AA 4/12 Les illusions romantiques et l’essor de la ballerine

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Marie Taglioni, LA ballerine romantique

Marie Taglioni est issue d’une famille d’artistes itinérante. Sa mère est chanteuse, son père est danseur (danseur « grotteschi », dans une veine comique italienne, mais qui a aussi appris le style noble), et la famille sillonne les capitales européennes : Marie naît à Stockholm, trouve son style à Vienne et fait sensation à Paris.

Ce n’était pourtant pas gagné… Marie Taglioni n’est pas une beauté et elle n’a pas vraiment un physique de danseuse ; à vrai dire, elle a même de sérieux problèmes de dos et peine à se tenir droite. Mais elle a l’intelligence, avec son père, de construire sa technique non pas contre mais autour de ses défauts physiques, et de les inclure au style qu’elle développe : ce n’est pas un hasard si les arabesques romantiques se font avec le buste incliné vers l’avant… Intelligence et volonté de fer, car son entraînement, concocté et supervisé par son père, est particulièrement éprouvant : 6 heures d’exercices par jour, avec des positions qu’elle doit tenir en comptant jusqu’à 100. Ce travail acharné lui permet de compenser ses défauts physiques par une musculature peu commune – une musculature à la Vestris, qu’elle combine avec une élégance toute féminine. Sauts et pirouettes sont dans cette perspective laissés de côté : la danse doit paraître sans effort.

La virtuosité de Marie Taglioni réside ailleurs, dans son travail des pointes. À l’origine, la danse sur pointes est un « truc » acrobatique, un acte de bravoure populaire (rappelez-vous Kate Winslet dans Titanic, lors de la scène du bal en seconde classe…). Marie Taglioni raffine ce geste pour l’intégrer à sa danse, en s’aidant de chaussons à bouts renforcés. Ces pointes n’ont cependant pas grand-chose à voir avec celles que l’on connaît aujourd’hui : elles ne comportent ni plateau ni boîte, et la position qu’elles permettent d’atteindre se situe en réalité à mi-chemin entre la demi-pointe et la pointe actuelle. Ce qui au final est encore plus impressionnant, je vous le concède. Ouais. May the metatarses be with you.

Marie Taglioni travaille dans deux directions a priori opposées : la virtuosité d’une part et la simplicité d’autre part (adieu sourires et œillades de ballerine-courtisane)(parce que cela ne sied pas à une femme qui n’est pas jolie ?). Sa virtuosité toute italienne (et nouvelle pour le public) est tempérée par une retenue aristocratique des plus rassurantes. Sa danse fait date : on voit même en elle une « ballerine de la Restauration », à l’image des aspirations politiques contradictoires de l’époque. En somme, Marie Taglioni réussit là où Vestris a échoué : elle transcende la virtuosité. Le romantisme est entré dans la danse.

 

Impératifs économiques

Avec l’arrivée de Louis-Philippe sur le trône, sont prônées éthique de travail et prospérité économique. Louis Véron se voit confier la gestion de l’Opéra, avec pour mission de lui trouver une place dans l’économie. L’homme a un sens certain du marketing : il organise des dîners où il convie les danseurs, embauche une claque pour entraîner le public et ouvre le foyer de la danse aux connaisseurs… de gambettes, qui se font le plaisir de devenir « protecteurs » des danseuses.

 

Le ballet des nonnes, ambigu en diable

Robert le Diable (1831), opéra de Meyerbeer qui comprend un ballet en son sein, a été un grand succès du XIXe siècle avec plus 500 représentations au compteur. Dans les grandes lignes : Robert, fils du Diable et d’une mortelle, se laisse séduire par le démon et se retrouve, au troisième acte, attiré dans un couvent où une bacchanale de nonnes défuntes le conduit à sa perte (il est sauvé in extremis). Parce qu’il est faible et oscille entre le Bien et le Mal, Robert est tour à tour interprété comme symbolisant la France, le peuple français ou Louis-Philippe, qui ne sait sur quel pied danser, entre héritage monarchique et aspirations républicaines (à moins que ce ne soit l’inverse).

Taglioni y (dés)incarne la mère supérieure, qui dirige les nonnes-fantômes – lesquelles ont la particularité d’avoir brisé leurs vœux de leur vivant. La chorégraphie exploite à fond le fantasme de la nonne-prostituée, à travers des mouvements aux connotations sexuelles explicites qui mettent mal à l’aise Taglioni. La danseuse n’est pas franchement le type de la ballerine-courtisane, mais c’est précisément le fait qu’elle ait l’air « trop angélique pour être damnée » qui fait l’ambivalence de son personnage et le succès du ballet.

 

Robert le Diable par Degas

Dans ce rôle, la danseuse est à la fois une sainte et une force d’anarchie. Par cette dualité, elle touche les artistes romantiques et ouvre le ballet au monde de la littérature : Heine, Stendhal, Balzac, Gautier, Lamartine, Musset, Sand… Ces hommes (et femme) de lettres sont les premiers critiques informés, à considérer le ballet comme un art à part entière. Ils jouent un rôle essentiel dans la carrière de Taglioni, dont ils contribuent à créer le mythe.

 

La Sylphide ou le désir d’un idéal perdu

La Sylphide est un ballet écrit et conçu par Adolphe Nourrit (ténor qui tient le rôle principal dans Robert le Diable), inspiré d’une histoire fantastique de Charles Nodier (qui tient un salon littéraire influent), chorégraphié par Filippo Taglioni. Pitch express : James, villageois écossais, doit épouser Effie, mais il est hanté par la sylphide. Le dilemme n’est pas qu’entre une femme réelle et une femme idéale : James ne peut pas attraper la sylphide, et celle-ci mourra s’il en épouse une autre. James demande de l’aide à une sorcière, piteuse idée qui se solde par la mort de la sylphide1 et le mariage d’Effie avec un autre. 

