Giselle au cinéma

Olga Smirnova et Artemy Belyakov

Grâce aux Balletomanes Anonymes, j’ai gagné deux places pour voir la Giselle de Ratmansky dansée par le Bolchoï et retransmise par Pathé Live. J’ai proposé à ma grand-mère de venir avec moi : Giselle est le tout premier ballet que j’ai vu, avec elle, à Garnier. Peut-être pour cette raison est-ce un ballet que j’aime particulièrement.

Pendant le premier acte, pourtant, je me dit que l’histoire est bien désuète, mi-mièvre mi-macho. On ne sait jamais trop quoi faire d’Albrecht qui omet de se présenter comme prince fiancé pour séduire la jeune paysanne : menteur ? séducteur ? amoureux ? inconscient ? Artemy Belyakov (le physique de l’emploi) prend le parti de la dissonance cognitive : lorsque la cour arrive et que sa promise menace de révéler sa véritable identité, il met le doigt sur sa bouche, comme si prince, mariage, tout cela était une farce et que, d’un chut, il pouvait tous les maintenir à distance de son amour d’adolescent pour Giselle . Il n’empêche : lorsque Bathilde, sa fiancée, marche d’un pas décidé vers lui, on a l’impression qu’elle va lui en colle une, en mère ou en fiancée, ça suffit les conneries. Bathilde partit avec Giselle vivre une vie saphique au château, elles vécurent heureuses sans maris ni enfants, fin du ballet. Le problème de cette fin alternative, c’est qu’elle supprime le second acte, qui légitime a posteriori le premier : la tromperie, les danses paysannes, la terre, tout cela n’a d’intérêt que par le contraste qu’il offre au second acte, resplendissant de pardon et d’esprit(s) – l’au-delà a besoin d’un deçà.

La spontanéité de ma réaction très XXIe siècle m’a fait prendre conscience d’à quel point la démarche de Ratmansky est pertinente. Plutôt que de chercher à moderniser le ballet, il plonge vers ses origines et le revitalise à la source. Il y a une part de reconstruction dans l’exercice, mais ce n’est pas le maître-mot : la lettre compte moins que l’esprit, et déchiffrer les archives lui est surtout utile pour s’inspirer, comprendre, piocher, agencer – du moins est-ce ce que je ressens comme spectatrice. La sensibilité de Ratmansky m’est plus intelligible que celle de Pierre Lacotte, par exemple, qui a avant lui entrepris semblable travail.

On peut jouer au jeu des 7 erreurs, relever plus ou moins méthodologiquement ce qui diffère de la tradition établie par altérations successives : la pantomime qui désigne les Willis par leurs ailes ou la diagonale de Giselle au premier acte ; les Willis en croix ; la tombe qui fonctionne comme un sanctuaire à chat perché, avec sa croix qui repousse les Willis comme l’ail les vampires, bras devant le visage pour s’en protéger ; ou encore ce passage musical bizarrement guilleret inséré au second acte… On peut aussi laisser tout cela coaguler pour que, sans blessure, le sang circule, et dieu alors que c’est vivant ! Le diagonale de Giselle me surprend au premier acte*, parce qu’elle diffère, oui, mais surtout parce qu’elle me prend de vitesse : quoi, cette longue liane lyrique, cette Willis qu’on voit venir dès le premier acte, est aussi capable d’une telle vitesse, d’une telle accélération ? Le souffle se coupe, la folie du personnage qui tourbillonnera au second acte se fait sentir – le vent annonciateur de la tempête.

J’avais beaucoup entendu parler d’Olga Smirnova, mais n’avais jamais compris l’intrérêt qu’elle pouvait susciter des quelques extraits que j’avais vus. Là, de la suivre pendant un ballet entier, c’est différent. Bientôt moi aussi je suis prise à sa beauté singulière, étrange, un peu dérangeante avec ses beaux yeux si éloignés l’un de l’autre, où l’on veut bien voir luire la folie latente de son personnage. Sa danse n’est plus une question de lignes mais d’articulations : son cou à lui seul provoque l’émotion. Qu’elle avance le menton précautionneusement et c’est une biche, un petit animal sauvage, une adolescente émue de désir et une madone tout à la fois – vulnérable, mais pas fragile. Mais vulnérable : un organe qui palpite entre les mains amoureuses du chirurgien lors d’une opération à coeur ouvert, le même coeur qu’on devine sous une peau diaphane, le visage d’une mariée à peine visible sous son voile, et le regret qui se dessine derrière le linceul.

