Sœurs pur-sang

Mustang a été présenté comme un Virgin suicide turque, Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale formant le pendant châtain des sœurs Lisbon, cheveux lâchés, jambes entremêlées. C’est pourtant aux Dix petits nègres que le film de Deniz Gamze Ergüven me fait penser, par la disparition systématique des sœurs, une à une, à mesure qu’elles sont mariées. L’oncle a décidé qu’il en était grand temps, après une joute nautique sur les épaules des garçons : on ne se branle pas contre la nuque des garçons ! Du jour au lendemain, les soutien-gorges roses sont cachés sous des robes informes et les corps sommés de rester à la maison – maison qui se rapproche un peu plus d’une prison à chaque fois que les sœurs font le mur et sont découvertes.

Malgré leur différence d’âge, les sœurs font tout ensemble ou presque, les folles dans la chambre, le mur en escaladant la gouttière, réjouissantes en nid à conneries. Leurs corps sont si souvent serrés ou entremêlés qu’on dirait un tout organique – au point que l’arrachement à la tribu est au moins aussi violent que la contrainte de vivre avec un homme qu’elles n’ont pas choisi. On peine à distinguer les sœur les unes des autres au début du film1 ; c’est leur réaction face au mariage qui permet de les identifier : il y a Sonay, sensuelle, qui a obtenu d’épouser son petit copain ; Selma, résignée ; Ece, dépressive ; Nur, qui suit ou plutôt subit le mouvement et Lale, la cadette au caractère bien trempé

La réussite du film tient à ce que, même en pleine tragédie, il reste solidement ancré dans le quotidien, avec ses plaisirs et ses rires. Pas de manichéisme moralisateur ni de caricature dans les caractères : la grand-mère, qui semble devancer le désir de son fils de voir les filles mariées, fait en réalité de son mieux pour les soustraire à son emprise ; la vieille femme venue apprendre aux filles à cuisiner pour les hommes manigance avec la cadette une recette maison des chewing gums prohibés ; et le mari de Selma, la première à subir le mariage arrangé, est tout aussi embarrassé qu’elle lorsqu’ils sont fiancés (« les enfants se sont plus », affirme-t-on après deux minutes côte-à-côte à faire une tête d’enterrement) puis lorsqu’ils ne trouvent pas la moindre tache de sang sur les draps après leur nuit de noces2.

Alors qu’il aurait pu verser dans la satire, Mustang ne se départit pas de son humour : il faut voir les péripéties rocambolesque de la grand-mère qui, ayant aperçu à la télévision ses petites-filles pourtant privées de match par leur oncle, fait tout son possible pour éviter que celui-ci s’en rende compte – coup de marteau sur l’installation électrique de la maison et caillassage de la ligne du quartier compris ! C’est sur le même ton burlesque qu’est raconté le siège de Nur et Lale, retranchées dans la maison pour échapper au quatrième mariage ; cette parodie d’évasion carcérale fait bien mieux ressentir leur soif de liberté qu’un quelconque élan de lyrisme hollywoodien. La réalisatrice ne cherche pas à faire un drame de ce qui l’est déjà ; au contraire, elle souligne le ridicule des situations et le fait avec une immense tendresse pour ses personnages – en particulier pour Lale, dont le film épouse peu à peu le point de vue.

Lale, c’est à la fois la gamine qui parade dans un soutien-gorge chipé à une grande sœur et rempli d’oranges, et celle qui crache dans le thé servi aux femmes du village assemblées pour arranger le mariage d’Ece, amorce une fugue en pantoufles et a comme idée fixe d’apprendre à conduire3, pour s’enfuir quand son tour viendra. C’est elle qui justifie la fougue suggérée par le titre : le mustang est un cheval sauvage – un ancien cheval domestique devenu sauvage, plus exactement. Et Mustang, justement, capte toute la beauté qu’il y peut avoir dans le geste de se cabrer.

Mit Palpatine


1
 De quoi rendre plus comique encore la scène où Selma est substituée à Sonay, après que celle-ci, présentée comme « tout à fait unique » aux femmes du village, a menacé de faire un scandale si on essayait de la marier à un autre que son copain : « elle aussi est unique », s’excuse la grand-mère.
2 S’ensuit une scène totalement hallucinante (une anecdote vécue et rapportée à la réalisatrice) où Selma est conduite à l’hôpital pour que le médecin donne des explications à la famille du marié : oui, elle est bien vierge, non, l’hymen ne s’est pas rompu.
3 Le moniteur-ange gardien qu’elle se trouve est tout à fait à mon goût (pour mémoire, il s’agit de Burak Yiğit).