Cela vous paraît un peu niais ? Plantons le décor : Charles Nodier, amèrement déçu par la décadence de son temps, dépressif, se tourne vers le mysticisme et les arts occultes, tandis qu’Adolphe Nourrit finit par se suicider. Ambiance. À l’époque, La Sylphide n’est pas entourée de la douceur et de l’assurance avec lesquelles on la danse aujourd’hui. Le ballet est « un rappel poignant du désenchantement ressenti par la génération post-révolutionnaire » ; la fantaisie, une réaction à la mélancolie, un désir d’échapper au monde matériel où l’idéal spirituel est inatteignable et le désir érotique réprimé.

La sylphide n’est retenue par aucune convention sociale et c’est en cela qu’elle attire James, qui désespère d’y échapper. Contrairement à Effie qui représente la femme bourgeoise, la sylphide est libre – sa liberté est la condition même de son existence. Mais cette liberté est inatteignable pour James, à l’image de la sylphide qui meurt lorsqu’il l’attrape enfin. L’idéal est à l’horizon, jamais atteint. La sylphide est là et elle n’est pas là à la fois ; sa danse est construite sur un paradoxe : « a weighted weightlessness », « muscular spirituality ». L’illusion de la légèreté naît paradoxalement de ce que la danseuse est solidement ancrée dans le sol, ne cherchant pas à décoller, mais à glisser sur le sol, à la lisière entre le monde humain et le monde surnaturel.

 

 

L’idéal n’est pas éthéré ; il est incarné par la sylphide. Taglioni est à la fois un symbole religieux, un ange, une vierge… et une femme en chair et en os. Son costume de sylphide est typique des tenues de l’époque et, quelque part, avec ses bijoux, fait plus femme que danseuse. L’être angélique est aussi une créature sexuelle, qui rend des visites nocturnes. Dans ses écrits, Chateaubriand nomme sylphide cet être qui le hante, femme composée de toutes les femmes, qui le plonge dans des états de transes, de désirs et d’imagination exacerbés. Se retirant, elle le laisse hagard, dans l’angoisse de savoir qu’une telle créature ne viendra jamais transcender son existence. Quelque part, c’est son inexistence qui lui donne de l’emprise. L’érotisme de la sylphide vient de ce qu’elle est inaccessible, caractérisée par son indépendance et sa liberté.

Ces rêveries peuvent sembler extravagantes, mais il faut bien voir qu’elles s’inscrivent dans un mouvement de rejet des Lumières (« a counter-Enlightenment impulse »). De dépit, les romantiques se réfugient dans le surnaturel ; ils cherchent dans la magie un moyen de ré-enchanter un monde que la raison a privé de sa dimension spirituelle. La sylphide est un héritage d’anciennes superstitions ; elle appartient de plein droit au monde merveilleux (James, lui, emprunte à l’imaginaire écossais des romans de Scott – et c’est une tradition inventée…).

La sylphide n’est pas qu’un fantasme d’homme ; Marie Taglioni compte parmi ses plus grands fans des femmes ambitieuses, à la vie sociale très active. Elles se retrouvent dans sa sylphide, y voient l’expression de leurs propres aspirations – à des idéaux, à une passion dont elles ressentent le manque. Elles s’identifient d’autant mieux à Marie Taglioni qu’elle leur apparaît comme une bourgeoise idéale, une femme « décente » qui s’occupe de son intérieur, de ses enfants et mène une vie simple. Ironie : la vie privée de la danseuse est assez malheureuse, featuring un mari alcoolique et le décès d’un amant, père de son deuxième enfant. L’héroïne romantique connaît les souffrances de la femme passionnée…

 

Fanny Elssler, tropisme exotique

En 1837, Marie Taglioni quitte Paris pour des tournées internationales. L’Opéra engage sa rivale Fanny Elssler, qui incarne une autre facette du romantisme : l’obsession pour les cultures exotiques et les lieux lointains. Ses tubes incluent des danses gitanes, tarentelles italiennes, mazurkas hongroises et surtout le boléro espagnol (qui en l’état n’existe qu’à Paris, et surtout pas en Espagne). Tout comme Marie Taglioni, Fanny Elssler est une star internationale avec plein de produits dérivés à son effigie (genre Klimt à Vienne aujourd’hui).

 

 

Les ballerines qui succèdent cherchent à imiter Taglioni mais ne se démarquent pas. Taglioni reste un spécimen unique et laisse un souvenir fort: dotée d’une aura puissante, elle est parvenue à rendre avec justesse la tonalité émotionnelle de son époque.

 

Giselle

La Sylphide se situe aux débuts du romantisme (avec Chateaubriand) ; Giselle, à la fin (avec Gautier, qui hérite du désenchantement initial et annonce le spleen baudelairien). Pour Gautier, La Sylphide est la parfaite expression du désir poétique. Comme Chateaubriand, il est hanté par sa sylphide : Carlotta Grisi, danseuse dont il restera amoureux sans jamais être aimé en retour2, et pour qui il écrit l’argument du ballet Giselle (1841). La chorégraphie est réglée par Coralli et Jules Perrot, qui a étudié avec Vestris. Perrot est en outre le partenaire et l’amant de Carlotta Grisi (formée à la Scala).

 

Carlotta Grisi dans Giselle

Pitchons, pitchons : Giselle, villageoise, tombe amoureuse d’Albrecht. Lorsqu’elle découvre que l’homme qui lui a conté fleurette n’est pas le paysan qu’il prétend être mais un duc fiancé à la princesse Bathilde, Giselle devient folle et meurt. On la retrouve au second acte, dans une forêt peuplée de Wilis, fantômes de femmes qui veulent la perte des hommes : Hilarion (qui a dénoncé Albrecht par jalousie) succombe, mais  Albrecht est défendu par Giselle (qui lui enjoint d’épouser Bathilde) et sauvé par l’arrivée du jour (les Wilis s’évanouissent à l’aube). On retrouve dans ce ballet des réminiscences de La Sylphide (pas similaires, effets spéciaux avec des machines pour faire voler les Wilis), de Robert le Diable, mais aussi de La Fille de l’air (1837) ou La Fille du Danube, ballet dans lequel dansait Taglioni.

