Des oranges et des salades

Les filles naissent dans des roses et les garçons dans des choux, c’est bien connu. Mais saviez-vous que les princesses naissent dans des oranges ? Voici enfin, chers princes, un opéra qui vous aidera à trouver quartier à votre palais. Et si vous ne digérez pas l’orange, essayez donc d’embrasser un rat, qui est au prince ce que le crapaud est à la princesse.

Les Trois Oranges de Prokofiev est l’opéra le plus loufoque qui soit. Que des histoires à dormir debout, avec l’arbitraire narratif pour seul fil directeur : Fata Morgana, la méchante sorcière débauchée par Léandre et Clarice pour empêcher le prince de guérir de sa maladie hypocondriaque (sic) et d’hériter du royaume, ne parvient pas à prévenir son rire (qui, ici, ne corrige pas les moeurs mais la mélancolie) ? Qu’à cela ne tienne, elle l’enverra chercher les trois oranges dans les jupons d’une affreuse cuisinière, qu’il amadoue avec un ruban (de GRS), un peu comme Cerbère avec la harpe. Une fois ouvertes malgré l’avertissement d’un magicien de passage (c’est comme au Guignol, les personnages ont une mémoire de poisson rouge), les oranges jutent des princesses qui meurent aussitôt de soif. Sauf une, tenue dans les bras du prince, amer de se trouver en plein désert quand soudain : Ah ! tiens, de l’eau. Puis comme la princesse fait sa princesse et veut une robe royale avant de rencontrer son futur beau-père, la complice de Fata Morgana (noire – effrayant d’entendre quelques rires dans la salle répondre à un trait raciste d’époque) a le temps de transformer la princesse en rat, quand enfin, acabi acaba, la revoilà.

Vous n’avez rien compris à cette salade de fruits ? Qu’importe, cher ogre-spectateur, il y a plein de personnages à se mettre sous la dent : le prince, spécialiste des pas furtifs (Charles Workman est aussi bon d’un point de vue scénique que vocal) ; Léandre, le traître se service, déguisé en Monsieur Loyal ; Clarice, la dompteuse de Léandre, mauvaise fée verte habillée couleur cyanure : un vrai poison ; le roi de trèfle qui n’a pas quatre feuilles mais une couronne de travers et une barbe-bavoir en tissu, ce qui permet de s’y moucher ou de s’éventer ; le conseiller, avec une barbichette en escalier ; Trouffaldino, le bouffon pas drôle et poltron ; la méchante cuisinière, mixte de la reine de coeur de Wheeldon pour sa robe à roulette et de la bouchère pour le côté dégueu-sanguinolant, dont la louche légendaire (et par conséquent invisible) fait trembler quiconque s’en approche – sauf le prince, évidemment, ce qui donne lieu à une autre réplique culte : Moi, je ne crains pas la louche ! Encore mieux que la trempette.

Cela aurait été marrant, quand même, une louche-gourdin. Surtout que presque tous les personnages ont un crâne rond sur lequel elle s’emboîterait parfaitement bien. Tous les clowns, en fait ; et il y en a des clowns : des clowns techniciens, qui éclairent tout ce cirque ; des clowns au grand choeur qui commentent l’action de chaque côté de la fosse ; des clowns-clowns qu’on a dû débaucher dans une école du cirque, parce que leurs oranges ne sont pas des pokeballs à princesses mais des balles de jonglage. Et comme toujours, les clowns ne me font pas rire ; durant toute la première partie, je n’ai donc aucun mal à comprendre pourquoi le prince ne s’esclaffe pas. Son rire de vocalises avortées, suivi en contrepoint par celui, en retard et très semblable, d’un spectateur, suscite enfin le mien. Il aura donc fallu attendre de quitter les pitreries circassiennes et les bouffoneries de la Commedia dell’arte pour que l’humour supplante les bastonades. On s’est éloigné de la métaphore pourtant très bien filée du metteur en scène (Gilbert Deflo) et cela ne ressemble plus à rien, mais c’est là que l’on rit. Effilochée, la trame laisse passer l’incongru : on rentre dans l’univers totalement azimuté du conte.

Quand on ne cherche plus la cohérence apparaît enfin un vague sens. La malédiction de Morgana Fata sur le prince se révèle une bénédiction : après n’avoir eu de désir pour rien, le prince mélancolique (dépressif, quoi) se voit attribuer un désir obsessionnel qui transforme le Pierrot apathique de la première partie en clown blanc. Certes, ce n’est l’auguste, mais ça s’arrose, le désir. Pourquoi les princesses oranges mouriraient-elles sans eau, sinon ? Si on ne le nourrit pas, le désir s’assèche quand on en consomme l’objet… Moralité pressée : orange ou princesse, c’est du pareil au même.

