Films 2023.02

Aftersun

Après-soleil, après-coup, couleurs délavées. Aftersun n’existe que dans un regard rétrospectif où ce qui est en train de se vivre est déjà perdu. Pour Sophie, qui filme à hauteur d’enfant des bribes de ses dernières vacances avec son père. Pour celui-ci, Calum, aux prises avec la dépression, malgré tous ses efforts pour offrir de beaux moments à sa fille, malgré l’amour et la tendresse de ses gestes, de son attention sans cesse renouvelée, arrachée à une toile de fond qui le voit sombrer. Il est là et son absence l’est déjà aussi, dans tous les plans où l’on ne voit que son reflet parcellaire (dans un coin de miroir), imprécis (sur une table vitrée) ou opacifié (sur un écran de télévision éteint). Ce rapport paradoxal entre absence et présence culmine dans le plan où le repas père-fille est filmé en plan fixe sur le coude du père, sous lequel se développe lentement un Polaroïd d’eux pris par le photographe du club de vacances. Lentement.

La lenteur ne tranche pas : c’est le temps du développement, du film d’auteur ; le temps étiré de la somnolence sur un transat au soleil, seulement ponctué de re-crémages solaires ; le temps indifférencié des vacances, tramé d’ennui et brodé d’activités que l’on doit décider sans qu’elles s’imposent à nous, sans smartphone, sans Internet, sans jeux vidéos ; le temps de l’enfance sans turbulence ; le temps de la léthargie, aussi, celui de l’enlisement, de la dépression ensoleillée, qui aveugle et délave. C’est lent : d’abord long, puis plus tellement. Comme des vacances infinies qui se termineront mardi.

C’est étrange, parce que j’ai l’âge du père (je suis plus âgées, même), mais c’est mon enfance que vit sa fille. J’ai été en club de vacances avec les mêmes buffets à volonté, les chaises en plastique, les spectacles le soir, le bracelet pour commander au bar en sortant de la piscine (une inconnue donne son bracelet all-inclusive à Sophie ; j’avais trouvé un bracelet de perles-monnaie bonus par terre), les activités organisées et celles improvisées (billard père-fille ; parties de ping-pong mère-fille) — à la même époque, celle de l’argentique, des débardeurs tie and dye et des atébas, ces fils de couleurs entourés autour d’une mèche de cheveux. C’est mon enfance et elle me paraît loin aux côtés du père, éloignée par les années, mais pas seulement, par ce rapport au temps aussi, à ce temps dénué de perpétuelle diversion numérique. Ça m’a fait plisser les yeux, essayer d’entrevoir nettement cette époque révolue de parties de cartes et de plongeons — de lectures aussi, beaucoup plus que l’héroïne. Je me souviens des chapitres rationnés quotidiennement parce que je n’avais pas emporté assez de livres et que je n’en trouverais pas en français dans ce club de vacances italien. Ma mère, dans le même cas de figure, avait fini par lire les miens ; je la revois rire de la truculence de Judy Blume.

C’est mon enfance et ce n’est absolument pas mon histoire. Elle n’appartient qu’à Calum et Sophie, marquée par le drame en suspens, préservée-ressuscitée par une pellicule terriblement présente d’être un peu passée, révolue même, dernier vestige de. Cette relation père-fille, pas souvent si bien mise en scène, est incarnée tout en sensibilité et sans pathos par Francesca Corio et Paul Mescal (déjà à fleur de peau et de névrose dans Normal People), sous la direction de Charlotte Wells dont on a du mal à imaginer que c’est le premier long métrage.

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Les Berkman se séparent

Un bon film sur la séparation d’un couple et le bordel engendré chez les enfants (plus par le père arrogant-méprisant que par la séparation en tant que telle, in fine).

Sur France.tv jusqu’au 30 avril

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Comme un avion

Michel (Bruno Podalydès) plane à deux mille, et pas juste parce qu’il est fan d’aviation.

Vu d'en haut, ballet de travailleurs sur leur chaise de bureau tournante

Un jour, il développe une fascination pour le kayak, l’objet, l’idée, la beauté du geste — pagaye dans le salon et sur le toit de l’immeuble en secret de sa femme (Sandrine Kiberlain).

