Alonzo King Lines Ballet à Roubaix

Acte I : « Au fait, il y a 5 danseurs d’Alonzo King qui prennent le cours ce matin »

Vendredi 13 janvier

La directrice m’interpelle toute guillerette dans le couloir : « Au fait, il y a 5 danseurs d’Alonso King qui prennent le cours ce matin ! » C’est évidemment le jour où j’ai le justaucorps le plus laid de ma garde-robe chorégraphique, avec l’élastique qui commence à sortir des bretelles, un héritage mauve de l’époque des auditions où le noir et les couleurs vives étaient interdits. C’est aussi mon deuxième cours de reprise post-lumbago, je vais conserver  ma ceinture lombaire pour danser. Tout à fait à mon avantage. Plus loin dans le couloir, j’entends la directrice répéter la nouvelle à une nouvelle arrivante… danseurs d’Alonso King aujourd’hui… studio bleu…

La couleur est répétée dans le couloir, au cas où on n’aurait pas jeté un coup d’œil au planning stabiloté. Le studio bleu, c’est le plus grand de l’école ; on nous l’accorde rarement pour les cours de danse classique, car les contemporains sont plus nombreux. Il faut des guests pour avoir droit au studio bleu : la venue de Simon Leborgne comme professeur ou des danseurs d’Alonso King Lines Ballet, donc.

Techniquement, ils prennent le cours avec nous (ils nous remercieront d’ailleurs à la fin d’avoir partagé notre studio avec eux) ; concrètement, nous prenons le cours avec eux. Ils ont investi le studio les premiers, se sont installés tout au bout ; nous restons de notre côté, plus proches de l’entrée, sans en perdre une miette. Je ne suis pas la seule à être au spectacle : la directrice de la formation, la directrice de l’école du ballet et  le coordinateur administratif sont assis par terre devant le miroir, genoux montés tenus dans les mains.

La professeure, que l’on a déjà eue l’année dernière, a la bonne idée de donner un cours relativement simple : les pros peuvent cuver leur jetlag et réveiller tranquillement leur corps sans le fatiguer, tandis qu’on fait de notre mieux pour ne pas avoir l’air (trop) ridicules à côté. J’aurais pu mieux choisir ma place à la barre pour tous les voir, mais je suis déjà bien contente que les exercices pas trop compliqués à mémoriser me laissent une part de cerveau disponible pour grappiller les jambes qui dépassent à l’autre bout de la barre.

Car c’est ce qui étonne en premier, avant même leur manière de danser : leur taille. Ils sont immenses. ELLES sont immenses. Pour la première fois de ma vie dans un cours de danse, je me sens petite. Imagine moi si toi tu te sens petite, me souffle une camarade d’une tête et demie de moins que moi. Le plus petit est un garçon ; il fait pas loin de ma taille, 1 mètre 78, probablement 1 mètre 80. Les filles font 1 mètre 82, 1 mètre 83 m… Le plus grand explose les 2 mètres, il pourrait être basketteur. Ce n’est pas la première fois que je croise des gens de cette taille, évidemment. Mais des danseurs classiques, des danseuses surtout… Pour ceux qui ne sont pas familiers avec l’univers du ballet, la taille constitue un enjeu dans les pas de deux du répertoire : il faut qu’une fille sur pointe avec le bras en couronne au-dessus de sa tête puisse avoir un partenaire en mesure d’attraper ses doigts, ou a minima son poignet, en étant lui à pieds plats. Rien d’absolu, donc, c’est toujours par rapport aux tailles des uns et des autres que les filles très grandes et les garçons très petits auront ainsi tendance à être écartés dans les auditions, car a priori plus difficiles à distribuer. Mais pas dans la compagnie d’Alonzo King… où la discrimination se ferait plutôt en sens inverse. Des compagnies dansant quasi-exclusivement les œuvres du chorégraphe qui les dirige, il y en a ; que ce chorégraphe soit d’obédience classique, c’est aujourd’hui plus rare ; qu’il affectionne les long limbs, long lines… rarissime.

Les danseuses d’Alonzo King sont fascinantes à observer. Même lorsqu’elles tiennent un développé seconde à une hauteur que ma camarade N., ex-professionnelle, égale sans problème, il y a autre chose. Une autre manière de gérer la gravité. Un peu extra-terrestre. J’ai l’impression d’observer une autre espèce se mouvoir, et de redécouvrir le concept de membres, jambes… La seule fois où j’ai pu danser dans le même studio qu’une danseuse si grande, c’était Lucie Fenwick lors d’un stage d’été à Biarritz ; elle était encore à l’école de danse et l’on sentait que tenir son centre était un enjeu majeur pour elle, quelque chose à réapprivoiser à chaque instant. Les danseuses d’Alonzo King sont plus expérimentées, dans la trentaine. Cela fait plusieurs décennies qu’elles connaissent leur corps, et leur centre est intégré : il ne semble plus être là pour tenir, mais pour rayonner.

You’re gorgeous, ai-je soufflé à la danseuse en short dans la file d’attente pour la diagonale. Je ne sais pas si je me suis plus retenue de laisser éclater ma fangirlitude instantanée ou plus poussée pour la traduire en quelques mots plats pouvant être passés. Elle, ni surprise ni flattée, mais chaleureuse, enjouée, remercie simplement d’une vois plus grave que je l’aurais imaginée.

C’est ce qui rend ces danseurs incroyables, au-delà de la fascination qu’exercent leur corps : ils s’éclatent. Même pour un cours tout bête, arrivés la veille de Boston. Peut-être que la tournée a pour eux des airs de vacances (j’ai vu des images de laser tag passer en story sur leur Instagram)(oui, j’ai stalké après le spectacle)(non, ils n’étaient pas à l’agonie dans leur lit). Je parierais pourtant qu’ils exsudent la même joie de danser à domicile. Le contraste était frappant : nous étions concentrées sur nos exercices, soucieuses de bonne tenue bonne position jusqu’à la crispation, tandis qu’eux, sûrs de leurs appuis, s’en servaient pour gambader et caracoler. Ou juste rayonner depuis une fausse immobilité. Mais c’est dans les déplacements que c’est le plus manifeste : ils bouffent l’espace. Pas juste parce qu’ils sont grands et sont sur nos talons après leur premier passage en diagonale alors que nous terminons notre second (le studio bleu n’était pas du luxe). Parce qu’ils s’y lancent en s’amusant, le sol comme sécurité, le volume comme conquête. Dans la petite batterie, l’un roule même de la tête comme un chat qui se frotterait à un coin de meuble, en appel, déjà en l’air (tu me demandes de faire ça, je ne retombe pas sur mes pieds). Joie de tourner, joie de sauter.

