Hésitant Parzival

Lundi soir pluvieux, à Garnier.

Derrière un pilier, des chaussettes rouges s’enfoncent dans des chaussures noires avant de disparaître sous le pli du pantalon lorsque l’élégant spectateur se redresse et ramène ses deux pieds sur la même marche. Il ouvre un grand sac en plastique et ramasse, un degré plus bas : ses bottes en caoutchouc.

 


Parzival hésite entre de multiples filiations. On pourrait presque couvrir le ballet en énumérant les ressemblances qu’il évoque : la quête initiatique n’est pas sans rappeler Siddharta de Preljocaj, surtout quand surgissent des soldats casqués ; les bambous qui cernent le chez-soi de Parzival pourraient être ceux où fût élevée Kaguyahime (de Kylian) ; les oiseaux qui tournent autour ont de larges pantalons plumes comme dans le Swan Lake de Matthew Bourne ; les chevaliers ont effectivement l’allure des jardiniers du Parc de Preljocaj, et les représentant de l’humanité qui dansent dans des cercles de lumière projetés au sol m’ont rappelé le Marteau sans maître de Béjart.

Aucune impression de patchwork néanmoins, les scènes ne se succèdent pas de manière décousue à la Preljocaj dans Siddharta ; la cohérence est réelle quoique affreusement complexe. Cela m’aurait grandement aidé d’avoir le petit papier des distributions, j’aurais appris que les deux actes correspondaient respectivement à des « épisodes » et des « échos » de l’histoire narrée par Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach. N’ayant lu ni l’un ni l’autre, je me suis raccrochée à l’argument tel qu’il a été rapporté par le petit rat : autant l’histoire de la première partie était lisible, une fois grillé que le simili-prêtre était le roi pêcheur, autant j’ai nagé dans la seconde, faisant à Palpatine le signe nez bouché, main qui ondule, de celle qui est en train de se noyer dans sa baignoire au dernier étage de l’opéra.
Si un ballet narratif ne se suffit pas forcément à lui-même avec la même immédiateté qu’un ballet sans argument, on devrait s’y retrouver dès lors qu’on a la trame de l’histoire en tête. Certes, la danse est toujours belle mais il est très frustrant de ne pas saisir le déroulement de l’histoire lorsque le ballet est se présente comme tel. Ni la dissolution de l’intrigue en échos, qui expliquent pourquoi je ne comprenais rien à l’agencement des événements et avais l’impression que le ballet piétinait. Même si, maintenant que je l’ai comprise, l’idée de la partition épisodes/échos me paraît ingénieuse en ce qu’elle permet de ne pas être l’esclave d’une linéarité contraignante, elle n’en présente pas moins des limites, notamment celle de bâtir le ballet sur une cadence mineure : la tension dramatique disparaît avec la première partie et les échos s’affaiblissent de plus en plus au point qu’on n’entend pas toujours leur sens (alors qu’en résonnant, ils devraient donner plus d’ampleur à la pièce). J’insiste sur le fait que c’est un problème de construction, non du principe d’évocation qui aurait une valeur moindre que le principe épique. Il suffit pour s’en convaincre de penser à
Proust ou les intermittences du cœur, que Roland Petit a composé avec des évocations disparates, non chronologiques mais thématiques, disposées en deux actes selon qu’elles ressortaient des paradis ou des enfers proustiens – dichotomie un peu manichéenne qui passe cependant mieux que la coupure récit/réflexion qui donne à la seconde partie un caractère abstrait – parfois à la limite du conceptuel (l’association d’idée qui s’est faite en moi avec le Marteau sans maître en est l’indice) – sans pour autant que le ballet se soit entièrement dégagé de l’argument.