Au second acte, la nuque se coule dans la gestuelle des Willis ; c’est le pied qui prend le relai en se faisant caresse sensuelle – et non pas le pied mais la cheville et la pointe, ce bout de pied qui n’existe que par la magie d’une demi-pointe, laquelle n’est pas ici escamotée comme transition vite fait vers une pointe plus illustre, mais exhibée au contraire : c’est de là que nait tout à la fois le moelleux et la vivacité de la pointe, maniée avec une infinie délicatesse parce que tranchante. Et c’est d’une beauté… Les petits ronds de jambe à la seconde en particulier m’enchantent ; j’ai l’impression de les découvrir : ceux sautés sur pointe au premier acte (sans alterner avec des attitudes) préparaient donc à voir ceux du second, presque davantage soulevés que sautés, battements d’aile de colibri, véritables palpitations qui font soupirer le tulle vaporeux…

Je me laisse complètement envoûter par ce corps délié, jusqu’à me laisser prendre de surprise quand il se met à voler et traverse la scène, porté au vu et au su de tous par Albrecht, mais volant pourtant et entraînant le porteur avec lui. Je suis happée et ne songe pas, sur le moment, à me préoccuper de thématiques telles que le sacrifice, le pardon, et cherche encore moins à savoir s’ils sont davantage chrétiens ou romantiques. Des jours plus tard, seulement, je comprends pourquoi tout le monde fait un foin de la disparition de Giselle, non pas dans sa tombe mais dans un parterre d’herbes et de fleurs. Je n’avais pas compris sur le moment que le remords, l’amour et le pardon dispensaient Giselle d’errer dans les limbes de la vengeance ; Albrecht ne la ramène pas à la vie, du moins lui épargne-t-il du cette demi-mort. Évaporation du spectre. Je ne l’avais pas compris sur le moment : la compréhension intellectuellement articulée était superflue, tant l’intelligence était à même les corps, articulée dans les corps sans avoir besoin de l’être en mots.

C’était un dimanche. Le lendemain, à la barre, je me suis spontanément concentrée sur mes sensations, sur le détail du mouvement, sans pour une fois m’obnubiler sur sa force ou son amplitude : Olga Smirnova et Alexeï Ratmansky m’avaient rappelé qu’une arabesque à 45° pouvait être d’une poésie folle. Alors que j’essayais tant bien que mal de suivre un exercice de fondus et relevés plein de détournés, plus occupée à essayer de ne pas faire n’importe quoi qu’à y mettre « de l’artistique », le professeur m’a complimentée en passant à côté de moi. À se faire régulièrement, donc : une petite cure d’Olga Smirnova.


* Même surprise-excitation que lorsque Natalia Osipova s’était lancée dans un manège à la place des fouettés dans Le Lac des cygnes. Il m’a fallu regarder la diagonale trois ou quatre fois de suite, plus tard, pour commencer à entrevoir comment elle était structurée et comprendre l’effet qu’elle produisait…

Amusement à l’entracte : parmi les Willis qui marquent sur le plateau, je reconnais une jeune danseuse que je suis sur Instagram.

Bulles de BD, 2019 #10

Un petit goût de noisette 2 – et de fruits rouges, de Vanyda

Suite et variation d’Un petit goût de noisette. J’aime toujours autant. La sensibilité aux relations-sans-noms, aux spectres qui surgissent dans le continuum bien plus varié de ce que l’on borne par amitié-amour-couple-plan cul ; les regards, les attentions ; et ce qui n’advient pas comme ayant autant d’importance que ce qui est, sera ou a été.

Le jour où le bus est reparti sans elle, de Baka, Marko, Cosson

Une jeune femme un peu anxieuse part pour un stage de méditation et, à un arrêt, le groupe repart sans elle : commence alors une jolie illustration de ce que l’on peut attendre de la méditation, en-deçà au-delà de la hype bobo-bio associée, qui peut continuer à nous faire passer à côté de la vie tout simple, tout bête, toute belle, ses rencontres improbables, hérissons dans le soleil matinal et poêlées de légumes qu’on se découvre savoir cuisiner. Pas de révélation, donc, mais plein de jolies paraboles pour nous enjoindre à ne pas en attendre et seulement vivre dès à présent. Cela se lit comme on reçoit un rayon de soleil hivernal sur la joue.

(Mention spéciale pour la séance où notre héroïne s’entraîne à ne penser à rien : lorsque le calme commence enfin à s’installer, une forme émerge dans son esprit, triangulaire… qui n’est autre qu’un profond désir de croissant aux amandes XD).

Harry est fou, de Rabaté

Mignon, sans prétention, un peu téléphoné. Cela ne me donne pas forcément envie de lire l’œuvre de Dick King-Smith, dont la bande-dessinée est adaptée.

