Les piles horizontales #1

Les livres s’entassent à l’horizontale au-dessus de mes petites bibliothèques, en attendant d’être chroniquettés et d’obtenir ainsi le droit à l’oubli, rangés à la verticale aux côtés de leurs congénères. Je ne sais plus dans quel ordre je les ai lus, il y a plusieurs mois, plusieurs années pour certains ; aussi ai-je résolu de les prendre par petits tas pifométriques pour vous en dire ce qui m’en reste. L’oubli devrait rendre l’exercice intéressant : ce qui n’était pas mémorable devrait passer à la trappe, et j’ose espérer que les souvenirs, décantés, s’énonceront avec davantage de concision (edit : up to a certain point).

ob.scène, d'Enora Rivière, édité par le Centre national de la danse

Ce petit livre d’Enora Rivière m’a longtemps fait de l’oeil. Je le prenais et le reposais à la FNAC : je me doutais que j’apprécierais, sans savoir si je saurais assez l’apprécier (toujours l’idée que plus tard, plus concentrée, je lirai mieux). Je repoussais : j’avais toujours déjà à lire, et 10 € pour un si petit livre, tout de même. Cela me faisait une idée de cadeau à dégainer facilement, j’attendais l’occasion. Puis un jour, j’ai passé une commande de DVD ou de matériel sur Amazon, et il me fallait soit payer les frais de ports, soit ajouter un livre : je me suis fait ce petit cadeau.

Cadeau par sa couleur et son titre, mélange de jeu de mot et d’étymologie qui me ravit : ob.scène, ce qui se présente devant la scène et y fait écran. Dans mon esprit : ce qui serait obscène si cela n’était pas sur scène, mis en scène et ainsi partageable. Quelque chose d’intime. Il y a de ça dans ce petit livre d’Enora Rivière, de la justesse. À partir de sa propre expérience et d’entretiens avec des danseurs, l’auteur raconte la vie de danseur, de l’intérieur, ce qui passe par la tête et ce que l’on ressent, tout ce qui se vit, par le mouvement.

C’est beau et juste comme je l’anticipais. Décevant aussi : non pas tant parce que les danseurs sont des danseurs contemporains, mais parce qu’ils sont danseurs, au pluriel, à se partager un je indéfini. On sent d’un paragraphe à un autre que l’on n’a plus à faire à la même personne, à la même expérience (ne serait-ce que par le glissement entre féminin et masculin) sans pour autant pouvoir discerner des consciences distinctes. La polyphonie s’effondre en amalgame : trop de personnes et il n’y a plus personne ; la parole, si juste à l’échelle du paragraphe, se désincarne au fil des pages – un comble quand il est question de danse, de corps.

Il faudrait pouvoir lire ce livre en résistant à la tentation de la totalité, de manière fragmentaire – ou y lire l’aspiration de la danse à l’idéal (un idéal désincarné que je pensais essentiellement lié à la danse classique, que l’on retrouve ici par la danse contemporaine).

Clair de femme, de Romain Gary, en Folio

Pendant des années, Romain Gary ne m’a pas attirée – doux euphémisme. Puis j’ai vu l’adaptation de La Promesse de l’aube au cinéma, et je me suis dit, quand même, essayons. Bonne pioche que Clair de femme : le côté histrionique de l’auteur est excusé par son narrateur, que l’on suit d’incidents en errances sur un laps de temps assez court, mais qui n’en finit pas, tandis que sa femme, atteinte d’une maladie incurable, se laisse la nuit pour se donner la mort. On serait fou à moins de chagrin.

La bizarrerie et la beauté de ce court roman vient de la recommandation et requête de sa femme : qu’il trouve une autre femme à aimer, à travers laquelle l’aimer et l’oublier ; une femme qu’il devra aimer dans sa singularité, pour que son amour puisse survivre. Cette offre généreuse est en même temps dérangeante, effaçant la singularité d’une femme derrière le besoin générique d’aimer et d’être aimer. C’est un cadeau et un fardeau, pour lui comme pour elle, la nouvelle femme qu’il rencontre et qui le devance de peu dans son travail de deuil. Mort et vie en symétrie.

Dans la nuit même de la fin, s’ouvre un espace intime, dont on sent, à désir et à regret, qu’il pourra déboucher sur un nouvel amour. Ce passage de relai, incongru d’advenir si tôt, volontairement, constitue peut-être l’adieu le plus déchirant qui soit.

Pour quelques belles citations, je vous renvois à mon thread Twitter.