 

Mais trêve de chicaneries, revenons ou plutôt venons-en à la première partie et au plaisir de voir racontées des histoires. Parzival est un enfant que sa mère a coupé du monde pour l’élever dans l’ignorance de l’univers chevaleresque qui a coûté la vie à son père. On voit cependant qu’autour de l’îlot central (quelle bonne idée de ne pas disparaître dans les coins invisibles depuis nos hauteurs olympiennes) et de ses bambous-barreaux, la vie grouille, que ce soit sous la forme de soldats qui rampent par terre ou d’oiseaux qui bondissent férocement (noirs, on penche pour des corbeaux ou des vautours noirs – des augures ?) ou soulèvent leur partenaire en portés majestueux, très planés. Même si d’où nous sommes, les sauts sont un peu aplatis, l’effet n’en est pas moins superbe, tout comme les danseuses dans leurs tuniques à col officier et dos nu ; le dos fait toute la puissance du mouvement, vraiment. Les Sylphides, Le Lac des cygnes, La Mort du cygne… volatiles et danse font décidément bon ménage.

Puis surviennent des chevaliers power-rangers, aux combishorts doré, cuivré, et bleu métallique et aux protections en plastique. Ce pourrait être totalement ridicule, mais je ne répugnerais pas à être la dame du cuivré, alors je ne suis pas très objective. D’ailleurs, ils séduisent aussi Parzival qui va finir par les suivre après avoir ôté sa robe d’enfant. Même si la confusion des genres est un peu dérangeante, la robe a le mérite de ‘dés-éroticiser’ les duos avec la mère, rôle interprété par une magnifique danseuse dans la fleur de l’âge.


Photobucket

Le pas de deux qui suit le départ du fils, entre la mère qui se meurt de chagrin et le souvenir du père, est un de mes moments préférés. Le problème avec les fantômes, en danse, c’est qu’il sont très incarnés ; Neumeier évacue la difficulté en présentant le père de dos, position qu’il retrouve à de nombreuses reprise, et en réduisant au minimum les contacts visuels avec son épouse veuve. La scène où, érigé très raide au centre d’un groupe de soldats, il se balance dans la fumée (fumée des coups de feu ? brume mystérieuse ?) est très réussie, digne d’un revenant. La trouvaille scénographique et chorégraphique majeure de ce pas de deux reste quand même le grand pan de tissu qui part de la robe de la mère (habillée d’un académique en-dessous), et qui devient draperie d’une toge de vestale, linceul dans lequel cacher son visage ou drap duquel recouvrir la présence fantomatique du mari. Enroulé dans ce tissu, le couple est à la fois étroitement lié et finement séparé ; on dirait les amants de Magritte, étranges Orphée et Eurydice qui auraient échangé leur rôle. La scène finit comme elle avait commencé : la mère seule, couchée, le visage masqué et les jambes repliées contre la poitrine, les pieds flex et en dedans qui se tordent et se raidissent, la font se replier sur elle-même (exactement la position du chevalier rouge lorsqu’il son cadavre reparaît dans la seconde partie).

Parzival lui, commence son initiation à trottinette et enchaîne les bourdes. Après avoir tué le chevalier rouge pour le dépioter de son armure en tissu de la même couleur qu’il revêt par-dessus son combishort de corps d’enfant (rayé, qui rappelle vaguement la serpillère du Père Noël est une ordure), il fait encore quelques rencontres au fil desquelles il abandonne peu à peu ses habits et sa niaiserie puérils ; Alexandre Riabko donne à sentir cette évolution, sa danse gagne en fermeté. Il n’a cependant pas atteint un degré de maturité suffisant pour reconnaître le Graal lorsqu’il se présente ; à sa décharge, il faut préciser qu’il prenait l’aspect d’une chemise pleine de sueur… (B#4 objecterait que c’est tout de même la chemise d’Otto Bubenicek). A posteriori, l’identité du roi-pêcheur était évidente, apparu sur un promontoire triangulaire qui figurait une falaise stylisée et donc une certaine élévation ; les cérémonies bizarres étaient en réalité les repas des convives, tous sous le coup du même sortilège que leur hôte ainsi que peut le suggérer leur chute lorsqu’ils se succèdent sous le bras du roi, tendu à la seconde, comme une épée qui les décapiterait à leur passage. Parzival n’est pas le seul à être passé à côté du Graal.