Comment je me suis fait plaquer… et autres histoires d’amour extras et ordinaires

Déçue par ce recueil de nouvelles dessinées, je préfère n’en retenir que la parenthèse nocturne de l’Éros de Keussel et la jolie parabole Ja-loup de Lucile Gomez (dont j’aime décidément les envolées poético-humoristiques sinueuses).

Ma vie d’artiste, de mademoiselle Caroline

De la vocation aux coulisses peu reluisantes du métier, cette bande-dessinée retrace le parcours d’illustratrice de l’auteure. L’ironie systématiquement dégainée contre l’amertume ne la masque qu’à demie, et la fatigue finit à son tour par gagner le lecteur – un parcours de lecture au final assez similaire à celui Quitter Paris.

La trouvaille vraiment sympathique de l’album consiste dans les différents styles adoptés par l’illustratrice pour rendre compte des différentes périodes de son parcours, depuis le crayonné en noir et blanc, puis crayons de couleurs de l’enfance, jusqu’aux aplats monochromes numériques de sa pratique actuelle, en passant par le dessin sur fond noir, présenté comme un tic d’étudiante en art, le dessin vectoriel pratiqué un temps sous un autre pseudo, et l’aquarelle d’une certaine maturité – choix auquel je me serais bien arrêté pour sa délicatesse, avant que cela ne devienne un peu criard.

Olympia, de Vivès, Ruppert & Mulot

Mission impossible, deuxième opus, pour le bad girls band de La Grande Odalisque. C’est toujours de l’action grand guignolesque, avec des nanas badass et un sens de la répartie casual-killer que Tom Cruise et Bruce Willis réunis jalouseraient : oubliable et plaisant, parfaitement.

Ciné d’août, 2019

Parasite, de Bong Joon-ho

Dix petits nègres coréen et bouffon, Parasite passe de la farce potache à l’escroquerie au jeu de massacre dans une parfaite continuité, un monde sans couture aussi lisse que la maison d’architecte dans laquelle se déroule ce quasi huis-clos. Je craignais d’avoir peur ; j’ai plutôt ri (même si je me suis recroquevillée une ou deux fois sur mon siège pour faire bonne mesure et ne pas attraper la manche d’Ethylist).

Avant la séance, essayant de trouver dans la salle vide deux sièges contigus qui ne grincent pas : « Mais c’est toi qui les fais couiner. »

Les Faussaires de Manhattan (Can you ever forget me?), de Marielle Heller

La faussaire, c’est Lee Isreal, auteure (réelle) mal en point qui se met à enrichir la correspondance de romanciers célèbres de lettres de son cru : les bibliophiles n’y voient que du feu ; elle peut à nouveau payer son loyer de sa plume, aux dépends assez délectables d’une communauté qui ne l’a jamais vraiment lue. Alcoolique et mal-aimable, notre anti-héroïne a pour seul ami un dandy vieux fou vieille folle, lui aussi alcoolique : un parfait acolyte. Leur tandem est parfait, tout comme le film, un bon petit kiff qui mine de rien fait beaucoup de bien à se concentrer avec moult rides sur autre chose que la séduction, le pouvoir, la gloire ou la beauté.

So long, my son, de Wang Xiaoshuai

La bande-annonce avait quelque chose des Éternels : rien d’autre qu’une fresque chinoise, en réalité, mais cela a suffi pour implanter en moi un a priori positif. Puis j’ai lu chez Palpatine que c’était fort réussi « pour ceux qui aiment prendre le temps des sentiments », alors je suis allée m’enfermer trois heures juste avant de partir pour rejoindre ma grand-mère dans ses premiers jours de veuvage. Ce sont moins les sentiments qui infusent que les non-dits, mais il y a de ça, de ces solidarités mystérieuses, évidences rentrées et persévérances au long cours qui nimbent de beauté ceux qui les endurent. On pourrait jeter tout un tas de mots à la tête du film, résilience, identité, trahison, pardon, amour, culpabilité, absence et deuil qu’on n’en aurait rien dit – même si cela réactivera probablement des émotions diffuses chez ceux qui ont pris le temps de le vivre dans une salle.