Giselle est à la confluence de trois obsessions romantiques : la valse, la folie, un passé chrétien médiéval idéalisé (coup classique quand le présent n’est pas top). Lucia di Lammermoor de Donizetti (1835), Nina ou la Folle par amour, La Somnambule de Bellini (1831)… les folles courent les scènes. Dans l’imaginaire de l’époque, valse et folie sont assimilées à des maladies quasiment sexuelles, hormonales, aussi typiquement féminines que la lecture de romans. Les romantiques en donnent une vision plus positive : pour eux, cet excès émotionnel donne un accès privilégié à la poésie, la beauté, aux mystères désirables de l’imagination.

 

Le ballet romantique, expression poétique du mal du siècle

La Sylphide et Giselle constituent les premiers ballets modernes. S’ils nous semblent familiers, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont encore dansés (dans des versions sensiblement différentes), mais parce qu’ils inventent le ballet tel qu’on le connaît aujourd’hui : non pas une affaire d’hommes, de dieux, de héros, de pouvoir et de manières aristocratiques, mais de femmes qui explorent et expriment les mondes intérieurs du rêve et de l’imaginaire3. La pantomime est toujours là (les versions actuelles en ont pas mal coupé), mais la narration n’est plus le principal enjeu. Plus que narratif, le ballet doit être expressif. L’essentiel est de saisir l’évanescent, d’exprimer les invisibles choses de l’esprit. Le paradigme littéraire du ballet n’est plus la tragédie, mais la poésie. Cette dimension poétique a permis à La Sylphide d’exprimer le mal du siècle : « un désir de s’élever à un état d’un autre monde, idéalisé » – sachant que le désir de cet idéal est en même temps le constat de sa perte (le désir étymologique : le regret d’une étoile perdue).

 

Épilogue

Le ballet romantique a des résonances encore aujourd’hui, mais à l’époque, il tourne rapidement court. La Révolution de 1848 y met fin : le ballet romantique est lié à l’expérience d’une génération et ne lui survit pas. La Sylphide quitte le répertoire en 1858, Giselle dix ans plus tard. En 1863, le costume d’Emma Livry, passée trop près d’un bec à gaz, prend feu et c’est ainsi que disparaît la dernière successeuse de Taglioni. On trouve un dernier reflet de cette période romantique dans les tableaux de Degas, qui rappelle l’idéal du ballet (souvent en arrière-plan, flou, derrières musiciens ou les spectateurs) tout en documentant « les illusions perdues et les dures réalités » des danseuses. En arts, le romantisme laisse place au réalisme : l’imaginaire est balayé par la science et le positivisme.

 

Onirisme des costumes et filles réduites à leurs jambes…

 

L’Opéra est réduit à un marché de filles et, sur scène, tout n’est que spectacle et virtuosité, dans l’esprit kitsch des aventures du Corsaire (1856 – pas la version que l’on connaît aujourd’hui). Le futur du ballet n’est plus à chercher en France, mais en Russie (où Petipa fait évoluer la chorégraphie quand il le juge nécessaire – il fait notamment redescendre les willis de leur treuils et étend l’acte II de Giselle) et au Danemark (où Bournonville remonte en 1836 sa propre version de La Sylphide, base d’une tradition spécifiquement danoise).


1
Apparemment, où moment où la sylphide perd ses ailes, la musique fait écho à l’air « J’ai perdu mon Eurydice » de Gluck.
2 Gautier finit par épouser la sœur de Carlotta Grisi (cela me laisse fort perplexe ; je trouve ça affreusement triste pour la sœur).
3 Les hommes sont hors scène ou réduits au rôle de porteurs.

AA 3/12 La Révolution française dans le ballet

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Ballet bluette, ballet pompier

À la fin des années 1770, la rivalité de la comédie italienne est alarmante ; l’Opéra traverse une crise financière. On n’y donne plus de nobles pantomimes dans le style de Noverre, mais des vaudevilles-pantomimes, sortes de ballets fleur bleue mettant en scène de jeunes paysannes (parfois émaillés de quelques sous-entendus politiques, les rosières pouvant faire écho à Marie-Antoinette). Le chorégraphe Maximilien Gardel travaille avec des compositeurs qui recyclent des chansons populaires : le public en connaît les paroles, c’est un moyen efficace pour rendre la pantomime compréhensible. La danseuse-phare de ces ballets est Madeleine Guimard, une « bâtarde au grand cœur », ai-je écrit dans mes notes, ce qui me fait un peu douter de moi. La miss danse les rôles de paysanne avec noblesse et les rôles de dame noble avec simplicité, mais bon, ça reste de la bluette.

L’érosion du style noble correspond à une réalité sociale. Louis XVI, moins porté sur l’étiquette (et ce n’est pas Marie-Antoinette qui va lui remettre les pendules à l’heure), se rend peu souvent à l’Opéra. Le réflexe de se tourner vers le roi et les grands de ce monde pour connaître leur avis (forcément le bon) tend à s’estomper. On vient de moins en moins pour être vu et de plus en plus pour voir, si bien que lorsque l’opéra est détruit dans un incendie, on en reconstruit un plus axé sur la visibilité que la sociabilité (ce n’est pas le palais de Chaillot non plus, hein).

L’Opéra est aussi agité que la nation. Les danseurs sont de moins en moins contrôlables et se livrent à des mutineries qui en envoient certains en prison. Auguste Vestris, danseur qui compte davantage sur la virtuosité que son père Gaetan, refuse de se produire pour la reine, ça par exemple ! Le 11 juillet 1789, la foule investit l’Opéra et s’empare des accessoires qui ressemblent à des armes – la chronologie nous préserve heureusement d’une prise de la Bastille avec des pistolets à eau.

Exit les ingénues de Guimard, place au ballet héroïque ! Pierre Gardel chorégraphie en 1790 Télémaque dans l’île de Calypso et Psyché (même si je ne vois pas trop ce qu’il y a d’héroïque dans Psyché, hormis de le jouer 560 fois en 3 ans). Ces deux ballets constituent un compromis entre l’ancien, avec des histoires bien connues, et la nouveauté, essentiellement vestimentaire et féminine. Le ballet adopte en effet la mode grecque de la Révolution (bah, ouais, Sparte, quoi !) : les tenues grecques permettent de dénuder les danseuses en tout bien tout honneur (pas comme ces nobles vicelards). Et comme Gardel s’est aperçu que cela plaît au public, il renforce les effectifs féminins sur scène, au point de faire presque disparaître les hommes, qui ne sont plus que 2 dans Télémaque, entourés de 32 femmes. Bref, le ballet héroïque habille de grandeur une pantomime vaudevillesque ; ce n’est pas ça qui va revitaliser le genre.