 

Photobucket

De la seconde partie, qui voit réapparaître à peu près tous les rôles principaux (de nouveaux sont également ajoutés : quelqu’un pourrait-il m’expliquer qui donc était le jeune homme en blanc qui distribue l’amour du prochain sur demi-pointes, en équilibre attitude (parallèle) ? Et pendant qu’on y est, les danseuses gantées de rouge en alu et or, leur meneuse rousse ?), je garderai surtout les trois gouttes de sang (coïncidence poétique, je venais de faire le commentaire de l’incipit de Midnight’s Children, de Salman Rushide, où l’on retrouve ces trois gouttes évocatrices de Blanche-Neige dans une citation du Coran), trois danseuses avec des robes de velours rouge et des cônes blanc sur la tête (le chapeau pointu turlututu de clown triste est un attribut maternel) qui évoluent sur trois laies de revêtement blanc (qui ne le restent pas longtemps) déroulées sur toute la profondeur de la scène, comme un podium. L’une des gouttes de sang sort un rouge à lèvres pour en barbouiller les mains de Parzival à la conscience souillée maintenant qu’il en a une, mains qu’il essuiera en partie sur le dos du roi-pêcheur, dont je comprends enfin pourquoi il avait l’air dans sa gestuelle de beaucoup souffrir.

Autre beau moment : celui où les femmes, rejointes ensuite par les hommes, de l’ « humanité » évoluent dans des cercles de lumière, qui ne cessent de s’éteindre et de se rallumer, en même temps que la musique, au gré des hésitations et des errances toujours recommencées. La position de sprinteuse des danseuses (quatrième parallèle fendue, genoux pliés, buste penché et bras à l’image des jambes, poings fermés), au lieu d’être le point de départ de leur élan, devient la figure figée d’une poterie grecque. Bras parallèles tendus vers le sol et contraint dans une oscillation minime : le temps ne passe pas, sauf pour se répéter et répéter les crimes, le sang versé que les gouttes viennent symboliser.
Histoire d’enfoncer le symbole dans la plaie, Parzival revient habillé en général, désespéré des batailles menées, d’autant plus misérables qu’elles ont été gagnées (ainsi, apprends-je en lisant le résumé de l’histoire, le chevalier rouge, nu sur scène – à l’exception d’un string cache-sexe qui ne devait pas lui tenir très chaud dans la neige certes artificielle qui tombait des cintres- était un parent). Les oiseaux reviennent sur cette scène dévastée, avec une conversion de couleur pour le moins paradoxale : alors que les oiseaux de malheur (noirs) intervenaient dans un contexte relativement idyllique, le no man’s land final est survolé par des oiseaux blanc, alors même que la pureté est ravalée au rang de pure chimère. Peut-être tout simplement le rouge ressort-il mieux sur le blanc (les chapeaux, le praticable, les oiseaux), et le sang sur la neige. Le responsable de tant de douleurs les a infligées en toute innocence : l’ignorance n’a rien vraiment rien d’innocent. Voilà le rêve de la mère massacré ; loin de le protéger de la violence qui a coûté la vie du père, elle a laissé son fils la perpétuer à son tour. L’aurait-elle mieux armé contre ce monde qu’il y aurait fait moins de mal. Le rouge et le blanc (et des bleus à l’humanité, selon la couleur des costumes ; ne reste plus que le dérisoire mais touchant bouquet de fleur offert à la jeune fille qui ne sourit jamais).

Arvo Pärt et autres silhouettes

[jeudi 4 novembre]

Une création d’Arvo Pärt – j’avais même fait une sieste pour être parfaitement réceptive et apprécier pleinement. Arvo Pärt, pour moi, c’est d’abord la musique d’une chorégraphie travaillée au conservatoire pour une variation d’interprétation. Ce qui n’arrive presque jamais, nous nous y référions par le nom du compositeur plutôt que par celui du chorégraphe, peu connu par ailleurs, nous l’avions re-piquée sur un enregistrement du prix de Lausanne. Au milieu de la variation, il y avait un passage vide de tout pas, un regard pour seul mouvement, qui se devait d’aller au fond de la salle et des choses, cependant que le poids du corps ne faisait que passer d’une jambe sur l’autre. La caméra se focalisait sur le visage de la fille, un visage-paysage, sur lequel j’ai par la suite superposé la plaine enneigée qui figurait en couverture d’une anthologie de musique estonienne que le pianiste m’avait ramenée (une autre année, qui a donné une « composition personnelle » sur une musique d’Erik-Sven Tüür). Une plaine enneigée où la brume voilait un seul arbre – le silence. Puis la gorge nouée en entendant à nouveau les premières mesures de Tabula rasa (c’en était le titre) à Bastille où deux solistes du NYCB se produisaient dans After the rain, de Christopher Wheeldon. Le plus beau pas de deux que j’ai jamais vu, le plus émouvant. Et enfin le CD que j’ai trouvé chez Palpatine et aussitôt copié, avec un hommage à Benjamin Britten (que je n’ai découvert qu’ensuite, avec Billy Budd – il paraît qu’une fois encore, j’ai fait les choses à l’envers), une musique qui s’égrène dans le silence, ponctuée de cloches lointaines, du moins qui me paraissent telles lorsque j’écoute la musique dans mon lit, dans le noir, dans cette phase où notre acuité s’exerce avec une grande liberté, juste avant le sommeil, le lecteur MP3 à puissance minimale, pour tendre l’oreille à l’attention (comme une corde, on vibre mieux alors). Arvo Pärt est donc un nom qui, seul, suffit à me mettre en alerte, prête à accueillir ces sons étranges et envoûtants.