Trois heures, c’est à la fois très long et très court pour narrer trois décennies et deux familles, intriquées depuis la naissance simultanée de leurs fils. Je ne suis pas bien sûre duquel meurt au début du film, ou plutôt, je vois bien quel enfant mais je ne suis plus sûre de quelle famille, et le film n’aide pas : les scènes se succèdent sans que les retours en arrière ou les ellipses temporelles soient signalés comme tels. Le scénario joue en outre de la confusion sur l’identité de l’enfant devenu grand : est-ce le même qu’on a vu enfant – auquel cas c’est l’autre famille qui a vécu le deuil, et celle-ci ne souffre pas de l’absence mais de culpabilité ? Ou est-ce un enfant adopté, voire l’autre enfant échangé ? « Ce n’est pas notre Xingxings » : les parents ne reconnaissent-ils plus l’enfant qu’ils ont éduqué ou n’est-ce vraiment pas leur enfant biologique ? J’aurais aimé appuyer sur pause et rembobiner jusqu’à la scène qui aurait dissipé une partie de mes interrogations : revoir quel couple, à l’hôpital, s’évanouissait flou à l’arrière-plan sur la mort de leur enfant ; quel couple, au premier plan, s’arrêtait à distance du chagrin de leurs voisins. Évidemment, c’était impossible : j’ai bien mis la moitié du film (soit une heure et demie, tout de même) avant d’arrêter mon interprétation, définitivement confirmée dans le dernier tiers. La lenteur des plans, soudain vidés des mille hypothèses contradictoires testées à toute allure en essayant de ne louper aucun nouvel élément (et en revoyant tout à chaque instant à la lumière de celui-ci), la lenteur s’est alors mise à surgir comme telle, et il m’a fallu un temps de réadaptation : poursuivre était-il vraiment nécessaire ? On se rend compte à la fin que ça l’était : il fallait boucler la boucle, revenir à l’origine des cheveux blancs, pour que le destin se referme et que la vie se rouvre aux possibles, à une continuité qui ne soit plus simplement endurance. Sourire enfin : « après tout, on a encore peur de mourir ». Encore quelque chose à vivre.

Je promets d’être sage, de Ronan Le Page

Après les faussaires de Manhattan, voici les faussaires du musée de Dijon. Le drame l’a entièrement cédé à la comédie, et l’on s’amuse ce qu’il faut en compagnie de Léa Drucker (j’aime beaucoup la palette expressive de son visage) et Pio Marmaï (abonné à la même partition que Hugh Grant, dont il constituerait un équivalent latin : le mec perpétuellement étonné qui s’en prend conséquemment plein la tronche ; loose ou bonheur incongru, tout lui tombe toujours dessus, et ça patauge, pour notre plus grand plaisir)(ou presque, mon plus grand plaisir restant attaché au charme britannique).

Après les faussaires de Manhattan, voici les faussaires du musée de Dijon. Le drame l’a entièrement cédé à la comédie, et l’on s’amuse ce qu’il faut en compagnie de Léa Drucker (j’aime beaucoup la palette expressive de son visage) et Pio Marmaï (abonné à la même partition que Hugh Grant, dont il constituerait un équivalent latin : le mec perpétuellement étonné qui s’en prend conséquemment plein la tronche ; loose ou bonheur incongru, tout lui tombe toujours dessus, et ça patauge, pour notre plus grand plaisir)(ou presque, mon plus grand plaisir restant attaché au charme britannique).

La Vie scolaire, de Grand Corps malade et Mehdi Idir

Oh la blessure… s’exclament élèves comme profs lorsqu’une remarque atteint de plein fouet l’un de leur pair – manifestement l’équivalent de « cassé » pour la génération post-Brice de Nice : le parler jeune vieillit vite. Grand Corps Malade et Medhi Idir sont manifestement sans âge : ça vanne jeune et juste, sans que ça se veuille jeune et que ça fasse vieux ; mieux encore : la vanne vaut répartie. Le mélange des niveaux de langue est formel, le monde des adultes se reflète dans celui des ados dont ils ont la charge ; tout le monde en prend pour son grade – à un rythme tel qu’on n’a plus le temps de compter les doigts de nez ou d’honneur au politiquement correct. Le casting dépote, à la mesure des répliques. Après Les Patients, La Vie scolaire confirme le tandem Grand Corps Malade et Medhi Idir comme excellents réalisateurs de comédies sarcastiques, option vanne-slam.

Mention spéciale pour le générique, qui fait défiler les noms en chair et en os, en vignettes animées façon photos de classe : on retrouve les acteurs, évidemment, mais aussi les équipes techniques, des électriciens aux post-productrices (avec leur banderole « On verra ça en post-prod » parce qu’il n’est jamais trop tard pour vanner).