Adulte qui mime le mouvement de pagayer dans un squelette de canoë

On n’y croit pas vraiment, mais un jour son kayak rencontre vraiment l’eau — et lui, d’autres yeux, d’autres bras, d’autres peaux. Il plane tellement à deux mille, rêve tellement l’instant, l’aventure, que les questions qui devraient se poser ne se posent pas. C’est doux et reposant, cette absence de scrupule, ces rencontres qui coulent de soi, avec toute la maladresse et la tendresse qui siéent à Michel. On voudrait pouvoir tout accueillir ainsi.

Dans les bras de sa femme qui n’y croit pas trop, à son périple, mais croit en lui (photo prise avant de penser à pousser à fond la luminosité de l’écran, d’où l’effet de trame).
Tendre tête-bêche dans l'herbe
Tête-bêche de tendresse, poids de la tête, main qui relie.
sourire d'un femme étreinte dans les bras d'un homme
Sourire renaissant chez Laetitia (Agnès Jaoui)
"On sent tout dans les bras de quelqu'un"
Dans les bras de Mila (Vimala Pons). C’est très vrai, même si je ne sais pas si on sent tout de l’autre ou tout de soi.

Loupé à sa sortie en 2015,
vu sur OCS (mais désormais retiré du catalogue)

Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse

Le dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu et Daria Nelson

C’est pas mal, la poésie qui jure ; ça m’inspire plus confiance que la poésie qui gémit. Surtout quand y’a des images, et que j’y reconnais des trucs, malgré-grâce à leur trivialyrisme joué sur les mots.

Quelques extraits de ce recueil de Mathias Malzieu et Daria Nelson lu l’an dernier, fraîchement illustrés.

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En moins d’une minute,
j’eus l’impression de te connaître
depuis longtemps avant ma naissance.

En moins d’une heure,
la pâtisserie fine de tes baisers
désintégrait définitivement le concept de temps.

[…]

Un jour d’amour avec toi compte
comme dix avec qui que ce soit.

Dessin d'une pâte en forme de pain d'épices se fait aplatir par un rouleau pâtissier avec des motifs traces de baisers

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Le fantôme de Gainsbourg est venu la visiter

Je laisse encore un peu trop traîner les fantômes de mes ex. Je fais la vaisselle et la poésie, mais j’ai du mal à remballer dans les cartons celles qui ont fait partie de ma vie.

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The storm and you

Le vent fait le con dans la rue,
saccage le silence de la nuit.

Les fantômes s’empalent dans les antennes
de télévision, les arbres lampadaires s’étirent
comme s’ils s’apprêtaient à courir un cent mètres
et toi tu dors comme une enfant.

[…]

 

Dessin d'un fantôme qui fait face à une page de journal empalée sur une antenne au-dessus des toits, tandis que d'autres pages sont emportées par le vent

 

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Confiné avec une fée
(et les fantômes de mes ex)

Les fantômes de mes ex sont de sortie.
Pourtant, je les avais confinés dans de jolis petits cercueils en carton. J’avais fait quelques trous au cas où ils voudraient respirer. J’avais tapissé leurs murs de Polaroïds et autres souvenirs de souvenirs. […]

Dessin d'un Polaroïd montrant un mur de Polaroïds

Le Cœur synthétique et l’épousite aiguë

Interviewée pour la newsletter Les Glorieuses, Eva Illouz mentionnait Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume. Mon cerveau s’apprêtait à classer l’affaire quand, cherchant un roman de Capucine Delattre à la médiathèque, je suis tombée dessus. Et comme je suis faible des coïncidences…

La déesse de l’amour ne l’a jamais lâchée, Adélaïde est sûre sur très bientôt quelqu’un va venir à sa rencontre. Adélaïde a tort.

Répéter le sujet dans son entièreté sans le reprendre par un pronom est un des prérequis pour rédiger un texte simplifié, accessible à des personnes ayant des difficultés cognitives (paradoxalement, cela rend le texte plus laborieux à lire pour les autres). Je trouve amusant que Chloé Delaume en fasse ici une marque stylistique. Jamais elle, mais : Adélaïde.

Après l’avoir moi-même écrit un certain nombre de fois dans cet article, je me demande si l’autrice a tapé le tréma à chaque fois ou si elle a écrit Adélaide partout et fait un gigantesque Ctrl F pour tout remplacer.