Joie, joie, sourires, c’est contagieux. Ça me donne envie de danser grand, dans une urgence ludique à me dé-rabougrir, à bouffer l’espace moi aussi, même si mes appuis sont plus chancelants. Ça me rappelle les plus belles sessions de mes cours à Paris, quand il n’y avait plus d’enjeu de niveau, seulement de danse ; ça me rappelle ce que c’est de danser, en fait, ce que ça fait quand ça fait du bien. Je suis une gosse devant un immense sapin de Noël. Les danseurs sont le sapin, sont les cadeaux, je jubile, j’aimerais qu’ils ne partent jamais, qu’ils dansent avec nous encore quelques cours, j’ai l’impression idiote que je progresserais davantage s’ils étaient là, que j’apprendrais par imprégnation quelque mystérieux secret de la danse-quand-on-est-grande, mais déjà c’est la fin du cours, nous sommes par terre en deux demi-cercles pour un dialogue maladroit, eux à l’aise, nous empêtrés dans notre admiration ou notre anglais.

La fille gorgeous prend le plus spontanément la parole ; c’est l’une des plus anciennes du groupe. La fille au justaucorps vert est l’une des dernières recrues. Ils semblent redécouvrir leur taille quand je leur demande s’il y a des critères en ce sens pour intégrer la compagnie ; c’est vrai qu’ils le sont tous, grands, se regardant les uns les autres pour vérifier cette donnée ; cela me surprend, alors que je suis moi-même toujours surprise quand on me renvoie ma taille comme un élément remarquable. On oublie. Où ont-ils été formés ? Ils viennent d’un peu partout, mais surtout des États-Unis. Sont passés par différents programmes pré-pro. Deux des garçons étaient chez Alvin Ailey ; l’un for some time. Les autres rigolent et à l’accumulation des for some time dans son parcours, on comprend qu’il a papillonné d’une école à une autre, peinant à se fixer en un seul endroit. Il y a des choses à prendre partout, se justifie-t-il en sachant que ses collègues ne seront pas dupes.

Sorties avant eux, qui conservent le studio pour tester des fragments de chorégraphie ou s’époumoner un peu plus, on s’esbaudit entre nous. Comme des gamins, on fait la taille pas des mains mais des chaussures : celle de N. a l’air d’une chaussure d’enfant à côté des DcMartins du basketteur-danseur.

C’était comment ? nous demandent les contemporains aux micro-ondes. C’était FOU.

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Acte II : répétition plateau

Samedi 14 janvier

Assister à une répétition générale de Lines Ballet ? Je m’y étais inscrite bien avant, sans même imaginer qu’ils viendraient prendre un cours. Le jour du cours, on nous annonce que ce sera une répétition plateau, pour les techniciens davantage que pour les danseurs. Peut-être qu’ils ne danseront pas du tout. On verra bien. Le lendemain, je me pointe au théâtre avec Mum, de passage à Roubaix. Il n’y avait pas beaucoup d’inscrits alors j’ai réussi à l’incruster — pour les majeurs, ça ne pose pas de problème. Elle est majeure.

La compagnie est effectivement en train de faire du placement sur scène quand on arrive. Prise de repères, doivent-ils s’aligner à l’aplomb ou derrière l’épaule du danseur devant eux ? comme ci ou comme ça ? La danseuse gorgeous se fait la porte-parole du groupe auprès de la répétitrice quand les remarques disséminées des danseurs ne sont pas audibles. Même s’ils ne dansent pas, je suis contente de les voir travailler, assise dans la salle mais en coulisses, observant les discussions, les attitudes, les tenues de chauffe. Bottines d’échauffement (qui surprennent Mum) et doudounes sont de sortie, il fait un peu frisquet dans la salle déserte.

Répétition plateau sur une autre scène, pour une autre date de leur tournée. Photo postée en story Instagram par @tatum_quinonez

Les danseurs prennent une courte pause, et le filage technique commence. Deux stratégies : certains marquent les pas pour ne pas se fatiguer avant le spectacle, d’autres font des séquences entières à fond ou presque pour se les remettre dans les jambes. C’est notamment le cas d’une danseuse qui n’était pas là au cours de la veille ; elle est spectaculaire, dans son investissement comme dans son physique : où cache-t-elle les muscles nécessaires à ce qu’elle fait dans des jambes si gringalettes ?

Ils échangent parfois quelques paroles, informations utiles ou remarques en passant, sans jamais se départir de leur professionnalisme, qui leur intime de marquer l’intégralité de la chorégraphie. Tu fais toujours ça avec ton pied à ce moment, c’est marrant… La concernée lui répond alors qu’elle lui tourne déjà le dos. Really? I hadn’t noticed. Et tous de commenter et de rire sans marquer de pause, comme si leurs gestes étaient non pas automatiques, mais tout à fait anodins, un sachet de thé que l’on remue dans une tasse, un café que l’on touille à côté de la machine. L’un des danseurs, celui qui la veille caracolait, passe une partie de la répétition son écharpe à la main ; au gré de ses entrées et sorties, il se l’attache autour du cou, des hanches, en écharpe de Miss, et finit invariablement par la tenir quand elle se détache. Le doudou Füller n’est mis de côté qu’en même temps que la doudoune sans manche orange.

Les pelures sont conservées longtemps avant d’être ôtées, parfois troquées contre une autre couche avant d’être abandonnées : les variations vestimentaires sont un signe sûr des corps qui se réchauffent. Certains marquent de moins en moins, les dynamiques deviennent lisibles, les mouvements gagnent en ampleur. On les sent contaminés, envahis bientôt par la danse. Ils se prennent au jeu, entre eux, et la répétition devient spectacle, pour nous. L’un des danseurs finit torse nu, incroyablement beau, en nage.

Quand tout est déroulé, j’entends nos applaudissements tout maigrelets à moins de dix pelés dans la grande salle vide ; ça ne résonne pas du tout à la mesure de mon enthousiasme. C’est contrariant mais ils savent. On se fait des signes d’au revoir : eux ne nous reverrons pas, mais nous si, il reste des billets en vente pour le spectacle du soir. On repart, chacune avec nos chouchous à la bouche. On bave, hein ? s’enthousiasme la directrice.

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Acte III : Deep River

Habitant Roubaix, je bénéficie au Colisée de places de première catégorie à 15 € pour moi et mon accompagnatrice. Après avoir assisté à la répétition depuis le parterre, nous verrons donc le spectacle depuis le deuxième rang du balcon (pour éviter la rambarde du premier). Nous sommes à la fête, sandwich, cidre et selfies mère-fille théâtraux.

