Une belle fin

C’est la première fois, je crois, que je trouve la traduction d’un titre meilleure que l’original : A still life dépeint parfaitement les gestes lents et minutieux de John May, dont le curieux métier consiste à retrouver la famille des personnes mortes dans la solitude ; mais Une belle fin dit beaucoup mieux la beauté de l’humain.

Tout comme les personnes à l’enterrement desquelles il assiste seul, après avoir pris soin de choisir une musique et composé une oraison funèbre de quelques phrases à partir des indices glanés dans l’appartement de la personne décédée, John May vit seul. Il vit seul signifiant : il travaille seul dans son bureau bien rangé, puis dîne seul après avoir mis la table et démoulé une sempiternelle boîte de thon, qu’il étale sur un toast (il faut voir son sourire lorsque, pour sa dernière enquête, il rend visite à un vieux loup de mer en maison de retraite et que, soulevant le sopalin pour manger ce que le vieil homme lui a préparé, il découvre la même boîte de thon, accompagnée du même toast).

Alors que ses gestes précautionneux et consciencieux à l’excès devraient nous donner envie de le secouer, on n’a qu’une envie : faire un câlin à cet homme, que seul son immense sens de l’humain empêche de déchoir comme le dernier quidam dont il tente de retrouver sa trace (un voisin qu’il ne connaissait pas, préfiguration de sa propre mort) – le dernier, parce que, pas assez efficace, pas assez rentable, on lui a sans ménagement notifié son licenciement. John May ôte sa ceinture et déplace sa chaise de bureau sous la fenêtre : on pense que c’est la fin ; mais non, il tentait seulement de reproduire un geste de protestation qu’on lui a rapporté, d’un homme qui se serait suspendu par les dents dans le hall de son entreprise. John May a un sens trop aigu de la dignité humaine pour penser à se suicider, pour s’autoriser même à souffrir de la solitude. Seul à en crever, son isolement ne génère pas chez lui de rancoeur. Il ne demande rien aux autres, ne se plaint pas, tente même d’être heureux à sa manière, et c’est alors que sa solitude est sur le point de prendre fin, alors qu’il vient d’acheter deux mugs affreux pour lui et la jeune femme qu’il a rencontrée, qu’il se fait renverser par un bus rouge….

Là où Kafka aurait cultivé l’absurdité grinçante, Uberto Pasolini pratique un humour d’une tendresse propre à désamorcer le rire, redoublant de cruauté, et à le transformer en sourire ému. La tristesse insondable qui émane du film (ou des yeux bleus d’Eddie Marsan, c’est tout un) n’a d’égale que la beauté morale de son personnage, célébrée dans la scène finale où l’on voit affluer autour de sa propre tombe le fantôme de tous ceux qu’il a enterrés et qui l’ont empêché de sombrer dans l’isolement. Une belle fin, à peine ironique, comme un beau sourire triste.

Mit Palpatine

Rohmer et Leibniz en Corée

Il m’en faudra plus pour retenir l’orthographe de Hong Sang-soo, mais deux de ses films suffisent à lister ses ingrédients : du saké, un parapluie, de la maladresse, des discussions qui prennent comme un feu de bois humide, le tout répété à l’envie. In another country rebootait régulièrement avec redistributions des rôles et glissements de situations à chaque fois que la scénariste en mal d’inspiration recommençait son brouillon. Dans Hill of freedom, Kwon, la femme que Mori était venu retrouver, éparpille les lettres qu’il lui a écrites en ne la trouvant pas ; les épisodes du film se suivent au hasard des feuilles ramassées.

Ah, la cliente d’à côté n’était pas encore repartie, tiens, Mori n’avait pas encore fait la connaissance du neveu de l’aubergiste, héhé, il ne se doutait pas à ce moment-là qu’il finirait dans le lit de la serveuse, Young-sun. On s’amuse d’indices mais, au final, la chronologie importe peu et les répétitions inclinent parfois même à penser qu’il s’agit de variations. On ne compte plus le nombre de fois où Mori rapporte son chien à la serveuse, ni celles où l’aubergiste coréenne se félicite de ce que les Japonais sont propres et polis. On ne cherche pas non plus à savoir où en est Mori de sa lecture ; son livre sur le temps est le plus souvent fermé – ça, c’est fait. Peu importe ce qui vient avant ou après – avant ou après quoi, d’ailleurs –, ce qui compte, c’est la sédimentation des instants – l’ambiance, l’atmosphère, si vous voulez, la vie, quoi.