Adélaïde n’en a que faire : samedi, c’est évident, elle embrassera un homme, et cet homme si ça se trouve fera un parfait mari. Les filles sont affligées, Adélaïde devrait avec le temps comprendre que l’épousite aiguë relève de la névrose, qu’à se projeter immédiatement dans un schéma sécurisant, elle s’interdit de vivre normalement le début de ses histoire d’amour.

L’épousite, c’est génial comme trouvaille linguistique, non ? Et c’est le sujet du roman : peu importe qu’Adélaïde rencontre quelqu’un ou kiffe sa vie en célibataire, l’important est de guérir de l’épousite.

À trop penser à lui, à tant l’imaginer, il n’a pas le même visage. Adélaïde pourrait, à cet instant précis, se dire : Ce n’est pas un homme que je vois, c’est une fonction. Ce qui aurait pour conséquent de lui faire prendre conscience que remplir le vide n’est pas de l’amour. Mais le cœur d’Adélaïde, épuisé de solitude, réclame l’abandon de toute raison.

Câlins.

Hermeline n’aime pas trop Martin, meêm si elle ne l’a vu qu’un quart d’heure. Martin se revendique féministe, mais dit : Ma petite Adélaïde. Martin est un paternaliste, il est bien trop hétérodoxies-beauf, Adélaïde ne tiendra pas. Judith et Hermine font silence de leurs craintes. Au téléphone elles disent seulement : Tu le connais peu. Vas-y doucement. Clotide, elle, pousse Adélaïde à passer le plus de jours possible avec Martin hors de Paris, à organiser des week-ends. Son objectif secret étant de garder le chat.

La punchline m’a fait glousser (et je trouve qu’on sent bien le rythme de l’écriture dans cet extrait).

Adélaïde prend mentalement des murs de Martin les mesures. […] Elle sait que dans sa tête ça va beaucoup trop vite, mais son cœur a toujours connu l’aménagement comme un stade naturel.