Voiture-balai des paléochroniquettes

Descendre la souris dans le coin bas gauche de l’écran fait apparaître une flopée de widgets, mais c’est presque toujours du même dont je me sers : le post-it virtuel sur lequel je note à la volée les chroniquettes à écrire. Je prends parfois tellement de retard qu’un ascenseur apparaît sur la droite. Alors, forcément, au fil des saisons culturelles, trop de spectacles d’un coup, un film sur lequel il y a trop à dire, un ballet auquel on ne sait pas comment rendre hommage, le souvenir qui s’amenuise avec le temps… certaines chroniquettes sont restées lettres mortes. Les faire-parts du post-it se sont transformés en inscriptions tombales ; voici quelques mots sur chacune pour qu’elles puissent reposer en paix…

 

Post-it virtuel

 

2012


Cosmopolis

A priori, le film de David Cronenberg ne me disait pas du tout. C’est le post de Palpatine qui a aiguisé ma curiosité et je m’y suis rendue seule, après lui. Comment dire… explosion de reprises, de renvois, de signes qui s’appellent, se contredisent et se reproduisent à une vitesses effrénée, Cosmopolis est d’une intelligence rare, un terrain de jeu génial où l’on n’a jamais fini de repérer des détails, les lier, relier, opposer, nouer, dénouer, renouer, chercher… J’avais comparé mes trouvailles avec celles de Palpatine, ensuite, ça avait fusé. Avec l’envie de faire une chroniquette fouillée, le temps a passé, les souvenirs se sont émoussés et j’ai acheté le DVD en me promettant un visionnage télécommande en main, pour pouvoir appuyer sur pause et jubiler à mon gré. Un jour, je referai un tour en limousine. Quand j’aurai un lecteur DVD…

(En bonus, découverte de Robert Pattinson comme acteur et non comme bellâtre.)

 

 

2013


Rodin

Dubitative : je l’ai chroniquetté, ce ballet de Maliphant ! Sauf que, réflexion faite, il s’agit de celui de Boris Eifman, après Anna Karénine et avant Up and Down. Je sais pertinemment pourquoi je n’ai pas écrit dessus : c’est du ballet porn. L’excitation grandit en même temps que la frustration à ne pouvoir convenablement la partager. Bien sûr, on peut parler des corps travaillés comme de la glaise, jusqu’à reconstituer la porte des Enfers, ou du pas de deux entre le sculpteur et Camille Claudel, qui pose comme modèle sur une table tournante laquelle tourne, tourne, comme la tête des amants. Mais il est difficile de retranscrire la sensualité des corps sans y mêler ses fantasmes – ou de le faire sans réduire l’interprète à sa plastique. Nous dirons pudiquement que je suis tombée dans une admiration éperdue pour la danseuse qui incarnait Camille Claudel, pour ses yeux, ses jambes, sa fougue, sa folie, presque. Que je l’ai suivie du regard comme on suit de la main un corps qui s’affirme et se dérobe sous les caresses. Que j’ai frémi avec la courbe de ses mollets. Que j’ai senti l’intérieur de mon corps se cabrer dans les contrepoids des portés, et se relâcher dans les cambrés. Que je ne saurais dire si j’ai envie d’elle ou d’être comme elle. La pudeur est consommée.


Oblivion

D’immenses machines pompent les océans pour approvisionner en eau l’humanité, réfugiée sur une autre planète après avoir ruiné la sienne. Tom Cruise veille au bon déroulement des opérations et maintient les drones qui patrouillent dans les environs, notamment dans les zones trop radioactives pour qu’un être humain y mette les pieds. Évidemment, d’invisibles ennemis font leur possible pour saboter les drones et les bizarreries se succèdent, éveillant le doute, jusqu’à ce que Tom Cruise, oblivious, cesse de se souvenir et se rende à l’évidence, à l’obvious… En attendant le retournement, les paysages déserts que Tom Cruise arpente seul en moto ou observe en couple du haut de sa station-aspirateur d’eau instaurent une atmosphère contemplative étonnante dans un film de science-fiction. S’y distillent mélancolie des ruines et poésie de la désolation.


La 3e symphonie de Mahler

Il ne s’agit pas d’un concert mais du ballet de Mahler, que je voyais pour la deuxième fois. D’autres symphonies entendues à Pleyel m’avaient entre-temps convaincue d’être plus attentive, et pas uniquement au corps de ballet d’hommes, puissant comme une armée. Je me souviens de jambes isocèles fichées dans le sol, et d’une salve de printemps (que j’ai peut-être depuis amalgamée avec Le Chant de la terre). Je me souviens surtout de Mathilde Froustey en justaucorps bordeaux, face à Karl Paquette, à l’avant-scène, devant moi : pour la première fois, j’ai entrevu de la maturité dans sa danse, alors qu’elle était – paradoxe ? – intense d’immobilité. (Elle était encore à Paris, cela date.)


The Great Gatsby

On ne sait si l’homme fortuné tire son assurance de son passé de gangster ou d’un optimisme dont la force confine à la naïveté – une forme de candeur qui séduit Daisy, elle-même assez puérile (sans parler du mari coureur de jupons). En retrait, le cousin-narrateur ouvre des grands yeux – de fascination puis d’exaspération lorsque tous ces êtres admirables se retrouvent dans une même pièce à se reprocher les uns aux autres leur propre déchéance, loques humaines lancées dans une course à la victimisation. Plus que cette scène de huis-clos, peut-être, c’est le générique qui m’a marquée : par une parfaite illusion, le regard ne cesse d’avancer parmi des colonnes dorées qui ne cessent de reculer. Ou comment n’aller nulle part qu’à sa perte, en grande pompe.


