Savion Glover, ça passe ou ça claque

Après l’aventure rocambolesque de la revente de nos places à Garnier, Palpatine et moi arrivons au théâtre de la Ville pour une soirée de claquettes. Une première pour moi si l’on exclut mes propres balbutiements pédestres et le show(-off) Lord of the dance. En jetant un oeil au programme avant l’ouverture du rideau, j’ai un peu peur : « À quoi pensez-vous lorsque vous dansez ?  Je prie. » De fait, au début du spectacle, Savion Glover communie sûrement davantage avec Dieu qu’avec le public, qu’il ne regarde jamais. Cela me gêne un peu, comme si l’on me parlait en regardant dans la direction opposée. Heureusement, une belle chemise orange vient égayer la silhouette sans visage. Surtout, on est happé par le jeu de jambe. Du coup, je suis contente d’être proche de la scène, même si la baffle qui amplifie le bruit des claquettes me meurtrit parfois les oreilles. C’est assez violent quand il se déchaîne au bord de la mini-estrade, sous laquelle doit se trouver le micro. On dirait des détonations de feu d’artifice. Un bouquet, au moins, vu comme cela mitraille. Pourtant, pas de grandes gerbes, les fusées, plus bruyantes qu’éclatantes, sont décevantes. C’est qu’il ne s’agit pas d’un spectacle, mais d’une performance*. Pas de danse mais des percussions. Ou une danse réduite au rythme, musique produite par le corps.

Et là, aidée par mes cours d’initiation au flamenco, j’entrevois toute la virtuosité de la chose : des rythmes de toutes sortes, binaires, ternaires, à contretemps, syncopés, enchaînés, téléscopés… La répétition permet d’en attraper quelques-uns, les plus simples, et alors, le corps a envie de danser ; mais les autres, trop complexes, je ne les entends pas, et alors, je finis par avoir ma claque de ce martèlement continu, de cette transe extatique ou épileptique à laquelle je ne peux pas participer. Les pieds sont tellement rapides et les rythmes indistincts, insaisissables, que cela en devient lent, long. On compte alors sur des pas qui engagent le haut du corps (tour, déséquilibres sur pointes, dérapages contrôlés) pour interrompre la mitraille et nous permettre de reprendre le rythme.

Le duo avec Marshall Davis Jr est bienvenue : même si la chemise orange comme par nous tourner le dos, un lien se crée entre les interprètes, entre complémentarité, canon et unisson époustouflant. On découvre ansi un autre style : aux secousses des jambes ne répondent plus les mouvements de buste saccadés, icontrôlés, qui donnent parfois l’air à Savion Glover l’air d’un épileptique, mais le balancement souple d’une silhouette dégingandée, comme une marionnette qui ne serait pas articulée dans le dos. Aux côtés de celui-ci, celui-là se redresse : on voit enfin ses yeux et on entr’aperçoit son regard. Quelques minutes d’éclate, comme à la fin du spectacle, lors d’une impro où les applaudissements du public suppléent les pas que le claquettiste retient.

Le reste du temps, c’est plus intériorisé, plus concentré. Les quelques mètres sur lesquels le claquettiste évolue n’invitent de toutes façons pas à dévorer l’espace. A deux reprises, des guitaristes flamencos donnent une dimension plus artistique (cela n’empêche pas de chanter par moments – caractéristique du flamenco ?) à ce qui risquerait autrement de devenir un exercice de style technique pour seuls initiés (que je soupçonne nombreux dans la salle). Claquettes et flamenco n’ont pas grand mal à s’entendre : entre heels et tacones, le talon devient prépondérant ; moins de shuffles, ça frappe et ça claque. La fusion est assez fascinante à observer : les claquettes se colorent, deviennent plus sombres, plus ancrées dans le sol. Cela contribue sans aucun doute à l’austérité qui marque la soirée aussi sûrement que la virtuosité de la star. Un plaisir exigeant, dont on ressort un peu claqué.

* Témoins la chemise trempée et les cordes d’eau qui tombent de son front – increvable, il n’a même pas l’air claqué.

Impression semblable chez Amélie.

A la barre !

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ?
Selon toute évidence, l’auteur de cette question, Pascal B., vient d’assister au gala d’Ouliana Lopatkina à Versailles, où il a vu ça : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier. 