On a beau retrouver les séquences traversées dans l’après-midi, avec les lumières, les costumes et les danseurs à fond, c’est tout autre chose. Les individualités sont moins visibles, tous réunis par une même œuvre à faire vivre. Je me rends compte que je n’ai pas ce besoin que je ressens souvent au spectacle de tous les identifier, scruter, comparer… tout ça a déjà eu lieu avant. Pas besoin d’élire des favoris à suivre de manière préférentielle dans les ensembles, je me laisse porter par les uns et les autres, heureuse de les découvrir comme artistes et plus simplement comme danseurs. Je devrais n’en être que plus attentive à l’œuvre, mais c’est l’inverse qui se produit, la pièce me renvoie à l’admiration qui s’est montée en chantilly dans les 24h écoulées. Je ne peux qu’être enjouée, toujours sous le coup de la fascination. Je les regarde se déployer et onduler comme on regarde un feu de cheminée crépiter, dans un état second, hypnotique.

Qu’ai-je perçu de Deep River ? Des chants, des accents blues, des couleurs jaunes, chaudes, ocres, des lumières au sol, des ensembles ensemble et d’autres où les danseurs dansent aux quatre vents, des solos pas toujours seuls en scène, des duos mais peut-être moins de contact qu’on pourrait imaginer, une traversée de scène lente, avec une danseuse portée inconsciente par son partenaire, corps chéri et corps fardeau — rétrospectivement un des seuls moments où l’émotion perçait à travers la fascination. À la sortie, une camarade de la formation m’a avoué avoir trouvé ça beau mais n’avoir pas été touchée. Je me suis rappelée que c’était exactement l’impression que j’avais eue lors de ma découverte de Lines Ballet à Chaillot… et que j’aurais probablement eu ce soir-ci aussi si je ne m’étais pas sentie plus proche des danseurs, davantage touchée par eux que par la pièce —laquelle les éloignait et me les rendait plus étrangers déjà…

Un pigeon et des nuits bleues

Grille de 12 éléments dont 4 remplies de couvertures de livres suggérés

12 mois pour lire 12 livres conseillés par 12 amis. J’ai voulu jouer au challenge, en demandant à 12 twittos / mastodontes des titres, avec comme contrainte qu’il s’agisse de lectures courtes (vu que j’ai déjà des lectures imposées à la fac), disponibles à la médiathèque de Roubaix. Si vous avez des suggestion pour la seconde moitié de l’année, n’hésitez pas à les laisser en commentaire (la poésie est bienvenue aussi).

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Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon

Go ?

Go ! émoji pouce émoji sourire timide
Tu vas voir c’est un film étréng
étrange*

non mais je te fais confiance

Le relâchement langagier perceptible dès les premières pages m’a fait craindre la facilité : l’autrice aurait-elle mal négocié le virage de la littérature jeunesse, dont elle vient, à la littérature adulte ? Mais non, mais non, il faut se faire à son écriture, voilà tout, laisser filer pour commencer à entendre sa voix, entre les lignes, entre les courts chapitres, pour que la poésie surgisse comme des fleurs séchées entre les pages.

C’est une non-histoire d’amour, parce qu’une histoire d’amour, ça a un début et une fin qui finit mal, avec entretemps mille adjuvants et contretemps. Là, c’est une histoire de désir, de non-événements qui opèrent des transformations silencieuses, qu’on perçoit par palier, comme ça, paf, d’un chapitre à l’autre : on a perçu un certain regard, on s’est dit certaine chose pour la première fois, on est un couple secret, social, confiné, proclamé. Et ça raconte Sara, encore, mais sans h cette fois. Ah oui, c’est une histoire d’amour entre lesbiennes, j’allais oublier de préciser. Avec quelques crudités, c’est bon pour la santé.

Merci à @annechardo pour la découverte

et les trois petits points qui dansent la valse, qui disparaissent, qui reviennent, qui hésitent c’est une valse à trois temps avec le cœur qui bat dans la chatte BAM BAM BAM c’est ce genre de valse-là et puis

On a des journées longues d’allusions de moins en moins subtiles et pourtant personne n’ose vraiment

(elle écrit encore sexe, pas chatte — ça viendra)

elles ne s’étaient pas draguées
elles étaient aussi
très en couple

En entrant dans ton appartement j’avais dit bonjour aux chats voix étranglée tu avais répondu Tiens d’habitude ils ne sont pas gentils comme ça et le silence entre les phrases courtes et qui ne disaient rien n’était pas vraiment
gênant
et je sentais au creux de mon œsophage grésiller l’électricité de l’attente

il n’y a jamais assez de peau qui touche l’autre

[…]

l’on pourrait croire qu’il y aurait peut-être entre nous ces hésitations et ces heurts qui rendent les premières fois
timides
maladroites
attachantes aussi,
on l’a cru d’ailleurs
on l’a craint
on l’a attendu
on aurait pensé que
mais ce n’est pas la première fois qu’on fait l’amour, on le comprend vraiment quand nos corps s’imbriquent quand les bassins, les épaules et les dos se trouvent sans secousses, sans frictions, quand on s’embrasse exactement comme il faut
quand on mord dans les chairs
quand on crie
quand on gémit
qu’on s’excite exactement comme il faut
Parfois un éclair de lucidité entre nous on sait que c’est rare, qu’on s’est trouvées
que ce n’est pas comme ça
avec tout le monde.

Après l’amour tu as dormi contre moi petite fille
Et moi je suis restée là à te regarder si fragile dans ton sommeil froncé
C’était foutu
J’étais déjà
Folle amoureuse.

Que lentement tu t’ouvres

Tu bois quoi le matin ?
Du beurre sur ta tartine ?
[…] Ça te dit on regarde Top Chef ce soir ?
Un whisky ?
Ou un Miyazakki ?
etc.

Entre les lavettes en microfibre et descendre les poubelles
J’ai vu dans tes yeux
Ce que j’attendais.
La gorge brouillée j’ai dit
On se ferait pas un restau ce soir ?

au lieu d’autre chose

On jubilait, l’air de rien, on aurait voulu qu’il y ait au moins des témoins — ça se regarde l’amour qui s’est dit.
Heureusement il y a les copains
pendant qu’on baise et qu’on s’aime
eux ils s’emmerdent ils font du pain

Ça m’a fait bizarre de retrouver le confinement dans un livre. C’est assez lointain pour que ce soit possible, l’écriture et la publication ; mais trop proche pour que ça ne soit pas étrange, cette expérience qu’on a vécue et déjà un peu oubliée.

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Le Pigeon, de Patrick Süskind

Il m’attendait à la médiathèque sans que je le sache, posé à l’horizontale à côté du serre-livre, un vieux livre jauni et cartonné d’un an mon aîné.