Fjords norvégiens

Tache de Rorschach au Lustrafjorden, bras du Sognefjord

Un bras d’eau encadré de montagnes : un fjord. C’est l’idée vague que j’en avais, sans soupçonner que l’érosion d’une montagne par un glacier peut donner à la mer des paysages assez divers dans lesquels s’insérer lors de la montée des eaux. Il y a les montagnes telles qu’on les connaît, un sommet, des pans, parfois des névés, mais aussi des flans plus abrupts, plus proches de falaises, la roche à nue, d’autres au contraire comme tapissés de mousse verte, et des souvenirs de montagnes devenues des collines, avec de l’herbe si verte si tendre qu’on dirait du gazon, des maisons proprettes, des vergers, des cultures, la Suisse supplantant alors l’Écosse comme référentiel vallonné.

Et parfois, c’est carrément la Méditerranée (oui, l’eau est turquoise, oui, c’est un fjord)

À force de les longer et de les traverser, à force de confondre puis d’identifier les bras principaux des secondaires, les paysages traversés se sont mis à coaguler et à se singulariser : on a compris le pourquoi des fjords au pluriel, on a commencé à voir ce qui unifiait les métamorphoses subtiles opérant sur des kilomètres, jusqu’à déboucher sur un paysage d’une toute autre atmosphère, qui légitime un autre nom. On le découvre en écartant les doigts sur les cartes de Waze, un quelque-chose-fjord, le plus souvent un préfixe que je n’ai même pas croisé dans le guide, ou pas mémorisé. Ce sont des flans moins enchevêtrés, une eau turquoise, des brumes de sapins, des roches de lichens ou encore des rives plus écartées jusqu’à donner l’illusion d’un lac – il y en a aussi, qui grignotent les terres de partout, jusqu’à ce qu’on ne sache plus lequel, de la terre ou de l’eau, est le référent, et si l’on doit parler d’île, de presqu’île, de lac, de rivière ou de mer – on dépose vite son vocabulaire au pied des éléments. Souvent, pourtant, c’est encore un fjord, souvent le même qu’on longeait depuis un moment, sous un autre nom, comme ces routes qu’on ne voit pas changer de dénomination parce qu’elles sont dans l’exact prolongement l’une de l’autre, le carrefour toponymique passant pour un croisement mineur.

Carte des fjords que nous avons visités, avec nos principaux arrêts. Les fjords principaux sont en capitales, et les bras secondaires en minuscules.

Il a fallu que je recrée une carte à mon retour pour que les bras se raccordent et se ramifient : le si célèbre Geiranger n’est pas le tout d’un fjord comme je le croyais, mais seulement l’un de ses bras, quelques kilomètres sélectionnés par l’Unesco comme un échantillon par des scientifiques – la partie pour le tout, qui s’en trouve occulté : le Storfjord, pour ne pas le nommer. Par une similaire métonymie patrimoniale, je n’ai pas compris que nous passions à côté de l’autre fjord classé : le Nærøyfjord, tout près de l’Aurlandsfjord que nous avons visité sous toutes les coutures. Je m’en suis voulue d’avoir loupé le bras à valeur d’exemplum, d’autant que le Sognefjord (de son nom principal, auquel se raccordent Aurlandsfjord et Nærøyfjord) s’est rétrospectivement imposé comme notre fjord favori, à Mum et moi.

Geiranger,
le fjord qui a la plus grosse

Nous nous le sommes avoué à demi-mots, avec moult précautions d’abord, puis avec de plus en plus d’aplomb jusqu’à le fanfaronner en snobs provocatrices, sûres de leurs goûts : le Geiranger, prétendument roi des fjords, s’est retrouvé en bas de notre top 3 (sur 3). Certes, il a des dimensions imposantes, mais c’est un peu comme le mec qui a la plus grosse et tient à le faire savoir : pas hyper emballant. Les montagnes massives qui encadrent l’eau sombre sont trop touffues, trop vertes, d’un vert bouteille qui suinte l’humidité, une moiteur froide, envahissante comme de la mousse.

Geirangerfjord vu du dessus
Geirangerfjord, vu d’Ørnesvingen

Les chutes d’eau qui rythment l’excursion en bateau sont impressionnantes, mais à ce stade du voyage, nous nous y sommes presque habituées : on les perçoit de moins en moins comme des cascades, rares, identifiables ; on les oublie dans le ruissellement continue des glaciers qui doivent bien trouver à s’épancher ici et là, de tous côtés – il faut voir les touristes que nous sommes isoler ou rassembler les fils d’eau à plusieurs reprises pour essayer d’arriver à sept, et retrouver l’appellation des Sept sœurs, comme on relie les étoiles pour retrouver les constellations canoniques, quand notre imaginaire les auraient volontiers reliées en d’autres dessins.