Mud

Un beau film qui suinte la sieste et l’aventure sur les rives du Mississippi, charrie des vies tannées (Matthew McConaughey) et déroule une ligne d’horizon infinie qui semble paradoxalement barrer celui des personnages – évasion et dead end.
 


Star Trek into Darkness

Je me souviens vaguement d’un méchant aux cheveux noirs (darkness, darling) et beaucoup mieux de monsieur Spock, découvrant le personnage à frange auquel me comparait le hérisson* quand j’étais gamine.
*ex-presque-beau-père

 


I was looking at the ceiling and then I saw the sky

L’air éponyme m’est resté longtemps en tête. Il arrive à la toute fin de cette comédie musicale, la première de John Adams à laquelle j’assistais, sur les conseils de Palpatine (en voyage). Images, en vrac : des femmes noires qui apparaissent dans l’embrasure des fenêtres du décor, des allusions grivoises sur fond de pétales de marguerite, un procès suite à un pack de bière volé, un soldat, un avocat chinois, une femme qui s’occupe d’un genre de planning familial, une rousse qui aurait beaucoup plu à Palpatine mais qui s’éprend du policier, des accords qui pétillent comme des bouteilles de Badoit lorsqu’elles jouent aux chippendales, de l’humour, beaucoup d’humour et de couleurs, vives ou locales pour un portrait kaléidoscopique d’un American dream pas si rêvé. C’est aigre pour le pays mais doux, tendre vraiment, pour ses habitants qui, malgré leurs désillusions, invitent à l’optimisme avec une ferveur de chorale gospel. L’implosion finale ressemble étrangement à une libération : on a beau savoir que le ceiling s’est effondré dans un tremblement de terre, sa disparition semble surtout abattre des limites – fin de l’enfermement, fin de l’aliénation, le sky est là, soudain, on respire, on a de l’espoir. I was looking at the ceiling, I was looking at the ceiling, I was looking at the ceiling and then I saw the sky.


Before Midnight

Le film de Richard Linklater était assez génial pour ce qu’il mettait en jeu sur les relations de couple, les dits, repris et tus, l’irritation devant la dérobade de l’humour et la force de celui-ci, quand même, pour désamorcer les crises, le temps qui nous dépasse, mais voilà, on (en) est là, à rire et pleurer à la terrasse d’un café.

(Mélanie en a assez dit.)


iTMOi

iTMOi. Pas hit moi : in the mind of igor (Stravinski). Akram Khan propose un sacre du printemps… sans la musique éponyme du compositeur. Un, deux ans plus tard, je ne me souviens plus des extraits sonores utilisés, mais les souvenirs jaillissent comme des cris muets : une communauté un peu mormone avec des transes de Shakers qui se secouent après avoir été presque statiques, de la farine qui salit par son trop de pureté et épaissit le mystère des silhouettes hiératiques, un danseur cochenille qui rampe, ondule, se contracte et accouche de sa métamorphose dans un costume à arceaux, entre animal et souverain de science-fiction, et surtout, surtout, des cordes épaisses qui enserrent un danseur comme un moucheron dans une toile d’araignée et qui, agitées depuis les coulisses, le torturent et le maintiennent en vie, à la fois fouet et ligne de vie, qu’on redoute de voir s’abattre comme de voir cesser ; d’une violence inouïe, elles ressuscitent à elles seules les secousses telluriques du sacre. Souvenir de souffre blanc, de silence et de stridence. Contrairement à tant de fois où ils font théâtre, les cris poussés sur scène m’ont glacée – à moins que je ne les ai imaginés.


Signes

Une arabesque, un trait de calligraphie, un sourire : Signes aurait pu s’appeler sourire. C’est un étirement de l’âme, des bustes et des zygomatiques ; deux lèvres retroussées qui dessinent l’abîme du crâne riant et disent le plaisir qu’il y a à vivre, légèrement, en passant, durée entre deux néants. La musique de René Aubry est une merveille de joie et de mélancolie, légère, rieuse, entêtante dans l’instant. Elle respire, on respire, une naïade en bonnet de bain ondoie, une flammèche manchote ondule et frétille, un égyptien tic-tac, une litanie de moines trace un gong à grandes foulées, une présence solaire s’épanouit jusqu’à la nuit dans le silence des cigales tandis qu’un mime à salopette bleu et gants jaunes œuvre aux travaux et aux jours, peintre en bâtiment et calligraphe des signes, qui virevoltent à la fin à l’encre de Chine, serviteurs zélés de nos vies.

J’ai découvert ce ballet en DVD chez Palpatine, un soir que je l’attendais chez lui : à chaque fois que je le vois, j’ai le sourire en asymptote.
 


Le Congrès

J’ai retrouvé une chroniquette entamée et j’ai trouvé plus simple de la finir, .