Un jour, Jonathan Noël croise un pigeon dans le couloir en sortant de chez lui et là, c’est le drame. Jonathan Noël est un sorte de Bartelby franco-allemand, qui n’est donc pas anglais, donc pas Bartelby du tout, il would prefer très fort ne jamais avoir croisé ce maudit pigeon, horresco referens, mais c’est le même genre d’existence bien rangée jusqu’à ce que tout parte en vrille, sans qu’on comprenne très bien comment ni pourquoi, et de manière semble-t-il irrémédiable. Tout cela est absurde et en même temps trépidant d’une manière qui contredit la veine héroï-comique. On referme le court livre en se demandant ce qu’il nous est arrivé.

Un détail amusant : je me suis aperçue qu’imaginant la chambre de bonne de ce cher Jonathan Noël, je reprenais le même immeuble imaginaire que pour La Vie, mode d’emploi de Pérec — un mélange de l’ancien appartement de mon amie A. à Paris et de celui de ma psy. Vous aussi, vous avez des appartements témoins pour vos lectures ?

Merci à  pour la recommandation

Non mais cet incipit…

Lorsque lui arriva cette histoire de pigeon qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence, Jonathan Noël avait déjà passé la cinquantaine, il avait derrière lui une période d’une bonne vingtaine d’années qui n’avait pas été marquée par le moindre événement, et jamais il n’aurait escompté que pût encore lui arriver rien de notable, sauf de mourir un jour. Et cela lui convenait tout à fait.

Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lumière blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées sur le carrelage sang de boeuf du couloir, et son plumage lisse était d’un gris de plomb : le pigeon.

Une sorte de sphinx, voila comment Jonathan — qui, en effet, avait lu un jour quelque chose sur les sphinx dans l’un de ses livres — voyait le vigile : une sorte de sphinx. Son efficacité ne tenait pas à quelque action, mais à sa simple présence physique.

Il est des questions qui impliquent une réponse négative, du simple fait qu’on les pose. Et il est des demandes dont la parfaite inutilité éclate au grand jour, lorsqu’on les formule en regardant quelqu’un d’autre dans les yeux.

Il n’était pas homme à cela […] non parce qu’un tel crime lui aurait paru moralement répréhensible, mais tout simplement parce qu’il était absolument incapable, que ce fût par les actes ou par les mots, de s’exprimer. Il n’était pas fait pour agir, mais pour subir.

Toute espèce de perception , la vue, l’ouïe, le sens de l’équilibre, tout ce qui aurait pu lui dire où il était et ce qu’il était lui-même, tout cela sombrait dans le vide total de l’obscurité et du silence.

Films 2023.01

Joker

Une certaine manière de commencer 2023, en plombant le mood.
Aussi : le rire y est une secousse incontrôlable du corps décorrélée de toute manifestation de joie, ça m’a rappelé Kundera.

Joachim Phenix dans le rôle principal

Film de 2019 vu sur Netflix

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Vivre

Un gentleman d’un certain âge, employé dans une administration, apprend qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre, prend conscience n’avoir vécu qu’à demi jusque là et déserte son poste. Tout plaquer et retrouver le goût de vivre, suggère la bande-annonce. Le film est plus fin que cela : M. Williams ne va pas chercher à compenser une vie entière par des frasques de dernière minute, mais à retrouver du sens dans ce qui a fait sa vie jusqu’ici, dans ses menues tâches quotidiennes. C’est dérisoire, et l’humour british s’assure que cela le reste ; le pathos ainsi tenu distance, le gentleman se fait discrètement émouvant. C’est très réussi… jusqu’à ce que le sentimentalisme hollywoodien l’emporte sur l’esprit britannique et cède à la grandiloquence. Dommage. Le modeste gentleman dépeint en grand homme, l’on frise le contresens héroï-comique. Ces minutes finales ne doivent pourtant pas vous dissuader d’aller voir le très joli duo formé par Bill Nighy et Aimee Lou Wood (je savais que je l’avais déjà vue, mais incapable de me souvenir où, et pour cause : on est bien loin de Sex Education !).

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Le Tourbillon de la vie

Un titre médiocre pour un film enthousiasmant, qui imagine ce qui serait arrivé à son personne principal si… (si le passeport n’était pas tombé au moment de partir pour Berlin alors que le mur est en train de tomber, si Julia ratait le prestigieux concours de musique qui prédit les futurs concertistes, si l’accident qui va lui coûter sa main de pianiste avait été évité, si la rencontre avec le père de ses enfants avait été remplacée par une rencontre avec son impresario…). Olivier et Camille Treiner ont l’intelligence de ne pas faire reposer tout une destinée sur un unique hasard : ce ne sont pas deux versions de Julia qui sont mises dos à dos, mais trois, quatre, cinq embranchements qui dessinent des parcours différents après des tronçons communs plus ou moins longs.  Il en résulte une drôle de polyphonie — à une seule voix, mais plusieurs voies : c’est toujours Julia que l’on suit, mais elle n’est pas la même femme d’une vie à l’autre, et toutes évoluent en parallèle.

Lou de Laâge

S’y retrouver requiert un peu de gymnastique mentale, à la fois dans la détection des signes distinctifs (si elle a cette coupe de cheveux / porte cette robe / n’a pas de cicatrice à la main, alors c’est la Julia qui…) et l’attribution des événements, toujours à récapituler (attendez, c’est la Julia qui a oublié son passeport, rencontré son mari, eu des enfants et été trompée qui fait cette nouvelle rencontre, ou bien la Julia qui a oublié son passeport, rencontré son mari et divorcé après plusieurs FIV infructueuses ? ). J’ai été un peu perdue parfois, mais jamais bien longtemps et surtout : cette légère confusion m’a aidée à couper court aux comparaisons incessantes que je ne pouvais m’empêcher de faire entre les différentes versions de Julia pour déterminer quelle vie était la meilleure. Toute la beauté du film tient à ce qu’il n’y a pas une vie véritablement réussie ou ratée. Il n’y a pas de stricte égalité, évidemment, et certaines Julia morflent plus que d’autres, certaines ne deviennent jamais pianiste ou jamais mère, mais chaque Julia connaît son lot de difficultés et de joies, selon des modalités et à des âges différents. On nous rappelle au passage que non solum rien n’est jamais joué, sed etiam réussite et épanouissement sont deux choses différentes : la Julia qui rate le concours de musique est in fine la seule à faire une carrière de concertiste… et ne connaitra l’épanouissement dans sa vie affective que tardivement dans sa vie. Pas d’opposition carrière/famille comme on pourrait le croire au début. C’est plus fin que ça ; il y a un temps pour tout, pour toutes les Julia.