Une barre, à quoi cela sert-il donc ? Historiquement, c’était un appui pour les danseurs malades ou en rééducation. Mais on s’est aperçu que c’était un excellent moyen de construire son corps : en ne travaillant qu’un côté à la fois, on peut se concentrer davantage sur ce que l’on fait, et ne pas avoir pour unique préoccupation de garder l’équilibre permet de sentir ses muscles et de les renforcer. Pour être efficace, la barre doit constituer un appui, pas une béquille ; les doigts, y être posés et non agrippés. En théorie, la barre, même celle qui n’est pas fixée au mur (son environnement naturel), ne doit pas bouger lorsqu’on s’y appuie. En pratique, on veillera à placer sur une barre mobile autant de filles d’un côté que de l’autre, histoire d’équilibrer les déséquilibres (sauf quand c’est moi, auquel cas il faut deux gamines de 14 ans pour faire le poids, merci de vous abstenir de tout commentaire). Je ne vous raconte pas la panique intérieure en audition, lorsque la barre où je me trouvais avec une brochette de candidates s’est cassée la figure parce qu’elle n’avait pas bien été fixée sur son support.

Peu à peu, donc, la barre s’est généralisée pour l’échauffement au point d’en constituer la synecdoque : si je prends la barre, ce n’est pas que je me mets à diriger le cours devenu navire, mais que je vais faire les exercices à la barre. Ils commencent invariablement par les pliés et engagent peu à peu l’ensemble du corps, avant de le solliciter franchement, pour finir par l’étirer et l’assouplir. Parce que l’échauffement ne consiste pas à sentir les gouttes de sueur dégouliner dans le dos (ça, c’est un corollaire), mais à faire en sorte que toutes les fibres musculaires travaillent de manière synchronisée. On peut crever de chaud et avoir les muscles froids : c’est comme ça que je me suis fait une élongation. La barre était presque finie et alors que je m’étirais, j’ai soudain senti que j’avais gagné beaucoup de longueur, beaucoup trop. Mais on n’est pas sensé être échauffé à la fin de la barre ? m’objecteront ceux qui suivent. Si. Seulement, moins le corps est entraîné, plus il met de temps s’échauffer. Idem lorsque vous êtes fatigué ou qu’il fait froid dehors. Avoir chaud n’est pas le signe infailliable qu’on est échauffé (même si on est rarement échauffé sans avoir chaud), et c’est pour cela qu’on aura tendance à parler de muscles froids ou chauds – ceci constituant ma réponse à la question d’Aymeric C’est quoi cette histoire de muscles froids/chauds ?

Comme la barre est assimilée à l’échauffement, il ne faudra pas être supris d’entendre l’expression de barre au sol : il s’agit de reproduire les exercices que l’on fait habituellement debout… allongé. Affranchis de l’impératif d’équilibre, on peut convenablement placer son corps, mieux le sentir et comprendre ce vers quoi il faudra tendre lorsqu’on reprendra l’exercice à la verticale. C’est notamment comme cela qu’on peut faire la part entre souplesse et musculature : une danseuse qui ne monte pas les jambes n’est pas forcément raide ; elle peut simplement n’être pas assez musclée – auquel cas cela ira tout de suite beaucoup mieux avec la pesanteur qui travaille en son sens.

L’usage de mot barre devient presque ironique dans la techique de Wilfride Piollet. Cette danseuse  classique a découvert que son corps était mieux échauffé par un cours de Cunningham que par certaines barres classiques et a élaboré à partir de cette découverte tout une série d’exercices d’échauffement à faire au milieu (sous-entendu, milieu de la salle – le milieu est un raccourci qui désigne généralement les exercices et enchainements que l’on fait après la barre). Pour avoir en stage pris des cours avec l’un de ses disciples, je peux vous dire que c’est aussi efficace que perturbant. La symbolique attachée à la barre est telle qu’au CNSM, lorsque les élèves sortaient du cours de Wilfride Piollet, le professeur suivant leur re-donnait une barre traditionnelle, alors même qu’ils étaient parfaitement échauffés et prêts à travailler leurs variations.

Mais revenons-en à la barre en tant qu’objet : dans la mesure où elle est assimilée à un échauffement, un entraînement donc, on devine déjà pourquoi on ne l’utilise pas sur scène. La barre assimile la danse à des exercices de gymnastique. Or, pour être reconnue comme art et non comme sport, la danse a toujours gommé l’effort de sorte que le specateur remarque non pas la performance de l’athlète, mais l’interprétation de l’artiste au service d’une oeuvre (bon, à la base, c’était juste la comestibilité de la danseuse, certes).