Au final, tout ce qui se sera passé dans Hill of freedom, du nom du café où travaille Young-sun et où se succèdent Mori et Kwon, restera une parenthèse. Les sédiments passés (sous silence) sont plus conséquents ; l’amour ancien de Mori pour Kwon reprend son cours et il repart au Japon avec elle, dont on ne sait rien. On dirait ce Rohmer (mais lequel ?) où le héros repart à Paris avec la fille qu’il a laissée de côté tout l’été. Chez le maître des dialogues comme chez le maître des balbutiements-bégaiements, on ne fait pas de choix, ce sont eux qui s’imposent à nous1, en dépit des hasards qui, déjà, nous entraînaient ailleurs.

 

1 Incliné mais pas nécessité (la formule de Leibniz se rappelle à moi), on a le choix… de réaliser son destin. On se rappelle qu’on a le choix – on laisse intervenir le hasard, on a une aventure rien que pour ça – pour rester fidèle à soi-même.

Sœurs pur-sang

Mustang a été présenté comme un Virgin suicide turque, Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale formant le pendant châtain des sœurs Lisbon, cheveux lâchés, jambes entremêlées. C’est pourtant aux Dix petits nègres que le film de Deniz Gamze Ergüven me fait penser, par la disparition systématique des sœurs, une à une, à mesure qu’elles sont mariées. L’oncle a décidé qu’il en était grand temps, après une joute nautique sur les épaules des garçons : on ne se branle pas contre la nuque des garçons ! Du jour au lendemain, les soutien-gorges roses sont cachés sous des robes informes et les corps sommés de rester à la maison – maison qui se rapproche un peu plus d’une prison à chaque fois que les sœurs font le mur et sont découvertes.

Malgré leur différence d’âge, les sœurs font tout ensemble ou presque, les folles dans la chambre, le mur en escaladant la gouttière, réjouissantes en nid à conneries. Leurs corps sont si souvent serrés ou entremêlés qu’on dirait un tout organique – au point que l’arrachement à la tribu est au moins aussi violent que la contrainte de vivre avec un homme qu’elles n’ont pas choisi. On peine à distinguer les sœur les unes des autres au début du film1 ; c’est leur réaction face au mariage qui permet de les identifier : il y a Sonay, sensuelle, qui a obtenu d’épouser son petit copain ; Selma, résignée ; Ece, dépressive ; Nur, qui suit ou plutôt subit le mouvement et Lale, la cadette au caractère bien trempé

La réussite du film tient à ce que, même en pleine tragédie, il reste solidement ancré dans le quotidien, avec ses plaisirs et ses rires. Pas de manichéisme moralisateur ni de caricature dans les caractères : la grand-mère, qui semble devancer le désir de son fils de voir les filles mariées, fait en réalité de son mieux pour les soustraire à son emprise ; la vieille femme venue apprendre aux filles à cuisiner pour les hommes manigance avec la cadette une recette maison des chewing gums prohibés ; et le mari de Selma, la première à subir le mariage arrangé, est tout aussi embarrassé qu’elle lorsqu’ils sont fiancés (« les enfants se sont plus », affirme-t-on après deux minutes côte-à-côte à faire une tête d’enterrement) puis lorsqu’ils ne trouvent pas la moindre tache de sang sur les draps après leur nuit de noces2.

Alors qu’il aurait pu verser dans la satire, Mustang ne se départit pas de son humour : il faut voir les péripéties rocambolesque de la grand-mère qui, ayant aperçu à la télévision ses petites-filles pourtant privées de match par leur oncle, fait tout son possible pour éviter que celui-ci s’en rende compte – coup de marteau sur l’installation électrique de la maison et caillassage de la ligne du quartier compris ! C’est sur le même ton burlesque qu’est raconté le siège de Nur et Lale, retranchées dans la maison pour échapper au quatrième mariage ; cette parodie d’évasion carcérale fait bien mieux ressentir leur soif de liberté qu’un quelconque élan de lyrisme hollywoodien. La réalisatrice ne cherche pas à faire un drame de ce qui l’est déjà ; au contraire, elle souligne le ridicule des situations et le fait avec une immense tendresse pour ses personnages – en particulier pour Lale, dont le film épouse peu à peu le point de vue.