Silhouette n’est pas aussi émouvant que j’aurais pu m’y attendre mais cette création courte (sept minutes sont si vite passées) n’en est pas moins fascinante – toujours ces sons étalés dans le silence, qui s’en détachent étrangement. De percussions assourdies émergent des notes très étirées. Toujours avec mon image de plaine enneigée, j’imagine des échos aigus, cristallins, qui se répercutent dans une grotte de glace pleine de stalactites. Mais les pizzicatos me font sortir du cliché nordique ; je me rappelle le titre de l’œuvre et subitement le son qui s’élance prend un tout autre sens. Silhouette, hommage à Gustave Eiffel : c’est la Tour dans son entier, une première mesure de sa grandeur, avant de commencer l’ascension, de grimper les poutrelles à coups d’archet, l’une après l’autre, en croisillons – jeu de composition et de construction. Ce qui en émerge n’est pas le monument marron terne mais l’architecture illuminée qu’on découvre furtivement depuis le métro aérien en venant à Pleyel, et que des gamins ne regardaient même pas, trop occupés à se disputer un journal en papier ; mais l’objet d’émerveillement un peu simplet qu’elle devient à heure fixe lorsqu’elle se met à frétiller- métamorphose de minuit toutes les heures piles. Dans cette évocation note à note, où la Tour s’élève pièce à pièce, je retrouve le même imaginaire que dans la nouvelle de Dino Buzzati. Le monument touristique, habituellement réduit à une babiole en plastique, est restauré dans sa structure architecturale monumentale, justement. Aucune lourdeur néanmoins : l’évocation esquisse en tintinnabulant la silhouette métallique de l’édifice. Cet hommage à Eiffel est une jolie façon de célébrer l’arrivée de Paavo Järvi à la tête de l’Orchestre de Paris.

Le compositeur en personne vient saluer. Ce vieux monsieur au crâne rond, à la barbe grisaillant, au regard humble et doux, et aux manières effacées me fait l’effet d’une apparition : un tailleur ou un sculpteur de sons, un grand-père sorti d’une forêt ancestrale qu’il habiterait autant qu’elle l’habiterait, de son folklore, de son silence et de ses murmures.

Une fois les applaudissements calmés, la soirée si bien inaugurée se poursuit avec le Concerto pour piano en la mineur d’Edvard Grieg. D’où nous sommes, nous ne voyons pas le clavier, mais quand bien même Elisabeth Leonskaja enfoncerait les touches moitié avec moitié moins de violence que les coups de tête qu’elle donne vers l’avant (et qui font tressauter sa mise en pli), sa frappe n’en ressemblerait pas moins à un martèlement. Pourtant, même si l’usage des pédales confine parfois au coup de pied, l’interprétation ne souffre pas de cette énergie quelque peu bourrine (le piano, je ne sais pas trop), d’autant que la pianiste est capable de nuance dans les moments plus calmes. La vigueur de son jeu sert la puissance de l’œuvre, rendue directe par des notes claires et distinctes. En résumé, c’est l’éclate. On attrape un morceau de douceur en bis ; je me demande pourquoi j’ai la sensation d’assister à un concert archétypal lorsque je me rends compte que la lumière a été baissée et la poursuite, braquée sur le piano qui tient un encombrant bouquet dans sa gueule ouverte.