A lire bientôt, les chroniquettes de Palpatine, qui s’est demandé où il était tombé, et Aymeric qui, lui, est sans nul doute retombé en enfance.

Fin du fin de saison

Après avoir joué aux chaises musicales, je suis posée et plus si bien disposée à me concentrer. La Symphonie n° 1 en majeur de Gounod passe et me dépasse, sorte de valse aux points de suspensions, qui font miroiter un lac d’huile entre deux vaguelettes de barque. 

De mauvaise foi, je blâme les places, un peu excentrées par rapport au jeu des musiciens, déjà fondus en orchestre (c’est absurde mais j’entends mieux quand je distingue les gestes des uns et des autres). Je blâme aussi Palpatine, qui m’a entraîné loin des contrebasses (le poète de Sptizweg est masqué par le chef – qu’on déplace le chef !), pour être du côté du soliste. Qu’il ne regarde même pas, plongé dans le programme ou le sommeil l’extase, tête renversée, yeux fermés. Commençant à suivre la même pente, je m’éloigne du dossier pour contrebalancer. Parce que Vadim Repin mérite d’être écouté. Malgré le son rugueux, presque palpable, de son violon, le Concerto pour violon n° 3 en si mineur de Saint-Saëns se dérobe ; je ne l’entends pas et n’en pense rien.

Le bis m’amuse beaucoup plus, forcément, entre la mise en place de l’accompagnement (regardez, écoutez, chers violons, je voudrais que vous me jouiez ceci : pim, pim, pam, pim, pim, pam, oui, c’est ça, pim, pim, pam, n’arrêtez pas ; et vous chers violoncelles et contrebasses, je voudrais que vous jouiez cela : …, …, …, poum, …, …, …, poum), trame mécanique sur laquelle il installe son solo, et ledit solo, qui m’évoque le ricanement d’un ballon de baudruche : pfff, pssst, psssit, pizz, pizzicato. Virtuose et irrévérencieux, ça rebondit, ça couine, ça grince, ça glisse, ça dérape, ça contrôle, ça se tord, ça se gondole – y compris dans la salle.

Retour aux choses sérieuses (sehr rieuses ?) avec la Symphonie n° 1 en fa majeur de Chostakovitch, ni vraiment narquoise ni aussi sombre et désespérée la dernière que j’ai entendue ; plutôt libre et inquiète. On n’a pas la verve goguenarde quand on a 19 ans (verve goguenarde, les programmes de l’Orchestre de Paris sont vraiment chouettes). Vous ne le saviez peut-être pas, mais cette première symphonie n’en est pas une : selon toute vraisemblance, c’est un concerto pour flûte (ou assimilé ; la première rangée des vents est invisible). Véritable barométre, elle indique à elle seule les changements d’atmosphère : d’abord lumineuse, presque brillante (comme un oeuf de Pâques caché dans les herbes folles), elle devient ensuite vacillante, puis, lorsque le ciel lui est une première fois tombé sur la tête, prudente ; diminuée par des bourrasques d’apocalypse, elle se redresse finalement pour voir l’aube se lever. Autour d’elle, un accord tombe sur un piano jusque là dissimulé, les percussions grondent dans l’oeil du cyclone, silencieux, et le violon, le violoncelle et le basson persistent en soli après son passage, comme autant d’individus esseulés. Force fragile et formidable.

A défaut d’avoir dîné avec Joël, Hugo et Palpatine (bon risotto au saumon fumé), vous pourrez du moins goûter leur compte-rendu.

Un Järvi peut en cacher un autre

« Non, mais bon, Järvi met toujours de la patate dans ce qu’il fait », se motive Klari avant le début du concert, alors que je place tous mes espoirs de re-motivation dans ma glace menthe-chocolat.

Le quiproquo est enclenché : quand je vois arriver sur scène le chef d’orchestre, j’ai une petite pensée désolée pour Klari. En sortant du concert, je vérifie par SMS qu’elle est tout aussi enchantée que moi par ce « jeune homme » dansant à souhait que je verrais bien dans West Side Story côté portoricain. C’est dire à quel point ce qu’on sait peut influer sur ce qu’on voit : à programme hispanique, chef sud-américain. Ce que je ne savais pas, parce que je ne lis le programme qu’après le concert, c’est que Kristjan, qui a effectivement vécu en Amérique (du nord), est le frère de Paavo – tous deux Järvi et estoniens. Ce qui explique au passage l’affinité particulière avec Arvo Pärt mentionnée dans le programme et Erkki-Sven Tüür sur Wikipédia. Il me plaît pourtant de garder mon chef sud-américain pour un programme dont Ravel est le seul nom que je puisse prononcer sans l’écorcher : allemand seconde langue est plus utile pour Strauss que pour Joaquin Rodrigo ou Carlos Chavez, dont la deuxième symphonie ouvre la soirée.