Le Geiranger doit déployer des trésors de brume pour apparaître en majesté. C’est ainsi que je lui trouve du panache, avec un nuage de brume bas qui tarde à disparaître au virage, un Magritte au coin de la rue, touche d’humour et de poésie. La grandiloquence ainsi évacuée, la brume accrochée aux crêtes peut faire son œuvre et découvrir ce qui, seul, s’impose sans mystère. Le double effet d’escamotage et dévoilement joue beaucoup dans l’appréciation des fjords, me suis-je aperçue. À ce jeu-là, le Geiranger n’est pas hyper bien loti, car les montagnes font bloc et n’opposent que peu de résistance à la curiosité. Contrairement à d’autres fjords, il n’y a pas pléthore de virages au coin desquels les nuages peuvent tourner ; nous avons eu de la chance que notre hôtel donne sur le premier et l’un des rares d’envergure.

Nous avons eu beaucoup de chance d’une manière générale ; le kairos était avec nous (ou la paresse, qui nous faisait débuter les visites à l’heure où les cars s’arrêtaient pour déjeuner) : à Bergen puis à Borgund, les groupes sont arrivés alors que nous nous éloignions de l’église en bois debout ; à Ulvik, nous avons découvert le matin de notre départ un paquebot là où nous avions fait seules du pédalo ; au moment de quitter Geiranger, la brume s’est transformée en brouillard et a avalé le fjord que nous avions visité, dégagé, la veille ; ainsi de suite, souvent, de la pluie et des giboulées de touristes. Il n’y a que la route des trolls qui a été en partie mangée par le brouillard ; il a fallu descendre sous le couvercle nuageux et découvrir la vallée dessinée par les pans-toboggans des montagnes pour imaginer le panorama qu’offrait le point de vue d’où l’on ne voyait rien, ponton que nous avons croisé sans nous y arrêter, suspendu dans le vide du paysage, entièrement comblé de coton comme un coussin nouvellement rembourré.

Hardanger,
le fjord qui se soustrait à l’image d’Épinal

En deuxième place de notre top 3, nous avons placé le Hardangerfjord que nous avons longé sur la partie nommée Eidfjorden. À certains endroits, il est bordé de montagnes, qu’il faut bien requalifier à d’autres de collines, parsemées de pelouses, habitations, moutons et vergers (nous n’avons pas trouvé de cidre malgré notre arrêt à une ferme fruitière bien peu pittoresque, recommandée par le guide). J’ai même noté quelques serres discrètes à Ulvik, alors que nous faisions du pédalo seules sur notre bras de fjord – un vieux rafiot lourd aux sièges mal moulés, qui ruine jambes et dos, mais magique en ce qu’il permet de prendre possession des lieux, au ras de l’eau : on réagence les rives et l’émerveillement attenant d’un coup de gouvernail, on rôde autour de la petite île mystérieuse peuplée de chèvres (et de nids d’oiseaux, apprend-t-on en rendant l’engin) et on rit d’essuyer ou d’avoir un grain, continuant à pédaler sous la pluie.

Depuis notre hôtel à Ulvik

La cible d’un jeu de fléchettes est suspendue dans l’une des salles communes de l’hôtel, de plain pied ou presque, les chambres réparties sur deux étages qui suivent la pente douce du terrain, desservies par un long corridor où j’entendrais presque les cavalcades d’enfants fantômes, forcément passés là pour des vacances de quelques jours, à faire du kayak, du VTT, du pédalo, du tir à l’arc, tandis que les parents envient le temps qu’ont pour eux les aînés, à contempler la vue entre deux chapitres ou mots croisés. Le balcon de notre chambre, qui comme les autres donne sur le fjord, répète à sa manière le syndrome du banc vide : vous ne vous y assiérez probablement jamais (si vous le faisiez, le charme disparaîtrait, il cesserait d’être un banc vide pour redevenir un banal soutien à votre séant) mais, du simple fait qu’il soit là et vide, vous vous mettez à rêver, l’envie vous prend de contempler les environs ou mieux encore, de vous absorber dans une lecture qui, en vous y soustrayant, les rendrait évidents, présents à chaque fois que vous relevez la tête, sans avoir à vérifier, à douter un seul moment de leur fidélité ou de votre présence. Le paysage cesserait d’en être un pour devenir environnement, et la question de comment voir et retenir s’évanouirait dans le vivre.

