Concerto ou tard mais plutôt tard

J’ai aimé le Concerto pour piano n°1 de Tchaïkovski. Je crois avoir aimé la symphonie qui suivait, mais cinq heures de sommeil pour la Cinquième symphonie, c’est trop juste. Dommage qu’il n’y ait pas de Septième, j’aurais pu garder les proportions et les yeux ouverts. Je tiens néanmoins à souligner que je ne dormais pas mais que « je reposais mes yeux » (toujours au passé, indice de la mauvaise foi paternelle). Un peu comme le mini-pc qui se met en veille avant que la batterie ne lâche pour de bon, j’ai fermé les yeux pour garder les oreilles ouvertes. Cette subtilité n’aurait pas été possible sans Palpatine qui doit ainsi être remercié pour avoir eu la bonne idée de diriger toute la symphonie sur ma cuisse droite ; les pizzicati chatouillaient beaucoup, j’ai du me retenir de rire alors que les grosses contrebasses commençaient à s’exciter en fronçant le sourcil, au premier rang desquelles j’ai nommé le poète de Spitzweg, très en forme ce soir-là, qui se tournait vers ses camarades et mon sourire (la zone du public où je me trouvais, vous chipotez bien, je trouve) pour trouver à partager son enthousiasme.

Cela a du se faire sans mal pendant la première partie tant Arcadi Volodos, le pianiste, le suscitait. Il faut dire qu’un bourrin délicat ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. L’oxymore est parfaitement illustré par les deux derniers bis où il fait suivre un morceau aux accents foucades espagnoles d’une mélodie douce et lente, lente et poignante où la lenteur est proportionnelle au plaisir. C’est brrr même si j’ai crains une fois ou deux que le pianiste ne tombe à la renverse comme un vulgaire cancre tant il rejetait vigoureusement sa tête en arrière – le bonhomme a la jouissance douloureuse. Je bats des mains avant de battre en retraite.

D’avoir somnolé à l’entracte m’a ensuite plongée dans l’atmosphère de ces fins de dîner lorsque, enfant, je vacillais comme les bougies que je voyais sur la table avant de sombrer dans une torpeur où les voix des adultes parvenaient avec un éclat curieusement assourdi, phonèmes limpides que l’on perçoit avec une étonnante acuité alors qu’on ne les comprend plus. C’est cette même étrange lucidité qui, face aux sons des instruments, m’a fait apprécier la musique et ne m’en a laissé presque aucun souvenir, mis à part les coups d’archets déchirant – l’air comme une feuille de papier. Lovée dans mon siège, j’ai passé une chaleureuse soirée.

La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs


Opéra tchèque, couverture de programme colorée… partie en toute ignorance avec un bon a priori pour cet opéra de Smetana, je suis arrivée à une conclusion décevante : le tchèque power n’opéra pas. Ce n’est pas mauvais, loin de là, mais c’est loooooong. Long comme une comédie de Molière jouée au rythme des Feux de l’amour.

L’intrigue n’en est presque plus une tant elle est archétypale : Marenka aime Jenik mais ses parents l’ont promise à un autre, l’un des fils de Micha. Vasek, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est un gros benêt qui, avec son ballon vert, m’a fait penser à Alain avec son cerf-volant dans la Fille mal gardée ; Andreas Conrad est particulièrement bon lorsque Vasek se recommande toujours de sa « Ma-ma-ma-man », façon grenouille de Platée. Il suffit de ne pas avoir laissé échapper dans les surtitres, à cause du mal au coup, que Jenik est le fils du premier mariage de Micha (remarié après le décès de la mère de Jenik, et je vous le donne en mille, « si avoir une bonne mère est une bénédiction… avoir une marâtre est une malédiction ») pour savoir d’emblée que le mariage aura lieu entre les jeunes gens qui s’aiment (et nous en rabattent les oreilles) sans que le contrat soit caduque. Toute l’originalité réside dans la ruse de Jenik qui accepte de passer pour un vendu et vend sa bien-aimée pour trois cents ducats sous réserve qu’elle se marie avec « le fils de Micha » – heureusement pour lui que les périphrases existent et que le vieux père veuille bien faire le bonheur de son premier fils pendant que le second s’en va secondé par sa môman.