La Sinfonia India n’est pas aussi peuplée que le pays qui l’inspire, mais presque : huit contrebasses côté cour, deux harpes côté jardin et des percussions inconnues au bataillon en arrière-scène, ça envoie du lourd. Et du sémillant. Ce sont des sonorités qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, conquérantes à regret, planantes… au-dessus d’un désert rocheux, mais ça, c’est parce que Palpatine m’a fait regarder Tigre et dragon la veille.

Le Concierto de Aranjuez de Joaquin Rodrigo fait du désert une métaphore et me conduit sous des cieux plus cléments, près de la mer, où les grains de sable se confondent avec les sequins d’un lourd châle de flamenco. Les distances que l’on survole ne sont plus de grands espaces, mais de longues durées : on aperçoit une cour espagnole d’autrefois, une noblesse altière sans rien d’empesé, assemblée autour de la harpe qui l’a convoquée. Ses cascades de cordes me font immanquablement penser à la trame d’une tapisserie, métamorphosant la harpiste en Pénélope moyenâgeuse. Sauf qu’il s’agit ici d’un harpiste, un grand maigre tout en os (que je rousiguerais bien), et que le son produit ressemble moins à celui d’une source cristalline qu’à celui d’une guitare éraillée (le programme confirme : à la base, le morceau se joue bien à la guitare). Tirons sur la corde : harpe, cithare, guitare. L’instrument si aisément identifiable devient plus étrange à mesure qu’on le détaille, avec ses cordes colorées, ses pédales de piano, sa tour corinthienne, ses dorures florales et son cadre de bois basculé contre le musicien comme la contrebasse contre l’épaule de son lutineur. J’observe fascinée les doigts effilés parcourir et malmener de main de Maistre le rideau de cordes. Il semblerait qu’une fois encore, je commence par le meilleur (les lieds avec Mathias Goerne, la harpe avec Xavier de Maistre).

En bis, un hiver très âpre de Vivaldi, qui me fait d’autant plus frissonner que mon corps en connaît chaque inflexion. Les archets rebondissent, les cordes graillent, la harpe rauque, le froid cinglant, je n’avais jamais connu un hiver si vif et désolé. Sans réclamer un printemps et encore moins un été (une demande qui n’est pas de saison), j’aurais volontiers écouté les deux mouvements suivants.

Après l’entracte vient l’Espagne que tout ceux qui, comme moi, n’y ont jamais mis les pieds reconnaîtront le mieux : l’Espagne d’un Français, très couleur locale, avec Alborada del gracioso de Ravel. Les soli du bassoniste me sont un peu gâchés par les narines sifflantes de mon nouveau voisin, si bien que ma mémoire enregistre le teint rubicond du musicien sans procéder à la prise de son – cinéma muet assez burlesque.

Fort heureusement replacée pour Le Tricorne de Manuel de Falla, je guette et savoure la danse du meunier, concentré de sensualité brute. Forcément, cela manque un peu de José Martinez, mais Kristjan Järvi ne démérite pas sur le plan chorégraphique. Si Paavo est un valseur, son frère est à l’évidence un danseur de comédie musicale, à mi-chemin entre Grease et West Side Story. Le bis (dont je veux bien qu’on me trouve le nom, nom d’un p’tit bonhomme) est à ce titre le clou du spectacle : il marque les crescendos en levant les pieds, sur les talons ; bat la mesure à coups de déhanchés ; saute pour lancer comme une canne à pêche son énergie jusqu’aux percussionnistes ; fait une grande glissade-embardée d’un côté, comme un serveur de cartoon qui rétablirait in extremis l’équilibre d’une immense pile de plats, pour découvrir, sous la cloche en argent, un coup d’archet décuplé.

Ils étaient là : Klari, Palpatine, B#5 et C. 