J’ai éprouvé un grand soulagement à voir ces vies très différentes d’une certaine manière s’équivaloir, toutes méritant d’être vécues bien que toutes suscitant le désir d’effacer ou de réécrire telle ou telle partie de l’histoire — comme si c’était une vérification vécue, une expérimentation scientifique et pas une répartition arbitraire de scénariste décidant à quel point et comment il fallait faire souffrir ou exaucer telle Julia. J’ai eu quelques secondes de déception en me rappelant que ce n’était que ça, une histoire fabriquée, tant cela a fait écho à ce que me disait l’ostéo-kiné-thérapeute quelques jours plus tôt, me remettant moi et mes vertèbres d’aplomb : ce n’est pas que tu n’es pas assez bonne, c’est qu’on ne t’a pas bien appris, tu n’as pas rencontré les bons professeurs au bon moment, et ce n’est pas grave, ce n’était juste pas ton chemin. Elle a appuyé là où ça faisait mal pour soulager, exactement comme pour les vertèbres. Je n’avais jamais pensé, que ça aurait pu, que j’aurais pu devenir danseuse professionnelle comme Julia concertiste ; puisque je n’ai pas réussi à le devenir, c’est que je ne le pouvais pas. Ça aurait pu. C’est une hypothèse qui ne mange pas de pain, et qui apporte de la sérénité : la faute est levée (je m’aperçois à cette occasion que c’est comme ça que je le percevais : de ma faute, et pas seulement de mon fait). Ça n’a pas, et ça aurait pu ; ça aurait pu aussi advenir et prendre fin rapidement, comme N. qui a suivi un cursus pro jusqu’au bout et n’a pas aimé la vie en compagnie, ne s’y est pas épanouie du tout, et se retrouve avec moi, dix ans plus tôt et avec un tout autre bagage, mais dans la même formation. Ce n’était pas mon chemin, voilà tout. Et ce n’est pas grave — l’ostéo-kiné-thérapeute n’essayait pas d’éluder ; elle concluait, très sage dans sa légèreté. Ce n’est pas grave : pas parce qu’un autre chemin tout tracé (et splendide tant qu’à faire) m’attendrait (on a dit thérapeute, pas voyante), mais parce que ce chemin reste à tout instant à trouver, à tracer ; je le fais autant qu’il me fait.

Bref, allez voir mon ostéo Le Tourbillon de la vie. Lou de Lâage y est formidable (et Raphaël Pesonnaz fidèle à sa dichotomie sexy/banquier). On pardonne aisément la dernière scène un peu grandiloquente ; le point d’orgue était un peu trop tentant après une telle composition en contrepoint.

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Simone, le voyage du siècle

Il faudra m’expliquer ce qui motive les gens à se rendre à une telle séance avec du pop corn ; heureusement que les sachets étaient vides quand les camps d’extermination sont arrivés à l’écran. En cela le scénario a l’intelligence de commencer par ce à quoi on associe spontanément le nom de Simone Weill, i.e. la légalisation de l’IVG, d’enchaîner sur son travail méconnu (de moi en tous cas) dans l’univers pénitenciaire pour aborder à la fin seulement sa traversée des camps. Les souvenirs de la Shoah sont là tout au long du film sous formes de flashbacks traumatiques, mais leur narration continue n’est développée qu’à la fin du film, quand ils peuvent prendre valeur d’épisode fondateur donnant une cohérence aux combats de la rescapée devenue femme politique. Double écueil évité : ni le trauma ni les luttes ne sont ainsi minimisées. Beau boulot que ce portrait.

Rebecca Marder dans le biopic
Rebecca Marder a le même mordant que dans « Une jeune fille qui va bien » où je l’avais découverte. J’ai moins aimé la prestation d’Elsa Zylberstein, parfois à la limite de la justesse lorsqu’elle joue Simone Weil beaucoup plus âgée.

(Me reste une interrogation : pourquoi dormir sur un matelas lui provoquait des crises d’angoisse de retour des camps, et dormir par terre l’apaisait ? J’ai pensé que la police l’avait arrachée à son sommeil dans son lit, mais la scène d’arrestation la montre en pleine journée en pleine rue…)

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Un jour de pluie à New York

Les deux protagonistes sont ballotés par des enchaînements de circonstances qui vont acter ce que leurs monologues juxtaposés du début laissaient présager : ils ne sont pas faits l’un pour l’autre. Ils le sont même si peu que les tentations d’incartades et d’infidélité  n’ont bientôt plus aucune importance. Toute trace de malaise moral balayée par l’effet comique, on s’amuse des bouilles qu’Elle Fanning prête à son personnage de femme-enfant-journaliste sortie de sa province, tout en profitant du minois de Timothée Chalamet qui joue en terrain conquis le bellâtre cultivé qui n’en a rien à branler. Le tout si bien rythmé que j’en ai oublié ce que Woody Allen pouvait avoir d’agaçant.

Film de 2019 vu sur OCS

…Cube

Ne jamais croire le boyfriend lorsqu’il dit qu’un film ne fait pas vraiment peur. Contente néanmoins d’avoir vu Cube avec lui, car je ne l’aurais jamais regardé seule et c’est très bon — mais j’ai eu les mains moites tout du long et je puais de stress à la faim : suspens psychologique et suspens d’action prennent le relai l’un de l’autre, si bien que, quand tu te rappelles que tu dois respirer, tes muscles se contractent aussitôt sans passer par la détente espérée.

4 personnages penchés sur une plaque chiffrée entre deux salles pour essayer de déterminer si la suivante est dangereuse
J’ai toujours un faible pour les nerds de génie – ici, le personnage avec les lunettes.

Film de 1997 vu sur Netflix

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Tu choisiras la vie

Raisons pour lesquelles le film pouvait me plaire et m’a plu :

  • Un second film avec « vie » dans le titre et Lou de Laâge dans le rôle principal juste après Le Tourbillon de la vie, c’était un signe (et cette actrice est tellement lumineuse…).
  • L’intrigue situant Lou de Laâge dans une famille juive ultra-orthodoxe a réveillé ma fascination déclenchée par Les Shtisels, une famille à Jérusalem (en revanche, je buguais quand ils parlaient français, tant ça me semble un mode de vie exotique).
  • Le film se déroule l’été en Italie, ce qui signifie qu’on a le plaisir d’entendre parler italien (même si je n’ai pas compris grand-chose à part casa) et qu’on a l’illusion de retrouver la chaleur et la lumière estivale en plein hiver.

Mais la raison principale pour laquelle j’ai aimé ce film, c’est qu’à la place de l’histoire d’amour que j’attendais, j’ai assisté à la rencontre de deux êtres se cherchant eux-mêmes en présence de l’autre, résultant en de magnifiques moments d’intimité. Chacun amène l’autre un peu plus avant, sans chercher à aller plus loin ensemble : ce serait déjà utiliser l’autre, risquer de le ravaler au rang de prétexte. De fait, les mains tenues de la bande-annonce seront toute l’étreinte charnelle qu’il y aura entre eux deux. Mais quelle intensité lorsque les doigts se frôlent, que la main de l’un se rétracte pour laisser l’autre l’envelopper, avant de lui communiquer toute la tendresse possible en cherchant à effleurer-enrober un doigt… Cette tension d’intensité à vivre qu’il y a entre Lou de Laâge et Riccardo Scamarcio…

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Neneh superstar

Par envie de bitcher curiosité pour la représentation de la danse classique en dehors du milieu des connaisseurs, je suis allée voir Neneh Superstar. 

