Fête de début d’année

Au rang BB, la tête levée vers la voix enchanteresse qui flotte au-dessus d’un cône de robe bleue, je retrouve l’émerveillement qui me prenait, petite, au pied du sapin, lorsque celui-ci me paraissait encore immense parce que je n’avais pas encore grandi. Aga Mikolaj est merveilleuse, et avec elle tout le Te Deum de Dvořák. Le texte latin, utilisé comme un Ipsum lorem par le compositeur en l’absence du texte qu’il devait recevoir, est un fabuleux prétexte à une grande fête où les chœurs vous parviennent assourdis par l’orchestre, comme des amis qui vous appelleraient de loin, à travers la foule.

Devant moi prend ensuite place la plus refaite des deux sœurs Labèque : tandis que, sous l’effet de ses doigts et d’un tropisme gémellaire idiosyncrasique, les touches tendent à aller par deux, je me demande si elle voit quelque chose à travers les deux demi-lunes qui lui servent d’yeux. Du Concerto pour deux pianos de Martinů, je garde au final l’image du code barre collé en face de moi sur le tabouret – un souvenir-écran ou/où je n’y entends rien !

Gland de chêne, noisette et châtaigne, le dégradé des violoncelles donne à la Symphonie n° 8 de Dvořák des couleurs automnales. La joie m’emporte, comme la bourrasque les feuilles mortes qu’elle fait danser.

Stabat spectator

Coppélius de concert, le chef d’orchestre se trouve projeté le buste en arrière sous l’assaut de la musique. Cela cavale ! Cela cavale même beaucoup pour une musique religieuse… qui n’en est pas puisqu’il s’agit de l’ouverture de Guillaume Tell qui, en l’occurrence, ouvre sur le Stabat Mater de Rossini. À un morceau (de choix) près.

À la cavalcade que je connaissais sans connaître, a suivi la pièce d’un compositeur que je connaissais sans l’avoir reconnu : Respighi truffe sa partition de notes égrenées à la harpe, au xylophone et à tout un tas de petits instruments de percussions, dont mes préférés restent ces espèces de souris d’ordinateur, disposées côte à côte comme les pépins d’une pomme stylisée, et sur lesquelles les doigts du percussionniste rebondissent joyeusement. Anthopomorphisme murin : ce sont des castagnettes, dont je n’avais jamais soupçonné qu’on puisse en jouer sans les tenir au creux de la main. Encore plus curieux, elles n’introduisent aucune espagnolade : on a moins envie de taper des mains et des talons que de se lancer dans un manège de tombés posés tours et grands développés seconde en tournant. Ce n’est pas pour rien que ce morceau de Respighi a pu être considéré comme de la musique de ballet ; la proximité de Rossiniana avec Chopiniana aurait dû me mettre la puce à l’oreille !

Je retrouve dans le Stabat mater de Rossini ce qui m’avait plu dans la Petite Messe solennelle : la proximité d’une musique dite religieuse avec l’opéra, la chaleur italienne pour évoquer des thèmes sombres, le côté tout à la fois bourrin et délicat d’un Hugo, comme la dentelle de pierre d’une cathédrale. Et les chœurs… si puissants et si fins que j’ai un moment eu l’impression que les voix provenaient des archets des contrebasses. Et cet a-men final où l’on tombe presque dans le silence entre les syllabes, deux souffles de résignation sereine avant la clôture instrumentale…. Il n’y a que les Italiens pour avoir ce sens du grandiose. Et offrir des chocolats à la sortie. Merci Rossini, merci le Teatro Regio Torino.

Tout un poème symphonique

Dernier concert de l’Orchestre de Paris de la saison pour moi : je n’affirmerais pas qu’on a gardé le meilleur pour la fin mais quand même. Les Préludes de Liszt dépotent, aussi épiques que poétiques. Le chef, aux allures de Coppelius, finit en nage, révélant ainsi sa véritable identité : Gianandrea Noseda, c’est Triton, la baguette à la place du trident. Il se démène, ouvre des yeux terribles, râle même parfois… autant vous dire qu’à la place des cordes soli, j’aurais été terrifiée. Tout le contraire de Sergey Khachatryan, penché sur son violon comme sur le berceau d’un nouveau né, au rythme duquel il respire : véritable miroir, son visage est parcouru d’expressions enfantines, tantôt inquiet, tantôt heureux de ce que ses cordes gazouillent. Sous son archet, le Concerto pour violon n° 1 de Max Bruch exerce la fascination d’une berceuse dont on se souviendrait sans plus la connaître.