Arabella, beauté straussienne

J’étais un peu réticente dimanche à m’enfermer tout l’après-midi alors qu’il faisait enfin beau, mais après une salade au soleil et trois heures d’opéra, je ne l’ai pas regretté. Comme il ne faut pas non plus perdre l’habitude de râler, je signalerais quand même que ça commence à bien faire les augmentations du Pass jeune. Je croyais que les 30 € d’Hippolyte et Aricie étaient un tarif spécial rapport au fait qu’on avait un autre orchestre, mais cela semble être devenu la nouvelle norme en douce (même l’ouvreur de la billeterie n’était pas au courant). C’est toujours mieux que les 180 € du parterre, certes, mais les prix cassés sont la contrepartie de la loterie qu’impliquent les règles du jeu. Sans compter que lorsque le parterre est vide et que l’on organise un concours pour les brader au tout-venant à 45 €, on a la légère impression de se faire prendre pour un pigeon. Une chauve-souris, passe encore, mais un pigeon, non merci. Plutôt que d’augmenter les prix, on pourrait commencer par réduire le nombre d’invitations, non ?

A moins qu’il ne s’agisse d’un tarif spécial Renée Fleming ? Est-ce pour sa venue également que le prompteur affichait les surtitres en français et en anglais ? Ce serait une excellente #triomphale idée si l’on rajoutait un prompteur, plutôt que d’écraser les lettres et les interlignes, ce qui, malgré la nuance de couleur, fait que l’on chope souvent la mauvaise ligne. Cela m’a rappelé la gymnastique de La Bohème, opéra italien dont l’action se passe en France et que j’ai vu à Berlin.

 

Je suis contente d’avoir enfin vu et entendu la chanteuse tout feu tout flamme dont j’ai souvent croisé le nom. Effectivement, sa voix enveloppe de même syllabes et spectateurs (c’est une idée ou elle n’articule pas très bien l’allemand ?), quand elle ne se fait pas elle-même avaler par la puissance de l’orchestre. Aucun souci en revanche de ce côté-là pour Michael Volle, qui fait un adversaire tout à fait plausible à l’ourse qui a attaqué son personnage, Mandryka. Et puis, tout de même : Julia Kleiter, qui m’a fait croire au début de l’opéra qu’elle serait l’héroïne d’un opéra mal-nommé.

 

© Ian Patrick

 

Déguisée en garçon car les parents « n’ont pas les moyens d’élever deux filles », Zdenka/Zdenko plaide auprès de sa soeur Arabella la cause de Matteo, qui ne peut plus prétendre à en devenir le prétendant : ce jeune homme bien sous tous rapports n’a plus l’heur de plaire à la belle, qui paraît du coup un brin superficielle par rapport à sa soeur. Celle-ci, soucieuse que le garçon ne mette pas à exécution ses menaces de suicide s’il venait à se faire définitivement écarter de la course au mariage, s’ingénie à lui envoyer des lettres en les signant du nom de sa soeur et se prend bientôt au je (t’aime).

Arabella, cependant, valse entre les trois prétendants qui se pressent autour d’elle, remettant au bal du soir sa décision : un, deux, trois… un, deux, trois… un, Elemer, deux, Dominik, trois, Lamoral… On a l’impression que cette jeune femme fleur et robe bleues pourrait arrrêter sa décision à l’effeuillage d’une marguerite ou aux cartes, en quelque sorte une tradition familiale (la mère se les fait tirer par une voyante au début de l’opéra et le père se révèle un joueur notoire), mais elle préfère au hasard le destin : elle attend un étranger. D’instinct, elle sait que l’amour doit l’arracher à elle-même, et la délivrer d’un moi forcément trop étriqué.

 

© Ian Patrick

 

L’étranger arrive sur fond de hasards et quiproquo, amoureux d’Arabella avant même de l’avoir vue, tout prêt à la ramener chez lui en traîneau (rien à voir avec l’excursion d’Elemer). Enchantée, la belle ne demande qu’une nuit avant le départ, pour savourer seule le sentiment amoureux, comme si l’amour était séparable de celui qui l’inspire, plus précieux dans son image que dans son accomplissement charnel.

 

© Ian Patrick

 

C’est là que légèreté et gravité achèvent de basculer : pour qu’il ne soit plus question de suicide, Zdenka, toujours au nom de sa soeur, se donne à Matteo, que Mandryka suprend ensuite en train de remercier chaudement Arabella pour lui avoir accordé à son insue ce moment de félicité. La tragédie de Matteo tourne au vaudeville tandis que le conte d’Arabella prend des allures dramatiques. Le quiproquo, loin d’être un vulgaire ressort théâtral, fournit à Mandryka et Arabella l’occasion de donner corps à leur amour. Lui, l’inébranlable, est troublé par le doute, tandis qu’elle s’offusque de ce que, après avoir dans un coup de sang demandé réparation par les armes, il prenne l’affaire à la légère, félicitant même Matteo de sa conquête. L’indulgence trop prompte de l’un offense l’autre, qui ne mettra pourtant pas beaucoup plus longtemps à pardonner : l’oubli répandu sur une illusion de perfection permet à la relation de prendre le pas sur la passion. Les chevaux ne se sont pas encore élancés que les voilà parvenus, blessés et vivants, dans un au-delà de l’amour où celui-ci n’est pas un vain mot. L’histoire est finie, elle peut commencer. Sur l’abîme de cette fêlure originelle. Fêlure féconde : le rêve advient dans la réalité, à l’image du décor à la Magritte, où les nuages s’invitent sur les immenses battants papillonnants d’un appartement à moulures.