Bulles de BD, 2023 #1

Rideau vert à motif et case "Si jamais je renais, je veux renaître moi-même."
Derrière le rideau, de Sara del Giudice
Cette bande-dessinée adopte un parti pris semblable à celui du film Une jeune fille qui va bien : on se focalise sur une histoire personnelle (ici, deux jeunes sœurs qui perdent leur mère et voient une belle-mère débarquer un an plus tard) avant que la grande histoire, présente en sourdine tout du long, débarque peu avant la fin pour tout faucher. Le dispositif narratif est rudement efficace, et laisse s’épanouir en amont une sensibilité du quotidien décrite à hauteur d’enfant, mais d’enfant toujours plus perspicace et pragmatique qu’on aurait tendance à le simplifier, inversant parfois le relief entre les montagnes de l’enfance et les drames des adultes.
Les enfants, la belle-mère et la gouvernante devant un tas de gravats post-bombardement, case "Je pensai que vivre était si sacrément difficile quand on sait combien il est sacrément simple de mourir."
J’ai pensé à ma camarade qui vient de perdre un ami proche — le 4e cette année, dans un second accident de la route.
J’ai mis du temps à avancer dans l’histoire. Comme c’est de plus en plus souvent le cas, je m’arrête sans cesse détailler les partis pris stylistiques du dessin, trouver quel trait ou quelle couleur me provoque une sensation d’étrangeté ou au contraire d’extrême familiarité, dans un partage chaleureux, presque sensuel, du monde.
Les deux soeurs en tailleur chacune sur leur lit, lampe de chevet allumée
Regardez-moi cette lumière comme traits concentriques qui viennent même colorer le dos de l’aînée, et ces ombres raides qui grouillent-grignotent l’angle au-dessus de la cadette.
Le père et la belle-mère en robe de mariée sous un parapluie, suivis par les enfants et la gouvernante avec leur propre parapluie
Cheveux crayon gris pour les sœurs, en flammèches de vitrail blond pour la belle-mère.
Le père et la belle-mère devant un journal, l'air soucieux.
Le mélange de dessin et de photographie est étrange – pour les tableaux au mur, les livres de la bibliothèque ou encore certains motifs de papier peint (alors qu’ils sont si magnifiquement peint sur le rideau inaugural et final).
…
Concerto pour main gauche, de Yann Damezin
Certaines bande-dessinées n’ont pas spécialement de raison d’être des bande-dessinées ; la même histoire aurait pu être racontée sous la forme d’un roman ou d’un film si le dessin n’avait pas été le médium privilégié de l’auteur. D’autres, et Concerto pour main gauche en fait partie, n’existeraient pas autrement (ou comme film d’animation, à la rigueur, à la manière de Persepolis) : toute la poésie de l’ouvrage réside dans ses métaphores visuelles.
"Je me souviens que lorsqu'il pénétrait dans une pièce, son pas lourd et sa voix de stentor semblaient nous ramener le tumulte des forges." Image d'un père qui prend toute la pièce, accumulant une épouse minuscule. Son corps immense fonctionne comme une fenêtre sur des toits d'usine.
Cela commence par une recherche sur la traduction des sons en motifs…
… et s’étend à toutes choses, toute perception, émotion, rendues sensibles dans tout ce qu’elles ont d’étranges, foisonnantes, déchirantes, dérangeantes…
"Elle avait confié à son piano la plupart de ses tourments et de ses pensées. Le monstre les avait gobés et les gardait jalousement dans son ventre noir et lustré. Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui et effleurait ses touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui. Mes soeurs, ms frères et moi écoutions alors la musique parler de ce qu'on ne dit pas."
Tout au long du roman graphique, la musique est figurée par ces curieuses gouttes-plumes à motifs qui glissent, volent, rampent, grouillent comme des bactéries ou ondoient comme des spermatozoïdes. On retrouve également cette image du piano rempli de viscères :
"Ce que personne ne comprenait , c'est que je haïssais le piano autant que je l'aimais. Si je martelais si violemment son clavier, c'était dans l'espoir de lui arracher son secret. Entre lu et moi c'était une combat, une lutte. Je voulais qu'il avoue. Je voulais savoir ce qu'il recelait dans sa panse."
Toujours beaucoup de motifs décoratifs, mêlés à des mouvements organiques, sinueux.
Plusieurs vignettes avec des espèces de serpent avec un oeil ou une oreille à la place de la gueule qui s'approchent du pianiste. "Peu à peu, je devenais célèbre, craignant cependant toujours que l'on s'intéresse davantage à mon handicap qu'à ma musique."
Petit wow pour ces extraits sur le passage du temps, le deuil et la vieillesse.
6 cases montrant la mère dans la même position, avec des rides qui se rajoutent à chaque case, pendant qu'elle annonce la mort d'un de ses enfants. "Il est normal que la jeunesse se moque. Elle pense que les vieillards sont lents à cause de leur dos, de leurs articulations, de leur arthrose… Elle ignore ce que nous avons de souvenirs et de regrets, qu'il nous faut tirer après nous à chacun de nos pas. Puisse-t-elle l'ignorer longtemps."
Quelque chose me gênait dans le style de dessin, faussement naïf et vraiment torturé (de fait, certains épisodes narrés sont aussi dérangeants), mais il y avait décidément trop d’originalité, de créativité débridée, trop d’exubérance malgré le noir et blanc pour ne pas tenter la lecture. C’est d’ailleurs là que la médiathèque prend tout son intérêt, au-delà même de l’économie réalisée, encourageant à lire des ouvrages qu’on ne se serait jamais risqué à acheter.
…
Báthory, la comtesse maudite, d’Anne-Perrine Couët
Petite entreprise de fiction démystificatrice (ou de substitution d’un mythe à un autre) : il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire d’Erzsébet Báthory, femme de pouvoir dans la Hongrie du xxx siècle, que l’histoire de sa légende, celle d’une « comtesse sanglante » bâtie à coups de rumeurs et de faux témoignage culminant en un procès expéditif. Certaines doubles pages mettant en regard cris de douleurs fantasmés et cris de plaisirs condamnés sont à ce titre particulièrement savoureuses.
"On a comblé les trous du récit, parce nos esprits craignent le vide." "On a fabriqué un monstre, qu'ils supportent mal l'ennui."
Buste de perso qui parle "Je sais de source sûre qu'elle est coupable. D'ailleurs, tout le monde le dit !"
Stylistiquement, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé : les personnages ont quelque chose de Dammann quand je préfère Mariage Frères. Mais la palette réduite et les ziguiguis faussement hâtifs de certains décors m’ont assez plu (et c’est reposant de pouvoir avancer dans une histoire sans avoir l’impression de devoir absorber chaque case jusqu’à la moelle).
…
Céleste. Bien sûr, monsieur Proust, de Chloé Cruchauder
Coup de foudre stylistique immédiat : ces couleurs-lumières d’aquarelle, ces émotions translucides, la palette violette, les silhouettes au trait noir de calligraphe, déliées, étirées, dansantes d’humour… Une intrigue à fond littéraire, en plus, n’est-ce pas tout ce qu’il me fallait ? Et bien menée de surcroît, découvre-je à la lecture. Non, vraiment, mon seul regret est de ne pouvoir lire de suite le second volume.
Céleste, saisie par la sonnerie du téléphone, est montrée à la case suivante affolée, ne sachant plus où donner de la tête (3 bustes dessinés pour un corps)
Céleste au lit alors que son mari, réveillé en pleine nuit pour une tâche domestique, est une silhouette à contre-jour dans l'encadrement de la porte
Non mais cet air ravi de qui reste au lit quand son compagnon part bosser en pleine nuit.
Cette inventivité graphique… Une citation qui se promène sur la page comme un délicieux fumet odorant ; une projection de l’appartement de Proust comme une île rocheuse au sommet de laquelle trône son lit sous cloche ; une page de la Recherche écrite en calligramme de manière à figurer la couverture du lit sur lequel se trouve l’écrivain…