 


J’adore les scènes de groupe où tout le village, hommes en casquettes noires et femmes en fichus et robes cintrées sous la poitrine, chante et danse devant un ciel jaune très orangé (forcément, j’aime). De véritables danseurs viennent entraîner ce beau monde et c’est bien gai. Plus tard, lorsque la voiture des forains arrive (et nous éblouit de ses phares pendant un bout de temps), la luminosité descend et les lumières de la grande roue s’allument tandis que les teintes du décor virent au violet. Je rends donc grâce aux danseurs et à William Orlandi, responsable des décors et costumes, d’avoir sauvé ma soirée de la fadeur.


La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs… vous ne croyiez tout de même pas qu’il s’agissait de la chanteuse, si ? Inva Mula a sûrement la voix du rôle mais pas la tête à l’emploi : alors que Piotr Beczala a simplement l’air d’un « grand garçon » en Jenik avec sa casquette bleue et son blouson jaune moutarde de Playmobil, elle me fait à tout instant penser à ma grand-mère maternelle que je verrais très bien avec la même robe blanche (sans les nœuds dans les cheveux, faut pas pousser mamie dans les orties). Leurs duos me paraissent interminables tant les paroles sont insipides (je sais que les répétitions peuvent être poétiques mais là, ce n’est clairement pas écrit – à ne surtout pas aller voir deux jours après Ariadne auf Naxos de Strauss où le livret de Hugo von Hofmannsthal tient vraiment la route) et je leur préfère des scènes où les personnages sont un peu plus nombreux, notamment celle où Kecal (Jean-Philipe Lafont), agence matrimoniale à lui tout seul, achète leur fille aux parents de Marenka par un bon déjeuner. Le couple de gros paysans fait des mines, le père la bouche arrondie sous les sommes annoncées par la famille du gendre idéal, la mère qui trouve que ça va bien mais écoute quand même, sait-on jamais. Là-dessus, Marenka arrive en léchant son cornet de glace et c’est un vain que Kecal lui passera un autre plat sous le nez, la jeune fille partira en plantant la boule de glace dans l’assiette de son père : y’a comme qui dirait une couille dans le potage. Le tout reste tout de même un peu trop potache à mon goût, même si ce comique à grosses ficelles (manœuvrées au ralenti- y’a pas que Franklein la tortue qui ait deux de tens’) rejoint parfois une représentation joliment naïve.


Des gens simples, oui, mais qu’ils laissent les jérémiades aux tragiques élégiaques et qu’ils se réjouissent dans des chansons à boire (« la bière est un don du ciel » avec ça on était bien barré, heureusement, l’ivresse arrive avec les danseurs qui se livrent à de réjouissantes acrobaties sur la table du banquet) ou au cirque (que font les danseurs, tout à tour caniches savants, cheveux de manèges et autres bestioles non identifiées). Bref, j’aime le populaire mais dansant.

Bons baisers de Naxos – Zerbinetta

[Ariadne auf Naxos, de Strauss, à Bastille le 17 décembre mit Palpatine]

 

Ariane à Naxos s’annonce comme une mise en abyme ; on pourrait craindre de s’y perdre mais l’intrigue est si facile à suivre que l’œuvre en devient étonnamment complexe et qu’on risque à tout instant de s’y retrouver.

 

Un opéra doit être donné après le souper chez le plus riche homme de Vienne qui, dans la mise en scène de Laurent Pelly habiterait une sorte d’immense loft avec de grandes colonnes carrées qui évoquent les temples grecs avec la lourdeur brute des immeubles du Ring. Dès le lever du rideau, le public qui n’est pas en moon boots mais le regrette peut-être se met à rire : sur scène aussi, il neige. Tout à nos difficultés de circulations, nous avions oublié que la neige peut enchanter une scène ; la voiture qu’on voit apparaître en arrière-scène, elle, n’a pas fait plus d’effort qu’un flocon pour se déposer. Une joyeuse bande en sort, qui n’a pas vraiment l’allure de chanteurs lyriques et pour cause : il s’agit d’une troupe de bouffes qui doit égayer l’opéra d’un épilogue comique. Autant dire que cela ne ravit pas le compositeur, qui voit déjà son œuvre perdre tout sens, ni la prima donna qui, avec sa robe noire, n’est pas du même monde que la miss punky en talons aiguilles, jupe courte et cheveux courts, la Zerbinetta avec ses quatre amants, selon le titre de leur divertissement. L’opposition entre tragique et comique se redéploie en ennuyeux vs insignifiant, noble vs divertissant au point de paraître irréconciliable. Le majordome déclenche donc un branle-bas de combat lorsqu’il annonce que son maître exige que les deux spectacles soient présentés simultanément afin de libérer les convives à temps pour le feu d’artifice. Cela amuse bien les comiques qui ont l’impression de jouer un bon tour à ces personnes sérieuses qui les snobent, et désespère le compositeur (Sophie Koch, dont, malgré la belle voix aiguë, je me suis demandé si c’était un garçon ou non) qui refuse de voir son œuvre torpillée. Mais, comme ce sera le cas pour Ariane par la suite, il faut bien vivre. Secondé par le maître à danser désabusé, le maître de musique empêche le compositeur à se défiler et l’oblige à… composer – avec la situation.

