La saison en un sissonne

[Le sissonne, c’est comme les cernes : masculin et traumatisant.]

D’un saut, remontons la saison pour voir ce qui nous a fait bondir…
 

L’année de la Russie en France a beau être passée, mes coups de cœur sont russes et pas seulement parce que je suis tombée amoureuse d’Ivan Vassiliev et du couple qu’il forme avec Natalia Osipova (oui, on peut tomber amoureuse d’un couple). LA soirée de l’année, c’est sans hésitation Anna Karénine de Boris Eifman, soirée graalesque s’il en fût. Inutile de distribuer des prix, il n’y a qu’un Graal et il n’est pas pour Parzival. Sans compter qu’après avoir raflé le prix de la révélation de l’année, le prix du spectacle injustement peu médiatisé, le prix de la chorégraphie, le prix de la mise en scène, le prix de la meilleure fin, le prix des costumes, le prix de l’interprétation féminine et le prix du public fossilisé d’admiration dans son fauteuil (entre autres), il n’en resterait plus beaucoup pour les autres. Mon (petit) dada (bossu) aura donc été russe.

 

Autre registre et autre découverte flabbergasting : Akram Khan avec Vertical Road. Il faut d’ailleurs remercier le théâtre de la Ville pour l’éclectisme et les audaces de sa programmation, qui m’a laissée perplexe, certes, mais aussi des images fascinantes avec Tyler Tyler (à moins que ce ne soit l’effet du fond d’écran). Elles ont parfois trouvé écho dans Eonnagata que j’ai laissé m’étonner sans le chroniquer.

 

À côté des découvertes, des confirmations : Cunningham, ce n’est pas pour moi, aussi intéressante intellectuellement que soit sa démarche. Et Karen Kain avait raison, Roland Petit est un fabuleux magicien mais pas toujours un parfait chorégraphe – une fois n’est pas coutume, Émilie Cozette n’est pas le bouc émissaire, il y a un Loup. Pina Bausch, elle, est à consommer avec fascination et modération. Quant à Forsythe, je l’aime abstrait, à la pointe du classique. Il y a également eu des ballets que je n’ai pas pu ou su voir et qui sont comme autant de question en suspend.

 

Je suis aussi tombée amoureuse plusieurs fois. Dans l’ordre d’apparition : Ivan Vassiliev, Andrei Merkuriev et Friedemann Vogel et Ivan Vassiliev et Friedemann Vogel. Cela ne me conduit nullement à renier mes amours parisiennes, Nicolas Leriche en tête (entêtée) ou, comme Amélie avec son Bélingard, Audric Bezard, ni mes amours féminines : j’ai craqué pour Evgenia Obraztsova et retrouvé avec un plaisir immense Eleonora Abbagnato et Myriam Ould-Braham – je veux qu’on les nomme étoiles ! D’une part parce que la Sicilienne n’a le droit de n’être l’Arlésienne que de Roland Petit ; d’autre part, parce que Juliette (chroniquette jamais achevée) est l’anatomie faite sensation. Enfin, une découverte avec Ève Grinzstajn que j’espère revoir la saison prochaine.   

Roméos et Juliettes

Voilà un bout de temps que je n’avais plus rien vu de Thierry Malandain et, bien que les Invalides soient plus éloignées de chez moi que le théâtre de l’Onde, c’est dans la cour d’honneur que je lui ai à nouveau rendu visite pour le second Roméo et Juliette de la saison.
 

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[Mouvement récurrent : arrondi de Roméo, transpercé par le bras passionné de Juliette]

Le prologue, un peu semblable en cela à l’Antigone d’Anouilh, commence par la fin : l’histoire est achevée avant d’avoir débuté et chaque personnage nous est présenté avec son destin. « Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. » La jouer, c’est-à-dire la rejouer : la représentation part d’un coup de canon, les Roméo et les Juliette démultipliés se redressent puis s’affalent à nouveau par vagues successives. Les boîtes-tombes sur lesquelles ils reposent deviennent ensuite des piédestaux où chacun reprend sa stature, puis sont ré-agencées en rempart pour que s’affrontent, une fois de plus, les Capulet et les Montaigu. L’histoire est en marche et surtout en danse puisque le chorégraphe abandonne le trop bien connu au profit du trop peu compris.
 