Délicieuses pincées de critique littéraire au passage :
"… voyons comment Marcel nous met en appétit… L'incipit, c'est comme tremper le doigt dans le plat avant la dégustation…"
"… ce serait plutôt une succession d'images dignes, sur lesquelles on resterait si longtemps, qu'on comprendrait, sentirait, chaque détail…"
S’applique aussi bien aux scènes de Proust qu’aux vignettes de cette bande-dessinée…
N’hésitez pas, même si vous n’avez jamais lu Proust : les références à La Recherche sont comme des easter eggs savoureux, qui n’empêchent nullement de cheminer aux côtés de Céleste, novice dans le grand monde comme dans celui de la littérature.
Proust dépassant de lèvres bleues géantes "En me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai démêlé l'impression d'avoir été tenu dans sa bouche, moi-même ; nu, sans plus…"
Alors j’ai déjà eu cette impression, mais pas avec une conversation téléphonique…

Carnet de barre #2 : les grands pliés

Cela fait un an que les seuls cours de pédagogie que nous avons sont destinés aux éveils-initiation, c’est-à-dire aux enfants de 4 à 6 ans qui ne sont pas là pour apprendre une technique de danse (classique, contemporaine, jazz…), mais pour développer leur motricité. Il a fallu attendre la deuxième moitié de la deuxième année de formation pour avoir notre premier cours de « progression technique », c’est-à-dire de pédagogie pour apprendre à donner des cours de danse — le cœur de notre futur métier, quoi.

Ma camarade N. était impatiente : le vif du sujet, enfin ! Nous avons été un peu désarçonnées quand le thème de la séance a été annoncé : la structure d’un cours de danse classique. Grands pliés, dégagés, battements tendus, ronds de jambe… doit-on vraiment tout repasser alors que cela fait 20 ans qu’on en prend ? Eh bien oui, et pas seulement pour noter le type de musique qui sied à chaque exercice (menuet, valse, habanera, etc.) ou identifier les principales difficultés qui guettent (le genou pas au-dessus du pied dans les pliés, la jambe de terre et le bassin qui fait la lambada dans les ronds de jambe…) : les grands pliés se sont trouvés faire débat.

Si vous êtes étranger à la danse classique, il faut savoir que la classe commence toujours par des pliés où que vous soyez dans le monde, débutant ou professionnel. Ils peuvent être précédés par un réveil corporel pour mobiliser les chevilles ou la colonne vertébrale, mais le premier exercice en tant que tel est invariable : ce sont les pliés, avec des demi-pliés (la jambe plie au maximum qu’il est possible sans décoller les talons) et des grands pliés (on va jusqu’en bas en décollant les talons). Dans toutes les positions ou presque : en première (les deux pieds réunis au niveau du talon, quelque part entre le V et la ligne à 180°), en seconde (idem en écartant les jambes), en quatrième (jambes écartées mais un pied devant l’autre) et en cinquième (les deux jambes et pieds collés tête-bêche, orteils contre talons) ou en troisième pour les plus jeune (comme une cinquième, mais moins croisée).