 

L’entrevue avec Zerbinetta (Jane Archibald, formidable), à qui il faut bien raconter l’histoire pour qu’elle puisse y improviser, laisse entrevoir un nouvel horizon. Au fur et à mesure que la jeune fille se révèle n’être pas dupe de la comédie qu’elle joue, apparaissent en toile de fond des îles, comme émergeant du brouillard : elles sont là, ces îles grecques, sans qu’on ait su comment on y était arrivé. Le compositeur se prend à rêver et le spectateur à se demander si Zerbinetta ne serait pas une autre Ariane, surgi de la femme coquette sans qu’on ait plus pris conscience de cette transition-là que des mystérieuses îles. Mais il faudrait voir à ne pas tout confondre : celles-ci disparaissent tandis que celle-là reste une actrice comique. Le compositeur s’enfuit et s’effondre.

 

 

Après l’entracte commence… le premier acte, qui est unique puisqu’il s’agit de l’opéra hybridé de comédie, que les chanteurs ont du se résoudre à donner. Ariane s’éveille dans un décor déconstruit, c’est apparemment une marque de fabrique de Laurent Pelly. Mais là où le décor était joyeusement disloqué jusqu’à devenir une épave dans Platée où l’action partait à vau-l’au, il a ici un goût d’inachevé. La maison en construction avec escalier en ciment qui ne mène nulle part, structures métalliques qui sortent des colonnes où le béton n’a pas fini d’être coulée, cordon de sécurité à moitié dénoué, et brouette qui traîne n’est déjà pas très esthétique en soi, mais lorsqu’en plus un chœur de femmes vient nous parler d’oiseaux et de feuilles qui frémissent sur un air de toute beauté qui vous rend vous-même frémissant, c’est carrément pas terrible, même si on pourra toujours arguer qu’entre construction (de la maison) et déconstruction (du loft du prologue, dont on retrouve les colonnes), le décor est, comme Ariane abandonnée de Thésée, planté (là).

Ariane (Ricarda Merbeth) est perchée sur son étage-mezzanine comme une folle au grenier, en quête d’élévation. Mais lorsqu’elle s’éveille et que le monde la met bas, elle descend les degrés de l’escalier et s’enfonce dans l’espoir de la mort, ce monde où tout reste pur. Effectivement, l’absolu n’existe pas dans cette vie qui demeure inséparable de la corruption ; celle dernière ne cesse qu’avec la mort, immobilité parfaite et fin de toute chose. Pour qui ne veut pas changer, c’est le seul espoir qu’il lui reste et c’est logiquement celui d’Ariane qui refuse d’oublier Thésée et se complait dans la douleur. Elle ne peut donc rien entendre à ce que lui raconte Zerbinette et s’applique à faire la sourde oreille.

 

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Pour toute auréole, Ariane n’a que cette bâche blanche souillée, bien loin de l’enveloppe dorée du Baiser de Klimt choisi comme couverture au programme.

