Corinne Maier et Anne Simon

Chouette biographie d’Einstein que cette bande-dessinée à la première personne omnisciente, où la parole est donnée au personnage de légende plutôt qu’à l’enfant puis à l’homme qui ne savait pas encore où sa curiosité l’entrainerait. Sa vie personnelle se découvre en une mosaïque de petites cases carrées, tandis que ses découvertes scientifiques sont résumées à grands traits dans des double pages moins formelles.

Au passage, j’ai découvert l’abandon peu glorieux de sa première femme (scientifique, qui l’aidait dans ses recherches) pour une seconde, plus commode (avec des enfants qui n’étaient plus les siens). Comme quoi, on peut avoir des années-lumières d’avance sur son époque, et en rester l’héritier…

"Elsa n'était pas une lumière, mais elle était … confortable. Une grande qualité pour une femme."

Voilà, voilà :

Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu'un atome. Je m'en suis aperçu par la suite.

Les Sentiments du prince Charles, de Liv Strömquist

Quand je fourrage dans le bac de bandes-dessinées, à la bibliothèque, il m’arrive d’en attraper une parce que la couverture m’attire, et de la reposer avec une grimace après l’avoir rapidement feuilletée : le dessin, vulgaire ou agressif, me répugne. J’aurais fait la même chose avec Les Sentiments du prince Charles, si JoPrincesse ne me l’avait pas prêtée, en insistant pour que je la lise. Alors je l’ai lue, comme on avale un médicament au goût infect : vite et en grimaçant.

Le dessin n’est pas seul en cause : faisant feu de tout bois, mélangeant les exemples les plus divers dans un boulgi boulga explosif, Liv Strömquist décortique les constructions sociales et historiques que sont le couple et l’amour avec une ironie si systématique que je ne perçois plus que comme cynisme et rancœur ce qui se veut probablement une colère galvanisante (JoPrincesse m’a confirmé l’avoir reçue ainsi). De voir que, quoi que nous fassions, on se fera couillonner par les représentations qui nous façonnent, me déprime assez comme cela pour ne pas avoir à essuyer une tempête de colère.

J’imagine que les études sur lesquelles s’appuie la dessinatrice me conviendraient mieux ; d’expérience, je sais qu’un exposé dépassionné me permet d’aborder plus sereinement des sujets anxiogènes (j’en avais fait l’expérience dans un tout autre domaine avec le roman graphique Saison brune sur le réchauffement climatique : l’explication des mécanismes a quelque chose d’apaisant, même si c’est pour conclure qu’on va tous crever). Pas certaine d’en avoir envie, cependant, même si je sens que ça (me) travaille en sourdine – en témoigne le sourire jaune que j’ai eu en re-croisant le cas de Mileva Maric et Albert Einstein dans la BD biographique de ce dernier.

Let’s dance

D’après son affiche et malgré l’arabesque canon de la danseuse, Let’s dance devait être un film à pop-corn. Ou si, comme moi, vous n’en mangez pas au cinéma, un navet à assaisonner-assassiner de rires.

Et j’ai ri. Le fou rire m’a notamment pris lorsqu’un champ-contrechamp balance sur la scène de Garnier une production de l’Est qui n’y a jamais mis les pieds, une captation de qualité si médiocre qu’on a limite l’impression de voir les rayures d’un écran cathodique. J’ai aussi manqué de rire à la première battle du film, en me demandant si je n’avais pas surestimé ma capacité de résistance au kitsch : la démonstration de hip-hop est filmée comme un combat de manga, avec des ralentis dans les airs et l’ajout de bruitages pour donner plus de poids aux réceptions.

Cela étant posé, la captation du ballet d’Ukraine a probablement été choisie pour des raisons de budget, et j’ai peut-être moins surestimé ma capacité de résistance au kitsch que sous-estimé l’humour du réalisateur. Parce que j’ai continué à me marrer – au premier degré : avant d’être une historiette d’amour mélo-kitschoune, Let’s dance est une comédie. Je ne me suis pas remise de la scène de ménage en caleçon (génial Medhi Kerkouche sous le regard de Guillaume de Toncquédec, figure de Fais pas si, fais pas ça) ; Mats Ek n’a plus le monopole de l’aspirateur.

Surtout, pour une fois, ce sont de vrais danseurs. Les danseurs de hip-hop savent bouger, les danseuses classiques ont de la bouteille et du cou-de-pied (Alexia Giordano, beauté aux paupières baroques, sort du CNSM). Certes, l’héroïne passe une audition pour l’ABT en tutu sans s’échauffer dans un appartement du XVIe, mais elle danse aussi la variation de Don Quichotte (version Noureev !) en baskets sur les quais de scène – demande du prof de hip-hop qui se fait conspuer par une autre danseuse : danser ça sur du béton est mauvais pour les articulations.

Alexia Giordana, l’éventail de Kitri à la main, face à Rayane Bensetti

Pink Lady me fait aussi remarquer que la sortie à l’opéra, où le héros non initié se fait charrier pour avoir sorti le smoking, est criante de vérité sociologique (je suis toujours étonnée, et parfois un peu honteuse, de ce que je ne remarque pas, et qui frappent d’autres si fort). Sans compter que les clichés sont là aussi nuancés : la miss classique n’est pas si bourge qu’il y paraît, ni notre héros d’origine si populaire (avec un prénom comme Joseph, on aurait pu s’en douter).