Illustration maison extraite du livre que j’aimerais reprendre et finir cet été, on y croit (oui, il manque un L à pellicule)

Dans notre formation, les grands pliés en quatrième position sont bannis ; ça on a eu le temps de le comprendre. Ils sont mauvais pour les articulations et, contrairement aux demi-pliés en quatrième (position de départ des pirouettes), ne préparent à rien dans la technique. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais ça fait sens, et la sensation de tiraillement dans les genoux ne me manque pas le moins du monde. En revanche, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les grand pliés étaient régulièrement retardés, arrivant après les dégagés voire les battements tendus — parfois pas même comme exercice à part entière, saupoudrés en guise de ponctuation finale à d’autres exercices. Je prenais ça pour une coquetterie de professeur, entre oubli maquillé et désir d’originalité. Ce ne serait pas la seule marotte rencontrée dans cette formation.

J’ai enfin eu la réponse à la question que j’avais omis de me poser. Les grands pliés sont relégués au rang de deuxième voire troisième exercice pour respecter une progression anatomique. Vous trouvez ça normal, vous, de soumettre vos articulations à cette amplitude, de faire travailler ainsi vos hanches, pour ensuite reprendre ensuite à la cheville avec des dégagés pépères ? Une fois comme ça, d’accord, mais tous les jours, tout une vie, vous imaginez ? Eh bien, maintenant que vous le dites… Prise de conscience en accéléré de la force de l’habitude, élevée au rang de rituel dans cette discipline académique qu’est le ballet. On le fait parce qu’on l’a toujours fait, non ?… oubliant au passage l’invention de la tradition et l’évolution des sciences anatomiques appliquées au mouvement.

J’ai mentalement repassé les cours des différents professeurs que j’ai pu avoir au prisme des grands pliés, les mettant en relation avec mes sensations. Du conservatoire, j’ai le souvenir des grands pliés comme d’un concert de craquements ; ça nous faisait marrer, les genoux craquotte en cascade, mais effectivement, nos professeurs étaient de la génération des hanches en plastique. Est-ce mieux dans la formation actuelle, où les grands pliés sont retardés dans le cours ? Pour être honnête, il me manque quelque chose dans les jambes. Seule exception : le professeur qui inclut dans son réveil corporel des sortes de grands pliés seconde en transférant le poids du corps d’une jambe sur l’autre, à mi-chemin entre le squat et l’étirement informel que l’on ferait plus tard et plus bas, jambe étirée. Là, j’ai le sens du repoussé. Et de revenir, entre autrefois et aujourd’hui, presque hier, aux cours que j’ai pris avec Frédéric Lazzarelli au centre de danse du Marais, un des rares cours open où je me sentais bien chauffée. J’attribuais cela aux nombreux demi-pliés qui émaillent sa barre, avec pas mal de dégagés brossés, mais en y repensant : ses cours commencent avec des pliés, en seconde et en première position uniquement ; les grands pliés en quatrième et cinquième position concluaient les ronds de jambe ou autres exercices ultérieurs.

D’où je pencherais actuellement pour la synthèse suivante : grands pliés en seconde et première en début de barre, puis plus tard en cinquième position, en zappant la quatrième. Et ma camarade plus aguerrie car passée par une formation professionnelle en Angleterre, qu’en pense-t-telle ? Elle a eu l’air exaspérée par ces dérogations fantaisistes à l’ordre de la tradition. J’ai été surprise : sachant ses problèmes passés aux genoux, je l’aurais imaginée particulièrement réceptive à cette sensibilisation émanant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba qui, à 66 ans, pourrait encore montrer tout le cours, n’était un bête accident… de circulation. Puis je me suis souvenue, et j’ai ravalé ma surprise : après un an et demie à voir sa discipline systématiquement oubliée ou minorée dans une filière qui lui est pourtant dédiée, ce backlash conservateur est-il si surprenant ? Mais cela mériterait un autre billet.

Je n’ai pas du tout documenté mon apprentissage de futur professeur de danse au fur et à mesure comme je le pensais. Si jamais il y a des aspects qui vous intéressent, des questions que vous vous posez, des sujets que vous aimeriez voir abordés, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire – ça me fera plaisir d’avoir du grain à moudre en bonne compagnie.