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ? Pourquoi les grands musiciens ne font-ils pas leur gamme en concert ? Dis comme cela, on comprend sûrement mieux, et un tweet aurait suffi. Seulement voilà, il y a parfois des barres sur scène, et pas seulement parce qu’en tournée, la scène est souvent le seul espace disponible pour faire le cours (je dois vous dire à quel point j’aime m’échauffer sur scène, sous la chaleur des projecteurs, face au vide de la salle qui se peuplera plus tard – en attendant, le théâtre n’appartient qu’à nous). 

Observons donc quelques exemples de barres intégrées à des ballets. Si les balletomanes qui traînent en ont d’autres, qu’elles n’hésitent pas à nous les faire partager !

Commençons par le pas de deux qui a inauguré ce billet : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier.

 

 

On remarquera que, de manière symbolique, le premier mouvement que la danseuse fait à la barre est un plié. Très vite, cela n’a plus rien d’un échauffement. La dimension du spectacle se distingue notamment par les épaulements : au lieu de danser perpendiculairement à la salle comme y invite la disposition de la barre, la danseuse est toujours un peu en diagonale. Le profil strict est en effet peu flatteur : même si les pros risquent moins de révéler des secondes (position de la jambe sur le côté) approximatives que des amateurs, les lignes du corps paraissent rétrécies – or, les moignons de jambes ne sont hyper esthétiques.

La barre n’a d’intérêt que si l’on s’en sert pour ensuite s’en passer ; ainsi, notre danseuse s’en éloigne peu à peu, l’appui du partenaire se subtituant à celui de la barre.

Finalement, la barre est surtout là pour signifier que la danseuse interprète ici son propre rôle. Sinon, comment montrer que l’on est Pavlova, lorsque Pavolva en tutu est un cygne, une Wilis ou autre personnage ?

Cette dimension référentielle de la barre se retrouve presque à chaque fois que l’objet est inséré dans un ballet. Manière de dire : la danseuse que vous voyez est bien une danseuse. Presque un truc méta (pour les littéraires parmi vous).

La Petite Danseuse de Degas en constitue l’exemple parfait (la qualité de l’extrait l’est moins), avec son premier acte situé dans un studio de danse (à moins que ce ne soit censé être le foyer ?). A côté de ce que je nommerais la légende rose de la danse, avec des danseuses mignonnes à croquer qui rêvent toutes de devenir étoile, il y a la légende noire, avec des danseuses qui connaissent la douleur et sont prêtes à tout pour devenir calife à la place du calife. C’est cette seconde que Béjart a exploitée avec beaucoup d’humour dans Le Concours. Je n’ai pas réussi à trouver un extrait vidéo où les danseurs soient à la barre, mais ceci vous donnera une idée de ce ballet policier à l’intérieur de l’opéra. Dans celui-ci, on aperçoit les barres tout autour de la scène, comme délimitant un ring de boxe :

 

 

Pour qui a envie de poursuivre la réflexion sur l’articulation de ces deux légendes, roses et noires, je vous invite à lire le billet que j’avais écris là-dessus.

C’est également par des barres que Jérôme Robbins indique avoir transposé le faune de Nijinski dans une salle de danse. Dans ce premier extrait, la barre qui s’interpose entre la caméra et les danseurs est là pour faire du 4e mur invisible un miroir (auquel elle est souvent accrochée), introduisant au passage le thème du narcissisme. Pour goûter à l’érotisme d’Afternoon of a Faun, je vous suggère quand même un autre extrait.

Enfin, un extrait d’Etudes, d’Harald Lander. Si ce ballet est d’abord un hommage au monde chorégraphique, qui progresse depuis les exercices à la barre jusqu’aux variations des étoiles en passant par le corps de ballet, et où la barre est donc un élément de référence, c’est peut-être celui qui en a le mieux exploité l’aspect esthétique.

 

Le ballet pour les soi-disant nuls

Sur la suggestion de Lluciole

Soi-disant parce qu’il n’y a pas de compétence particulière à avoir, juste de la curiosité.

J’ai croisé à plusieurs reprises des gens curieux qui ont tenté d’approcher le ballet et sont ressortis quelque peu perplexes de leur premier Lac des cygnes. Si vous êtes dans ce cas, cet article est pour vous. Sinon, on se connaît probablement déjà, tu peux retourner twitter avec tes balletomanes préférées, ou assommer les énormes trolls des montagnes que je risque d’introduire entre les princesses et les fées.