Il fait un peu frais pour s’attarder sur le balcon, mais je profite de la vue depuis mon lit d’une nuit, où je ne reste guère, me levant à tout instant pour voir mieux ou reprendre une photo car la lumière a encore un peu changé et c’est tellement beau, je ne tiens pas en place. Malgré ma frénésie, le paysage infuse lentement en moi, comme ont infusé les montagnes de Sapa, en novembre, lorsque Palpatine et moi avions coupé court à la visite disneylandisée du village pour nous poser à une terrasse à la vue imprenable, prise à tout instant par des brumes, des lumières différentes. J’avais parcouru le paysage à petites gorgées de gingembre brûlant jusqu’à ce qu’il devienne vivant – non pas comme une carte postale qui s’anime, mais comme une pièce dans laquelle on commencerait à vivre, identique et différente à chaque heure du jour. Je sais depuis que c’est l’une des plus belles manières d’accéder aux paysages, que c’est ainsi qu’ils cessent d’être des décors ; quand j’en ai le loisir, j’aime rester dans les parages jusqu’à percevoir une familiarité sous la singularité de chaque lumière. C’est ainsi que j’ai vu la lumière varier sur Ulvik, les montagnes lointaines masquées ou redonnées par le déplacement des nuages, le relief modulé par les rares rayons de soleil qui tombent comme sur d’heureux élus (pas un peuple, non, une parcelle : une ferme ou un pré, quelques maisons tout au plus), puis le crépuscule s’installer sans jamais permettre à la nuit de le déloger. Il reste là, en suspends, toute la nuit entre chien et loup ; après quelques ultimes photos, il faut se résoudre à tirer les rideaux et aller se coucher.

Ulvik de nuit- crépuscule (la prise de vue fonce la lumière)
On dirait presque les formes abstraites d’un lecteur de musique…

Depuis que j’ai pris à conscience à Yosemite qu’un paysage est essentiellement une carte postale, qu’on ne peut le constituer comme tel que depuis un point de vue qui nous le rend extérieur, je cherche à chacun de mes voyages à réduire l’écart entre le monde et moi. Je sais bien que la coïncidence totale est impossible, intenable plus d’un instant de vertige, mais j’ai compris depuis peu que cette quête de l’ici et là rejoue celle de l’ici et maintenant, que chercher à habiter un lieu et vivre dans l’instant présent sont une seule et même chose, envisagée depuis une perspective tantôt spatiale tantôt temporelle.

Pour vivre dans l’instant présent, il faut accepter à chaque instant que l’instant disparaisse et bascule dans un autre – l’accepter : pas seulement s’y résigner, mais le vouloir, accompagner voire anticiper légèrement le mouvement comme un danseur qui anticipe la musique d’une fraction de seconde pour donner le sens de l’allegro (je veux l’allégresse de l’allegro). De même, pour habiter un lieu, il faut accepter de le traverser, d’en faire varier les angles morts, l’occulter et le raviver par le mouvement – par la danse, pourquoi pas. La variation peut venir du mouvement immobile des heures ou des saisons sur un paysage (les lumières changeantes captées par Monet en de multiples tableaux sur une même meule de foin) ou bien de la multiplication des points de vue, le paysage s’appréciant alors diffracté (dans une perspective cubiste).

Spontanément, la méthode impressionniste m’attire davantage, mais je connais ma tendance volontiers obsessionnelle et j’aurais tôt fait de perdre le sens du passage dans la collection maniaque de chaque état présent anticipé comme passé. J’aurais tout intérêt à embrasser davantage la méthode cubiste, aussi peu naturelle soit-elle pour moi : je synthétise spontanément par accumulation et juxtaposition progressive, non par croisement et concaténation subite (je n’ai compris qu’à la fin de ma prépa que j’aurais eu tout intérêt à multiplier et croiser des lectures variées, plutôt que de ressasser mes cours jusqu’à l’écœurement du par cœur).

Laisser infuser les paysages est une belle expérience, mais ne saurait constituer le tout d’un voyage – il faudrait séjourner partout sans se déplacer nulle part. C’est là, lorsque la pause s’étire tant qu’elle risque de se transformer en paralysie, qu’il faut se faire cubiste (comme Rimbaud se faisait voyant) : multiplier et superposer les points de vue pour que l’enthousiasme de ce qui vient supplante le regret de ce qu’on laisse derrière soi ; traverser les paysages plus d’une fois, pour ne plus les traverser (comme on traverse un fantôme dans le monde d’Harry Potter) mais les parcourir, en trois dimensions et profondeur. C’est ainsi que surgit Aurlandsfjord, des perspectives croisées de Flåm, à la source, de Stegastein, spectaculaire point de vue en hauteur, et d’Undredral, dans les méandres.