Neneh à la barre parmi ses camarades studio blanc, justaucorps blancs

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Non, ma fille, tu n’iras pas danser

J’ai d’abord cru que c’était le portrait d’une famille où l’on s’asticote et que ça manquait juste un peu de rythme. Puis il a fallu se rendre à l’évidence : le sujet du film, c’est de gâcher sa vie. Soyez mignons, gâchez votre vie sans moi, les enfants, je ne supporte pas les récits d’errance qui ne débouchent sur rien.

Vu sur OCS

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Mes jours de gloire

Rappelez-moi d’arrêter de regarder des films sur OCS — ou au moins de regarder leur note sur Allocine avant : 2 étoiles, je crois n’avoir jamais croisé une note si mauvaise. Je m’attendais à une comédie, simplette mais drôle. Pour ça, il aurait fallu un rythme légèrement plus soutenu que celui de Vincent Lacoste (pas franchement caractérisé par son hypertension naturelle) jouant un djeun paumé et dépressif (mon dieu que c’est mou, et non, je ne parle pas des problèmes d’érection du personnage).

Toutes ces vies à errer, ça me donne des envies d’hyperactivité productiviste.

Neneh supernavet ?

Bingo du film de danse (les rubriques sont reprises dans l'article)

Par curiosité pour la représentation de la danse classique en dehors du milieu des connaisseurs, je suis allée voir Neneh Superstar. Petit tour des clichés avérés ou évités en jouant au bingo du film de danse.

Outsider sans toutes les qualités ☑️
Entrée dans une école prestigieuse ☑️

Neneh, une jeune fille noire qui vit dans une cité intègre l’école de danse de l’Opéra de Paris et réussit envers et contre tout : le synopsis reprend à 100 % le cliché de tous les teen movies sur la danse… mais au service d’une noble cause dans la mesure où il s’agit moins de faire un film sur la danse que sur le racisme (les bons sentiments à eux seuls n’ont en revanche jamais fait un bon film).

L’actrice principale est mauvaise danseuse ☑️

Certaines sont de bonnes (voire très bonnes) danseuses classiques, mais ce n’est clairement pas le cas de l’actrice principale. J’en ai fait un contresens, persuadée que le directeur l’avait prise uniquement pour faire sa comm’ progressiste : elle est censée être la meilleure de sa classe. Et ça, c’était avec une doublure.

L’actrice principale est mauvaise actrice

Nonobstant son niveau en danse classique, la jeune actrice principale est assez géniale. Après très rapide enquête, il s’avère qu’Oumy Bruni-Garrel est la fille de Louis Garrel et de Valeria Bruni-Tedeschi. Ça explique des choses, et en même temps, elle joue mieux que ses parents.

Gros plan sur les pieds

Les gros plans sur les pieds sont en nombre très raisonnable : les mauvais esprits diront que c’est parce que l’actrice n’est pas gâtée à ce niveau-là et qu’il a fallu limiter le recours à sa doublure, mais on a aussi une attention poétique portée ailleurs, avec notamment au début du film un joli plan sur une main déliée.

Tout est rose

Exceptionnellement, tout est blanc. Le film dénonce en effet un milieu raciste, obnubilé par la blancheur. Dans les faits, c’est probablement moins grossier que la directrice campée sur « nos valeurs », mais il suffit de lire la biographie de Misty Copland, par exemple, pour comprendre qu’il y a des (gros) progrès à faire.

Neneh à la barre parmi ses camarades studio blanc, justaucorps blancs

Pardon, sauf chez Repetto. Quand on fait un placement de produit, on a une image de marque à respecter.

Bouts de verre dans les chaussons

Les bouts de verre ont été remplacés par des crottes – méchanceté puérile qui a du moins le mérite de ne pas entraîner de blessure physique. À moins que ce ne soit pour souligner le code couleur, avec un caca presque noir dans des chaussons presque blancs. Sur le coup, ça m’a surtout fait penser à cet épisode d’Atypical où la gamine issue d’une famille moyenne mais hyper douée en course à pied découvre que ses camarades huppées et jalouses ont tagués ses chaussures, sans comprendre l’investissement que cela représente pour elle.

Danseuse anorexique

Le culte de la minceur est indéniable, on voit ce qu’il peut impliquer en termes de contrôle du poids et de l’alimentation… mais on ne fonce pas dans le cliché de la danseuse anorexique. L’héroïne est même très saine de ce point de vue, s’indignant que sa mère ne lui serve pas des frites comme à ses copines. Ça fait du bien. (Entendons-nous : les troubles alimentaires nécessitent qu’on en parle, mais de manière nuancée, pas plaquée comme une équation ballet = anorexie.)

Le rôle de la mère est joué par Aïssa Maïga.

Corps souffrant ☑️

La danse classique est une discipline rigoureuse qui demande beaucoup d’efforts… sans que ceux-ci soient pure souffrance : alléluia, on évite les gros plans sur des visages grimaçants. (Peut-être parce que la classe de l’héroïne n’est pas sur pointes ; il n’empêche : alléluia.)

Mère encombrante
Père hostile ou absent

Bonne surprise, le rôle des parents est joliment écrit. À rebours de la mère qui reporte ses rêves sur sa progéniture et du père qui n’en a rien à carrer, la mère de Neneh préférerait qu’elle poursuive des études normales, et c’est son père qui l’encourage sans faillir. J’aime beaucoup le dialogue où la mère demande à son mari de lui citer une danseuse étoile noire, et lui en retour lui demande de citer une danseuse étoile blanche : le racisme, ils connaissent ; la danse, non. Et aideront leur fille en fonction.

Petites bourgeoises arrogantes ☑️

La danse classique est un milieu de bourgeois : sociologiquement indéniable. C’est ce qui rend si croquignolet le montage rapide de la présentation des candidates : elles ont toutes pris des cours particuliers, vécu dans les beaux quartiers voire à l’étranger, et ont des prénoms qui ne laissent aucun doute sur leur origine sociale… prénoms dont on découvre au générique qu’ils soient bien les leurs !