Après l’entracte, tout le monde s’extasie sur la deuxième symphonie de Sibelius. J’assiste au déchaînement grandiose de puissances de la nature sans que cela ne m’émeuve ni ne m’enthousiasme grandement ; je suis déjà repue de ma soirée.

Chostakovitch and Co à tous crins

[mercredi 10 novembre]

J’arrive à Pleyel comme une fleur, persuadée, comme cela arrive périodiquement à mon esprit réticent à retenir les dates, les heures et autres indications chiffrées, que le concert commençait à la demie. Juste le temps de déposer mon sac au vestiaire (le orange rend le eastpack trop voyant) et de prendre place au rang E (« le rang des stars », Palpatine ne se sent plus – le décrochement est néanmoins appréciable, aucune tête devant). Dans l’allée centrale, une ouvreuse fébrile regarde alternativement l’homme qui fait se lever une rangée de spectateurs pour rejoindre sa place au milieu du parterre, et le chef d’orchestre qui vient de monter sur sa petite estrade et s’apprête à donner le signal du départ. Pas de souci, Sibelius couvrira les éventuels bruits de siège. L’orchestre est plus qu’au complet, il y a des chaises de partout et des têtes inconnues. Parmi les surnuméraires, un djeunz altiste avec des cheveux blonds qui lui descendent sur le nez ; à se demander s’il peut voir correctement la partition.
Tapiola est encore1 dans les bois, c’en est même la divinité. On n’échappera pas à une attaque d’essaim d’abeilles, qui se métamorphose en violente tempête ; les « vieilles forêts sombres » sont « mystérieuses en leurs songes farouches » prévient le compositeur. Je ne suis pas une grande promeneuse forestière, une exploration de vingt minutes me va très bien.

Ce qui vient ensuite me fait moins regretter de ne pas être au Châtelet où se créé une symphonie d’Arvo Pärt. Le Concerto pour violoncelle n°1 (en mi bémol majeur) de Chostakovitch s’ouvre avec entrain par un premier mouvement à l’espièglerie caustique – sardonique, nous dit le programme. Quelque soit l’adjectif, c’est réjouissant, à me faire dandiner d’une fesse à l’autre. La masse capillaire, grise et bouclée, de Steven Isserlis se soulève à tout instant, rapprochant brusquement les mouvements de tête du violoncellistes des a-coups qui caractérisent les marionnettes du muppet show. Rien de comique cependant dans le long passage solo qui renoue « avec les solitudes désolées que Chostakovitch a si souvent abordées ». La danse qui le remet ensuite aux prises avec l’orchestre n’en est que plus endiablée. Il s’excite tant sur son instrument que deux fils pendouillent au bout de son archet, comme un crin sur la soupe. C’était dément et ce n’est donc que justice si la reconnaissance du public sabbat s’abbat sur lui en multiples applaudissements. Le Souchon du violoncelle (de même qu’il y a le docteur Glamour du violon) nous gratifie d’un bis. J’avais l’étrange impression d’avoir entendu ce morceau il y a peu et comme le concert de Kachatryan s’est immédiatement présenté à mon esprit mais qu’il ne pouvait s’agir d’aucune pièce pour violon, j’en ai déduit que c’était probablement également du Bach, l’une des suites qu’a chorégraphié Spoerli dans In Den Winden Im Nichts (récemment découvert en DVD).

On finit par la sixième symphonie (en mi bémol mineur, à croire que c’est la note de la soirée) de Prokofiev. J’y retrouve quelques-uns des effets de Cendrillon (imprégnation par ballet, comme toujours), sans le même brillant toutefois. Le programme me confirme que c’est normal en m’apprenant que cette symphonie est considérée comme la plus sombre du compositeur. Ah. Je ne l’avais pas vraiment perçue comme lugubre… à vrai dire, mon attention s’est plutôt cristallisée sur les embardées du chef d’orchestre qui, à un moment particulièrement vivace, s’est translaté vers l’avant d’un bond, un pied rejoint par l’autre. Pris par la musique, il se soulève parfois sur les talons, orteils qui battent ainsi la mesure – ça confine aux claquettes. Claquements de mains (mention spéciale au jeune homme -mathématicien pour Palpatine- qui applaudissait comme une otarie) puis s’en vont (enfin, c’était l’intention parce que j’ai oublié mon écharpe et j’ai du remonter à contre-courant des petits vieux, ce en quoi la souris n’a pas l’habileté du saumon).