A feuilleter : les carnets sur sol.

* Cela me rappelle dans une lecture d’enfant, Deux pour une, une anecdote sur des jumeaux qui allaient à tour de rôle à l’école parce que les parents n’avaient qu’un seul costume de présentable ; la supercherie est débusquée par l’instituteur : il s’aperçoit que l’élève est doué en calcul trois jours par semaine, et bon en orthographe les deux autres jours seulement.

Hippolyte et Aricie

Rameau renverse la tragédie de Phèdre en un drame qui tourne autour du fils de Thésée et de son amour pour Aricie, avec un large détour par les Enfers, où Thésée est descendu à la recherche de Pirithoüs. En somme, Phèdre n’est plus là que comme élément perturbateur.

Les vrais ressorts de l’intrigue, ce sont les dieux que l’on invoque toutes les vingt minutes comme si c’était le room service de ce bas monde, et qui s’opposent façon cartes Pokémon : Diane règne sur la forêt, Neptune sur la mer, Pluton sous terre et Amour, sur les coeurs. Avec en joker le destin, qui surveille la cour de récréation divine et empêche d’accorder les souhaits à tort et à travers. Il n’y a pas vraiment de qualification particulière pour devenir dieu, pourvu qu’on n’ait pas le vertige, car ils descendent toujours du ciel en nacelle – plein de machineries pour plein de manigances. Et pour devenir un fidèle serviteur de Diane (chasseresse, mais en robe lourdement drapée), il suffira d’avoir un coeur inaccessible aux traits de l’Amour (affublé d’une cuirasse à bedon). J’aurais bien rajouté une épreuve de maintien, car on décèle dans l’attitude empruntée de ces messieurs en jupette le perplexité qu’ont dû éprouver les courtisans mis au pas (de danse) par Louis XIV. Sans surprise, cela va beaucoup mieux aux danseurs baroques, ainsi qu’à Tisiphone chez qui elle prend l’allure d’une toile d’araignée, assortie aux fils auxquels sont suspendues les Parques chauve-souris (je n’en ai malheureusement trouvé aucune photo). 

Je suis contente d’être au premier rang. Outre que la simulation d’un éclairage de rampe doit parfois fatiguer les yeux distants, on a en prime le droit au spectacle de la fosse, avec, dans le rôle du lion, la chef d’orchestre, dont la crinière rousse et bouclée (disciplinée en un chignon après l’entracte) n’est pas l’attribut le plus exubérant. Ses mimiques sont d’une folle inventivité ; esquive, feinte, ruse, courroux (surtout lors des changements bruyants de décot), exaltation allant jusqu’au chant et plaisir plus tranquille lorsqu’elle observe les chanteurs accompagnés par trois cordes en roue libre. Les musiciens sont à fond, même les flûtistes tout au fond, qui ne jouent pas en continu. J’observe d’ailleurs l’un d’eux se transformer en cornemuseur après s’être aranaché avec un soufflet pour remplir l’instrument-poumon que je voyais en vrai pour la première fois. Il y a aussi sur scène de quoi se repaître les yeux, même lors des scènes statique, grâce à certain(e)s disciples de Diane diaphanes (le teint blanc aidant, on voit apparaîre la figure androgyne du jeune homme aux traits féminins). Cela aide à tenir éveillé quand les semaines passées ont été épuisantes, la soirée précédée d’une bonne heure de musique a cappella et qu’on finit par confondre son coccyx et ses fesses, pour avoir secoué sa torpeur dans toutes les positions. 

Une fois le rideau baissé, des applaudissements éclatent, bientôt doublés par un choeur de voix : ça, c’est un chant d’anniversaire ! Très lyrique, il déclenche une dernière salve d’applaudissements dans le public.

Vous pouvez aller lire la chronique de Joël, plus rapide que son ombre, et Fomalhaut, qui a dégainé l’appareil photo.