 

  

2014

 
Nymph()maniac

Par commodité, on a parlé de Nymphomaniac, mais le film de Lars von Trier s’intitule Nymp()maniac. Dès le titre, la vulve est là, explicite mais tue : Nymph()maniac n’est pas un film pornographique, même si on y voit des bites en gros plans, clichés entassés les uns sur les autres comme des planches botaniques à mesure que l’héroïne s’y est frottée. Joe se décrit d’elle-même comme nymphomaniaque : qui aime le sexe jusqu’à la folie. La folie et non la maladie, la différence est primordiale : Nymph()maniac n’est pas un Shame au féminin, il n’y est pas question d’addiction mais d’avidité. Avidité comme vie : Joe n’en a jamais assez, elle en veut, à la vie, de ne jamais lui donner assez ; elle n’est jamais assez là, il lui faut la caresse d’un autre corps contre le sien pour la faire exister, l’arracher au détachement avec lequel, sans sexe, elle traverserait le monde, indifférente aux petitesses, au mépris, aux amoureux transis, aux épouses bafouées et même à la chair de sa chair. Pour Joe, la jouissance n’est pas une extase (contrairement au héros de Shame), c’est ce qui la rend présente à une vie dans laquelle elle persévère, dut-elle employer les grands moyens du SM (on découvre au passage que Billy Elliot envoie du lourd en maître sadique).

Alors forcément, il n’est question que de ça et, forcément aussi, il n’en est jamais question : comme dans le premier tome de l’essai de Foucault, le sexe s’évide de son évidence et le X devient l’inconnue de l’équation. Le corps des actrices incarnant Joe, Stacey Martin pour le premier volet et Charlotte Gainsbourg pour le second, va dans ce sens, dépourvues qu’elles sont des courbes que l’on associe généralement à la sensualité. Il y a chez elles et dans leur personnage une forme de sécheresse, d’ascétisme, presque, bien loin de la gaudriole ; une dureté envers autrui dans laquelle réside la seule perversité de Joe, si perversité il y a.

Joe fascine dans sa fuite en avant où le plaisir compte moins que le désir, l’envie d’on ne sait quoi, de rencontrer un obstacle, peut-être, quelque chose, quelqu’un qui lui résiste et l’arrête sans l’entraver – quelqu’un qui, ne la désirant pas, pourrait la comprendre. Pendant tout le film, c’est le vieil inconnu qui l’a recueillie et à qui elle conte son histoire qui joue ce rôle, le rôle du confident. Les parenthèses se succèdent – nouvelle motivation de la graphie de Nymph()maniac –, chaque époque de la vie de Joe devenant un chapitre dans le livre de sa confidence. Ce procédé de narration, quoique très classique, est source d’un foisonnement formel particulièrement stimulant ; le réalisateur profite de la distance de l’histoire au récit pour introduire une foule de trucs extradiégétiques : numéros symboliques pour Joe affichés à l’écran tandis que sont donnés les coups de rein dont ils procèdent ; superposition de pénis visités comme des photos de vacances ; split screen pour donner à voir en même temps une succession d’actes sexuels foisonnants… Non seulement c’est du Genet p0rn, mais cela permet un twist final aussi génial que glaçant : <spoiler>le vieil homme qui assurait la comprendre et ne rien vouloir d’elle, Joe le découvre pénis à la main, prêt à la baiser sous prétexte que tout le monde lui est déjà passé dessus ; elle braque son revolver sur lui, menaçant de tirer s’il tente de la violer : écran noir, bruit d’une balle, fin du film. Spectateur, si tu juges, tu es mort. Ton jugement moral, tu peux te le mettre là où on pense : entre parenthèses.</spoiler>

Le Congrès

Film mêlant cinéma et animation sorti et vu… en 2013 (avec Palpatine).

Robin Wright a une mâchoire carrée qui empêche de parler de traits fins malgré ses yeux et cheveux pâles : son visage dégage une impression égale de force et de douceur, de détermination et de fragilité, si bien que sa fille lui fait remarquer que, dans un film de guerre, elle pourrait aussi bien jouer un officier nazi qu’une victime. Une drôle de remarque, sûrement, de la part de son enfant ; l’ambivalence de l’actrice n’a d’égale que celle de sa fille, dont on comprend bien vite qu’elle sera l’alliée de ses fossoyeurs. Résolument moderne, Sara réagit plutôt favorablement au film qu’est venu montrer à Robin son vieux manager, réalisé entièrement à partir de l’image numérique de l’actrice principale, que connaît assez bien Robin pour savoir que jamais elle n’aurait joué dans un pareil navet. Voilà l’avenir du cinéma : la mort des acteurs. Entièrement scannés, chaque petite idiosyncrasie enregistrée, chacune de leurs expressions est reproductible et l’image appartient entièrement aux studios qui en font ce que bon leur semble, navets et films de guerre compris.