1 A la bourre dans mes compte-rendus, il y avait du Sibelius la semaine dernière – et du Arvo Päääärt !

Khachatryan, Bach, le folklore arménien et la nostalgique beauté de la solitude

[mercredi dernier]

Lorsque Palpatine m’en avait parlé, j’avais compris Khatchatourian, mais en voyant le nom de Bach sur le programme en ligne, j’ai fini par comprendre qu’il ne s’agissait pas du compositeur mais d’un violoniste que je ne connaissais pas1. Je n’avais jamais mis non plus les pieds salle Gaveau. D’emblée j’aime cette petite salle toute en longueur, qui me fait penser à une chapelle royale – sûrement l’effet orgue (joliment éclairé par des lumières rouges et oranges). Nous prenons place au premier balcon, côté jardin, sur un des sièges en velours jaune qui se marient bien aux tonalités bleues des murs. Nous sommes juste au-dessus de la scène, juste au-dessus du violon avec lequel Sergey Khachatryan s’est mis à jouer la première sonate puis la deuxième Partita de Bach.

On ne voit pas son visage, la plupart du temps, mais cela importe peu ; à ses lèvres qui font la moue et ses yeux fermés, je préfère les muscles de l’épaule et du dos, que l’on ne voit pas mais que l’on devine sollicités par les mouvements puissants de l’archet. Je l’imagine jouer torse nu, non par fantasme mais, vêtu d’une robe et d’une épaisse ceinture de tissu, par association avec quelque art martial que j’invente probablement. N’allez pas croire qu’il s’escrime contre son violon, bien au contraire ; cet art martial que j’invente tient dans mon imaginaire autant de la capoeira que du derviche tourneur et, plus qu’un athlète, le violoniste serait un ascète. Il n’est évidemment pas question de perfection morale ni d’austérité, seulement d’une forme de pureté dans le son et d’une interprétation qui s’abstient de toute grandiloquence. C’est virtuose et cela semble pourtant dépouillé, l’émotion y est mise à nu, cette émotion que j’associe à Bach depuis qu’on mon ex-presque-beau-père m’a fait découvrir la première suite pour violon dans une version très lente.

La scène est peu éclairée, la salle est dans l’ombre, les gens eux-même trop immobiles pour être des ombres, et le violoniste joue les yeux fermés : intense solitude. On oublie qu’un musicien se produit, chacun est seul avec la musique. Peut-être est-ce de me trouver juste au-dessus de la scène, à l’extrémité du public, séparée à la fois du parterre qui lève la tête et du violoniste qui la baisse sur son instrument. Je regarde beaucoup ses pieds, qui avancent ou reculent d’un pas ou d’une mesure, se haussent parfois sur la demi-pointe lorsque cela devient insoutenable et qu’il faut prendre de la hauteur.

S’il fallait une image, je garderais celle de ses pieds en chaussures noires cirées, l’un qui reçoit le poids du corps, l’autre qui vient de s’en alléger, derrière, légèrement soulevé – à la traîne, si l’on y retrouve la majesté de l’étoffe, ici simple ombre portée, qui prend pied à même une autre ombre, différemment orientée et beaucoup plus courte (comme le petite aiguille d’une horloge par rapport à la grande). Lorsque le violoniste sort, il y a dans la douche éteinte des taches sur le parquet brut, de sueur qu’on dirait de sang.

 

Après l’entracte, Khachatryan revient avec un violoncelliste, un altiste et un autre violoniste ; le Naïri Quartet nous joue quatorze miniatures du folklore arménien, de Komitas. Comme en peinture, la miniature a quelque chose de fascinant, tout un univers en quelques lignes- non pas une histoire résumée, mais condensée. Plus festive que la première partie, la seconde n’en garde pas moins une certaine mélancolie, rendue plus lancinante encore d’être vécue en communauté. Car ils ont beau n’être que quatre, leurs regards qui s’accordent avant même les instruments donnent l’impression de se joindre à une communauté, soudée en demi-cercle. Le soliste a quitté son isolement en s’adjoignant un groupe sans pour autant rompre avec la solitude – seulement, ils sont seuls ensemble et c’est là une sorte de fraternité. Élargie au public lorsque les rappels sont suivis de trois autres miniatures, où la « douce ironie » dont parle Palpatine est plus que jamais sensible.