D’abord, commencer par le Lac des cygnes est une intention louable, mais pas forcément une bonne idée, et pas uniquement parce qu’on a largement le temps d’avoir mal aux fesses. Le côté magique, aérien, gracieux (c’est le pire compliment qu’on puisse faire à une danseuse, je crois ; cela me donne l’impression d’être une belle potiche évaporée) ou que sais-je encore, le côté qui charme le béotien est aussi celui qui risque de copieusement l’ennuyer (une potiche meuble un appartement, pas une soirée).

À éviter également lors d’une première soirée : Coppélia, difficilement compréhensible si l’on n’a pas son précis de pantomime avec soi ; La Belle au bois dormant, qui contient un risque d’identification trop forte avec l’héroïne ; La Sylphide qui risque de passer pour une précieuse ridicule (moins cependant que son amoureux en kilt).

Qu’aller voir alors ? Selon les goûts, Don Quichotte pour l’énergie à l’espagnole, La Fille mal gardée pour rire dans un cadre désuet ou, mon préféré, La Bayadère, pour son exotisme kitsch et délectable. Et dans les ballets classiques par la technique qu’ils utilisent mais qui appartiennent à notre époque : La Dame au camélias. Dans l’absolu, parce que nous ne sommes pas en Russie (la bouleversante Anna Karénine de Boris Eifman) ni en Angleterre (la drôle et gentiement spectaculaire Alice au pays des merveilles de Wheeldon), je recommanderais plutôt du néoclassique ou du contemporain, un Boléro, un Sacre du printemps ou une pièce comme Vertical Road, bref, un truc qui vous terrasse au fond de votre siège. Parce que la danse, c’est ça : des corps, des sensations, des sentiments. Le ballet, ça peut être ça, aussi, mais il ne faut pas se laisser arrêter par la couche de codes, de conventions et de pudeur bien sédimentée au fil des siècles, ni par les livrets abracadabrants, aussi complexes que gentillets. Au milieu de tout ça et de la technique virtuose se cachent aussi des moments d’humanité pure, des instants qui peuvent vous faire rire ou vous émouvoir, parce que soudain le mouvement devient geste, devient porteur de sens et de sensations. Le propos de ce billet n’est pas de pointer du doigt ces instants-là (pour ça, j’ai un projet un peu plus ambitieux qu’une note de blog, qui me trotte dans la tête), mais d’écarter ce qui pourrait vous empêcher de les voir.

 

Je ne comprends rien à l’histoire.

Voyez-y la preuve que vous êtes normalement constitué. C’est normal. Ce qui n’enlève rien au côté irritant de la chose. Pour ne pas passer un acte entier à vous demander quel serait le statut Facebook du mec en bleu, s’il est ami, amant, amoureux, père, frère ou ennemi de la nana en orange, un seul remède : lire le livret avant d’assister à la représentation. Soit vous avez 12 € à dépenser et vous arrivez avec assez d’avance pour lire le programme, soit Wikipédia et les pages perso des balletomanes sont vos amis. Tant que les personnages n’apparaîtront pas avec une étiquette à leur nom plantée dans leur chignon comme sur un plateau de fromage, je ne vois pas d’autre solution à vous proposer.

 

J’ai compris l’histoire : tout ça pour… ça ?

Clairement, vous n’avez pas été entraîné par votre grand-mère tous les mercredis avec Les Feux de l’amour. Revoyez donc vos classiques : coup de foudre, coup de pute, pardon, vengeance, mort, amour et jalousie sont au programme. Seule différence : les noms sont moins américains, mais tout aussi ridicules.

Clairement, les ballets ne brillent pas par l’originalité de leur livret. Parfois davantage pour leur poésie ou leur symbolique, comme Giselle, écrit par Théophile Gautier. A cette époque, l’histoire est souvent un prétexte à caser des divertissements.

 

Pourquoi les guerriers se mettent-ils tous à danser d’un coup ?

Parce qu’à cette époque, la danse était un art noble et viril, et un guerrier, un bon danseur, patate pardi. Les bonnes choses se perdent… Bon, accessoirement, n’importe quel groupe peut se mettre à danser : sauvages, guerriers, cour royale, prêtresses, villageois… c’est un divertissement. Soit il s’appuie sur une pratique sociologique existante (la danse lors de noces ou d’un bal, qu’il soit royal ou populaire), prétexte chewing-gum (le bal est étiré en longueur : il est bien connu qu’une cour passe sa vie en frivolité et chacun en revue), soit il tombe comme un cheveu sur la soupe.