Le véritable enchantement de la soirée, cependant, est dû à Ottorino Respighi : ses poèmes symphoniques romains sont une petite merveille tintinnabulante, où l’on croirait entendre la lumières et tous ses jeux de reflets. N’ayant retenu que le titre des Pins de Rome, j’imagine de grands arbres sous des lumières extraordinaires, à toutes les heures remarquables de la journée, n’hésitant pas à renverser les trouées de soleil du Roi Lion pour en faire un coucher de soleil pyrotechnique, et j’admire les feuilles1 miroiter, comme les éléments d’un mobile, après une averse. Tu m’étonnes qu’elles étaient mouillées, les feuilles : il s’agissait en réalité des Fontaines de Rome. Les Pins de Rome ont suivi et les éclaboussures cristallines ont laissé place au bruissement du vent dans les branches. Artifice magnifiquement naturel, musique et chants d’oiseaux ont fini par se confondre, avec un rossignol en guest star – enregistré, apprends-je dans le programme (je soupçonnais des appeaux), où je découvre que les deux poèmes symphoniques s’avèrent faire partie d’une trilogie. Terrible frustration : on les aura bientôt, ces Fêtes romaines ?

Mit Palpatine 

1 L’imagination peut très bien concevoir des épines sous la forme de feuilles – j’étais bien simultanément en Australie et à Bercy, il y a peu, dans mes rêves.

Les bons sentiments, les bons sauvages, et cetera, et cetera

The King and I, c’est le roi du Siam et moi, institutrice anglaise venue pour éduquer ses femmes et ses enfants, c’est-à-dire moi, spectateur occidental venu assister à une comédie musicale précédée par son excellente réputation. Le spectacle est effectivement de fort bonne tenue : les costumes sont chatoyants, les décors efficaces et les danses sympathiques, tout comme les acteurs-chanteurs qui ne font pas les choses à moitié – la louange unanime vous dira cela beaucoup mieux que moi. Mais voilà : cette attendrissante Mary Poppins en Thaïlande finit par me mettre mal à l’aise lorsque je comprends que son effronterie de femme qui ne s’en laisse pas compter trouve sa source dans un aplomb moralisateur. Le féminisme même du personnage devient une émanation du colonialisme : le bon sauvage (même le plus grand des bons sauvages, leur roi) est si peu moderne que n’importe quel homme occidental (même une femme, simple institutrice) est plus éclairé que lui.

Heureusement pour lui (ou pour nous), le bon sauvage est bon : c’est-à-dire qu’il a du cœur mais aussi, et surtout, qu’il accepte de se laisser occidentaliser. Même si cela ne se fait pas sans heurts, le roi sait ce qui est bon pour lui et pour son pays : il fait instruire ses enfants (même s’il est inacceptable que le Siam soit si petit sur le planisphère venu d’Angleterre) et ses femmes (qui ont la décence de rester obéissantes), les habille à l’européenne pour faire bonne impression auprès de ces barbares d’Anglais qui voudraient mettre le Siam sous protectorat, et assouplit juste assez l’obligation de se prosterner devant lui pour que cela devienne un élément comique récurrent, tout comme le tic de langage latinisant qu’il emprunte à l’institutrice et dont il ponctue chacune de ses phrases, et cetera, et cetera.