Être entièrement soumise aux désirs d’un homme puant, dont toutes les actrices se disaient entre elles qu’il était par excellence l’homme avec lequel elles n’auraient pas pu coucher, même pour le rôle de leur vie ? Robin l’envoie vertement balader en lui balançant ses quatre vérités. Elle n’est pas du genre à se faire avoir ni acheter. Pourquoi alors finit-elle par plier aux imprécations de son imprésario ? Il y a bien ses enfants, auxquels elle assurerait un confort de vivre ; son fils, malade, qui un jour ne verra plus le cerf-volant rouge qu’il aime tant faire voler. Mais elle se serait toujours battue, elle aurait trouvé un moyen… il y a autre chose. Qui tient peut-être au fait que c’est son ami qui lui force la main, comme on la tend à quelqu’un pour l’accompagner et l’aider, y compris à mourir. C’est la tête droite que l’actrice déjà un peu has-been tire sa révérence, immobilisée dans la sphère de capteurs qui doit numériser son corps en académique blanc – autant dire l’autopsier. Les flashs de lumière blanche crépitent comme des paparazzis autour du cadavre d’une star.

La mort des acteurs signe la mort du cinéma et… du film. Le Congrès laisse en plan l’intrigue, le spectateur et Robin Wright pour suivre son avatar dans un monde animé par la drogue. Animé par le dessin et zombifié par la drogue, faudrait-il dire. La liberté du dessin, la débauche de couleurs, de formes et de métamorphoses qu’il permet, finit par dissoudre une trame narrative qui semblait pourtant solide dans le monde physique. Alors qu’on s’attendait à une explosion de créativité, la substitution du dessin à la caméra a le même effet pour le film que la substitution de l’image numérique au corps des acteurs dans le film : tout est possible et tout reste à l’état de possible, informe.

Assurément, le dessinateur s’enivre de sa liberté, mais il a le vin triste. Désolée, je ne bois toujours pas ; mes souvenirs se noient dans un verre d’eau : un paquebot gigantesque, un concert qui dégénère en révolution (le fameux congrès du titre), une société qui prend l’eau… La dystopie est trop vague pour prendre vraiment, et le retour in extremis au film ressemble à une tentative désespérée pour ne pas le terminer en eau de boudin : le dessin animé dans lequel on a glissé suite à une pilule serait le simulacre de vie imposé à une population hébétée – une armée de gueux sa qui dort debout comme une armée de zombies. Le film se conclut sur le dilemme qui ouvrait Matrix : Robin Wright voudra-t-elle retourner vivre dans un paradis artificiel ou prendre le risque de mourir dans la réalité ? Pilule bleue ou pilule rouge ? Vivre comme morte, anesthésiée, ou se voir peu à peu mourir dans le monde sans joie des vivants où elle n’est pas certaine de retrouver son fils : est-ce même encore un choix ? Le Congrès, c’est la nostalgie de la pilule bleue. There is no blue pill. Pas moyen d’oublier, tout juste d’atténuer la douleur – si lancinante, si écoeurante que le doute s’installe : si Néo avait échoué et qu’on lui avait donné le choix a posteriori, connaissant la matrice, d’y retourner, aurait-il encore pris la pilule rouge ? On a du mal à déglutir : l’amertume du dessin animé, enfermée dans le film comme la substance active d’un médicament dans sa coque gélifiée, s’est répandue lorsque l’enrobage s’est dissout. L’animé m’a gâté le palais et laissé la nostalgie d’une première partie savoureuse, à jamais abandonnée.

Shirley, visions of reality

Pour ne pas être déçu, mieux vaut ne pas envisager Shirley comme un film mais comme une exposition – une exposition de tableaux entre cinéma et peinture, où Gustav Deutsch reprend les compositions d’Edward Hopper. Pour conserver les perspectives faussées et fascinantes du peintre, le réalisateur a fait construire des objets de taille et de forme improbables, qui perdent toute crédibilité passé un certain angle. Les œuvres originales commandant le cadrage, la mise en scène reste relativement statique et les tableaux s’animent lentement, comme des GIF planants : un rideau ondule, la lumière varie, on perçoit la rumeur de la ville.

Une voix off traverse l’espace comme les pensées vous traversent l’esprit lors d’une exposition – sauf qu’il s’agit de celles de Shirley, prénom sous lequel Gustav Deutsch a unifié divers personnages féminins de Hopper (qui provenaient eux-même d’une inspiration commune, la femme du peintre). Ce monologue intérieur ne s’apparente pas au stream of consciousness ininterrompu des héroïnes littéraires ; ce sont des bribes qui laissent imaginer, avec d’immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, traversée par un compagnon et des pièces de théâtre. Si l’on entend le nom d’Elia Kazan ou que l’on devine la Dépression en arrière-plan, le contexte politique et social reste cantonné à quelques nouvelles radiophoniques diffusées entre les tableaux, sur écran noir. L’agitation du monde, suggérée, s’amenuise aussitôt pour nous faire entrer dans le tableau suivant – habile manière de réintroduire le hors-champ, essentiel aux cadrages du peintre, sans pour autant abolir la distance. Les tableaux sont comme autant de parenthèses qui, inscrites dans le contexte d’une époque, valent pour elles-mêmes, pour le moment de suspension qu’elles incarnent. Fidèle à leur origine picturale, les tableaux cinématographiques restent des temps de pause – de pose quasi-photographique. Le tableau se développe, il infuse, et l’image se forme et se déforme au ralenti sans que l’on parvienne à fixer le moment où la peinture se trouve reproduite.