Ladite soupe est alors un concentré de tout ce qui fait exotique : danse arabe, espagnole, chinoise, russe… Dans Cendrillon, le prince ne parcourt plus le royaume mais le monde entier. Dans Casse-Noisette, on voyage à Confiturembourg, le royaume des délices où l’on présente à l’héroïne (trop jeune pour être décemment mariée au prince, d’où ce substitut aux noces, qui remplace le plaisir sensuel par le plaisir gustatif) tout un tas de gâteries : du chocolat (espagnol), du café (arabe), du thé (chinois), etc. Et si l’on est de base dans l’univers du conte, où l’existence d’un royaume implique l’inexistence des pays et donc de traditions nationales à imiter, pas de souci, l’international laisse place à l’intertextuel : c’est comme cela que débarquent dans La Belle au bois dormant le Chat botté, Cendrillon, le Petit Chaperon rouge et l’oiseau bleu.

 

Pourquoi toutes les filles sont-elles habillées en mariées ?

Vous êtes probablement devant les Wilis de Giselle, des fantômes de jeunes filles mortes avant leur mariage et qui ont décidé d’en faire baver aux mecs. Dans les ballets romantiques (mais si, c’est romantique, de souffrir), le divertissement pot-pourri exotique est remplacé par l’acte blanc. Vous verrez, c’est fou ce qu’on communique avec l’au-delà dans les ballets. Si vous vous lancez dans un safari surnaturel, vous pourrez peut-être admirer des Wilis, des Sylphides et même des Ombres (blanches).

 

Ces divertissements ne me divertissent pas du tout.

Si vous aimez la mode, voyez cela comme un défilé. Ce n’est pas pour rien que de grands couturiers font des costumes pour la scène.

Si vous aimez le défilé du 14 juillet, admirez les alignements impeccables et la réorganisations des divisions lorsqu’une escouade ennemie attaque les rangs.

Si vous êtes géomètre, relevez tous les motifs géométriques que prennent les formations.

Si vous êtes une fille, sentez la puissance qui se dégagent des groupes d’hommes, notamment lorsqu’ils sautent.

Si vous êtes un mec, fantasmez sur les jambes qui s’agitent devant vous.

Si vous êtes une fouine (unisexe), repérez celui qui s’est trompé de côté ou celle qui lève la jambe le moins haut.

 

Et le couple qui se court après et joue à cache-cache, c’est normal ?

Rien de plus normal, c’est un pas de deux, le moment qui sert à faire la cour ou à jouir de son mariage (avec tout ce qu’il peut se passer entre ces deux repères). Le pas de deux, comme toute galanterie qui se respecte, a ses règles et se compose ainsi :

  • d’abord un adage, avec des mouvements assez lents pour se dire toute la tendresse que l’on se porte, et avec assez d’amplitude pour que danseuse soit un métier à part entière, pas à la portée de la première amatrice venue. Je parle au féminin, parce que monsieur, réduit au rang de porte-manteau, se contente souvent de faire de la muscu : et hop, je te lève une danseuse, et hop, je passe l’aspirateur avec sa jambe, et ouille, je viens de me prendre un genou où il ne faut pas.

  • ensuite, chacun exprime l’authenticité de son moi profond à l’autre ou fait son autopromo éhontée (ouais, je saute plus haut, je vais plus loin et je tourne plus vite que les autres) dans une variation. Ces morceaux de bravoure sont souvent extraits des ballets pour être donnés en gala ou en concours. Un peu comme le lieu commun au travers duquel les auteurs classiques rivalisaient de génie, la variation est souvent le point de comparaison entre deux interprétations (ou exécutions, c’est selon). Comme l’exige la galanterie, c’est madame d’abord. Monsieur, pendant ce temps, va boire un coup en coulisses pour se remettre et enchaîner sa variation avec ce qui suit.

  • le pas de deux se clôt avec la coda, feu d’artifice où le couple rivalise de virtuosité, aussi rapide et enlevé que l’adage est lent et long émouvant. C’est là que l’on trouve les fameux fouettés, dont le nombre légal est de 32 (technique qui est à la scène ce que l’alcool est à la ville : le moyen le plus sûr de faire tourner la tête d’une fille).

 

Je ne connais pas les pas.