Pseudo, de Romain Gary (Émile Ajar) en Folio

J’ai continué sur ma lancée avec Pseudo. Moins bonne pioche. La schizophrénie du narrateur mime le dédoublement de l’auteur avec son double pseudonymique, et joue de la confusion entre maladie psychiatrique et exercice de style littéraire. C’est brillant par moments, avec des éclairs de folle lucidité (dépressive ?), mais globalement épuisant (le maniaque du maniaco-dépressif). Je me suis forcée à finir, mais cela a fini par me taper sur le système…

Gatsrophysics, Professor Charles Spence (édité chez Penguin)

L’idée d’une food science m’enchantait, mais force est de reconnaître que la couverture est bien meilleure que le texte qu’elle renferme. L’éditeur a trouvé un bon graphiste mais n’a pas fait son boulot sur le texte, inutilement bavard et émaillé de redites : après avoir exposé quelques notions intéressantes (non sans une erreur !), l’auteur se vautre avec délice dans la description des expériences new age de restaurants étoilés. Cent cinquante pages de moins, et cela aurait pu être amusant ; en l’état, c’est seulement lassant. Sur le double de pages que compte le bouquin, je retiens trois éléments :

  • la confusion des saveurs (par les papilles) et de l’odeur (par le nez) dans la constitution du goût, ce truc évident mais assez étrange qui peut me faire dire que le gel douche au citron a le goût des bonbons Krema alors que je n’ai évidemment jamais avalé ledit gel douche ;
  • plus globalement, la synesthésie dans la dégustation, avec une drôle d’expérience : des gens ont été invités à manger des chips, avec ou sans la diffusion d’une bande-sonore crousti-croquante. Toutes provenaient des mêmes paquets, mais les chips croquées en même temps que la bande sonore étaient jugées plus fraîches que les autres par les participants (cela ne m’étonne guère : un de mes grands plaisirs lorsque je mange de la mousse au chocolat, c’est d’écouter le bruit de la cuillère passant dans ce bain moussant cacaoté) ;
  • la stratégie sonore de certains restaurants : la musique classique, associée à une idée de luxe, augmente la qualité perçue du repas ; tandis que certaines chaînes font exprès de diffuser de la musique rythmée à fond les ballons pour encourager le roulement des consommateurs, qui consciemment ou non n’ont guère envie de rester exposés au bruit trop longtemps.

J’aurais imaginé et aimé davantage de ces éléments d’économie comportementale – un Dan Ariely appliqué au champ de la nourriture. Bref, un livre à réécrire.

Vice

Autant je suis incapable de suivre l’actualité politique, autant, lorsqu’elle a coagulé en Histoire, je peux essayer de m’y intéresser et, à ma propre surprise, je me suis aperçue ces dernières années que j’appréciais pas mal les films tournant autour de figures du pouvoir. C’est d’autant plus facile avec Vice que le réalisateur adopte un ton à la Michael Moore : c’est cinglant, drôle… pour un propos désespérant.

L’ironie décapante est à peu près le seul moyen de ne pas se taper la tête contre les murs quand on voit le genre de crétin qui se fraye un chemin jusqu’au pouvoir. Cela aide un peu mieux à comprendre le comment d’un Bush – ou actuellement un Trump – au pouvoir. Vice raconte le parcours de Dick Cheney, devenu le vice-président de Bush junior. Globalement, c’est de la magouille sans pitié, couverte par des interprétations limite des lois. Adam McKay reste pédagogue dans son pamphlet, et répète plusieurs fois, jusqu’à le marteler en police 500 : c’est la théorie de l’exécutif unitaire. En gros, le culot fait interprétation législative : si le (vice-)président le fait, alors ça doit être légal. Et c’est ainsi que Dick Cheney transforme son rôle de suppléant faisant de la figuration en véritable pouvoir, et fout la merde durablement.

Revue près de vingt ans plus tard, on comprend mieux pourquoi la période de l’après 11 septembre a été difficile à suivre : c’est dès le départ du grand n’importe quoi. Et pour régler des problèmes internes à court-terme, la fine équipe génère des problèmes bien plus graves sur le long terme. J’avais ainsi complètement zappé que ce sont les Etats-Unis qui ont catalysé la naissance de l’État islamique.