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Il importe peu que les évènements soient à peine racontés, tout juste évoqués : des robes sorties des boîtes-malles convoquent le bal et l’opposition des familles est présente sans qu’il soit besoin de diviser la troupe. Mieux vaut qu’elle vienne en renfort des deux amants qui rejouent ainsi le corps à corps de la cité. La scène d’amour est en effet bien charnelle. Le jardin des Capulet est hanté par de belles plantes qui apparaissent, cuisses et poitrines rondes, dans des bustiers-corsets et des shorty blancs (vous imaginez l’émotion de Palpatine). Trois ou quatre couples sont Roméo et Juliette qui sont à leur tour un jeune homme et une jeune femme qui se désirent autant qu’ils s’aiment. La répétition, d’abord identique puis avec variation, les sort de leur idéalité et leur donne corps ; ils sont plus uniques encore d’être doublés. Il y a les corps cambrés sur les caisses, les écarts portés au ralenti, les portés renversés où Roméo se retrouve nez à pied avec Juliette et caresse son mollet de la joue ou encore, allongés, les genoux pliés de Juliette qu’il ouvre et referme, une main sur chaque pied, avant de rabattre la jambe sur sa tête comme un bras autour du cou. Juliette, brune piquante comme un fard, est magnifique et les Juliette sont belles et sensuelles.
 

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[De magnifiques photos ici et .]

On est brusquement tiré du jardin et ramené à l’histoire par le duel de Mercutio et Tybalt, vivement chorégraphié, alors que j’avais pratiquement oublié, le temps d’aimer, qu’il s’agissait de danse. Provocation, esquives ou peut-être l’un des danseurs : on dirait une scène de West Side Story dont je me rappelle subitement qu’elle est une adaptation moderne du même couple mythique (cf. aussi la scène de bal rock’n’roll un peu plus haut). 

  

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[La p’tite bête qui monte, qui monte, qui monte…] 

Une fois l’épisode dûment enterré, on revient aux amants et leur union par frère Laurent se confond avec leur perte. La scène est peuplée de fantômes de Juliette sur leur caisse, dont elles ont chacune exhumé leur robe de mariée. Je suis happée dans cet oubli dansé comme c’est parfois le cas dans les ballets blancs – ce n’est sûrement pas par hasard si ces Juliette ressemblent à des Willis (Lorsque Le Sang des étoiles a coagulé en de grandes ourses polaires, cela avait déjà donné un mémorable pastiche de la descente des ombres). L’ingestion du poison par le geste forcé d’une main-bec qui nourrirait son oisillon me rappellent le faune du chorégraphe (qui finissait par tomber dans la fente d’une boîte de mouchoirs – encore une boîte) mais les spasmes qui suivent ne sont pas de plaisir. La tragédie reflue du fond des temps et de la scène : fatalité du mimétisme, la dernière Juliette boit le poison. Les Roméo reviennent en noir et en désespoir. Dernier accès de danse athlétique avant que frère Laurent enterre le couple et la hache de guerre. Puis dans le silence tremblant du loquet de la caisse, il réveille les morts pour qu’ils abandonnent leurs passions et ressuscitent l’harmonie de la cité.

 

Tous les effets ne s’imposent pas avec la même intensité et le début mériterait peut-être davantage de relief mais ce Roméo et Juliette a l’intelligence de sa simplicité. Tout au plus pourrait-on regretter que l’ingéniosité de la mise en scène le dispute parfois à la danse proprement dite, cette danse un brin athlétique qui trouve pourtant de nouveaux appuis dans ces caisses (de résonance ?). Et voilà le mythe en mouvement.