Lale, c’est à la fois la gamine qui parade dans un soutien-gorge chipé à une grande sœur et rempli d’oranges, et celle qui crache dans le thé servi aux femmes du village assemblées pour arranger le mariage d’Ece, amorce une fugue en pantoufles et a comme idée fixe d’apprendre à conduire3, pour s’enfuir quand son tour viendra. C’est elle qui justifie la fougue suggérée par le titre : le mustang est un cheval sauvage – un ancien cheval domestique devenu sauvage, plus exactement. Et Mustang, justement, capte toute la beauté qu’il y peut avoir dans le geste de se cabrer.

Mit Palpatine


1
 De quoi rendre plus comique encore la scène où Selma est substituée à Sonay, après que celle-ci, présentée comme « tout à fait unique » aux femmes du village, a menacé de faire un scandale si on essayait de la marier à un autre que son copain : « elle aussi est unique », s’excuse la grand-mère.
2 S’ensuit une scène totalement hallucinante (une anecdote vécue et rapportée à la réalisatrice) où Selma est conduite à l’hôpital pour que le médecin donne des explications à la famille du marié : oui, elle est bien vierge, non, l’hymen ne s’est pas rompu.
3 Le moniteur-ange gardien qu’elle se trouve est tout à fait à mon goût (pour mémoire, il s’agit de Burak Yiğit).

Le Congrès

Film mêlant cinéma et animation sorti et vu… en 2013 (avec Palpatine).

Robin Wright a une mâchoire carrée qui empêche de parler de traits fins malgré ses yeux et cheveux pâles : son visage dégage une impression égale de force et de douceur, de détermination et de fragilité, si bien que sa fille lui fait remarquer que, dans un film de guerre, elle pourrait aussi bien jouer un officier nazi qu’une victime. Une drôle de remarque, sûrement, de la part de son enfant ; l’ambivalence de l’actrice n’a d’égale que celle de sa fille, dont on comprend bien vite qu’elle sera l’alliée de ses fossoyeurs. Résolument moderne, Sara réagit plutôt favorablement au film qu’est venu montrer à Robin son vieux manager, réalisé entièrement à partir de l’image numérique de l’actrice principale, que connaît assez bien Robin pour savoir que jamais elle n’aurait joué dans un pareil navet. Voilà l’avenir du cinéma : la mort des acteurs. Entièrement scannés, chaque petite idiosyncrasie enregistrée, chacune de leurs expressions est reproductible et l’image appartient entièrement aux studios qui en font ce que bon leur semble, navets et films de guerre compris.

Être entièrement soumise aux désirs d’un homme puant, dont toutes les actrices se disaient entre elles qu’il était par excellence l’homme avec lequel elles n’auraient pas pu coucher, même pour le rôle de leur vie ? Robin l’envoie vertement balader en lui balançant ses quatre vérités. Elle n’est pas du genre à se faire avoir ni acheter. Pourquoi alors finit-elle par plier aux imprécations de son imprésario ? Il y a bien ses enfants, auxquels elle assurerait un confort de vivre ; son fils, malade, qui un jour ne verra plus le cerf-volant rouge qu’il aime tant faire voler. Mais elle se serait toujours battue, elle aurait trouvé un moyen… il y a autre chose. Qui tient peut-être au fait que c’est son ami qui lui force la main, comme on la tend à quelqu’un pour l’accompagner et l’aider, y compris à mourir. C’est la tête droite que l’actrice déjà un peu has-been tire sa révérence, immobilisée dans la sphère de capteurs qui doit numériser son corps en académique blanc – autant dire l’autopsier. Les flashs de lumière blanche crépitent comme des paparazzis autour du cadavre d’une star.