On promène le regard sur la toile sans jamais trop savoir si c’est davantage celle de l’écran de projection ou celle d’un tableau, la frontière s’amenuisant à l’extrême dans la scène du cinéma lorsque Shirley, croyant sentir la présence de son mari défunt, se retourne sur un siège vide où les coups de pinceaux sont visibles. On dirait le regard du spectateur qui, s’étant appesanti sur un trait de peinture, a perdu la vision et l’a ravalé à une forme qui n’est plus rien. Rien ne sert d’observer la surface pour elle-même, mais il est également inutile de chercher à voir derrière (l’envers du décor) ou à côté (hors-champ), inutile de sortir de la peinture et du cadre fixé par le peintre : c’est la forme qui fait sens.

Shirley est dans une chambre, un livre de Platon à la main, et des ombres d’oiseau glissent sur le mur derrière elle : cette évocation poétique du mythe de la caverne rappelle que le cinéma est lui aussi affaire de projection – une illusion qui n’est pourtant pas à rejeter car, même dévoilée, elle continue d’opérer. C’est là sa force : on ne peut pas s’abstraire de l’illusion, on ne peut qu’y consentir, accepter d’avoir des visions de réalité et que l’illusion, se donnant comme réalité, lui donne sens. Le personnage de Shirley, comédienne, secrétaire, ouvreuse de théâtre, redouble l’illusion : les multiples vies qu’elle endosse sont-elles des rôles, une immersion pour préparer des rôles ou des boulots alimentaires ? Ou tout ça à la fois, comme dans le hall d’hôtel où surgit un fantôme de King Kong alors que Shirley répète un texte : rôle de comédienne dans la pièce ? matérialisation de l’imaginaire ?

On a des visions, on entend des voix. Quasiment pas de dialogues, contrairement à ce que le métier de Shirley pourrait laisser supposer. Une voix, surtout, seule en scène, qui nous laisse surprendre des bribes d’un monologue intérieur qui se dérobe. Ces bribes laissent imaginer, avec d’immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, et ces ellipses rendent justice aux peintures, si promptes à entraîner l’imagination : elles sont les entractes dont on aime imaginer les actes. Le film n’est pas un de ces scénarios, plutôt une évocation poétique de la puissance narrative contenue chez Hopper. Il ne raconte, ne dépeint pas d’histoire à partir des personnages ou des décors, mais célèbre cette peinture de l’entr’acte.

On ne se demande pas ce qui va se passer, mais comment le temps va passer (et rien ne va survenir). Ici, la profondeur, c’est le temps, matérialisé par des mouvements infimes. Un objet, une lumière, un grain de peau suffisent à donner du relief. Stephanie Cumming, a comédienne qui incarne Shirley, a une une présence incroyable, présence au monde sensuelle et sensible, à fleur de peau… Autant dire que je n’ai pas été outre mesure surprise en apprenant qu’elle est aussi danseuse. Elle parvient à faire passer des rares instants de ressentis : la distance d’avec l’homme qu’elle enlace, dans son fauteuil ; la tension érotique qui s’installe dans la distance lorsque, pour la première et la dernière fois, elle pose pour son mari photographe : l’œil familier, en l’objectivant, devient soudain étranger – elle est saisie à distance, comme une proie amoureuse ; et d’une manière générale, le flottement dans lequel se font les retours sur la manière dont on vit sa vie…

Un cinéma de tropisme en quelque sorte, tout en suspension. Même le suspens est en suspens et le drame du film, pour beaucoup de spectateurs, c’est qu’il n’y en ait aucun. Je me suis ennuyée, moi aussi, mais le film s’apprécie avec son ennui. Quelque part, c’est parce qu’il y a de l’ennui que Shirley est réussi, que la peinture de Hopper est intimement comprise comme peinture de l’entr’acte, de l’entre-deux sur lequel on ne s’arrête jamais ou presque – à tort ou à raison, à vous de voir.

Mit Melendili et Palpatine (en septembre, donc, voilà, voilà)

À lire : l’interview du réalisateur, en VO sur le beau site du film ou en traduction
l’essai d’Alain Cueff, Edward Hopper, entractes

 

Imitation Game

Sous ses allures de biopic chronologique bien rodé, Imitation Game est une petite machine de guerre – narrative, s’entend. Il faut un certain savoir-faire pour concevoir un scénario de film sur Alan Turing, le mathématicien qui a cracké le code Enigma des Allemands durant la guerre froide et, pour ce faire, a créé une machine qui est l’ancêtre des ordinateurs. Chiffres et logique ne sont pas a priori des ingrédients très propices à l’instauration d’une tension dramatique. C’est pourtant ce qu’a réussi la scénariste Graham Moore, qui raconte s’être inspiré de Sir Conan Doyle. Si vous le voulez bien, regardons d’un peu plus près cette belle mécanique.