Mammamiami city ballet

À défaut de pouvoir assister à leurs spectacles, je suis allée voir un cours public du Miami City Ballet avant de partir en vacances. La file d’attente est étonnement respectée alors même qu’il faut renseigner chaque nouvel arrivant pour qu’il aille prendre place à la fin de l’ escargot – donc près des premiers arrivés. C’est anormal mais rassurez-vous, au moment où deux entrées s’ouvrent, on se défile et c’est la ruée vers l’or. Heureusement, contrairement à la majorité des spectatrices qui essayent d’estimer le moindre mal entre être séparées quoique assez proche de la scène et rester ensemble mais loin, je suis venue seule et me case ainsi au premier rang à côté d’une charmante dame aropeuse qui profite bien de sa retraite, veut me montrer qu’elle est très au fait et n’a de cesse de répéter qu’Edward Villella était vraiment un danseur balanchinnien incroyable en son temps. Lorsqu’il arrive sur le plateau et tape la discute à une danseuse tout juste placée à la barre, c’est néanmoins un homme voûté qui apparaît. Cela ne l’empêche pas d’être d’excellente humeur tout au long du cours, tant avec les danseurs qu’avec le public qu’il instruit en VO – et de s’éloigner du micro avec quelques pas de profil façon beau gosse de comédie musicale.

Les danseurs ne sont pas en reste niveau bonne humeur et la nonchalance qu’ils affichent au début ne cache en rien une attitude blasée. Le rideau ne s’est pas levé parce qu’il n’a pas été baissé, les danseurs vivent leur vie : on se chauffaille en consultant son téléphone portable, une blonde arrive les cheveux défaits et entreprend tranquillement de se faire une tresse avant de traverser la moitié de la scène pour taxer un élastique à une camarade tandis que les derniers arrivants font le tour du propriétaire pour trouver une barre libre ou n’ayant pas atteint son encombrement maximal. Hormis un danseur en boxer vert, tout le monde adopte la technique de l’oignon et ôte précautionneusement ses pelures (wow, les guêtres roses, flashy) au fur et à mesure de l’échauffement (pour les remettre et recommencer le strip-tease au milieu). La grande fille à l’écharpe est particulièrement agréable à regarder, avec ses bras infiniment étirés en arrière. Je la fixe souvent pour essayer de comprendre l’exercice mais avec tous ces changements d’accents (intérieurs et extérieurs cohabitent joyeusement dans le même exercice) et de tempo, j’ai un peu de mal à suivre. Et lorsqu’on reprend l’exercice précédent, c’est pour mieux le dédoubler mon enfant.

Les exercices de dégagés et battements tendus me surprennent un peu, non tant par la vitesse, qui est un pré-requis balanchinien, que par leur nombre, quatre ou cinq au bas mot. Cela m’a rappelé C. qui faisait consister son échauffement express pré-représentation en une centaine de dégagés. Remarque, à la fin, les cinquièmes ferment.

Curieux également qu’on puisse avoir une telle vitesse de bas de jambe alors que le travail de pied n’est pas vraiment brossé ; je me suis même demandé si la miss côté jardin n’avait pas un problème genre ongle incarné qui l’empêche de mettre du poids dessus mais lorsqu’elle se mise à faire la toupie au milieu, force a été de constater que ce n’était nullement le cas. Les différences techniques sont toujours amusantes à observer. On a beau savoir que les Américains prennent leurs tours bras (et jambe arrière) tendus, c’est surprenant de les voir les prendre ainsi en diagonale ouverte (et de constater que la jambe tendue se plie souvent avant de partir).

La véritable surprise, cependant, c’est l’ambiance : une diagonale de grands battements jazzy (je n’ai jamais vu faire cela qu’en modern’jazz, d’ailleurs) se transforme ainsi en chorus ligne à mesure que les danseurs partent en groupes plus nombreux. Les claquement de doigts qui les accompagnent se muent ensuite en applaudissements lorsqu’on se met à rivaliser de virtuosité à la fin du cours, et le public ne se fait pas prier pour venir en renfort car, vraiment, c’est réjouissant. Et heu, c’est qui, là, le grand dadais à mèche qui fait des sissonnes à l’écart en guise d’entrepas ? Les sauts rajoutent à l’étourdissement qui culmine dans les diagonales des filles : les piqués déboulent à une telle vitesse que je n’ai tout bonnement pas compris ce que les demoiselles tricotaient, malgré les passages réitérés sur la piste de décollage.