Comment exposer tout ça au spectateur de manière à ce qu’il reste dans la salle jusqu’au bout, et qu’il lui en reste quelque chose ? À figure politique sans pitié, narration impitoyable – le biopic Tristam Shandysé par le journalisme d’investigation. La voix off, en soi virulente, se trouve incarnée à la moitié du film… puis désincarnée aux trois-quarts : le parti-pris s’énonce comme tel pour mieux faire valoir son propos, qui dépasse de loin la seule opinion. Dick Cheney prend des libertés avec les lois ? Le réalisateur fait de même avec la narration, plaque un discours shakespearien sur une scène conjugal qu’on ne peut qu’imaginer, et propose une fin alternative où Dick Cheney se retire de la politique avant de devenir vice-président, arrête de faire des attaques cardiaques et court des marathons avec Iron Man. Le générique est lancé, puis coupé : on n’est pas dans le meilleur des mondes. Lorsque tout est déroulé et que le véritable générique arrive, je m’étouffe de rire : c’est la chanson de West Side Story qui accompagne diverses images d’appâts (Dick est pêcheur ; c’est même son nom de code pour le service de protection) – I’d like to be in America, I’d like to be in America, I’d like to be in Am-er-HIC-a. Il y a dû avoir du lion à bouffer à la cantine des réalisateurs, ces derniers temps, parce que ça dépote.

Mit Palpatine

Révélation de dernière minute : Adam McKay était aussi le réalisateur de The Big Short!

Question existentielle de dernière minute : par quelle magie de dissonance cognitive les Américains peuvent-ils utiliser comme surnom neutre une partie anatomique servant également d’insulte ? Dick ?

Celle que vous croyez

(je suis, je ne suis pas)

Une femme d’une cinquantaine d’années, quittée par son mari puis par son plan cul, se fait passer en ligne pour une jeune fille et tombe amoureuse d’un jeune homme. Le scénario en a un peu plus sous la pédale que cette seule amorce (qui occupe quand même à elle seule au moins la moitié du film), mais le rythme fait paraître tout cela un peu court. Comme dans : c’est un peu court, jeune homme.

Le film flirte avec le ridicule et, sans Juliette Binoche, il serait carrément mauvais. Seulement voilà, il y a Juliette Binoche, et cette actrice est extraordinaire. Lorsque son personnage confie à sa psy qu’elle ne jouait pas à avoir 24 ans, qu’elle avait 24, on ne le croit pas, on le voit : non pas lors de la scène où elle danse seule et alcoolisée dans une soirée tranquille (le scénario frise le ridicule et s’y vautre peu après), mais lorsqu’elle marche tout simplement, les cheveux libres et le rose au joue, lorsque la commissure de ses lèvres clignote en sourire, ou que ses yeux se gorgent de larmes sans qu’elles ne tombent. La jeunesse se lit dans ses rides – des rides d’expression, comme on dit, preuve que la vie n’en finit pas de jaillir de ce visage. Les gros plans ne s’y trompent pas : la justesse est toute entière dans ce visage, toujours sur le point de (sourire, pleurer), dans l’instant qui voit affleurer l’émotion.

Et dans son miroir, le visage de la psy (Nicole Garcia), changeant comme un ciel nuageux par temps de grand vent ; elle est touchée, et ne l’est pas, en contrôle d’émotions sur lesquelles elle fait l’effort de ne pas s’arrêter – la parole de jugement, de même, réfrénée. Peut-être est-ce elle, la spectatrice idéale que souhaiterait le réalisateur, Safy Nebbou.

Nicole Garcia en psy pokerface
Juliette Binoche, le visage déformé par les pleurs à venir

Je veux bien mourir, mais pas abandonnée.

Green Book

Les livres de couleur, c’est décidément la plaie. Celui du titre, vert, était un guide de voyage destiné aux « personnes de couleur » dans l’Amérique ségrégationniste. Il est remis à Tony Lip (Viggo Mortensen), videur de boîte au chômage technique, au départ d’une tournée dans le Sud de l’Amérique ; Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste noir et virtuose l’a embauché comme chauffeur et homme-de-la-situation, i.e. prêt à cogner. Le hic, c’est que Tony, d’origine italienne mais blanc comme un redneck, est un homme de son époque : raciste. Et pas qu’un peu : sa femme offre à boire à deux ouvriers noirs venus faire des réparations chez eux ; sitôt partis, Tony met les verres à la poubelle. La scène donne le ton. Heureusement pour nous, la dèche et l’appât du gain sont encore plus forts que le racisme : voilà notre road movie lancé.

On voit bien où l’on va, dans le sens de l’Histoire, vers la prise de conscience – une ligne droite comme les autoroutes américaines et le bon sentiment hollywodien. Heureusement pour nous bis, Green Book n’est pas un film en Noir et Blanc : à la dichotomie raciale s’en ajoute une autre, sociale, qui prend nos deux compères dans un chiasme de privilèges et handicaps. Don Shirley est noir dans une société de Blancs racistes, mais il est aussi riche et fort cultivé, tandis que Tony vient d’un milieu populaire, met sa montre au mont-de-piété, jure comme un charretier et mange comme un porc. Au mépris raciste répond un mépris de classe, contenu comme il se doit : Don Shirley n’est jamais ouvertement méprisant, il est circonspect – méprisant malgré lui, et nous avec lui. On rit du Steinway écrit stain way, de Chopin devenu Joe Pin et de nous-mêmes aussi, lorsqu’on se reconnaît trop bien dans des accès d’élilitisme : poor grammar but kind soul, c’est par cette saillie laconique que Don Shirley décrit son ex-femme ; elle me faisait encore rire après le générique.