On n’est pas jeudi, mais je vais quand même vous confier une chose : moi non plus. Ayant commencé la danse avec une prof anglaise, je suis incapable de vous dire si le mouvement qui consiste à plier les deux jambes en n’en ayant qu’une au sol est un fendu ou un fondu. Incapable de retenir longtemps la confusion de temps de pointe et piqué, je me retrouve parfois nez à nez avec une autre fille à la barre (ah ? C’était de l’autre côté ?). Vous m’objecterez que ce n’est qu’une question de vocabulaire et que je connais les pas même si je ne sais pas toujours bien les nommer. Je vous rétorquerai que vous n’avez pas besoin d’avoir fait du solfège pour vous écouter de la musique. Isoler les pas est utile pour mémoriser une variation ou pour verbaliser ses impressions (« j’adore le moment où elle fait son truc, avec sa jambe, là… » n’est pas très identifiant, c’est sûr), pas pour apprécier ce que l’on voit.

Si vous vous sentez démuni, voici un bagage élémentaire qui vous évitera d’employer « entrechats » comme synonyme de « pas » :

  • un entrechat, justement, c’est un saut où l’on change plusieurs fois rapidement la position des pieds (en essayant de ne pas se les écraser à l’atterrissage) ;

  • un saut de chat se déplace en crabe et esquisse la position d’une grenouille (ne me demandez pas pourquoi le chat, du coup) ;

  • un grand jeté est un saut qui se suspend en grand écart ;

  • une arabesque consiste, en équilibre sur une jambe, à monter l’autre derrière soi ; si elle est plongée, cela signifie que la danseuse baisse le buste pour gagner en amplitude et se rapprocher de l’écart. L’arabesque est en quelque sorte LA position de la danseuse, qu’il faut une dizaine d’années pour façonner. On pourrait presque reconnaître (le style d’) un ballet à ses arabesques ;

  • l’attitude (début et 0’36) est une arabesque avec la jambe de derrière repliée ; elle peut aussi se faire devant (on dit alors dans les cours de danse qu’il faudrait pouvoir placer une tasse sur le talon sans faire tomber de thé) ; 

  • le grand battement consiste à envoyer très haut sa jambe, devant, sur le côté ou en arabesque ;

  • le développé atteint le même point, sauf que la jambe n’est pas jetée tendue mais allongée depuis un plié ;

  • forcément, je termine par une pirouette

Manon, de la vieille histoire ?

Le ballet de Kenneth MacMillan est la preuve la plus évidente du retard que j’ai accumulé dans mes chroniquettes. Cela serait gênant si j’essayais de soutenir que la position phare du ballet est l’attitude (ah ! ces tours attitude en dehors sur jambe pliée des gueux qui débarquent dans un tourbillon de loques) ou si j’entreprenais une comparaison avec La Dame aux camélias pour essayer de voir ce qui rend les portés plus fluides encore. Mais ce qui m’a frappée, et qui me frappe toujours deux mois après, c’est le renversement de la perspective. 

Dans L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l’abbé Prévost rapporte le récit du premier : le cadre des mémoires, qui donne une caution morale aux aventures du chevalier, laisse rapidement la place au roman, et Des Grieux prend en charge la narration à la première personne. Ma lecture remonte à quelques années, mais dans mon souvenir, Manon est une fille charmante et impossible, frivole et joyeuse, une fille légère, une girouette qui sans cesse se tourne vers de nouveaux amants, attirée comme une pie par la richesse, mais à qui on ne saurait en vouloir, car on ne la voit qu’à travers le regard amoureux de son amant, à qui elle lui fait du mal sans penser à mal. On compatit avec ce pauvre hère qui s’est entiché de celle qu’il ne fallait pas, et qui n’y peut mais — la passion dans tout ce qu’elle a de plus passif, qui invite aux folies et en fait subir les conséquences à ceux qu’elle entraîne ; la passion tout aussi délètère et enivrante que l’alcool, comme est là pour nous rappeler en contrepoint le frère de Manon. 

 Le ballet raconte la même histoire, et pourtant il dit tout autre chose. Il n’y a pas sur scène de point de vue autre que celui du spectateur : l’empathie va à l’interprète qui la suscite. Et Josua Hoffalt ne fait pas le poids face à Aurélie Dupont. Il se recroqueville sous la souffrance et elle rayonne. Si vous ajoutez à cela Aurélien Houette en Monsieur G. M., dont la perruque et les vêtements d’époque révèlent une puissance de séduction totalement insoupçonnée – de ma part, du moins – il devient évident que vous sentez, ressentez, riez et souffrez avec Manon.