Et quand les points de vue ne sont pas prévus, à nous de les créer, en jouant sur les moyens de locomotion et la vitesse de défilement :

  • randonner dans un mont près de Bergen (on voit peu mais on embrasse beaucoup, rendu présent au panorama par l’effort pour atteindre le point culminant) ;
  • faire du pédalo à Ulvik (on fait corps avec le bras du fjord, déroulant lentement les rives autour de nous) ;
  • prendre le train à Flåm (l’excitation de ce qui se découvre dans la vitesse compense ce quelle oblitère) ;
  • faire une excursion en bateau à Geiranger (les montagnes avancent, vitesse de croisière) ;
  • et rouler en voiture pour rallier tous ces lieux (je savoure mon avantage en tant que passager).
Bateau d’excursion à Geiranger

En Norvège, les trajets en voiture font partie intégrante du voyage. Je pensais que la conseillère de l’agence de voyage essayait de minimiser le temps que la route grignoterait sur les visites, sa place dans le planning, mais elle disait vrai : les trajets en voiture font partie du plaisir. De toutes les routes que l’on a empruntées, certaines étaient évidemment plus belles que d’autres, mais aucune n’était coupée du paysage comme les autoroutes que l’on enfouit parfois chez nous dans les terres, grandes diagonales dans le vide. En Norvège, si vous repérez une route droite sur la carte, c’est à coup sûr un tunnel, creusé dans la roche. À l’air libre, on sinue dans les montagnes, en montée, en lacet, en descente, en épingle à cheveux ; on contourne le relief ou on longe les fjords, tout au bord de l’eau (parfois au-dessus, terre-pleins étroits gagnés sur l’eau à en croire les cartes de Waze, leur bleu de part et d’autre de la route alors que nous sommes collés à la montagne). Avec ses tours et détours, la route met en scène le paysage, le dérobe pour mieux le représenter, dans une vision sans cesse renouvelée ; à chaque virage, il est encore là, à nouveau. Pour faire face à ce perpétuel surgissement, j’ai essayé les jurons (putain, c’est beau !) et les euphémismes (c’est pas dégueu par ici), mais à la longue, ce sont les antiphrases ironiques qui se sont imposées (encore un coin moche).

Mum a ralenti à chaque fois que c’était possible (plus souvent qu’on pourrait le croire), quand il n’y avait personne derrière nous ; et nous nous sommes arrêtées, très souvent au début, puis un peu moins : on avait un peu de route à faire, quand même, et on s’habituait. La beauté des paysages est peu à peu devenue le cadre normal de nos conversations, qui se sont remises à nous absorber, entre deux exclamations sur ce coin pas moche quand même putain que c’est beau. Les deux derniers jours, d’Ålesund à Bergen par la côte, nous nous sommes encore moins arrêtées parce qu’il y avait tout simplement moins d’endroits pour le faire : autant, à la naissance des fjords, les routes sont très bien aménagées, pleines de recoins (et de toilettes publiques gratuites !) où s’arrêter sans gêner la circulation, autant les aménagements sont rares près de la côte, moins visitée (ou alors par bateau). La nature y est toujours aussi belle pourtant, mais se voit ponctuée d’une certain nombre d’usines, de câbles et de centrales électriques – cause ou conséquence d’une circulation touristique concentrée à la source des fjords plutôt qu’à l’embouchure.

Le Sognefjord,
qui parle à nos petits cœurs

On le soupçonnait à l’aller ; on a eu confirmation au retour : notre fjord préféré, en première place de notre top 3, c’est le Sognefjord. Le Geirangerfjord est vert bouteille ; le Hardengerfjord, vert pomme-pelouse ; le Sognefjord, lui, est bleuté, de la couleur des lointains qui s’estompent dans les estampes.

Depuis Stegastein

Il est impressionnant mais semble paradoxalement à taille humaine : ses rives sont éloignées ce qu’il faut pour faire de l’effet (ce n’est pas un lac) sans étouffer (on ne s’y sent pas encastré comme à Geiranger). Surtout, ses montagnes s’étagent à l’horizontale, coulissent les unes derrière les autres comme des éléments de décor décalés pour créer un effet de profondeur ; il y a toujours un virage à prendre sur l’eau, un obstacle dans l’enfilade qui ravive la curiosité. Non seulement le Sognefjord a ce sens inné de la mise en scène, mais il dégage une sérénité à l’opposé de toute dramatisation ; le traverser en ferry fait croire un instant que la vie peut être un long fjord tranquille. Les lieux exaltent sans (trop) exciter, on y respire bellement, plus profondément.

Depuis Lavik

J’ai été heureuse de recroiser ce fjord au terme de notre voyage (à l’embouchure, cette fois). Pique-niquer devant son décor de carte postale, vivante néanmoins de ses bruits d’oiseau, fleurs et pins, a été un moment parfait – complètement improvisé : nous avions faim, le lieu était beau ; nous nous sommes garées à l’entrée d’une propriété privée et nous avons rouleauté des tranches de fromage installée sur les roches-muret.