La mort des acteurs signe la mort du cinéma et… du film. Le Congrès laisse en plan l’intrigue, le spectateur et Robin Wright pour suivre son avatar dans un monde animé par la drogue. Animé par le dessin et zombifié par la drogue, faudrait-il dire. La liberté du dessin, la débauche de couleurs, de formes et de métamorphoses qu’il permet, finit par dissoudre une trame narrative qui semblait pourtant solide dans le monde physique. Alors qu’on s’attendait à une explosion de créativité, la substitution du dessin à la caméra a le même effet pour le film que la substitution de l’image numérique au corps des acteurs dans le film : tout est possible et tout reste à l’état de possible, informe.

Assurément, le dessinateur s’enivre de sa liberté, mais il a le vin triste. Désolée, je ne bois toujours pas ; mes souvenirs se noient dans un verre d’eau : un paquebot gigantesque, un concert qui dégénère en révolution (le fameux congrès du titre), une société qui prend l’eau… La dystopie est trop vague pour prendre vraiment, et le retour in extremis au film ressemble à une tentative désespérée pour ne pas le terminer en eau de boudin : le dessin animé dans lequel on a glissé suite à une pilule serait le simulacre de vie imposé à une population hébétée – une armée de gueux sa qui dort debout comme une armée de zombies. Le film se conclut sur le dilemme qui ouvrait Matrix : Robin Wright voudra-t-elle retourner vivre dans un paradis artificiel ou prendre le risque de mourir dans la réalité ? Pilule bleue ou pilule rouge ? Vivre comme morte, anesthésiée, ou se voir peu à peu mourir dans le monde sans joie des vivants où elle n’est pas certaine de retrouver son fils : est-ce même encore un choix ? Le Congrès, c’est la nostalgie de la pilule bleue. There is no blue pill. Pas moyen d’oublier, tout juste d’atténuer la douleur – si lancinante, si écoeurante que le doute s’installe : si Néo avait échoué et qu’on lui avait donné le choix a posteriori, connaissant la matrice, d’y retourner, aurait-il encore pris la pilule rouge ? On a du mal à déglutir : l’amertume du dessin animé, enfermée dans le film comme la substance active d’un médicament dans sa coque gélifiée, s’est répandue lorsque l’enrobage s’est dissout. L’animé m’a gâté le palais et laissé la nostalgie d’une première partie savoureuse, à jamais abandonnée.

Shirley, visions of reality

Pour ne pas être déçu, mieux vaut ne pas envisager Shirley comme un film mais comme une exposition – une exposition de tableaux entre cinéma et peinture, où Gustav Deutsch reprend les compositions d’Edward Hopper. Pour conserver les perspectives faussées et fascinantes du peintre, le réalisateur a fait construire des objets de taille et de forme improbables, qui perdent toute crédibilité passé un certain angle. Les œuvres originales commandant le cadrage, la mise en scène reste relativement statique et les tableaux s’animent lentement, comme des GIF planants : un rideau ondule, la lumière varie, on perçoit la rumeur de la ville.

Une voix off traverse l’espace comme les pensées vous traversent l’esprit lors d’une exposition – sauf qu’il s’agit de celles de Shirley, prénom sous lequel Gustav Deutsch a unifié divers personnages féminins de Hopper (qui provenaient eux-même d’une inspiration commune, la femme du peintre). Ce monologue intérieur ne s’apparente pas au stream of consciousness ininterrompu des héroïnes littéraires ; ce sont des bribes qui laissent imaginer, avec d’immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, traversée par un compagnon et des pièces de théâtre. Si l’on entend le nom d’Elia Kazan ou que l’on devine la Dépression en arrière-plan, le contexte politique et social reste cantonné à quelques nouvelles radiophoniques diffusées entre les tableaux, sur écran noir. L’agitation du monde, suggérée, s’amenuise aussitôt pour nous faire entrer dans le tableau suivant – habile manière de réintroduire le hors-champ, essentiel aux cadrages du peintre, sans pour autant abolir la distance. Les tableaux sont comme autant de parenthèses qui, inscrites dans le contexte d’une époque, valent pour elles-mêmes, pour le moment de suspension qu’elles incarnent. Fidèle à leur origine picturale, les tableaux cinématographiques restent des temps de pause – de pose quasi-photographique. Le tableau se développe, il infuse, et l’image se forme et se déforme au ralenti sans que l’on parvienne à fixer le moment où la peinture se trouve reproduite.