Prof archi-sévère ☑️

Le milieu de la danse classique est strict, régi par de nombreuses règles, avec obligation d’être tiré à quatre épingles : jusque-là, on est d’accord. Le film le montre aussi comme un milieu autoritaire voire arbitraire, où la directrice et les professeurs passent leur temps à interrompre le cours en dépit du bon sens pédagogique : oui mais non, pas comme ça. C’était bien de visionner Graines d’étoiles, moins de confondre cassant et capricieux.

Extrait du Lac des cygnes

C’est bien connu, il n’y a que Le Lac des cygnes dans la vie. Si le film se termine sur la musique de Tchaïkovsky, se présentant malgré lui comme un « Billy Elliott du pauvre » (pour citer @La_Beaubeau), l’extrait principal se concentre sur la variation de la claque de Raymonda : un choix qui a le mérite d’être original et interprété par Léonore Baulac (laquelle étrangement ne respire pas).

Scène d’audition improbable ☑️

Même en passant sur les épreuves individuelles, l’absence de niveau et les tatouages décalcomanie, l’insolence dont Neneh fait preuve en reprenant le pianiste ne serait jamais passée comme affirmation de soi. L’année dernière, notre prof d’analyse d’œuvre avait attiré notre attention sur ce topos de la scène d’audition, en se demandant le pourquoi de sa persistance, en dépit de toute vraisemblance. Pas de réponse convaincante, si ce n’est le plaisir-vengeance qu’on éprouve à voir triompher envers et contre tout quelqu’un qui se serait fait broyer dans la vraie vie, et à qui on nous propose de nous identifier.

D’ailleurs c’est moi ou ces lumières rappellent un peu celles des studios de Fame ?

Street dance ☑️

Il faut toujours un autre style à opposer / mixer avec le classique. Aucun discours ici sur cet autre manière de bouger… dans laquelle Oumy Bruni-Garrel est pourtant beaucoup plus à l’aise.

Le genre de grand jeté qui passe très bien en baskets.

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Visionner Neneh Superstar requiert un gros effort de suspension de l’incrédulité quand on fait soi-même de la danse classique. Petit florilège des moments où j’ai imaginé Julien Meyzindi en PLS — cet ancien danseur de l’Opéra est crédité au générique pour les conseils sur la danse classique (mais ce n’est pas parce qu’on parle qu’on est écouté).

  • Les élèves font des dégagés à la barre. Le prof interrompt : « Ça suffit, on passe aux grands sauts. » Aux grands sauts, grands dieux. Ce n’est pas du coq à l’âne, c’est du coq au tyrannosaurus. (Pour les néophytes : les dégagés se font au début de l’échauffement ; les grands sauts constituent l’un des derniers exercices du cours.)
  • Le même prof engueule les élèves et rappelle les comptes, cinq, six, sept, huit… totalement en dehors de la musique.
  • Je n’ai pas non plus compris quel accent il voulait avec la tête en attitude. Le médecin malgré lui a été propulsé prof de danse, je ne vois que ça.
  • Les élèves alignées (sans être espacées) font des soubresauts tellement désynchronisés qu’on dirait le jeu de la taupe et du marteau.
  • Les barres de danse sont en V au milieu du studio de danse (bon, en l’absence de barres murales, pourquoi pas)… et y restent pendant le milieu.
  • Tout cela n’est rien à côté du chignon du Maïwenn. Alors d’accord, j’ai chopé le parallèle avec celui de Neneh, mais ce n’est pas parce qu’elles ont toutes les deux grandi dans une cité que la directrice doit avoir le chignon de Little My dans les Moumines. Aplatissez-moi tout ça avec le dos de la brosse.
Jamais aucune danseuse pro n’arborera un tel chignon. Jamais.

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Et hors danse ? La partie familiale est plutôt bien traitée. L’histoire de la directrice en revanche… Qu’une femme qui a pratiqué le passing pour masquer ses origines sociales adopte les valeurs de son univers d’adoption au point de les défendre avec virulence contre de nouveaux arrivants qui lui ressemblent, d’accord, c’est un mécanisme de défense intéressant. Avec autant de méchanceté, mettons. Mais le revirement total après un accident et une balafre, sérieusement ? Avec la porte vitrée qui se brise en mille morceaux après s’être simplement cognée contre ? Je n’arrive même plus à savoir si c’est le scénario qui pêche, ou l’interprétation sans nuance — ni du coup transition — de Maïwenn.

Peut-on parler de la cicatrice, aussi ? Il faudrait confirmation de quelqu’un qui sait faire des points de suture, mais cela semble à peu près aussi délicat que la danse de la jeune héroïne. Quant à ses feutres Posca, ça m’étonnerait qu’une enfant vivant dans ce milieu social et sans appétence particulière pour le dessin utilise des feutres aussi chers pour du coloriage.

Bref. Supernavet approximatif ? À peu près. Et pourtant attendrissant par moments.

Lectures 2022

Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir (2017) / Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu & Daria Nelson (2020) / Prodige, de Nancy Huston (1999) / Écoute. Une histoire de nos oreilles, de Peter Szendy (2001) / La Confiance en soi, de Charles Pépin (2018) / Les Infidèles, de Charles Pépin (2002) / La Joie, de Charles Pépin (2015) / L’Enchantement simple, de Christian Bobin (2001) / Chavirer, de Lola Lafon (2020) / Les Variations Goldberg, de Nancy Huston (1981) / La Présence pure, de Christian Bobin / Un assassin blanc comme neige, de Christian Bobin / Éloge du risque, d’Anne Dufourmantelle (2011)/ La Vocation, de Judith Schlanger (1997) / Les Chasses à l’homme, de Grégoire Chamayou (2010) / Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot (2020) / La Rencontre, de Charles Pépin (2021) / Pourquoi il ne faut plus dire Je t’aime, de François Julien (2019) / Des choses qui se dansent, de Germain Louvet (2022) / Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard (2022) / Danser, d’Hugo Marchand (2021) / Les femmes aussi sont du voyage, de Lucie Azéma (2021) / Je, d’un accident ou d’amour, de Loïc Demey (2014) / Des frelons dans le cœur, de Suzanne Rault-Balet (2020) / Un bruit de balançoire, de Christian Bobin (2017) / Classés sans suite, de Sophie Martin (2020)

Je ne sais plus trop comment partager mes lectures. J’ai des brouillons entiers d’extraits, qui attendent d’être publiés ou oubliés. Faut-il les mettre en forme de sorte que les extraits deviennent des citations insérées dans une critique structurée ? Les illustrer (je pense notamment à certaines phrases de Christian Bobin) ? Les livrer tels quels, leur extraction révélant assez mon regard de lectrice ? Moins chronophage, moins explication-de-texte, cette dernière option me tente assez, sur le modèle de Ce qui infuse, sur le nouveau blog de Blandine Rinkel (même si j’aimais beaucoup l’ancien, où elle réussissait à faire entendre comment la lecture avait résonné en elle).