 

Première scène, dans une salle d’interrogatoire. Une voix met en garde son interlocuteur : ce qu’on va lui raconter est une affaire classée top secret ; s’il veut l’écouter, c’est à lui d’en assumer la responsabilité. On ne voit pas très bien qui parle à qui, si bien que la voix s’adresse avant tout à nous, spectateur. Nous voilà prévenus, nous voilà inclus. La narration commence des années après les faits qui motivent la réalisation d’un biopic sur Alan Turing. Encadrer l’histoire, confiée à une tierce personne qui matérialise à l’intérieur du récit le lecteur/spectateur, est un processus narratif classique pour impliquer ce dernier ; on verra un peu plus loin la pertinence toute particulière qu’il revêt ici. L’épisode du décodage du code Enigma est donc narré en flash-back à partir d’un futur incertain – on sait seulement que le mathématicien, victime d’un cambriolage, est entendu par la police. L’inspecteur a flairé un truc pas clair et, en faisant des recherches, s’est heurté à un dossier classé top secret. La curiosité est éveillée.

Première partie du récit : comment un mathématicien qui ne parle pas un mot d’allemand devient-il membre d’un programme militaire top secret pour décoder les messages ennemis ? On ne sait pas – la tête du recruteur en atteste – comment Alan Turing a su que le poste auquel il posait sa candidature concernait Enigma. Cela fait partie du mystère qui entoure le personnage et le caractérise : c’est un homme qui sait – qui sait ce que nous ne savons pas, soit que nous ne sommes pas assez informés, soit que nous ne sommes pas assez savants. Qu’il bluffe ou qu’il ait réellement un coup d’avance, on ne peut pas le savoir ; on constate seulement l’écart entre son savoir et notre ignorance. Pour nous faire admettre le génie du personnage, sans que nous nous vexions (cela peut être un peu vexant de voir l’autre promu au rang de génie simplement parce que nous ne pouvons pas comprendre ce que lui comprend – servir de faire-valoir au génie nous renvoie à notre médiocrité), le scénariste s’assure de nos bonnes grâces par le rire. Alors que nous devrions nous identifier aux interlocuteurs d’Alan, largués par son intelligence, le rire dont ils sont l’objet nous font passer aux côté du héros – car jamais on ne voudra s’identifier à celui qui perd la face. En tant que spectateurs, nous ne sommes pas beaucoup plus matures qu’un gamin de 15 ans mal assuré, heureux d’avoir été accepté dans la bande populaire à laquelle il n’aurait jamais espéré appartenir, et qui s’empresse de rire aux blagues de sa figure tutélaire, même lorsqu’il n’en comprend pas forcément les tenants et aboutissants. Pour faire simple : dans cette première partie, Alan est le Dr House des mathématiques – même assurance, même arrogance, mêmes visages décontenancés ou énervés en face de lui. Et surtout : mêmes piques divines.

Seulement voilà, si on veut intéresser le spectateur à l’enjeu qu’est le décodage d’Enigma et instaurer un suspens à partir de là, il va falloir que ledit spectateur y comprenne quelque chose. Casse-tête pour le scénariste : comment mettre à la portée du public sans lui donner l’impression de mépriser son intelligence ? Graham Moore refuse le In english, please des séries policières, cette phrase que l’on entend toujours après que le médecin légiste ait débité son jargon-qui-le-rend-crédible (alors qu’on devrait pourtant savoir depuis Le Malade imaginaire, que c’est davantage le signe de notre crédulité que de sa crédibilité). C’est là qu’intervient dea ex machina Joan Clarke, recrutée par mots-croisés, sur une idée d’Alan, et qui a complété la grille en moins de temps qu’il n’en a fallu au génie lui-même. Nous avons donc une nouvelle arrivante, qu’il faut mettre au parfum, et dont l’intelligence est établie comme étant de nature à pouvoir rivaliser avec celle de notre génie : nous entrons tout naturellement dans la confidence, charmés par ce que les conventions du cinéma nous incitent à considérer comme une idylle naissante. Il s’agit – on comprendra vite pourquoi – d’une amitié, à la faveur de laquelle le héros dévoile sa fragilité. Si nous rions depuis tant d’épisodes avec le Dr House alors qu’il est infect avec tout le monde, c’est d’abord parce qu’il nous autorise à rire à ses côtés, mais aussi et surtout parce qu’il nous fournit de quoi excuser son comportement : il souffre. Alan souffre lui aussi. De solitude. De ne pas réussir à communiquer avec ses semblables. Ce que l’on prenait pour de l’arrogance était en réalité une totale incompréhension des rapports humains : la diplomatie et l’implicite sont terra incognita pour le mathématicien, bien plus à l’aise avec les vérités binaires (true or false). Ce retournement est illustré par une délicieuse scène où un des membres de l’équipe demande qui a faim : moi, répond Alan, qui jamais ne mange avec les autres ; étonné, l’autre lui demande s’il veut venir manger avec eux, et Alan de refuser : on a demandé qui avait faim, pas qui voulait aller déjeuner. On le voit mieux dans le film, le caractère autiste du génie ne fait pas disparaître le rire, il le change de direction. On ne rit plus des interlocuteurs d’Alan avec lui, mais on rit gentiment de lui : à l’admiration s’est mêlée la compassion.