On promène le regard sur la toile sans jamais trop savoir si c’est davantage celle de l’écran de projection ou celle d’un tableau, la frontière s’amenuisant à l’extrême dans la scène du cinéma lorsque Shirley, croyant sentir la présence de son mari défunt, se retourne sur un siège vide où les coups de pinceaux sont visibles. On dirait le regard du spectateur qui, s’étant appesanti sur un trait de peinture, a perdu la vision et l’a ravalé à une forme qui n’est plus rien. Rien ne sert d’observer la surface pour elle-même, mais il est également inutile de chercher à voir derrière (l’envers du décor) ou à côté (hors-champ), inutile de sortir de la peinture et du cadre fixé par le peintre : c’est la forme qui fait sens.

Shirley est dans une chambre, un livre de Platon à la main, et des ombres d’oiseau glissent sur le mur derrière elle : cette évocation poétique du mythe de la caverne rappelle que le cinéma est lui aussi affaire de projection – une illusion qui n’est pourtant pas à rejeter car, même dévoilée, elle continue d’opérer. C’est là sa force : on ne peut pas s’abstraire de l’illusion, on ne peut qu’y consentir, accepter d’avoir des visions de réalité et que l’illusion, se donnant comme réalité, lui donne sens. Le personnage de Shirley, comédienne, secrétaire, ouvreuse de théâtre, redouble l’illusion : les multiples vies qu’elle endosse sont-elles des rôles, une immersion pour préparer des rôles ou des boulots alimentaires ? Ou tout ça à la fois, comme dans le hall d’hôtel où surgit un fantôme de King Kong alors que Shirley répète un texte : rôle de comédienne dans la pièce ? matérialisation de l’imaginaire ?

On a des visions, on entend des voix. Quasiment pas de dialogues, contrairement à ce que le métier de Shirley pourrait laisser supposer. Une voix, surtout, seule en scène, qui nous laisse surprendre des bribes d’un monologue intérieur qui se dérobe. Ces bribes laissent imaginer, avec d’immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, et ces ellipses rendent justice aux peintures, si promptes à entraîner l’imagination : elles sont les entractes dont on aime imaginer les actes. Le film n’est pas un de ces scénarios, plutôt une évocation poétique de la puissance narrative contenue chez Hopper. Il ne raconte, ne dépeint pas d’histoire à partir des personnages ou des décors, mais célèbre cette peinture de l’entr’acte.

On ne se demande pas ce qui va se passer, mais comment le temps va passer (et rien ne va survenir). Ici, la profondeur, c’est le temps, matérialisé par des mouvements infimes. Un objet, une lumière, un grain de peau suffisent à donner du relief. Stephanie Cumming, a comédienne qui incarne Shirley, a une une présence incroyable, présence au monde sensuelle et sensible, à fleur de peau… Autant dire que je n’ai pas été outre mesure surprise en apprenant qu’elle est aussi danseuse. Elle parvient à faire passer des rares instants de ressentis : la distance d’avec l’homme qu’elle enlace, dans son fauteuil ; la tension érotique qui s’installe dans la distance lorsque, pour la première et la dernière fois, elle pose pour son mari photographe : l’œil familier, en l’objectivant, devient soudain étranger – elle est saisie à distance, comme une proie amoureuse ; et d’une manière générale, le flottement dans lequel se font les retours sur la manière dont on vit sa vie…

Un cinéma de tropisme en quelque sorte, tout en suspension. Même le suspens est en suspens et le drame du film, pour beaucoup de spectateurs, c’est qu’il n’y en ait aucun. Je me suis ennuyée, moi aussi, mais le film s’apprécie avec son ennui. Quelque part, c’est parce qu’il y a de l’ennui que Shirley est réussi, que la peinture de Hopper est intimement comprise comme peinture de l’entr’acte, de l’entre-deux sur lequel on ne s’arrête jamais ou presque – à tort ou à raison, à vous de voir.

Mit Melendili et Palpatine (en septembre, donc, voilà, voilà)

À lire : l’interview du réalisateur, en VO sur le beau site du film ou en traduction
l’essai d’Alain Cueff, Edward Hopper, entractes