 

Débarquée sur l’île en minibus avec ses quatre acolytes en chemise à fleurs, Zerbinetta est une vacancière qui profite du soleil en maillot de bain : inutile de lui promettre la lune ; de toutes façons les quatre zigotos ne la regardent pas, la lune, ils se sont arrêtés au doigt de Zerbinetta et lui obéissent à l’œil comme de petits chiens serviles (la déploiement des kékés en chaise pliante était très bon). Lorsque, allongée sur sa serviette de bain, elle a éparpillé ses archives de correspondance amoureuse, ses vocalises vont du rire à l’orgasme. Elle profite sans pour autant être insouciante, comme le montre le soin qu’elle met à parler à Ariane. Le divertissement que la troupe lui offre n’est pas que pure bouffonnerie puisqu’il s’agit bien de la divertir du chagrin où elle s’obstine. Seule avec elle, Zerbinetta redouble d’efforts sous un mode moins bouffon mais c’est d’elle qu’Ariane se détourne et nullement de son chagrin. Le front contre la colonne en béton, on dirait qu’elle boude et l’espèce d’un instant les rôles sont inversées, l’une est comique de tout prendre au tragique tandis que l’autre fait preuve d’un recul qui l’éloigne de la surface.

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Le comique n’a pas dégradé l’œuvre tragique ou seulement au sens où il l’a extirpé de l’absolu, et les interventions de Zerbinetta vont bien au-delà du contrepoint comique que fournissent ses quatre compagnons. Tragédie et comédie ne se sont pas fondues en une grotesque farce parodique , non plus qu’elles alternent sans se heurter ; en ce monde où rien ne reste pur, leur juxtaposition nous fait comprendre qu’elles sont les deux faces de la même pièce et peuvent s’inverser sans transition, avec une rapidité vertigineuse. Le comique n’emporte pas le sens, il le provoque, et ce serait l’éloigner que de n’y lire qu’une farce grotesque (si l’œuvre est bien toujours plus intelligente que son créateur, on pourrait citer le compositeur : « Le mystère de la vie s’approche d’eux, les saisit par la main et ils commandent une farce grotesque, pour emporter loin de leur crâne indiciblement superficiel le sentiment d’éternité qui pouvait y rester ! »).

 

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Zerbinetta finit par abandonner sa tentative en observant qu’Ariane feint de ne pas parler le même langage. Elle ne peut pas ne pas développer une certaine forme de surdité si elle veut demeurer la femme d’un seul homme alors que c’est à elle-même que Zerbinetta l’enjoint à demeurer fidèle. Le compositeur nous a prévenu : « Parmi des millions de femmes, Ariane est l’unique : celle qui n’oublie pas. » Pourtant, si elles ne parlent pas la même langue, elles parlent bien le même langage et, justement parce qu’elle y résiste et ne s’y rend pas immédiatement (il faut en parcourir, du chemin, pour se rendre à l’évidence, se diriger vers elle, contre elle, pour finalement capituler), Ariane finira par remotiver ce qui, dans la bouche de Zerbinetta, arrive comme un cliché.

Pour Zerbinetta,

« Chacun est arrivé comme un Dieu
Et son pas m’a aussitôt rendue muette, il m’a embrassé le front et la joue, et je suis devenue la prisonnière du dieu et j’ai été transformée du tout au tout!
Chacun est arrivé comme un Dieu
Et m’a complètement transformée
Il m’a embrassé la bouche et la joue
et je me suis abandonnée sans un mot!
Lorsqu’un nouveau dieu est arrivé, je me suis abandonnée sans un mot! »

Ce qui arrive à Ariane est similaire, à ceci près que son nouveau dieu appartient à la mythologie, qu’il s’agit de Bacchus et qu’il a débarqué à Naxos après avoir échappé à Circé. Et si Zerbinetta s’abandonne sans façons à de divins plaisirs, Ariane a du résister contre son désir de mort, de fidélité à un fantôme (celui de Thésée qui la hante comme le sien propre, elle qui n’est plus que l’ombre d’elle-même tandis qu’elle se mortifie) pour s’abandonner, elle et son passé, elle comme son passé l’a modelée, pour n’être plus Ariane qui n’existe que dans l’attente de Thésée.

« Qu’est-ce qui tombe de moi dans tes bras?
Oh, qu’est-ce donc de moi que j’abandonne, en as-tu imaginé le secret avec le souffle de ta bouche? »