Cette fois, c’est bon, le lien est bien établi avec le personnage, et Hugh Alexander se charge de le réintégrer dans les bonnes grâces du groupe. On respire, on tremble et on espère à l’unisson de l’équipe, désormais soudée au point que tous menacent de démissionner si on empêche Alan de poursuivre ses recherches avec la machine qu’il construit. Le bruit des rouages vaut battement de tambour : le code va-t-il être cassé d’ici minuit ? Tous les soirs, les Allemands modifient les paramètres d’Enigma et le travail de la journée est perdu. La machine mouline à l’aveuglette jusqu’à ce que… Une sténographe chargée de transcrire les messages codés interceptés, draguée par un membre de l’équipe, raconte qu’un soldat commence chacun de ses messages par la même adresse à sa fiancée et Alan, agité, se met à courir vers le hangar où se trouve la machine : tous les matins, les Allemands envoient un bulletin météo se terminant par Heil Hitler ; c’est sur ces quelques mots qu’il faut régler la machine pour orienter le décodage. Heil Hitler : c’est tout l’allemand qu’il fallait connaître pour casser le code Enigma. Cet Eurêka n’est pas le cri d’un chercheur solitaire qui tombe comme un cheveu sur la soupe : c’est la congruence soudaine d’éléments qui étaient là, qui nous ont été exposés mais que nous n’avions pas rapprochés. L’étymologie de l’intelligence ne ment pas, il s’agit bien de faire des liens.

« Doyle’s great discovery is that intelligence is not about the accumulation of data — it’s about deciding what that data means. Holmes has the same tools at his disposal that you do; he almost never possesses information that you don’t. It’s only that he looks at the shared information and sees things that you never could. »

Graham Moore, How to Write About Characters Who Are Smarter Than You

Comment maintenir l’attention une fois passée l’acmé, une fois le code déchiffré ? Au suspens succèdent les dilemmes moraux. Si l’armée agit de telle sorte que les Allemands comprennent que leur code a été déchiffré, ils en changeront et tous les efforts de l’équipe auront été vain. Il leur faut donc utiliser les renseignements avec parcimonie et discernement, c’est-à-dire faire des choix stratégiques et décider quelles vies sacrifier pour en sauver beaucoup d’autres. La prise de conscience passe par une crise qui met immédiatement fin à l’euphorie de la découverte : le frère d’un membre de l’équipe est à bord du navire que l’ennemi projette de torpiller. Il est encore temps de prévenir le bateau, mais trop tard pour inventer une stratégie qui justifie le changement de trajectoire ; si le bateau vire de bord, les ennemis comprendront. Alan arrache le combiné des mains de son camarade, malgré son désespoir. C’est à cette réaction de sang-froid que le responsable militaire reconnaît en Alan l’homme qu’il fallait. Non pas un homme qui oublie la réalité des vies derrière les chiffres dans le traitement statistiques qu’il met en place, mais un homme qui accepte de prendre des décisions qui transfère la responsabilité de la guerre sur lui. Sans lui, des hommes seraient quand même morts, et en plus grand nombre, mais ses calculs et les décisions qui sont prises en conséquence condamnent : ils désignent ceux que l’on abandonne sciemment à la mort. Placé dans la position d’un dieu qui décide qui sacrifier et qui épargner, Alan aurait pu trouver refuge dans l’hybris pour se soulager de sa lourde responsabilité ; il l’assume, au contraire, et refuse de trancher sur ce que la situation a fait de lui, monstre ou sauveur. On retrouve là, de manière troublante, la réflexion au cœur d’American Sniper : qu’est-ce qu’être un héros ? Ne serait-ce pas, au final, endosser la responsabilité pour en décharger les autres ? Absorber l’ambiguïté morale pour la paix des consciences ?

On ne veut pas savoir ce que vit un héros ; il est là pour nous permettre de refouler. La narration suit d’autant mieux ce mouvement de refoulement que sa construction lui permet d’éluder : un simple écran noir passe les années (lourdes en termes de conscience et creuses d’un point de vue dramaturgique) sous ellipse ; on sort de l’abyme en bouclant directement sur l’interrogatoire du début. On ré-entend la même phrase, la même mise en garde sur la responsabilité qu’il y a à écouter ses confessions, mais cette fois, la scène est filmée dans son ensemble, la voix d’Alan s’adresse bien à l’inspecteur. Ces confessions ne serviront à rien, sinon à renforcer la dimension tragique d’une existence : la procédure est déjà engagée pour le faire condamner pour homosexualité – et le condamner tout court, le traitement par castration chimique le poussant au suicide. Tout une époque… qui n’était pas prête au retour du refoulé. L’opération Enigma a été si bien tenue secrète qu’elle n’a pas pu sauver un homme qui avait lui-même sauvé des centaines de vie en y participant – paradoxe tuant.

Mit Palpatine
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