 

Allons danseurs de la patrie

En 1792, alors que la Révolution entame sa phase radicale, les productions théâtrales se politisent (L’Offrande à la liberté est chorégraphiée sur La Marseillaise). L’Opéra échappe à l’épuration : une liste d’artistes royalistes a bien été établie, mais il semblerait que l’homme chargé des arrestations aimait trop être diverti. En 1794, Gardel s’engage à abandonner le répertoire de l’aristocratie viciée au profit de productions républicaines décentes (en toges grecques, donc). Ce n’est pas pour rien que Gardel restera directeur de l’Opéra pendant 42 ans, passant au travers des régimes successifs…

Les festivals révolutionnaires fleurissent sur les parvis : plus que de mettre en scène, il s’agit de revivre les moments marquants de la Révolution et, par là même, de les créer comme mythes. La foule n’est pas uniquement là pour regarder, comme c’était le cas pour les ballets du roi : elle est invitée à participer. Il y a interaction entre la scène et la place publique : des danseurs et maîtres de ballet sont impliqués dans ces événements, dont les thèmes vont en retour durablement marquer le ballet, même après la fin de la période révolutionnaire.

Les festivals révolutionnaires mettent en scène des groupes de jeunes filles habillées de blanc – des jeunes filles d’extraction modeste censées incarner la pureté, la vertu républicaine. Quoiqu’elles ne dansent pas, leur chœur silencieux est l’ancêtre de corps du ballet. Jusque là, en effet, il n’y a sur scène que des personnages, des couples – pas d’entité clairement définie. Il faudra attendre La Sylphide et Giselle pour voir apparaître le groupe en tant que tel ; les Romantiques le concevront candide et féminin, à l’instar de ces groupes de jeunes filles habillées de blanc.

 

Tout envoyer valser ?

En 1794, l’Opéra reprend le répertoire d’avant la Révolution (plus Télémaque et Pysché), mais il ne s’agit pas pour autant d’un retour à l’ordre établi, plutôt d’une mise en pilotage automatique : les ballets sont repris comme les rediffusions à la télé. La dynamique est ailleurs, dans les bals parisiens, où dansent les (femmes) incroyables et les (hommes) merveilleux, dans d’extravagantes tenues. L’Opéra accueille ainsi des bals masqués, témoin de la nouvelle danse à la mode : une valse qui n’a rien de viennoise. On se tient par la taille, on s’enlace… c’est chargé d’érotisme. Et surtout, transposé sur scène, c’est la naissance du pas de deux : les partenaires n’évoluent plus côte-à-côte, comme c’était le cas dans le menuet, mais face-à-face, les corps en prise l’un avec l’autre, qui font contrepoids.

En 1800, après des années de vache maigre chorégraphique, Gardel présente La Dansomanie. Si le protagoniste de ce ballet peut rappeler monsieur Jourdain par sa folie sociale (il refuse de marier sa fille sous prétexte que le beau parti n’est pas bon danseur), La Dansomanie n’a plus l’aura de la cour qu’avait Le Bourgeois Gentilhomme. Il ne s’agit pas d’une comédie-ballet mais d’un « rien », selon le chorégraphe lui-même, conscient de ne pas faire dans la finesse de la satire, mais dans la pure farce.

 

Mise au pas

L’arrivée de Napoléon signifie retour à la cour, la hiérarchie, l’étiquette… et les maîtres de ballet. Ce n’est pas pour autant un retour au passé : si la hiérarchie est prônée comme valeur, elle se fonde désormais sur le mérite (et la fortune, quand même) plutôt que la naissance.

L’Opéra est mis sous surveillance : les ballets sont soumis à la censure, et les danseurs ne sont plus autorisés à modifier les pas ou à reprendre la chorégraphie d’un ballet dans un autre – caprices aristocratiques que cela. Alors qu’ils ont participé à la Révolution, les danseurs se retrouvent paradoxalement à défendre leurs privilèges de l’ancien temps. Envie de faire le malin ? Quatre jours de prison.

L’école de danse est elle aussi mise au pas : on bat le rappel des élèves qui s’entraînent chez des professeurs particuliers et les garçons sont dotés d’un uniforme. C’est l’émergence du ballet comme une discipline moderne, au style militaire.

 

Auguste Vestris et le mélange des genres

Jusque là, le ballet est divisé en trois genres : noble, demi-caractère et comique. Cette catégorisation va de paire avec une certaine croyance dans le bien-fondé de la hiérarchie : « les rois et les nobles étaient, par la grâce de Dieu, supérieurs aux autres, et ils dansaient d’une manière qui le prouvait. » Reproduisant cette hiérarchie, les danseurs sont spécialisés dans l’un des trois genres. Auguste Vestris, lui, est formé au genre noble, mais horreur et damnation, il se permet de tous les mélanger. Non seulement ses tours et ses sauts sont à l’opposé de la retenue requise par le style noble, mais cette virtuosité laisse entrevoir un travail qui contredit le don et partant l’ordre « naturel » – la grâce physique et divine.

Il ne s’agit pas de quelques écarts à mettre sur le compte de l’impétuosité de la jeunesse ; la remise en cause est profonde et constitue une véritable rupture dans l’histoire du ballet. La violence que certains spectateurs perçoivent dans les « gesticulations » de Vestris est (aussi) une violence qui s’exerce contre le genre noble, dé-naturé, refondé dans un ensemble plus vaste, dont il n’est plus qu’une facette. Les trois genres fusionnent en effet en une seule et même technique : le style noble se retrouve dans les parties d’adage ; le demi-caractère, dans les pas rapides et la batterie (les sauts) ; et le comique, dans pas plus athlétiques encore. C’est beau comme du Lavoisier.

