69 poétesses

Il m’a fallu recopier le titre de cette anthologie de poésie pour soudain apprécier le nombre de poétesses comme clin d’œil éditorial : Érotiques, 69 poétesses de notre temps. J’ai retrouvé quelques autrices que j’avais déjà lues et appréciées : Suzanne Rault-Balet (un peu) ; Hollie McNish, découverte via son improbable recueil Je voudrais seulement que tu fasses quelque chose de toi ; Sophie Martin, dont une amie elle aussi paléographe de formation m’avait offert le très chouette Classés sans suite (pas contre une suite, d’ailleurs — à ces écrits sinon aux histoires d’amour ratées relatées) ; et Coline Pierré, dont j’ai adoré l’Éloge des fins heureuses. En tombant sur son poème inédit, je me suis rappelée l’avoir lu sur Instagram… c’était elle, c’était lui qui m’avait incitée à mettre le recueil de poésie dans ma liste d’envies disponible à la médiathèque.

[…] je veux qu’on tourne des films brûlants
où personne ne couche avec personne
qu’on regarde une heure trente durant
le va-et-vient obsédant
des mains qui hésitent à s’attraper
[…] je voudrais qu’on se branle sur la
•••••••••••••••••••••t  e  n  d  r  e  s  s  e
[…] vas-y prends-moi sur-le-champ
•••••••••••••••••••••dans tes bras
[…] caresse-moi encore
•••••••••••••••••••••l’avant-bras
[…] écarte grand tes
•••••••••••••••.     doigts
•••••••••••••••••••••.   que je glisse les miens
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••entre tes
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••phalanges
que j’enfonce bien profond
•••••••••••••••••••••mon nez dans
••••••••••• ••••••••••••••••••••ton cou
[…] oh oui viens là que je t’enlace
mon amour
viens là qu’on ne se baise pas

Viens là, Coline Pierré

Voilà, c’est ça qu’on veut : pas tant le sexe que le désir.

…

Érotiques ne l’est pas toujours, érotique, si l’on entend par là ce qui suscite le désir. Ce dernier est sondé comme un visage aimé dont on se demande s’il est aussi toujours aimant, le désir dévisagé dans ce qu’il comporte d’équivoque, de doutes, douleur, chagrin, révolte. Les sections sous lesquelles les poèmes sont rassemblés le disent assez : il y aura des orgasmes mais aussi des tabous, la sexualité évoquée dans ses aspects les plus divers depuis la masturbation jusqu’à l’enfantement. Bref, ces écrits de femmes ne sont pas un décalque de leur homologues masculins prêts à fantasmer une sensualité chaude, douce et excitante. On y trouve finalement assez peu de corps d’hommes, pas de blason qui objectifierait sous couvert de louer. C’est une sensualité, une sexualité à la première personne (ce qui n’empêche pas qu’elle puisse être adressée). L’érotisme y est, dixit Ariane Lefauconnier qui a établi et préfacé le recueil, « une force qui nous aide à sentir les pulsations du réel. Et à prendre place, charnellement, dans le monde. »

Évidemment, la sensualité des uns n’est pas celle des autres. Il y a des poèmes que j’ai survolé, les oubliant à mesure que je les lisais (les envolées lyriques où l’on fusionne avec la nature, pas trop mon kiff), et d’autres qui se sont incarnés, m’ont donné envie d’en conserver un bout, un ou deux vers ou parfois plus, de les caresser à nouveau du bout du clavier en les recopiant. J’ai imaginé aboucher ces vers volés pour créer un nouveau poème polymorphe (et fantasmé un système d’infobulles où l’on lirait à chaque fois de quel poème est extrait chaque vers), mais la flemme a remplacé la flamme et à une lettre près, voici de simples extraits (sans […] avant et après pour alléger).

…

fines ondulations
derrière un bateau lent

en mémoire dans la peau
l’amour fait hier soir

« Présents inattendus », Zeina Azzam


Une clé qui hésitait dans une serrure
Une chambre qui tremblait
Visible par l’entrebâillement de la porte
Quatre étoiles aux quatre coins du ciel

« Carrefour », Roja Chamankar


le corps de la jeune fille a finalement dit oui
à la fin de l’enfance,

« Énergie érotique », Chase Twitchell


Les vieilles filles
Assises devant leurs portes
Égrènent les prénoms
D’amants qu’elles n’ont pas eus.

[…] Tu me prends par la main
— Tu la tiens comme une amulette que tu aurais volée —

« Au pas d’un enfant dans une église », Aurélia Lassaque


Tous les corps que je touche
raides et froids
Les bouches que je goûte
insipides
[…] Je croise des âmes :
je ne les rencontre pas.

« Je me perds… », Louise Giovannangeli


Un passant comme les autres
si je n’avais pas senti ton indécision
devant la rivière frontalière.

« Le passant », Silvia Eugenia Catsillero


je n’ai rien à vous dire
voulez-vous m’aimer ?

je n’ai rien à vous dire
et si on se faisait plaisir ?

« Chuchotements », Kettly Mars


et je regardais vos lèvres qui articulaient nos baisers à venir

« Vous », Samantha Barendson

C’est autre chose que l’expression « suspendu à ses lèvres »…


On rentre de soirée
On crée un corps-chimère avec :
les seins de F
les fesses de C
les cuisses d’A
et on lui fait l’amour
à deux

« Nuptial », Florentine Rey


Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise.