De ces décalages culturels le réalisateur tire un nombre incalculable de scènes comiques, qui fonctionnent comme contre-point bienvenu à l’atmosphère raciale pesante, mais valent aussi tout simplement pour elles-mêmes, certaines hilarantes. Il faut voir la tête des uns et des autres : des paysans noirs lorsqu’ils aperçoivent le pianiste à l’arrière de la voiture, et son chauffeur blanc les mains dans le cambouis à essayer de réparer la panne ; de Don Shirley lorsque Tony le force à manger du poulet frit sans couverts ; ou encore des deux autres musiciens du trio lorsque Tony s’assure à sa manière que le piano pourri mis à disposition sera bien remplacé par le Steinway prévu par contrat.

Dans le rire, tantôt aux dépends de, tantôt avec, s’opère un lent glissement ; tout en restant partiellement aveugle à ses propres privilèges (en les minorant), chacun prend peu à peu conscience de ce qui fait la réalité de l’autre. Le chiasme est évidemment déséquilibré, la différence sociale entravant le chemin là où l’injustice raciale le barre catégoriquement, mais ce croisement d’existences opère pour chacun une ouverture à l’autre. La première fois que Tony est traité de « demi-nègre » car au service d’un Noir, c’est sa propre réputation qu’il venge avec les poings ; peu à peu, pourtant, ce n’est plus de lui seul qu’il prend la défense, et là où il n’y avait pour seule motivation que l’argent intervient quelque chose comme une dignité partagée, un principe moral qui se fait jour… et découvre à Don Shirley sa lucidité comme héritière de la méfiance.

Tony a plus de chemin à parcourir que Don Shirley, mais les deux se rapprochent : c’est ce qui fait la beauté du film, et surprend, à rebours d’une bien-pensance qui aurait oublié de penser. On ne l’avait pas forcément vue venir, cette petite marche arrière sur cette grande ligne droite.

Au final, je ne sais pas ce qui étonne le plus, de la violence des préjugés raciaux ou de leur volatilité : lorsque Tony revient dans sa famille pour Noël, on lui demande comment ça s’est passé avec « bamboula ». Don’t call him that, réplique Tony. L’interlocuteur est surpris mais ne proteste pas, et quand Don Shirley se pointe avec une bouteille de champagne, passé un grand blanc, la famille l’accueille chaleureusement – puisque Tony le fait. Je ne sais pas s’il est réjouissant ou déprimant qu’il faille si peu de choses pour renverser la vapeur chez ceux qui se découvrent ainsi comme des « bons gars », par opposition à certains Sudistes inflexibles, catalogués comme abrutis irrécupérables. Réjouissant : la changement est possible ; déprimant : le moyen le plus efficace de se débarrasser d’un préjugé est de le remplacer par un autre. Puisque Tony l’a dit : on imite, on ne pense pas – mais peut-être ressent-on, peut-être l’empathie peut-elle pallier le manque de réflexion. Peut-être même lui est-elle supérieure dans ses effets (quand on sait ce qu’on a fait justifier à la science, des « races »). Ce sera le postulat de l’esprit de Noël.

Si Beale Street pouvait parler…

… elle dirait que le dernier film de Barry Jenkins est moins chiant que Moonlight, qu’il est même très beau par moments mais qu’on finit quand même par s’ennuyer. La caméra filme les personnages avec un regard amoureux, mais les plans prolongés et le slow motion, qui nous font entrer dans l’intimité du couple, finissent par me fait sortir du film. Un beau gâchis de vie, narré avec intelligence pourtant : quand il n’y a plus d’issue possible, il est logique de se replier et s’attarder dans les souvenirs. Mais je préfère alors que le souvenir soit raconté en voix off par l’héroïne – ces passages sont toujours réussis, la parole apportant une distanciation à la lenteur, qui cesse d’être un présent qui ne passe pas, dans lequel on macère, pour devenir un souvenir qui prend du relief. Ou peut-être tout simplement préférerais-je la narration du roman de James Baldwin à son adaptation – qui ne m’a pas donné outre mesure envie de le lire.