Je ne découvre les titres qu’après, lorsque ma voisine nous prête le programme, et j’aime ces titres simples et précis : « Le châle rouge », « Danse de jeune fille », « Cher Shoger », « Oh Nazan ! », « Nuages », « Chanson de fête », « Chanson du faneur » ou encore « La chanson de la petite perdrix ». Mon préféré reste encore l’inattendu « Elle est mince comme un platane », d’un surréalisme très prosaïque. Je vois le tronc large de l’arbre puis imagine une fille fluette se cacher derrière, et conclus que la comparaison veut tout dire.

En sortant, j’avais une envie légère comme un souvenir de danser entre amis et fredonnais au feu rouge tout en jouant des talons.

 

1 Le contraire eut été étonnant en même temps – je pourrais commencer tous mes billets par « je ne connaissais pas… ».

Ainsi jouait-on Strauss et Mozart

 

À la Cité de la musique, vendredi soir. J’ai avalé mon en-cas en regardant le bourgeois délocalisé, visiblement perturbé par les bancs en skaï gris en lieu et place des banquettes de velours rouge. Dans ce gros volume moderne qu’est la cité de la musique, on comprend mieux pourquoi on lui accole toujours l’adjectif de « petit ». Ici, même les ouvreuses ont l’air moins sage et le cheveux plus punk.

On retrouve une certaine décontraction chez le chef-d’orchestre, qui a laissé tombé la veste pour la chemise, débraillée. Il faut dire que la queue de pie aurait été par trop engonçant pour Andris Nelsons qui ne ferait pas un mauvais skieur : toujours en flexion, il est souple sur le genou et a ainsi la détente nécessaire pour sauter les bras en l’air (sauter, oui, avec les deux pieds qui décollent du sol), reculer le buste lorsque les vents l’emportent, les mains ramenées contre lui ou encore se tapir derrière son pupitre pour intimer le silence aux violons. C’est sportif. Heureusement, il n’a pas sauté l’échauffement : l’atmosphère crépusculaire des Métamorphoses de Strauss invite à une certaine retenue ; il revient à la musique seule de s’épancher – hors d’un développement prédictible ou simplement mémorisable. Ainsi que l’indique déjà le titre au pluriel, pas de métamorphose spectaculaire et singulière, mais des métamorphoses innombrables qui jouent sur toutes les cordes sans pour autant finir par dénaturer le morceau initial. Les variations sont continues si bien qu’on n’a paradoxalement pas l’impression que ce soit très varié, sans pour autant jamais s’ennuyer. Ce mouvement perpétuel qui ne se fige jamais vraiment dans une forme qu’il développerait, je me le représente sous formes de volutes, quelque chose qui se reprend sans cesse et dont il est fascinant d’essayer « de savoir enfin clairement,/ ce qu’il est et ce qu’il était » (en effet, si « Personne ne se connaîtra soi-même », Goethe, dans des vers que Strauss devait initialement mettre en musique, nous enjoint d’y travailler chaque jour).

J’aime beaucoup, je flâne avec la musique et découvre ainsi cette salle de concert dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds (j’avais seulement fait un tour au musée). Nous sommes dans la galerie supérieure, une unique rangée de sièges qui fait le tour (l’ovale) de la salle, régulièrement interrompue par les piliers. Du coup, de loin, en face, on a l’impression d’avoir à faire à de petites loges d’où quelques figures émergent dans un clair-obscur, aussi lisses que les avant-bras qui les entourent pour la plupart. Il y a une paire d’yeux qui brillent dans le noir aussi – des yeux de hiboux qui appartiennent probablement à une grand-mère avec de petites lunettes toutes rondes qui n’ont pas subit de traitement antireflet.