Les danseurs sont tous jeunes, très jeunes (ils partent poursuivre leur carrière ailleurs ou l’âge de la retraite est inférieur du tiers à celui de l’opéra ?) mais forment comme une grande famille de frères et sœurs, auxquelles une lointaine cousine rend parfois visite (petite danseuse à T-shirt gris qui a pris le cours en invité). On aimerait bien les adopter.  

Plus anatomique que sensationnel

[représentation du 6 juillet]

N’en déplaise à Kundera et à bien d’autres, les toiles de Bacon provoquent en moi un dégoût instinctif. Aussi la déception que m’a causée la dernière création de Wayne McGregor est-elle peut-être le signe que le chorégraphe de l’autrement plus enthousiasmant Genus a réussi son pari avec L’Anatomie de la sensation, dédiée au peintre.

La gestuelle qui m’avait tant emballée est toujours là mais ne trouve aucun point d’accroche ou d’anicroche sur le flot musical de Mark Anthony Turnage, ni sur le plateau de Bastille, beaucoup trop grand pour ne pas noyer les duos dans le vide. Bref, il y a comme un os avec cette pièce sans colonne vertébrale où les mouvements se suivent et ne se ressentent pas.

Il n’empêche qu’il y a quelques Oscars parmi les danseuses : Marie-Agnès Gillot, bien entendu, sculpturale, reptilienne et ondulante dans le deuxième mouvement ; Alice Renavand, souriante et sexy dans un huitième et avant-dernier mouvement plus enlevé (la seule à sourire de tout le spectacle – leur a-t-on demandé de faire la gueule?) ; et surtout Myriam Ould-Braham dans le cinquième mouvement. Tandis que ses deux acolytes Dorothée Gilbert et Laurène Levy nous entraînent dans une ambiance cabaret, elle est d’une sensualité bien plus provocante encore par son détachement affiché. Bras étiré en arrière qui soulèvent ses cheveux détachés comme au lever – public – du lit ou jambe écartée à la seconde poids du corps décalé sur la pointe, elle s’offre mais ne se vend pas, aussi rouge soit la lumière dans laquelle baigne sa traversée en avant-scène. La jeune fille mal gardée est clairement devenue une femme. Autant dire que Palpatine ne s’en remet pas mais après avoir vu le dos d’Audric Bezard emplir l’espace, je ne suis pas mieux. J’adore le dernier instant du quatrième mouvement où Marie-Agnès Gillot vient se réfugier prisonnière sous lui, comme une bête aux aguets. Dans les moments précieux, il y a encore le tour en attitude pliée d’Aurélie Dupont que Jérémie Bélingard conduit la main sur la nuque dans le sixième mouvement. Des ensembles qui dépotent au septième ciel mouvement et c’est bientôt le retour du mitigé à travers une toile en avant-scène, plus opaque que ne le laisserait imaginer les propos de chorégraphe sur les transparences du peintre. Il va maintenant m’être difficile d’être farouchement opposée à ceux qui ne peuvent pas voir McGregor en peinture. J’aimerais le revoir en chorégraphie.  

On ira tous au paradis

Le paradis n’est autre, dans la version héritée des mystères moyenâgeux, que le poulailler ou « amphithéâtre », comme il était indiqué sur mon billet. On y voit l’ensemble de la scène sans se contorsionner, m’enfin de loin et de haut. Heureusement, j’ai mon pourvoyeur de pass personnel et je remercie le mécène de l’ENB qui m’a permis d’obtenir un deuxième rang de deuxièmes loges de face (soit dit en passant, c’est une honte d’en faire une première catégorie : au même niveau que les gens devant vous, soit vous décalez votre siège au milieu si votre voisine est une Japonaise trop bien élevée, soit vous remerciez le grand monsieur qui s’adosse au muret de la loge plutôt qu’à son dossier – et après cette délicate attention, vous ne pouvez décemment pas lui reprocher de se gratter la tête). Bien que n’en partageant pas le lieu d’origine, il est plus facile de s’identifier aux Enfants du paradis depuis cette distance. 