Même des danseurs a priori nobles se laissent séduire par cette nouvelle manière de danser et l’un deux, Antoine Paul, pousse plus loin encore les outrances de Vestris. Il en va aussi de leur carrière : si les puristes se lamentent, le public en réclame. Alors, vulgaire ou spectaculaire ? Il suffit de penser à Ivan Vassiliev, Daniil Simkin ou François Alu, par exemple, pour constater que cette tension entre virtuosité et pureté technique est encore d’actualité (sans même parler des galas et de leurs fouettés à foison, qui déclenchent généralement des comparaisons circassiennes).

 

Le début d’une technique moderne

La confusion des genres signifie aussi que les notateurs se mélangent les pinceaux. Le système Feuillet n’est plus adapté à ces nouveaux pas en constante évolution. Les croquis se multiplient en marge et finissent par déborder les tracés initiaux. L’invention d’un nouveau système de notation devient nécessaire, mais les différents essais ne sont pas très fructueux. Les sources les plus exploitables qui nous sont parvenues sont au final des exercices consignés par Bournonville (élève de Vestris) et Michel Saint-Léon (le père d’Arthur).

La nouvelle école telle qu’elle se devine dans ces notes se distingue par 180° d’en-dehors, des pieds complètement pointés (ce qui est rendu possible par des chaussures style sandales grecques) et une mobilité accrue du buste et des bras. Pendant la classe, les danses ne sont plus pratiquées comme des ensembles mais divisées en pas, lesquels sont exécutés dans un ordre de difficulté croissant, dans d’interminables séries. Les cours durent généralement trois heures et requièrent une énergie considérable. Rien que l’échauffement comprend 48 pliés, 128 grands battements, 96 petits battements, 128 ronds de jambe à terre, 128 en l’air, 128 battements sur le cou-de-pied… Le maître mot : répétition. Couplé à l’utilisation de machines pour forcer l’en-dehors, cet entraînement extrême entraîne une hausse du niveau technique et… du nombre de blessures.

Pour se rendre mieux compte de l’évolution : vidéo de la Royal Opera House sur la classe de danse à travers les siècles.

 

La fin du danseur masculin

La nouvelle école de Vestris met en place les fondements de la technique moderne du ballet mais, ce faisant provoque la perte des danseurs : sans danseur noble, il n’y a plus de place pour les hommes dans le ballet. Avec la fusion des genres en une seule et même technique, le danseur devient une page blanche qui n’est plus le reflet d’un ordre social défini. Ce danseur tout-en-un, incarné par Vestris, ouvre la voie au danseur d’aujourd’hui, qui doit pouvoir tout danser, mais, à l’époque, cette dé-spécialisation est perçue comme une perte, la corruption d’un art par des mouvements violents, heurtés.

À ce changement de paradigme technique s’ajoutent des considérations vestimentaires. Contrairement à leur public, les danseurs ne portent pas le pantalon (peu pratique pour sauter) ; ils ont gardé leurs collants. Cet accoutrement à l’ancienne les fait paraître précieux comme des dandys, héros ridicules d’un temps passé (les novices du ballet comprendront sans problème ; balletomanes trop habitués aux collants pour y avoir autre chose qu’une convention, visualisez deux secondes les costumes de Psyché, ça devrait vous aider). Vestris et compagnie réussissent ainsi l’exploit d’être perçus à la fois comme disgracieux (mouvements pas assez nobles) et efféminés (vêtements trop nobles) – alors que, bon, féminité et grâce sont d’ordinaire assez facilement associées.

En bref : la danseuse est l’avenir du danseur. La virtuosité masculine est écartée au profit d’un jeu féminin plus délicat, incarné par Émilie Bigottini dans Nina ou La Folle par amour (1813). Pas d’acrobatie : de l’expression, du mystère. La demoiselle est si peu virtuose qu’elle est à peine danseuse ; sa pantomime est celle d’une comédienne. Il faut attendre le romantisme pour battre Vestris et compagnie à leur propre jeu et atteindre un niveau d’expression supérieur par davantage de technique encore.

Prochain épisode : l’avènement de la ballerine romantique, qui prend la place du danseur (au point que les rôles d’hommes seront joués par des femmes en travesties – l’inversion est totale).

AA 2/12 Les Lumières et le ballet d’action

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

« C’est précisément parce que le ballet était un art de la cour par excellence et semblait incarner à tant d’égards le style aristocratique français qu’il est devenu une cible pour les hommes et les femmes qui aspiraient à créer une autre société, moins rigide dans sa hiérarchie. » Le ballet s’est étendu dans toute l’Europe et les tentatives de le restructurer viennent de partout. On cherche à lui insuffler un nouveau dynamisme en empruntant à des formes plus populaires telles que le mime et la pantomime. On veut faire de cet art des dieux (le Roi-Soleil est Apollon, remember) un art plus proche des hommes, et l’émotion est perçue comme le moyen de contrer tout ce que la belle danse peut avoir de factice.

 

En Angleterre : à la recherche du ballet anglais

Les conditions qui ont permis au ballet d’émerger sous la forme qu’il a connue en France ne se retrouvent pas en Angleterre : la noblesse est dans ses campagnes ; il n’y a pas de cour vivace ; et ce qui vient de France est forcément un peu soupçonneux. Charles I essaye de copier la cour de Versailles sans succès ; Cromwell est trop puritain pour le vouloir ; et les rois qui suivent ne sont pas très doués avec l’étiquette. Bref, la belle danse n’est pas trop leur tasse de thé ; ils préfèrent un style plus comique, plus vivant, influencé par la commedia dell’arte.

C’est dans ce contexte pas hyper encourageant que John Wearer, maître à danser et auteur de plusieurs traités sur le sujet, tente de promouvoir la danse comme un art qui peut réguler les passions, « a social glue » qui permette d’apaiser les tensions entre les gens. L’idée n’est pas, comme c’était le cas en France, d’accentuer les hiérarchies sociales, mais au contraire de les lisser. Pour faire de la danse un art respectable et pour ainsi dire moral (pas français, quoi), John Wearer relie le ballet non pas au ballet de cour, mais à la pantomime de l’Antiquité (ah, la vertu des Anciens…). Bref, il veut imposer le ballet à l’anglaise, bien policé. En 1717, il monte The Loves of Mars and Venus, qui est un succès… jusqu’à ce qu’un théâtre concurrent en monte une parodie – « pantomime reverted to clowning ». Fail. Revanche de l’histoire : si, sur le moment, ses idées ne prennent pas, elles ont fini par définir le style anglais, encore reconnaissable aujourd’hui (on parle des Deux pigeons, right ?).