Ce qu’il y a de terrible à être abandonnée, c’est finalement de devoir renoncer à soi telle qu’on était devenue au contact de l’homme aimé, à voir tout un pan de son existence partir dans l’oubli sans qu’il puisse jamais être animé et entretenu (la voilà, la flamme de l’amour, loin des métaphores pétrarquisantes). Tant qu’elle vit dans le souvenir, l’abandonnée ne s’abandonne pas, elle refuse de se dépasser, si bien que c’est dans le moment où elle chute aux pieds d’un nouveau dieu qu’elle s’élève à la grandeur tragique. La voilà qui cesse de vouloir vivre éternellement en rêvant à une mort pure et accepte de mourir pour renaître et vivre enfin, en dépit du rôle dans lequel elle s’est confinée et qu’elle a jusque là toujours repris à l’identique. Son nom ne résume plus à lui seul un destin, il n’est que l’étiquette qui permet de ne pas perdre le fil lorsque la personne se métamorphose d’une personnalité à l’autre. Il était temps de sortir d’elle-même et de transmuer son aspect de femme qui s’est laissée aller (cheveux un peu hirsutes, certaine lourdeur du corps, une sorte de ménade amorphe) en bacchante qui sait lâcher prise pour célébrer les mystères de son dieu (les chanteurs étaient bien assortis puisque Bacchus était campé par un chanteur dont l’ampleur n’était pas que figurée). Il n’y a qu’ainsi, dans cette perspective d’avoir laissé une partie de soi mourir pour continuer à vivre pleinement, que je puis comprendre la chute finale d’Ariane alors que Bacchus sort de scène à reculons et que tous les résumés de la pièce concluent par les fiançailles des deux personnages. Pour elle, le repos, enfin ; après avoir été abandonnée, elle abandonne sa mue.

Tout à été question de métamorphose puisque, contrairement à Bacchus sur qui les sortilèges de Circé n’ont pas fait effet, Ariane n’est pas une divinité immuable. Encore que le dieu puisse être mu de quelque façon, ému de sorte que « Désormais je suis autre que je n’étais ». Tandis que Zerbinetta, « prisonnière » de ses dieux successifs, en était transformée du tout au tout, le rapport d’influence s’est inversé avec Ariane, qui, elle, n’est sous l’emprise de personne. Elle ne s’en remet pas à quelque homme mis sur un piédestal à qui elle s’abandonnerait mais abandonne de son propre mouvement une partie d’elle-même, même si c’est au contact du dieu qu’elle est ébranlée. Chacun a besoin de l’autre pour se connaître et c’est grâce à sa méprise (elle prend Bacchus pour le messager de la mort avant de croire reconnaître Thésée, découvrant ainsi qu’elle a fait un dieu d’un homme inconstant et que son obstination à l’attendre la maintient dans une mort artificielle, « belle et orgueilleuse et immobile, comme […] une statue sur [son] propre tombeau ») qu’Ariane peut reconnaître Bacchus, c’est-à-dire, en remontant les préfixes, naître avec lui une nouvelle fois, renaître à ses côtés. Et qu’importe si l’on entend l’écho tristement comique des amants de Zerbinetta lorsque le dieu promet à Ariane :

« Et les étoiles éternelles mourront avant
que tu ne meures entre mes bras! »

la mort d’Ariane a été empêchée.

 

J’ai passé proportionnellement un très long moment sur la fin de l’opéra, mais c’est là que tout se noue (grande intelligence que de nouer plutôt que de dénouer, la simplicité apparente nous entraîne jusqu’à la complexité la plus riche), que les contradictions font sens et que l’hybride devient pur chef-d’œuvre. C’est ce qu’il me fallait comprendre, prendre ensemble Zerbinetta et Ariane, pour que tout se tienne. Voilà un opéra où il ne faut pas trop prendre à la légère la légèreté et où tout est là sans être appuyé (pas comme dans cette tentative d’analyse à l’intelligence besogneuse, ça se saurait si j’étais un génie).

 

Si je ne vous ai pas achevés, allez donc lire ce qu’Ariana dit d’Ariane, c’est son post qui m’a débloquée et permis les articulations en mettant le doigt sur l’oubli. Et puis, concernant la métamorphose et la place du comique dans cet opéra, je vous recommande vivement l’article de Jean-Luc Nancy trouvé par hasard, un peu tard, après avoir rédigé ce compte-rendu – qu’il soit inclus dans le « dossier pédagogique » (p. 16) d’une autre mise en scène n’enlève rien à sa pertinence. Je n’y ai pas trouvé les citations que je cherchais mais tout ce que j’ai pu relire du livret de Hugo von Hofmannsthal est une relance. J’irais volontiers revoir cet opéra – quand cela aura eu le temps de décanter, pas dans quelques jours.

Cadmu[S] e[t] He[R]mione

Cadmu[S] e[t] He[R]mione, le titre m’a bouffé ma petite capitale !