 

José Martinez avait déjà chorégraphié pour les petits rats mais cette fois-ci c’est de grands enfants qu’il s’agit, assez grands pour tremper dans des histoires – de cœur ou autres – plus ou moins louches. Si, comme moi, vous n’avez pas vu le film de Marcel Carné, il n’est pas inutile de lire un petit synopsis, même si José Martinez se tire étonnamment bien de ce ballet narratif. On suit le butinage de Garance entre le mime Baptiste, bientôt amoureux, qui la sauve d’une accusation non fondée, le troubadour avec lequel elle folâtre au grand dam de son ami voleur et le comte influent qu’elle épouse pour échapper à la justice (premier acte) – avant de s’enfuir avec le mime qu’elle se résout finalement à quitter pour ne pas en démembrer la famille, et de se retrouver Gros Jean comme devant (second acte). Ça aide bien d’avoir un brun (Bruno Bouché en mime), un blond (mon Paquette préféré est Lemaître – que voulez-vous, je suis un peu pâquerette bleue) et un chauve (Aurélien Houette en comte).

Le seul moment que je n’ai pas trop compris, c’est le fail Garance-Baptiste alors qu’ils sont déjà seuls dans une chambre. Mais une fois lu le livret du DVD prêté par Palpatine (en plus de mon pourvoyeur de place, j’ai aussi une DVDthèque personnelle avec conseils sur-mesure), il semblerait que ce soit pour les problèmes de Garance avec la justice, ce qui aurait le mérite de donner tout son sens à son costume : tutu blanc d’où dégoulinent des rubans rouges, comme autant de rigoles de sang entre les plis du tissu. D’une manière générale, les costumes d’Agnès Letestu sont une réussite (sans surprise, j’ai toujours envie de lui piquer ses robes lorsque je la croise à Pleyel). Mention spéciale aux tutus-pellicules qui, lors des pirouettes, donnent envie de s’écrier « Ça tourne ! ». Il y en a profusion. Trop, peut-être. Ce qui est sûr, en tous cas, c’est qu’il y a trop de décors : outre que cela a dû coûter une fortune, les perpétuels changements de cadre du premier acte ne sont pas toujours justifiés et donnent le sentiment d’une dramaturgie brouillonne. L’économie du second acte est bien meilleure, plus resserrée autour de l’intrigue. Les personnages y passent davantage au travers des murs mais l’approche symbolique est tout aussi efficace que la mimétique, et plus reposante.
 

 

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(à cliquer, Blogspirit ne me permet plus de régler la taille des images)

Les points forts de la chorégraphie entretiennent ce déséquilibre : autant les scènes de groupes, majoritaires dans le premier acte, ne sont pas le truc de Martinez (ça bouge tellement dans tous les sens – parfois dans l’ombre! – sur une musique assez indifférente, qu’on ne peut même pas regarder ces tableaux d’époque comme des Brueghel fourmillant de scènes distinctes – exception faite pour Yann Chailloux qui, tourneur naturel, pirouette ici jusqu’à plus soif grâce à un morceau de bois calé sous son pied), autant les pas de deux sont magnifiques. Et c’est une souris que les pas de deux endorment habituellement qui vous le dit. Ève Grinsztajn n’y est peut-être pas étrangère. Je suis même à peu près certaine du contraire. Ce doit être la première fois que je la vois dans un rôle principal mais c’est assez pour apprendre à orthographier correctement son nom. Il a suffit qu’elle écarte d’elle ses bras, paumes ouvertes, comme les rubans de son costume, ancrée dans un simple équilibre en cinquième et voilà : j’adore sa danse pleine et entière. Elle est toujours à l’aise avec ses multiples partenaires qui, tous, ont une allure folle : Bruno Bouché est un mime sensible mais pas pathétique (Ganio doit être parfait dans le rôle mais il m’aurait parfaitement agacée), Karl Paquette est choupi en gros ours, puissant en élégant et donc bon (en) comédien tandis qu’Aurélien Houette donne toute sa prestance à son personnage de comte sans qu’il paraisse jamais froid. Ajoutez à cela une dose tout à fait modérée de portés abandonnés, à peu près aucune attitude-tourniquet et quelques aspi-ballerines et vous obtenez sans en avoir l’air des pas de deux épatants.