 

En France : rivalité Opéra / Opéra comique

En France, pas de mélange des registres hauts et bas comme en Angleterre : seul l’Opéra a le droit de représenter des tragédies lyriques et des opéras-ballets. La pantomime se présente alors pour les autres troupes comme un moyen de contourner cette restriction, tout en exploitant le goût croissant pour la comédie italienne. L’Opéra comique, créé en 1762, devient ainsi un rival sérieux pour l’Opéra, en perte de vitesse du fait même de son privilège.

Cette tension est pour ainsi dire incarnée par Marie Sallé et sa rivale Marie-Anne Cupis de Camargo (la dernière entrée ferme la porte). Marie Sallé, danseuse d’opéra et de mime, qui s’est produite à Londres, mélange les genres pour raconter une histoire en transmettant des émotions (mal dit comme ça, on se croirait sur le plateau de Danse avec les stars, mais bon, faut se rappeler que la belle danse n’était pas vraiment portée sur la narration ni l’épanchement sentimental). Pour ce faire, elle abandonne les robes de cour pour des tenues à la grecque, qui dévoilent le corps (d’où l’émotion ?). Contrairement à beaucoup d’autres, la « cruelle prude » n’est pas courtisane, mais elle marque tout de même la transition du style français de la cour au boudoir, i.e. du publique à l’intime ou encore de l’héroïque à l’érotique.

Marie-Anne de Cupis de Camargo, quant à elle, mise tout sur la virtuosité technique, en s’appropriant la batterie (les sauts) normalement réservés aux hommes. Elle fait raccourcir ses jupes pour qu’on admire le travail de ses pieds (peut-être des fétichistes parmi ses nombreux amants ?). Les deux rivales annoncent le XIXe siècle, où la danseuse supplantera le danseur. Ah, les filles d’opéra… La zone trouble entre l’art et le demi-monde est un thème récurrent dans l’histoire de la danse. Il faut dire que les danseuses, au service du roi, étaient indépendantes ; elles n’avaient pas à remettre leur salaire à leur père ou mari… et l’augmentaient en travaillant comme courtisane. Du coup, forcément, la renommée était autant affaire de talent que de vie privée.

 

Noverre et la pantomime

La commedia dell’arte, l’opéra italien, les pièces jésuites, la pantomime de John Weaver… l’idée que l’on puisse raconter une histoire avec le corps aussi bien, voire mieux, qu’avec les mots est dans l’air du temps. Elle prend forme autour de Noverre, le maître de ballet le plus célèbre de l’époque, auteur des Lettres sur la danse (1760) et d’environ 80 ballets diffusés en Europe. Il commence sa carrière à l’Opéra comique (tiens donc) et entretient notamment des liens avec Garrick, un acteur anglais qui a réformé le théâtre de la même manière que Noverre souhaite réformer le ballet : en ôtant les masques et en recourant à une diction/gestuelle moins grandiloquente. Tel qu’il est, sur le déclin, le ballet lui semble vide de sens ; Noverre voudrait que la danse parle à l’âme, qu’elle émeuve… et le moyen d’y parvenir, selon lui, c’est la pantomime.

Exit le ballet de cour, place au ballet d’action. Enfin d’action, c’est vite dit ! N’allez pas vous imaginer un ballet de cape et d’épée… Le ballet d’action raconte une histoire, ok (par opposition à des divertissements ou des numéros), mais comme ce n’est pas évident de suivre qui trahit qui et pourquoi untel tue untel (Noverre veut sortir le ballet du merveilleux pour aller sur le terrain de la tragédie), la narration prend la forme de tableaux successifs, des fresques, quoi – un peu ironique pour un ballet d’action, je trouve. Il n’empêche, on se débarrasse des masques et des vêtements encombrants ; il y a un réel effort d’expressivité et de sincérité. Sous-jacente est l’idée que, contrairement aux paroles, le corps, lui, ne ment pas. Le ballet d’action va de paire avec l’idée utopique d’un monde pré-social, qui ne serait pas encombré de conventions. Rousseau voit même dans la pantomime un bon compromis entre une danse trop primitive et le langage trop policé.

L’ironie, dans l’affaire, c’est qu’à l’étranger, Noverre est embauché en tant que maître à danser français et, à ce titre, continue à enseigner les danses nobles en réaction auxquelles s’est définie la pantomime. Le client est toujours roi, et le client veut le maître à danser de Marie-Antoinette. Sept ans à la cour de Stuttgart laissent une empreinte superficielle ; à Vienne, la pantomime doit être tempérée avec des ballets français pour obtenir le succès ; et à Milan, ça ne plaît pas du tout…

De retour à Paris, Noverre ne résiste pas aux intrigues de l’administration de l’Opéra. Ses œuvres se perdent peu à peu au profit de pièces plus populaires, plus comiques, en comparaison desquelles la pantomime paraît raide. Aigri, Noverre qualifie ses lettres de rêves de jeunesse idéalistes… Son erreur est de s’être attaché à la pantomime sans s’interroger sur la manière dont bougent les danseurs. Si la pantomime ne suffit pas pour raconter une histoire – du moins, pas sans un (conséquent) livret d’intention –, elle permet néanmoins au ballet de gagner son indépendance, d’être reconnu comme un art auto-suffisant, capable d’expression. Les Lumières françaises ont ainsi amorcé le passage, actualisé au XIXe siècle, du ballet comme divertissement à une forme artistique indépendante.