Je suis sortie six jours sur sept cette semaine : nombre de découvertes stimulantes mais peu d’heures de sommeil et encore moins de compte-rendus. Le feu d’artifice a été ouvert lundi à l’Opéra comique. Comique déjà dans sa décoration : mosaïques carrelées au sol, morceaux de marbres déparés, mosaïques dorées au plafond, peintures à l’exubérance italienne, moulures et dorures à foison, rien ne va avec rien, comme si chaque artisan avait suivi mécaniquement son idée sans se mettre sous la houlette d’aucun maître d’œuvre. Il n’y a vraiment que l’étiquette de « baroque » pour imaginer unifier tout cela. Sur scène, c’est un peu la même chose, à ceci près que l’anarchie des costumes bigarrés est atténuées par la faible intensité lumineuse. En effet, on redécouvre ici au sens propre ce que signifie passer les feux de la rampe et, bien que je ne sois pas une fille à bougie (essayez de m’en offrir une, vous verrez la tête que je ferai, voire la grimace, si elle est parfumée), cette belle ligne de lumières à l’ancienne suffit à me ravir – un peu le même émerveillement en prélude au spectacle que devant les petits trains de Fabre (qui déraillait ensuite).

 

La faible luminosité est un peu fatigante pour les yeux mais la façon dont elle recréé des physiques semblables aux gravures de l’époque est fascinante : éclairés en contre-plongée, les visages plombés de perruque s’alourdissent, tandis que les costumes resserrés aux chevilles font des petits pieds et de menues foulées aux danseuses baroques. Cela sautille avec des rameaux dans la main lors des festivités agrestes et se suspend en poses précieuses, aux lignes brisées qui ne seraient que disgracieuses sur des gravures (où les mouvements figés ont souvent l’air maladroits) mais que l’on dirait pourtant alanguies grâce aux tuniques grecques (qui ne vont pas si mal aux hommes – l’un a un maquillage qui me fait un instant penser aux cygnes de Matthew Bourne) et au décor de colonnes et de miroirs au milieu duquel ils évoluent.

 

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Je m’attarde sur la danse et les costumes mais, aussi, l’opéra de Lully n’est que pur divertissement et l’argument est tout au plus un prétexte à louer l’amour et les dieux – la morale de l’histoire est à ce titre sans équivoque : « Vivez heureux ». Tout y est art, tout y est pacotille, jusqu’aux épreuves de Cadmus pour délivrer Hermione des liens auxquels sont père Mars l’a promise et qui doivent l’enchaîner à un géant de la région (qui se ballade sur échasses avec des écailles sur le dos, façon dinosaure de SF) : le dragon qui apparaît avec force fumée et qu’il abat d’un coup d’epée me fait rire comme une gamine à un spectacle de marionnettes, les soldats qui veulent le tuer sont neutralisés par une grenade qu’Amour a obligeamment fourni à notre héros (parce que si vous aimez votre prochain, c’est pour mieux trucider votre lointain) et les Géants sont changés en pierre par Pallas avant que Cadmus ait même songé à les affronter. Si amour et gloire y sont si facilement interchangeables, c’est qu’il n’est question, dans un cas comme dans l’autre, que d’élection : vous avez choisi de vous illustrer auprès de telle dame et telle déesse a choisi de vous aimer, pardon, de vous aider. Caprice hasardeux de l’amour et bravoure de pacotille – qui ne rend pas moins risible (quoique plus sympathique) Arbas, le pleutre de service, sûrement aïeul du Matamore, qui singe son compagnon héroïque, tant dans ses exploits guerriers qu’amoureux (moment particulièrement croustillant lorsqu’il conte fleurette à Charite qui, n’étant pas encore chrétienne, le pousse dans les bras de la nourrice amoureuse – et travesti, en l’occurrence).