Bref, il y du réel dedans – suffisamment, en tous cas, pour que l’humour fasse passer les grosses ficelles narratives, qui deviennent indispensables au rire. Et mine de rien, c’est niais mais d’actualité : la nana ne plaque pas son audition pour rejoindre et sauver la battle du mec ; chacun sa route, chacun son chemin, passe le smack à ton voisin.

Voilà, j’avoue tout : au premier ou au second degré, j’ai kiffé. (Et je veux savoir où sont ces studios de danse trop canon ; même si je crains qu’ils aient été aménagés uniquement pour le film.)

Bulles de BD, 2019 #3

L’Obsolescence programmée de nos sentiments, de Zidrou & Aimée de Jongh

Le titre m’a attrapée, mais si obsolescence il y a dans ce récit, elle concerne les corps et non les sentiments – ou alors seulement en ce qu’on les imaginait synchronisés avec le vieillissement biologique. J’étais un peu déçue de ce thème manqué par la bande-dessinée, mais on y drague avec des métaphores filées à base de fromage coulant, alors ça va.

(Il y a aussi une belle histoire racontée sur un rameur : l’histoire du poisson rouge qui rêvait de voir l’océan. Il rêve de voir l’océan et, un jour, une tempête le propulse hors de l’eau jusque dans les branches d’un arbre sur la rive : qu’importe qu’il meurt ensuite, il a vu l’océan.)

Moi non plus, d’Émilie Plateau

Émilie Plateau fait le récit d’une rupture avec une économie de moyens qui instaure rapidement un climat d’intimité. On croirait l’entendre chuchotée.

Des bribes de conversation,

des phrases notées d’une écriture serrée comme le coeur,

deux silhouettes en conversation, un ami,

les saisons en arrière-plan lorsque le canapé le cède à la marche,

une couleur complémentaire du noir, vert turquoise, qui souligne ce qu’il y a à souligner,

une présence rêvée ou crainte, la nature, les réponses au téléphone…

Le processus de rupture amoureuse se déploie tout en sensibilité et pudeur – un processus rendu d’autant plus difficile qu’il s’agit d’une relation toxique, perverse-narcissique. La rupture est consommée lorsqu’on comprend que ce qu’on pensait la fin d’un amour n’en en réalité que le début d’une reconstruction de soi.

Ni Dieu ni maître : Auguste Blanqui, l’enfermé, de Locatelli Kournwsky & Le Roy

Blanqui était la running joke du cours d’histoire en prépa : à chaque période, on faisait un point pour savoir de quel côté des barreaux l’anarchiste se trouvait.

Le souvenir m’a fait sourire, j’ai embarqué la bande-dessinée qui l’avait fait ressurgir. J’en suis heureuse, car les auteurs réussissent à faire ressurgir le drame là où la répétition le tire vers la comédie. Sous le personnage rocambolesque et les rebondissements de sa vie, le récit fait affleurer autre chose : une forme de probité, de persévérance dans la droiture, et de douleur face à l’existence.

Les soulèvements manqués et les condamnations à répétition, ponctuées d’évasions, n’entament ni son espoir ni ses convictions. L’entêté qui prête à rire finit par forcer l’admiration, lorsqu’on décèle dans son acharnement la volonté d’absolu qui le meut. Cette volonté d’absolu le rend dangereux d’un point de vue politique (il veut que le pouvoir soit au peuple, quitte à priver ledit peuple du droit de vote le temps de l’éduquer), et fascinant d’un point de vue humain : c’est un peu la même ardeur que celle d’Ida dans le film de Pawel Pawlikowski, un même renoncement à la vie au nom de la vie même.

Léonard & Salaï, de Benjamin Lacombe et Paul Echegoyen

Joli biopic sur Léonard de Vinci que cette bande-dessinée, qui narre son histoire par le prisme de sa relation avec Salaï, son disciple et son amant. On est plongé dans la vie d’atelier, où chaque commande, on a tendance à l’oublier, est un travail collectif. Entre la nécessité de faire vivre son petit monde et les déménagements plus ou moins contrôlés, Léonard de Vinci ressemble au chef d’une troupe de baladins.

On est plongé dans une époque, aussi, des villes, des décors, magnifiés par des dessins et des angles de vue magnifiques. On sent que l’esthétique a été soignée à la mesure de son sujet, et toujours stylisée. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, la couleur est réservée aux peintures de Leonard de Vinci (aux dessins dans le dessin) ; les personnages, la ville, tout ce qui vit dans le récit s’anime en noir et blanc – ou bien plutôt : en clair-obscur. Avec leurs paupières toutes rondes, très marquées, les visages semblent sculptés à l’instant dans la cire. Ils en deviennent vivants au-delà de toute couleur, si bien qu’au final, le travail sur les expressions m’a davantage ravie que le récit biographique. Je n’en essayerai pas moins de mettre la main sur le second tome.