Apollo’s Angels

Pink Lady m’a mis dans les mains Apollo’s Angels. Encore une histoire du ballet, me direz-vous. Oui, c’est d’ailleurs le sous-titre, et non : je n’en ai lu qu’une centaine de page, mais c’est largement assez pour constater que l’auteur va bien au-delà d’une histoire factuelle. Retraversant les époques et les noms bien connus des balletomanes, Jennifer Homans s’attache à restituer l’esprit du ballet et à comprendre son évolution dans les sociétés où il évolue. L’approche est aussi fine que le bouquin est épais. Du coup, je me suis dit qu’en faire des compte-rendus ne serait pas une mauvaise idée : d’une part, cela m’encourage à avancer dans ma lecture sans oublier ce que je lis au fur et à mesure, et d’autre part, cela rendra accessible (je l’espère) cette épopée du ballet, passionnante mais écrite dans un anglais relativement soutenu (et sans traduction française pour le moment). Voire vous donnera envie de la lire. (Oui, je sais, je ferais bien par commencer de la finir.)

Je mettrai ici les liens au fur et à mesure, des chroniquettes de film ou de spectacle étant fort susceptibles de s’intercaler entre les chapitres.
Évidemment, toutes les remarques pertinentes sont de Jennifer Homans ; les impertinentes, de ma pomme.

Première partie La France et les origines classiques du ballet

Chapitre 1 Les rois de la danseurs
Chapitre 2 Les Lumières et le ballet d’action
Chapitre 3 La Révolution française dans le ballet
Chapitre 4 Les illusions romantiques et l’essor de la ballerine
Chapitre 5 Orthodoxie scandinave : le style danois
Chapitre 6 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien

Seconde partie Light from the East : world of art (je ne sais pas comment traduire ça sans l’avoir lu)

Chapitre 7 Les tsars de la danse : le classicisme russe impérial
Chapitre 8 East goes West : le modernisme russe et les ballets russes de Diaghilev
Chapitre 9 Laissé pour compte ? Le ballet communiste de Staline à Brejnev
Chapitre 10 Seul en Europe : l’épisode britannique
Chapitre 11 Le siècle américain I : les débuts russes
Chapitre 12 Le siècle américain II : la scène new-yorkaise

 

AA 1/12 – Les rois de la danse

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

Dans ce chapitre, le ballet dont il est question est l’ancêtre du ballet tel que nous le connaissons aujourd’hui : de la danse que l’on ne dirait pas classique, donc, mais baroque. (Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant.)

 

Aux origines du ballet (danse spirituelle)

Les origines du ballet remontent à l’arrivée de Catherine de Médicis à la cour française (lorsqu’elle épouse Henri II en 1533) : elle importe avec elle une tradition italienne de danses sociales, marches rythmiques pratiquées lors de bals ou de cérémonies (occasionnellement rehaussées de pantomime). Ces balli et balletti ont donné le ballet.

Il ne s’agissait pas seulement de divertissement : les arts étaient envisagés comme un moyen d’apaiser les passions, particulièrement exacerbées en ce temps de guerre des religions. L’Académie de Poésie et de Musique (1570), tout imprégnée de cet idéal, œuvre à l’élévation de l’homme. La musique, conçue comme beauté mathématique, et la danse, transposition visuelle de la musique, se voient confier comme mission de transformer les passions (physiques) en aspiration (métaphysique) – en un mot : d’éloigner l’homme de la bête et de le rapprocher de l’ange. En dansant, l’homme est censé se libérer des liens terrestres afin d’atteindre la transcendance spirituelle.

Les conceptions de l’Académie trouvent leur réalisation dans Le Ballet comique de la Reine en 1581, premier ballet de cour (et non pas de simples marches stylisées). Les pas sont guidés par la raison, la mesure, le sens de la proportion ; si la musique est mathématique, la danse est géométrique. Le tout avec noblesse d’âme. Précision géométrique et élévation spirituelle : telle est la base sur laquelle le ballet sera codifié près d’un siècle plus tard. Évidemment, sur le moment, ça râle (dépenser autant pour des spectacles, enfin) et les passions partisanes ne sont pas outre mesure calmées (Henri en fait les frais).

 

La danse de droit divin (danse politique)

Par la suite, le goût pour la danse se maintient à la cour de France, mais prend un tour un peu différent : il s’agit moins d’élever l’homme que le Roi (ouais, on n’est pas des anges). Heureusement pour les spectateurs, la démonstration de la grandeur royale n’est pas pompeuse et les spectacles sont émaillés de passages burlesques, érotiques, acrobatiques (du spectacle, quoi). Tout cela n’a pas encore lieu sur scène, mais au milieu des spectateurs ; il faut trouver une place en surplomb pour admirer les figures géométriques formées par les danseurs. Le déplacement vers le théâtre intervient dans un second temps et assoit le règne de l’illusion ou, peut-être devrait-on dire de la représentation, terme qui s’applique également à la sphère politique.

 

Louis XIV dans le rôle d'Apollon

Le Roi-Soleil dans le rôle d’Apollon dans Le Ballet de la nuit

 

Louis XIV, enfant pendant la Fronde, n’a ensuite de cesse de mettre la noblesse au pas… ce qui s’entend de manière figurée mais aussi littérale. La danse devient une compétence clé sur le CV du courtisan, au même titre que l’escrime et l’équitation, et toute la vie est la cour est régie par une étiquette si stricte que les mouvements semblent chorégraphiés. Le mot d’ordre du Roi-Soleil pourrait être « away from battles and towards ballet ».

En 1669, Louis XIV crée l’Académie royale : être maître à danser devient un privilège, ce qui n’est pas vraiment du goût de la guilde qui s’occupait (et monnayait) l’accès à la profession (au sens large : danseurs, acrobates, jongleurs, comédiens…). L’essentiel pour devenir maître de ballet n’est plus d’être musicien (la plupart étaient violonistes) mais noble.

 

En position pour la belle danse ! (danse sociale)

Afin d’exporter les danses et de rayonner dans toute l’Europe, un système de notation de la danse est mis au point par Beauchamps, le maître à danser de Louis XIV. Ce système, depuis perdu, a été repris par Feuillet et, traduit en anglais et en allemand, a eu une grande influence sur les cours européennes. Le notateur s’est concentré sur la belle danse, des solos et duos dansés dans le style noble français, sans tours ni sauts, avec une entrée grave, lente et élégante – le tout, savamment dessiné dans l’espace, généralement une pièce rectangulaire tout autour de laquelle se trouvent les courtisans. Quoique les femmes dansent lors des bals et des spectacles de la reine, la belle danse reste l’apanage des hommes et les rôles de femmes sont joués en travestis.