En attendant de trouver la formule qui conviendrait pour chaque ouvrage, petit bilan annuel en survol des chemins empruntés. D’autant que je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé, une année à lire plus d’essais (9) que de romans (7 + 2 autobiographies, certes). Ni d’inclure de la poésie sur une base plus courante (7).

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2022 aura été l’année de ma rencontre avec Christian Bobin, peu de temps avant sa mort — je n’aurai pas lu bien longtemps un poète vivant. J’ai infusé ses poèmes au compte-goutte, souvent le soir dans ma chambre : ils rouvrent un espace de calme et de silence bruissant de lumière. À chaque fois ou presque, je me mets à percevoir le silence comme un volume (comme avec Bach !), je retrouve le calme du bleu-gris au mur et des moulures au plafond derrière l’agitation de mon monologue intérieur, chuinté à l’égal du vent quand on a refermé la fenêtre.

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J’ai découvert Christian Bobin grâce à Charles Pépin, et celui-ci grâce à Pink Lady. Petite monomanie au début de l’année. Ses essais sont très simples à lire, au point qu’on a parfois l’impression que c’est simplet, qu’on pourrait être déçu de ne pas apprendre grand-chose. Mais tandis qu’une partie de moi évacuait la correction de dissertation de Terminale, oui bon, une autre se réjouissait de ce que ces mots me faisaient retraverser, tiens tiens. À la lecture, quelque chose se raffermissait en moi, quelque part entre la pensée, la volonté et la perception. Je reprenais en main mon esprit comme on se remet au sport, avec la surprise et le plaisir de sentir qu’il y a là quelque chose à remuscler qui déjà s’active.

On peut écarter les essais de Charles Pépin comme du développement personnel, ou on peut se réjouir que pour une fois ce qui se conçoit bien s’énonce clairement (mieux vaut pécher par excès d’explications pédagogiques que par complexité nébuleuse). D’une certaine manière, on renoue avec la philosophie comme apprentissage de la sagesse (cf. l’entraînement stoïcien) plutôt que comme amour de la vérité et du savoir — je remercie François Jullien de m’avoir ouvert les yeux sur la bifurcation qu’a pris la philosophie occidentale vers la recherche de la vérité, délaissant l’amour de la sagesse antique (et nous laissant désemparés pour appréhender la sagesse orientale).

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Deux lectures de jeunes femmes que je suis depuis pas mal d’années sur les réseaux sociaux : Pauline Delabroy-Allard et Lucie Azéma.

Qui sait est mieux structuré que ne l’était Ça raconte Sarah, mais j’y perçois aussi moins la petite musique que j’aimais chez Pauline Delabroy-Allard quand elle n’était encore que Pauline, tu sais, celle du blog.

L’essai de Lucie Azéma m’a surprise : je m’attendais davantage à une réflexion sur le voyage que sur le genre du récit de voyage, dont je ne suis pas du tout familière — cet aspect m’a sans doute plus dépaysée que les lieux évoqués ! Les femmes aussi sont du voyage est renseigné (érudit, presque), intelligent et bien écrit ; je ne peux m’empêcher pourtant de préférer les passages plus personnels et poétiques, que j’aurais aimé encore plus nombreux.

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Refermant Chavirer, j’ai pensé à Kundera, à sa formule comme quoi la seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire. À ce compte, Lola Lafon est encore plus romancière que lui : rien d’extraordinaire à l’échelle d’un paragraphe ou d’une page (pas de pulsion de collecte au fil de la lecture, d’ailleurs), mais l’ensemble… Chavirer est une incroyable reproduction-démonstration des mécanismes d’emprise qui mènent l’héroïne à passer sous silence les abus qu’elle subit et à recruter pour ses agresseurs d’autres victimes. Il faut du temps, des chapitres entiers pour commencer à percevoir le glissement d’éléments de langage depuis les dialogues jusque dans le corps du texte, avec puis sans italiques ou guillemets, conduisant la victime à reconfigurer son vécu selon la perspective de son agresseur.

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JoPrincesse m’a offert Éloge du risque lors de mon pique-nique-d’anniversaire-départ de Paris, et c’était tellement à propos dans ma vie (même si je ne l’ai lu/fini que l’été suivant). Ça mêle psychanalyse et philosophie, ça mêle et ça démêle, et parfois ça ne démêle pas, parce que c’est intriqué dans ses peurs et ses désirs qu’il faut se comprendre, à rebours d’un développement personnel bien ordonné. Ça m’a soufflée, cette perspicacité jusque dans l’obscur. Je pourrais reprendre tellement de passages qu’il vaudrait mieux entamer une relecture.

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Il semblerait qu’il y ait toujours un enfant surgi de nulle part dans les romans d’Auður Ava Ólafsdóttir. Ör n’y fait pas exception, même si l’histoire ne se déroule pas cette fois sur une île nordique, mais bien plus au Sud, dans un pays en guerre qui va redonner le goût de vivre au protagoniste parti en touriste (mais avec sa perceuse !) pour s’y suicider loin de ceux qu’il pourrait encore blesser. C’est toujours improbable, plein de hasards dérisoires, mais peut-être encore plus dur et touchant que les autres livres que j’ai pu lire de la même romancière.

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La Vocation, de Judith Schlanger : la première partie, plus générale, est celle qui m’a le plus intéressée, situant historiquement le passage d’un métier comme une charge dont on hérite, et dont on s’acquitte du mieux qu’on peut, à un métier qui correspondrait particulièrement bien à un individu, et dans lequel il parviendrait à s’épanouir. Cette dernière acception plus moderne sous-tend une idée de société où non seulement tout le monde peut trouver une occupation qui lui correspond, mais où ces aspirations diverses s’équilibrent aussi pour répondre aux besoins de la société dans son ensemble. Dit comme ça, on s’aperçoit vite que ce postulat a ses limites, et que l’idée de vocation va surtout venir couronner certaines voies estimées nobles par un certain idéal social.

La suite de l’ouvrage, centrée sur la vocation du savoir et sur la figure de l’érudit, est intéressante, mais un poil trop pointue et autocentrée pour me stimuler autant que ce qui a précédé (si vous êtes ou vous rêvez universitaire, en revanche, il y a matière à gamberger).

Intellectuel ou autre, existe-t-il un désir désintéressé ? Le désir de savoir est décrit comme un désir jamais lucide, toujours mêlé d’intérêts temporels. Certes l’occupation est d’ordre intellectuel, mais la motivation ne l’est pas, ni la récompense espérée. […] le désir de savoir est en réalité un désir de puissance […]

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Pour le reste, je finirai peut-être par mettre en forme les extraits sauvagement photographiés au téléphone ou recopiés dans des brouillons de blog, si ça vous dit aussi.