Le deuxième morceau est plus brillant ; il s’agit du Concerto pour piano n°20. Ce qu’il y a de bien avec Mozart c’est que, même lorsqu’on ne connaît pas, on connaît quand même. Et inversement, on ne connaît jamais assez bien pour ne pas être surpris par une complexité plus grande que l’inscription aisée dans la mémoire nous l’aurait fait croire. C’est réjouissant comme un divertissement bien mené et partagé avec une société raffinée – une fête mesurée et donc pleinement appréciée. On laissera néanmoins la pianiste en reste, comme au fond d’un piano-bar : avec son haut en lamé doré qui semble sortir tout droit de chez Pimkie, la tête complètement rentrée dans les épaules et ses gestes peu gracieux, Milhaela Ursuleasa aurait du mal à jouer la galante. Ivre de musique, elle tangue pour passer les pages de sa partition et s’accoude à son bar piano après avoir d’un geste ample gratifié l’orchestre de son invitation à poursuivre – seulement on hésite entre l’arabesque d’une révérence et le salut autrement urbain d’un gamin peu amène. D’ailleurs elle se lève parfois de son tabouret pour s’y rasseoir en tapant du pied. Mais ce qui me colle limite un fou rire, c’est qu’elle chantonne. J’ai d’abord cru que c’était une vieille femme un peu nostalgique de n’avoir été vraiment mélomane, mais personne pour lui intimer le silence et, malgré le son atténué par la plaque en plexiglas sur laquelle on s’appuie (c’est un peu dommage pour le premier Strauss, mais pas plus mal pour le dernier, qui n’a pas souffert d’être assourdi – enfin on imagine, parce que ce n’est pas précisément l’adjectif qui vient à l’esprit), le chant se fait régulièrement entendre, plus ou moins distinctement ; il n’est pas certain que cela soit dans ses cordes si celles-ci ne sont pas uniquement vocales. Heureusement ses doigts sont plus agiles, même si son attitude laisse planer un soupçon de discrédit sur son jeu. On a beau faire, l’imagination humaine reste la même depuis Pascal et son savant dont les travaux ne sont reconnus qu’une fois présentés en tenue occidentale – la mienne s’est mise en branle et maintenant j’ai l’impression que les mains du chef-d’orchestre, agitées de rotation au niveau du poignet, tournent par a-coups des robinets pour régler le débit de musique. Cela ne m’empêche pas de la boire comme du petit lait et de me réjouir de la note parfaitement salée. Ainsi chantait Ursuleasa.

La trêve de plaisanterie s’établit après l’entracte et sans plus de jeu de mot aucun, c’est Ainsi parlait Zarathoustra. J’a-do-re. Déjà, pour en finir avec cette tentation grandiloquente, cela commence par une apothéose (je connaissais cet extrait, sûrement par l’Odyssée de l’espace, comme le programme me rend encline à le croire, mais j’aurais cru qu’il terminait un morceau ; que nenni, il le commence !). C’est absolument génial, de commencer par une apothéose : l’homme est mort, vive le Surhomme ! Là, tout est dit, il ne reste plus qu’à faire. Là, c’est formidable, tout peut arriver et pendant une demie-heure cela donne ; les six cors et les huit contrebasses donneront une idée de la puissance, celle du volume sonore étant encore bien inférieure à celle de la composition. Il paraît que « musicalement, le compositeur, bien que rompu aux orchestrations les plus subtiles, y « écrit gros » parfois » ; parfois, justement, j’aime cet emportement de l’intelligence qui envoie au diable la délicatesse (raffinement névrosé en puissance), un peu comme un Hugo qui déborde ses rythmes ternaires. Les moments plus posés rayonnent par contrecoup d’une étrange sérénité et cela débouche chez Strauss sur une magnifique fin qui nous sèvre de la musique tout en donnant l’impression de la poursuivre plutôt que l’achever : deux accords alternent sans que l’on perçoive pour autant l’absence d’une réponse concluante comme l’aporie qui doive mettre fin au dialogue. Cela pourrait reprendre (comme des braises) et pourtant cela cesse, mais rien n’est éteint : voilà, il faut poursuivre, persévérer, continuer à écouter l’écho de Zarathoustra. Je vais penser à me mettre à lire Nietzsche.