 

 
Page de notation Feuillet Page de notation Feuillet

 Exemples de notation Feuillet. Très jardin à la française, non ?

 

Beauchamps a notamment codifié les cinq positions dont a hérité la danse classique. Les personnages nobles les observent, tandis que les autres, adoptant des postures à l’opposé de ces positions, trahissent leur appartenance à un rang social inférieur : ce sont des paysans, des ivrognes ou des marins (voire des marins qui ont trop bu). Ainsi, un homme mesuré ne lève jamais les bras au-dessus des épaules : c’est perdre le contrôle de soi, se livrer à la colère, la rage… un geste de furies, assurément. La noblesse se caractérise par sa retenue, sa maîtrise : l’en-dehors ne doit pas dépasser 45 degrés ; au-delà, ce n’est qu’exagération acrobatique (je n’ose imaginer la tête qu’ils feraient en voyant les 90° qui constituent aujourd’hui la norme – des contorsionnistes que ces danseurs du XXIe siècle, à n’en pas douter). La mesure se retrouve également dans l’observation de la symétrie, les articulations que sont la cheville, le genou et les hanches devant se trouver en miroir avec les poignets, les coudes et les épaules.

 

Les 5 positions de la danse classique

Les cinq positions définies par Pierre Beauchamps

 

Les positions dessinent une certaine manière d’apparaître à la cour : la première position est la position de départ et d’arrivée (« home ») ; la deuxième position, une manière de se déplacer latéralement sans tourner le dos au roi ; et la troisième position (ainsi que la cinquième) permet le déplacement vers l’avant et l’arrière, ce qu’actualise la quatrième position (la troisième avec les pieds espacés). Cette cartographie confirme, comme l’expliquait Aléna dans un billet que je ne peux que vous encourager à lire, que la conception française de la danse est essentiellement spatiale… et se définit par rapport au Roi.

Si la codification des positions marque le passage de l’étiquette à l’art, celui-ci demeure imprégné de son esprit : le plié, par exemple, dérive directement de la révérence. Les hommes et femmes, en dansant, doivent obéir à un idéal chevaleresque. Et pour que la dame, déjà vêtue d’une robe peu adaptée à la danse, soit en position de faiblesse d’être sauvée par son preux chevalier, on lui fait porter des chaussures avec des talons plus étroits que ceux des messieurs – parce que, oui, les courtisans portaient des talons (rouges) à cette époque (Louboutin n’a rien inventé).

 

Le ballet de cour (danse spectacle)

L’origine du ballet est double : d’une part, la belle danse, pratiquée par les courtisans, et d’autre part, le ballet de cours, donné en spectacle. L’un et l’autre ne sont pas hermétiques : le ballet de cour, dansé par le Roi entouré de professionnels, se termine par un grand ballet, sorte de cérémonie de clôture dansée par les courtisans. Le grand ballet opère ainsi une transition entre la scène (le ballet de cour) et la vie de cour (la belle danse), entre spectacle et pratique.

Le ballet de cour se voit concurrencé par l’opéra, mais aussi par la comédie-ballet, genre qui naît en 1661, avec Les Fâcheux et la dream team Molière-Lully-Beauchamp. Les danses s’émancipent de l’intrigue1 et taillent le ballet de cour dans le gras, privilégiant la cohérence dramatique au cérémonial avec ce qu’il peut avoir de pompeux et de lourdingue. Le Bourgeois gentilhomme achève de régler son compte au ballet de cour en le tournant en dérision.

En même temps, nuance l’auteur, la comédie-ballet est née au sein du ballet de cour, et ne renie pas ses origines. En 1671, le trio infernal nous livre ainsi Psyché… une tragédie-ballet. Là où la comédie-ballet présente un miroir de la cour et de ses folies, la tragédie-ballet s’inscrit dans la tradition du ballet de cour. (Entre nous, ça n’avait pas l’air folichon ; et je ne dis pas ça seulement parce que Molière a dû appeler Quinault et Corneille à la rescousse pour farcir de vers cinq heures de spectacle.) Tant qu’à faire dans la tragédie, il faut aussi mentionner la tragédie en musique, équivalent français de l’opéra italien, parsemé d’épisodes dansés pour plaire au goût français (enfin du Roi, mais c’est du pareil au même).

En gros : le Roi aime la danse, alors on en met un peu partout dès qu’on peut. Évidemment, cela n’est pas au goût de tout le monde : tandis que les Modernes (et les lèche-bottes) s’enthousiasment pour l’opéra-ballet, les Anciens (et les rabat-joie), toujours sérieux, réaffirment la suprématie de la tragédie.

 

Et Dieu dans tout ça ?

Paradoxe savoureux : la noblesse comme il faut (donc catholique) applaudit des professionnels…excommuniés. L’Église catholique, toujours aussi funky, condamne en effet la danse (mais pas le Roi, faut pas déconner). Trop frivole. Les Jésuites, eux, sont plus nuancés, voyant dans la danse un moyen quasi rhétorique de convaincre et de persuader. Coïncidence (l’auteur ne le croit pas) : Molière a fait ses classes chez eux.

 

Comme des pro

En 1669, le Roi crée l’Académie royale de musique puis l’école de danse de l’Opéra en 1713 (deux ans avant sa mort, il était temps). Plusieurs conséquences : le déplacement de la dynamique de Versailles à Paris, une difficulté technique accrue et… l’arrivée des femmes. « A case of promotion by demotion » : puisque la noble tâche de danser s’est trouvée dévalorisée en étant confiée à un artisan de rien du tout (plus capable, mais bon, chut), l’être social inférieur qu’est la femme peut bien se mettre de la partie, au point où on en est…

La professionnalisation confirme en tout état de cause le déplacement qui s’est opéré de la cour au théâtre, « from social to theatrical dance ».

 

Bonus : une petite vidéo rigolote pour récapituler (et anticiper)

1 « the dances grew out of the plot » J’adore la formulation ; on dirait des plantes qui se répandent hors du pot où elles ont pris racine. ^^