 

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Les rebondissements sont assurés par des dei ex machina, machines grinçantes qui les propulsent dans les airs où les chanteurs se balancent, plus ou moins à l’aise dans leurs nacelles (plutôt moins que plus, et certainement moins que les démons- acrobates en trapèze ou harnais). Ces apparitions sont d’autant plus réjouissante que de notre place, nous les voyons préparées, la mise à feu s’avérant périlleuse. Au final, la brochette de dieux est savoureuse (Luanda Siqueira est une Junon resplendissante) et les noces de Cadmus et Hermione peuvent être célébrées en grande pompe. Ete de rrreparrrtirrr dans le froide, en roulant les /r/ et en prononçant tous les /t/ et les /s/ muets (Palpatine se gèle les couillesses) – un peu comme on ne peut s’empêcher de « fort » utiliser l’adverbe « moult » (depuis intégré à mon lexique personnel) après avoir vu Perceval le Gallois de Rohmer- c’est le syndrome baroque.

 

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Je ne me suis peut-être pas enflammée mais j’ai passé une bonne soirée.

SchuBeeD(oub)a

 

[Pleyel, jeudi 18 novembre]

 

Dalbavie, Marc-André de son petit nom long – parce qu’il est vivant ; tellement vivant, même, qu’il vient saluer à la fin de ses Variations orchestrales sur une œuvre de Janáček. J’ai bien aimé, même si a posteriori, je me demande si c’était le morceau que j’ai entendu ou les citations que je n’ai pas pas pu entendre par méconnaissance de Dans les brumes. Quand j’aurai écouté le morceau, je pourrai décider si les variations sont un prétexte au palimpseste plus ou moins inspiré ou si les citations, paraît-il de plus en plus rapprochées, en font « la révélation progressive d’une musique admirée ». Après l’avoir soupçonnée de collage peu inventif, j’ai trouvé que c’était une belle idée de ne pas partir d’une œuvre dont on s’éloigne en prétendant la dépasser mais d’y arriver et de donner envie à l’auditeur d’écouter en entier le morceau en question (comme une bonne étude critique littéraire donne envie de rouvrir le bouquin dont elle parle).

Le jour où je ferai une typologie géographique des musiques (non pas pour les nuls mais par une nulle), à côté de la case « alpestre et sylvestre » où seront rangés Strauss et Sibelius, il y aura les musiques « neigeuses », avec Arvo Pärt pour les plaines enneigées et Dalbavie pour les stalactites, même si après avoir été arrachées à une grotte, elles prennent des allures de pics à glace qui trempent dans des trucs un peu louches (pas clairs, en tout cas et encore moins cristallins).


Beethoven, ensuite. Du peu que j’en ai entendu, je ne suis pas une grande fan, mais comme j’aime assez la forme du concerto… Le concerto pour piano n°1 était joué par Stephen Kovacevich, assis à son piano comme un enfant à une table trop haute, sans coussin pour le rehausser ; le clavier devait lui arriver sous les épaules, il n’en dépassait qu’une hémisphère de tête aux cheveux blanc, à qui l’on pouvait trouver trouver une moitié au-dessus du couvercle, grise cette fois-ci, appartenant au chef. Le siège complètement abaissé ne semble pas le gêner le moins du monde, et là où l’enfant à sa table trop haute pique une fois sur deux sa fourchette dans le vide de l’assiette, le pianiste n’est nullement engoncé et n’en loupe pas une (de note), si bien qu’il nous régale. Son interprétation est éclatante : claire. Le bis, lui, serait plutôt nébuleux, quoique bref : insolite.

 

Schubert, je ne savais pas trop à quoi cela ressemblait. Et après avoir entendu la symphonie n°9, je ne le sais toujours pas. Non que je me sois endormie comme Palpatine. Il a reconnu qu’il était peut-être plus en veille prolongé qu’en veille tout court, de laquelle on n’est pas censé sortir en sursautant – il avait perdu dix bon centimètres, coulé dans son siège jambes écartées. J’ai presque regretté de l’avoir réveillé, tant il semblait lutter pour garder les paupières relevées, qui ont battu plusieurs fois en retraite. Lorsque la tête dodelinait pas du tout au rythme des archets, je fixais leurs battements d’une pression sur l’épaule (Descartes en conclurait qu’il existe une corde reliant l’épaule aux paupières). Le reste du temps, je ramenais mon attention voilée (comme une roue de voiture peut l’être) sur cette symphonie moins épique que d’autres, et qui invitait plus à se promener en marge du chemin qu’à se lancer dans un grand voyage. Chez un musicologue, cela donne une comparaison avec Beethoven : « L’œuvre n’est plus fondée sur un combat titanesque menant à une victoire triomphale ». Tant mieux, parce que l’apothéose de ma journée a été le moment où je me suis glissée sous la couette.