Le deuxième acte est un joyau : elle s’impose comme une reine au milieu du bordel. Toutes les filles vantent leurs charmes et vous ne voyez qu’elle, rayonnante de présence et de bijoux, parfaitement dans son élément, de luxe et de volupté. Tout comme Aurélie Dupont, qui retient l’attention en retenant ses gestes, Monsieur G. M. est outrageusement attirant : il ne danse pas, bouge à peine, et attire à lui tous les regards que Manon n’a pas déjà absorbés. L’incroyable présence des deux danseurs se traduit en tension sensuelle, sexuelle, même, sans que le moindre geste ait été déplacé.

Après une telle intensité, on a du mal, tout étourdi que l’on est, à comprendre l’amour que Manon porte à Des Grieux, un amour dont on ne sait d’où il sort et dont on sait très bien où il va les mener — à leur perte. Elle n’est plus sereine, se laisse emporter dans un tourbillon de portés enflammés, n’est plus maîtresse de la situation, seulement celle de Des Grieux. Avec ses riches amants, Manon est une reine ; avec Des Grieux, elle est elle-même, n’est plus qu’elle-même, une tautologie agitée par la passion. Leur amour ne rime à rien et n’existe que par la souffrance qu’ils s’infligent l’un l’autre : indifférence blessante, jalousie possessive, indifférence libératrice, jalousie récupératrice…  à tel point que l’on se demande si Manon n’est pas allée chercher là sa perte, devançant celle de sa jeunesse et de sa beauté qui seules lui assurent sa liberté de courtisane. Le bracelet que le geôlier lui passe aux poignets à la fin, alors qu’elle s’est exilée avec Des Grieux en Amérique, révèlerait alors la nature de celui, en tout point semblable, que lui avait offert Monsieur G. M. : des menottes en diamants pour une demoiselle dans une prison dorée.

C’est une vérité étincelante, et pourtant, sous prétexte qu’elle concorde trop bien avec l’idéal chrétien de l’abbé Prévost, on ne veut pas l’admettre. Aurélie Dupont est trop entière pour qu’on n’en veuille pas à Des Grieux d’avoir arraché Manon à son univers, de ne pas lui avoir laissé les illusions qui lui restaient (et les nôtres par la même occasion). Manon meurt d’être devenue elle-même à l’écart de tout ce qui la définissait ; comme une fleur qu’il aurait cueillie, elle se fâne peu après lui avoir appartenu. 

De ce gâchis ressort le drame : non pas celui d’un homme qui s’est laissé entraîner par une jolie écervelée, dont la mort serait une juste punition divine, mais celui de deux libertés incompatibles. Manon et Des Grieux ne sont pas Roméo et Juliette ; ce qui entrave leur amour n’est pas d’abord la société, même s’il s’y inscrit. C’est un désaccord plus profond, qui touche à la façon dont chacun entend sa liberté : pour Manon, elle est absence de lien et abondance de biens, libre circulation d’un homme à l’autre pour surtout ne manquer de rien ; pour Des Grieux, elle est autonomie, libre choix de liens qu’il tient cependant à nouer. L’amour, pour lui, c’est enfin s’autoriser à s’attacher, à nouer une relation de toute la force de son affection ; pour elle, à ne rien se promettre, à ne pas se faire de cadeau (qui signifient l’attente d’une contrepartie chez ses amants réguliers).

Cela peut surprendre, lorsque la tradition a établi la figure de l’homme volage et de la femme éplorée. Ici, c’est Des Grieux qui se fige dans une grande quatrième fendue suppliante, et Manon qui semble à tout instant prête à s’envoler vers d’autres horizons aux draps froissés. C’est d’ailleurs ce renversement qui lui prête un parfum envoûtant de liberté : c’est parce qu’elle se comporte comme un homme dans un monde où la femme n’a aucun droit qu’elle semble si libre… libre d’évoluer en maison close ou de se perdre dans la rédemption que ce monde lui impose. Mais ce renversement met surtout en lumière cette chose toute bête, tragique et banale : l’incompatibilité entre deux personnes qui s’aiment. Que ce soit l’homme ou la femme volage, l’homme ou la femme fidèle, il semblerait qu’on choisisse toujours celui ou celle qui nous fera des histoires (d’amour), qui nous tiendra vivants en nous faisant doucement souffrir. Que l’un renonce à lui-même et c’est la fin — Manon meurt ; qu’aucun ne renonce, et chacun souffre, et aime — équilibre nécessairement précaire.