Le divertissement du second acte, qui vient comme un cheveu sur la soupe, est chargé de montrer le triomphe des Lumières, aveugles à l’idiosyncrasie d’une autre culture que la leur : le vernis européen est respecté avec une adaptation express de La Case de l’Oncle Tom (caution express d’anti-esclavagisme donc, causalité express, d’anticolonialisme), les tenues traditionnelles se donnent à voir comme des tenues de scène et les chœurs traditionnels, qui déclenchent les rires par leurs anaphores suraiguës, commentent moins l’action que la perspective d’une autre culture, qui réduit la leur à du folklore. Plus que la vision occidentale sur non-occidental, ce divertissement donne à voir la vision de l’Occidental sur la vision qu’il espère que le non-Occidental a de lui. Qu’il espère… que dis-je ? Qu’il est persuadé que le non-Occidental a de lui : les approximations des autochtones ne sont sources de comique que parce qu’on présume qu’elles résultent d’une certaine maladresse et non d’une résistance culturelle. La méprise est toujours d’actualité lorsqu’on la débarrasse de sa condescendance coloniale : on minimise totalement l’altérité des valeurs d’une société à partir du moment où elle a adopté les symboles de la nôtre, méconnaissant et les fondements symboliques de notre société et leur absence de structuration dans d’autres (ces symboles ne sont pas partout structurants).

Si The King and I est moderne, ce n’est pas par anticolonialisme (que l’institutrice aide le roi à préserver l’indépendance de son pays n’ôte rien à sa visée missionnaire, fût-elle laïque) ni même par féminisme, mais par sa double croyance, dans le progrès et dans sa capacité à s’imposer au reste du monde. À la limite, le progressisme ne serait qu’une forme beaucoup moins agressive d’occidentalisation. Et le progrès, là-dedans, c’est qu’on n’est toujours pas capable d’appréhender une autre culture – même celle de Broadway, me répondront sûrement les enthousiastes du genre. En lisant Paris Broadway, je me dis que l’interprétation de Lambert Wilson n’a peut-être pas aidé : en misant tout sur l’aspect comique de son personnage, il fait du roi un sombre crétin flat character, et ne met pas du tout en avant l’ambivalence d’un monarque tiraillé entre la coutume et l’intuition que son pays a besoin d’ouverture. Sans compter qu’avec le cast semi-couleur locale, j’ai pendant un bout de temps fouillé dans ma mémoire, à la recherche d’un hypothétique épisode de mainmise britannique sur le Siam, qui expliquerait la présence d’un roi blanc et anglophone. Non, encore une fois, c’est l’Occidental qui rêverait que tous ses interlocuteurs le soient. Voir brusquement sa propre altérité en se retrouvant dans l’autre, comme face à soi-même, c’est le privilège des anthropologues. Eux voient le miroir quand nous sommes tentés de nous admirer dans son reflet. Pimpant et entraînant, comme toute comédie musicale qui se respecte.

Un cygne de la main

Tandis que la rhapsodie pour orchestre d’Emmanuel Chabrier, Espana, sonne bien espagnol, on a du mal à voir en quoi le Concerto pour piano n° 5 de Camille Saint-Saëns serait L’Égyptien. Ce que j’ai pu trouver de plus approchant, c’est un paquebot moderne et luxueux, avec de grandes baies vitrées, qui glisserait à l’aube sur le Nil1. @_gohu, lui, a dû aller jusqu’en Asie pour trouver l’inspiration. C’est dire si le morceau est d’un « exotisme volontairement superficiel » – quoique dépourvu de la langueur capiteuse qui y est souvent associée.

Pour la sensualité, il faut attendre le Concerto pour harpe en mi bémol majeur. Non qu’elle soit particulièrement audible dans la partition de Reinhold Glière : les doigts de Xavier de Maistre m’ont plongé dans une fascination qui m’a fait percevoir chaque son avec acuité et à peu près rien du morceau dans son ensemble. Expérience aussi bizarre que ce beau gosse à la Cocteau (beauté orphique), que l’on verrait bien avec une raquette à la main lorsqu’il revient saluer à petites foulées tranquilles.

La rapidité avec laquelle Yutaka Sado se met à diriger le Lac des cygnes n’en est que plus déroutante. Je peux vous dire qu’il s’est fait essorer, le volatile ! On croirait voir une cassette vidéo accélérée du cygne blanc. Cela m’enthousiasme autant que cela me fait rire, ce qui est loin d’être le cas d’Agnès Letestu, l’air consterné. Mais j’ai visiblement contaminé Palpatine en marquant les têtes des quatre petits cygnes avec mon museau de souris, le chef sautant assez pour compenser les entrechats que je me suis contentée de marquer avec les mains.

 

1 « Le passage en sol est un chant d’amour nubien que j’ai entendu chanter par les bateliers sur le Nil », confia Saint-Saëns. Hé, j’y étais presque !