Giselle au cinéma

Olga Smirnova et Artemy Belyakov

Grâce aux Balletomanes Anonymes, j’ai gagné deux places pour voir la Giselle de Ratmansky dansée par le Bolchoï et retransmise par Pathé Live. J’ai proposé à ma grand-mère de venir avec moi : Giselle est le tout premier ballet que j’ai vu, avec elle, à Garnier. Peut-être pour cette raison est-ce un ballet que j’aime particulièrement.

Pendant le premier acte, pourtant, je me dit que l’histoire est bien désuète, mi-mièvre mi-macho. On ne sait jamais trop quoi faire d’Albrecht qui omet de se présenter comme prince fiancé pour séduire la jeune paysanne : menteur ? séducteur ? amoureux ? inconscient ? Artemy Belyakov (le physique de l’emploi) prend le parti de la dissonance cognitive : lorsque la cour arrive et que sa promise menace de révéler sa véritable identité, il met le doigt sur sa bouche, comme si prince, mariage, tout cela était une farce et que, d’un chut, il pouvait tous les maintenir à distance de son amour d’adolescent pour Giselle . Il n’empêche : lorsque Bathilde, sa fiancée, marche d’un pas décidé vers lui, on a l’impression qu’elle va lui en colle une, en mère ou en fiancée, ça suffit les conneries. Bathilde partit avec Giselle vivre une vie saphique au château, elles vécurent heureuses sans maris ni enfants, fin du ballet. Le problème de cette fin alternative, c’est qu’elle supprime le second acte, qui légitime a posteriori le premier : la tromperie, les danses paysannes, la terre, tout cela n’a d’intérêt que par le contraste qu’il offre au second acte, resplendissant de pardon et d’esprit(s) – l’au-delà a besoin d’un deçà.

La spontanéité de ma réaction très XXIe siècle m’a fait prendre conscience d’à quel point la démarche de Ratmansky est pertinente. Plutôt que de chercher à moderniser le ballet, il plonge vers ses origines et le revitalise à la source. Il y a une part de reconstruction dans l’exercice, mais ce n’est pas le maître-mot : la lettre compte moins que l’esprit, et déchiffrer les archives lui est surtout utile pour s’inspirer, comprendre, piocher, agencer – du moins est-ce ce que je ressens comme spectatrice. La sensibilité de Ratmansky m’est plus intelligible que celle de Pierre Lacotte, par exemple, qui a avant lui entrepris semblable travail.

On peut jouer au jeu des 7 erreurs, relever plus ou moins méthodologiquement ce qui diffère de la tradition établie par altérations successives : la pantomime qui désigne les Willis par leurs ailes ou la diagonale de Giselle au premier acte ; les Willis en croix ; la tombe qui fonctionne comme un sanctuaire à chat perché, avec sa croix qui repousse les Willis comme l’ail les vampires, bras devant le visage pour s’en protéger ; ou encore ce passage musical bizarrement guilleret inséré au second acte… On peut aussi laisser tout cela coaguler pour que, sans blessure, le sang circule, et dieu alors que c’est vivant ! Le diagonale de Giselle me surprend au premier acte*, parce qu’elle diffère, oui, mais surtout parce qu’elle me prend de vitesse : quoi, cette longue liane lyrique, cette Willis qu’on voit venir dès le premier acte, est aussi capable d’une telle vitesse, d’une telle accélération ? Le souffle se coupe, la folie du personnage qui tourbillonnera au second acte se fait sentir – le vent annonciateur de la tempête.

J’avais beaucoup entendu parler d’Olga Smirnova, mais n’avais jamais compris l’intrérêt qu’elle pouvait susciter des quelques extraits que j’avais vus. Là, de la suivre pendant un ballet entier, c’est différent. Bientôt moi aussi je suis prise à sa beauté singulière, étrange, un peu dérangeante avec ses beaux yeux si éloignés l’un de l’autre, où l’on veut bien voir luire la folie latente de son personnage. Sa danse n’est plus une question de lignes mais d’articulations : son cou à lui seul provoque l’émotion. Qu’elle avance le menton précautionneusement et c’est une biche, un petit animal sauvage, une adolescente émue de désir et une madone tout à la fois – vulnérable, mais pas fragile. Mais vulnérable : un organe qui palpite entre les mains amoureuses du chirurgien lors d’une opération à coeur ouvert, le même coeur qu’on devine sous une peau diaphane, le visage d’une mariée à peine visible sous son voile, et le regret qui se dessine derrière le linceul.

Au second acte, la nuque se coule dans la gestuelle des Willis ; c’est le pied qui prend le relai en se faisant caresse sensuelle – et non pas le pied mais la cheville et la pointe, ce bout de pied qui n’existe que par la magie d’une demi-pointe, laquelle n’est pas ici escamotée comme transition vite fait vers une pointe plus illustre, mais exhibée au contraire : c’est de là que nait tout à la fois le moelleux et la vivacité de la pointe, maniée avec une infinie délicatesse parce que tranchante. Et c’est d’une beauté… Les petits ronds de jambe à la seconde en particulier m’enchantent ; j’ai l’impression de les découvrir : ceux sautés sur pointe au premier acte (sans alterner avec des attitudes) préparaient donc à voir ceux du second, presque davantage soulevés que sautés, battements d’aile de colibri, véritables palpitations qui font soupirer le tulle vaporeux…

Je me laisse complètement envoûter par ce corps délié, jusqu’à me laisser prendre de surprise quand il se met à voler et traverse la scène, porté au vu et au su de tous par Albrecht, mais volant pourtant et entraînant le porteur avec lui. Je suis happée et ne songe pas, sur le moment, à me préoccuper de thématiques telles que le sacrifice, le pardon, et cherche encore moins à savoir s’ils sont davantage chrétiens ou romantiques. Des jours plus tard, seulement, je comprends pourquoi tout le monde fait un foin de la disparition de Giselle, non pas dans sa tombe mais dans un parterre d’herbes et de fleurs. Je n’avais pas compris sur le moment que le remords, l’amour et le pardon dispensaient Giselle d’errer dans les limbes de la vengeance ; Albrecht ne la ramène pas à la vie, du moins lui épargne-t-il du cette demi-mort. Évaporation du spectre. Je ne l’avais pas compris sur le moment : la compréhension intellectuellement articulée était superflue, tant l’intelligence était à même les corps, articulée dans les corps sans avoir besoin de l’être en mots.

C’était un dimanche. Le lendemain, à la barre, je me suis spontanément concentrée sur mes sensations, sur le détail du mouvement, sans pour une fois m’obnubiler sur sa force ou son amplitude : Olga Smirnova et Alexeï Ratmansky m’avaient rappelé qu’une arabesque à 45° pouvait être d’une poésie folle. Alors que j’essayais tant bien que mal de suivre un exercice de fondus et relevés plein de détournés, plus occupée à essayer de ne pas faire n’importe quoi qu’à y mettre « de l’artistique », le professeur m’a complimentée en passant à côté de moi. À se faire régulièrement, donc : une petite cure d’Olga Smirnova.


* Même surprise-excitation que lorsque Natalia Osipova s’était lancée dans un manège à la place des fouettés dans Le Lac des cygnes. Il m’a fallu regarder la diagonale trois ou quatre fois de suite, plus tard, pour commencer à entrevoir comment elle était structurée et comprendre l’effet qu’elle produisait…

Amusement à l’entracte : parmi les Willis qui marquent sur le plateau, je reconnais une jeune danseuse que je suis sur Instagram.

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