 

Ingénieuses également, les mises en abyme qui reproduisent ou anticipent sur l’histoire (par exemple, Baptiste-Pierrot se fait piquer Garance-bergère par Lemaître-Arlequin) et virent à la métalepse lors de l’entracte. À la fin du premier acte, une pluie de tracts sur le parterre annonce un divertissement dans le grand escalier où Nolwenn Daniel est étalée, comme une mare sanglante sur le marbre (très propre à en juger par des pieds qui ont du traumatiser Palpatine encore davantage que les miens). Avec notre Karl Paquette qu’on ne laisse pas beaucoup se reposer, elle nous offre un pas de deux où les rambardes deviennent une rampe où se laissait glisser, les marches, autant d’occasions de rebondir et les piliers, un piédestal duquel se jeter dans les bras de son partenaire. Ils évoluent à quelques mètres de nous, dans l’espace des spectateurs, mais cette désaffectation de l’artifice me paraît surnaturelle. Dans les couloirs, on croise également des danseurs masqués et même Lacenaire, le voleur génialement interprété par Stéphane Phavorin. Il est affreusement tentant de jouer à l’arroseur arrosé et de faire semblant de lui piquer un petit quelque chose mais je me retiens de dansoter autour de lui.

De retour dans la salle, le rideau est déjà levé et un V de danseuses s’agite en tutu de répétition, Lucie Clément en pointe (si je ne me trompe pas – j’affectionne particulièrement cette grande asperge depuis que je l’ai vue danser au stage de Biarritz alors qu’elle était en première division). Les lumières sont allumées et les spectateur qui, à l’entracte, sont restés tristement fidèles à leur coupe de champagne continuent à discuter alors que c’est un délice de regarder à l’arrière-scène les garçons sauter dans le désordre d’une compétition organisée entre camarades sous couvert d’échauffement. Les danseuses en tutu de répétition laissent peu à peu la place à une formation identique mais costumée. Amusant que de placer le traditionnel divertissement en marge plutôt que dans le ballet. Quoique, à y bien regarder, il y a un petit groupe de danseurs-spectateurs côté cour, juste de quoi se glisser chez le comte par un emboîtement narratif qui, tels certains rêves, ne se découvre comme tel qu’a posteriori. La fin porte la confusion spatiale à son comble (normal pour les enfants du paradis) : Garance est ensevelie dans la fosse et s’échappe du navire par la petite porte du chef d’orchestre, juste à temps pour ressusciter sous les applaudissements.
 

 

Le véritable enfant du paradis, au final, c’est José Martinez dont le ballet rend en quelque sorte hommage à l’Opéra de Paris – au palais Garnier dont il investit toutes les parties accessibles au public, comme aux spectacles qui y ont été programmés. Les scènes de rue ont quelque chose de La Petite Danseuse de Degas (de Bart), avec cette même technique de l’arrêt sur image, lors duquel le voleur nous offre une danse toute en manières et préciosités incisives, tournant autour de sa victime comme monsieur de Charlus autour de Morel dans Proust ou les intermittences du cœur. Le divertissement placé en marge de l’histoire, y’a pas photo, fait penser aux formations balanchiniennes tandis que les tutus-pellicules me font penser à la transposition de Cendrillon par Noureev. Enfin, le bal chez le comte mélange des souvenirs de la Sylvia de Neumeier avec des effluves certains de camélias (le comte pare d’un collier imposant une Garance déjà vêtue d’une robe semblable à celle de Marguerite. Cf. photo ci-dessus). Comme tous les gâteaux faits maison, ce ballet n’est pas parfait mais ses quelques défauts apparents (morceaux qui se détachent, un peu trop cuit à un ou deux endroits) ne doivent pas vous empêcher d’y goûter et il a le mérite de bien caler.