Tout cela se condense en une scène de plus en plus nette dans mon souvenir à mesure que le reste s’efface : une traversée où Manon agite le bracelet de Monsieur G. M. sous le nez du chevalier, qu’elle fait reculer, un piqué après l’autre, repoussant à chaque pas l’épaule de celui qui se renfrogne. Elle le bouscule et il bat en brèche, ébranlé par son air badin autant que par le bracelet. Faisant mine de plaisanter, elle ravale sa souffrance au rang de bouderie. Le désaccord profond est refoulé, l’entente un instant sauvergardée, encore fragilisée.  

Cesena, à l’aube de la voix

le grain, c’est le corps dans la voix qui chante,
dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute…

Roland Barthes

cité par Björn Schmelzer,
fondateur de l’ensemble graindelavoix

 

Il fait nuit sur scène. Un homme s’avance, entièrement nu, et émet un long cri, repris et modulé – remonté – par ses flexions. Pas de doutes, nous sommes au théâtre de la Ville. Cela continue, on attend patiemment. Un tailleur de pierre se fait entendre en coulisse et soudain, it dawns on me. J’assiste à la pièce d’Anna Teresa de Keersmaeker qui avait été donnée à l’aube à Avignon et avait pourtant laissé les spectateurs plus ravis que fatigués. Le cri du premier homme, c’est le chant du coq. On peut désormais légitimement espérer que lumière se fasse sur les déplacements que l’on devine dans la pénombre. Un groupe d’hommes (parmi lesquels quelques femmes, on le découvrira par la suite) que l’on entend plus qu’on ne le discerne fait crisser du sable. Un grand cercle de sable balayé jusqu’à devenir un cercle solaire. Une éclipse solaire.

La danse est réduite au rythme de la marche. Le mouvement n’a pas de forme, un déplacement de pénombre, tout juste. Alors qu’on écarquille les yeux depuis une vingtaine de minutes, une voix s’élève, qui nous en dissuade. C’est un soulagement : on voit ce qu’on voit, sans forcer les yeux, en écoutant les voix qui ont rejoint la première et l’ont contrepoint. L’Ars subtilior renaît de l’écho lointain du cri de l’homme chant du coq, un son brut comme la pierre qui résonne bientôt comme la voûte d’une cathédrale. Un son qui ébrèche les corps, vibrant et vivant sur son passage. Des corps traversés par un cri qui emprunte la voix pour se faire musique, ce n’est pas un spectacle.

« Lumières ! » crie soudain la régie. Que je crois. Le cri excédé vient du public, qui se met à rire jaune. Quelques réglages s’imposeraient en effet pour que l’aube artificielle fasse effet jusqu’au fond de la salle. En attend un ajustement qui ne vient pas, ni de la régie ni des yeux, cela discutaille et l’on a du mal à se laisser fasciner par ce début du monde. L’origine, comme toujours, se refuse. Indiscernable à l’oeil nu, la scène bascule en noir et blanc lorsque l’on veut s’aider des jumelles, camaïeu de gris mouvementés. Je n’ose imaginer les vieux atteints de la cataracte. La danse tarde tant à se faire visuelle que la salle s’éclaircit en même temps que la scène.

La lumière se lève imperceptiblement, sur la confusion des danseurs et des chanteurs que l’on ne distingue pas les uns des autres. Même en pleine lumière, ces poussières d’individus restent un groupe, des grains de sable qui crissent lorsqu’ils se rencontrent. La chorégraphie diurne n’y ajoute finalement presque rien : elle rend visible les corps fatigués, épuisés, travaillés par la voix, décapés par son grain, dispersés et réunis comme le sable. Sablier. Fablier. Musique, mutisme, brutalité de la pierre, de la voix, homme fou à relier : il y a quelque chose de médiéval chez ce groupe en baskets, qui s’efface peu à peu à mesure que les formes prennent corps. Lumière est faite – de désillusion. On s’achemine lentement vers une fin qu’on ne distingue pas plus que les origines (l’aveuglement n’est pas l’apanage des ténèbres), à l’image de cette grande femme que j’ai prise pour une gamine séduisante et qui s’est mise à viellir avec le jour, concentrant toute la grisaille de la nuit dans ses cheveux.