Sonnet XVIII, Louise Labbé


Traverse les algues arme-toi de coraux hulule gémis
Émerge avec le rameau d’olivier pleure fouissant des tendresses occultes

« Petites leçons d’érotisme », Gioconda Belli

C’est fouissant des tendresses occultes qui a réveillé un écho intime, mais j’admire aussi le décorsetage grammatical, la juxtaposition gentiment délirante du langage vas-y hulule gémis sans virgule


oui ces choses dites
rien qu’avec des mots, tu te rends compte
faisaient ruisseler nos cuisses ou nos joues

et on dissimulait le trouble
derrière des lunettes noires ou des regards vitreux

« Choses dites », Nancy Huston


Grandis en moi
j’en ai besoin.

Inonde-moi avec vigueur
et écoute-moi gémir
en annonçant ma nouvelle naissance.

« Jouis de moi maintenant que je suis tienne », Ana Maria Rodas


je n’entends que nos souffles
dans le sac et ressac
tandis que le ciel enroule des
spirales de nuages anthracite
un vortex qui nous relie
à tout ce que nous connaissons
et à tout ce qui existe sans nous

à présent je couvre votre corps du mien
pour le protéger du froid votre corps
[…]

l’espace-temps s’est rétracté
sur la plage 74
et maintenant il explose
c’est un orgasme
de l’univers tout entier

« Tectonique de la plage n° 74 », Fanny Chiarello


Quand une caresse est trop de plaisir pour la peau
Et qu’il faut
Que ça finisse ou crier.

[…] Et je regarde ton sexe et il est doux comme une oreille d’âne.
Et je respire avec ton sexe assoiffée comme pardon une vieille dame qui ne veut plus que de l’eau sans dents.
Et je tiens ton sexe comme dans la rue deux hommes se voient et se serrent la main. […]

« Entoure-moi… », Milène Tournier

Et la palme des comparaisons les plus (im)pertinentes-improbables revient à…


nue viens te glisser
sois l’aube ouvre-toi
sur mes doigts

« Zaatar », Safia Karampali Farhat


Par instants
Tu laisses ton visage se faire mordre
Par mon regard

J’en avale les plissures
Offertes à la rage
Du coït

[…]

L’éclosion de nos paupières au matin

[…]

Nous jouons à la balle
Avec nos orgasmes ronds
Entrecoupés de rires d’enfants
Réconciliation entre deux âges

« Au bord du bord », Laura Lutard

La tendresse de cette réconciliation des âges… <3


sucebaise oh cette adorable bite
[…] mon DIEU l’adoration que c’est de baiser !

« Baiser avec amour, Phase I », Lenore Kandel

Le lyrisme végétal me barbe, mais le lyrisme cash, ça passe (et ce verbe-valise, cœur sur la traductrice). 


oui oui oui, oh mais oui plus bas

« instruments », Douce Dibondo

J’ai lu oui oui oui, oh oui mais plus bas et l’ironie au sein de l’exaltation me plait si bien que je conserve mon erreur de lecture. 


J’ai des envies de sexes durs comme du verre. […] Du cri arraché au plaisir comme celui de l’oiseau soudain désencagé.

« Mensonge », Michèle Voltaire Marcelin


Comme elle se voyait chasseresse
Sous ses airs de vestale
Et effrayait sans qu’ils le comprennent
Ceux qui pensaient la comprendre

« Six décennies », Ananda Devi

My kind of girl…


Tantôt amante folle de désir, tantôt en quête de sagesse pure

« Stupéfaction », Ayecha Afghân


L’année dernière je m’abstenais
cette année je dévore

sans culpabilité
ce qui est aussi un art

« Circé », Margaret Atwood


évidez en mon corps cet organe qui ne m’appartient pas
si j’avais pu le faire glisser telle la mue d’un serpent
vers le crime de ne pas être mère
ce n’est pas la patrie que l’on divise mais le corps des femmes

« À présent ne me parlez pas des hommes », Müesser Yeniay


je m’enracine en toi
chaque pouce de terre gagné
me relie à toi

lichen à son roc
liane à son tronc
langue à son palais

[…] tempo s’agapo
tu frissonnes en moi
tu m’accueilles en toi
mon cri ricoche aux parois de tes gorges

je ne t’ai pas approchée une fois
sans que
puis le geyser

« Comme une évidence », Murielle Szac

Voilà une anacoluthe qu’elle est belle. 


Tu me portes et m’allonges
sur le drap mou de l’eau
En dessous
là où nos hanches se touchent
la lumière trace une résille d’or tremblante
qui nous emprisonne dans les mailles du temps

« Écume », Laure Anders


silencieuse comme l’étude
comme une bibliothèque comme la mort

[…] impatiente comme une prière
[…] frénétique comme un colibri

« cinquante nuances de branlette », Hollie McNish


Cette lune dans le ciel
ne serait-elle pas
mon ovule fécondé ?

Ven nocturne sec et froid.
Mon fœtus
bouge violemment.

Trois haïkus, Minako Tsuji


pendant que tu m’embrassais, m’embrassais, tes lèvres chaudes et gonflées
comme celles d’un adolescent, ton sexe gros et sec,
tout en toi si tendre, flottant au-dessus de moi,
au-dessus du nid des sutures, au-dessus des
fissures et des déchirures, avec la patience de qui
a trouvé un animal blessé dans les bois
et reste à ses côtés, qui ne le quitte pas
avant qu’il soit rétabli, avant qu’il puisse fuir à nouveau.

« Jeune mère », Sharon Olds


Je ne les recopie pas car ils les faudrait dans leur intégralité, mais je me les note :  « Une jambe pas rasée de Luba Yakymtchouk» et « Que n’ai-je un pénis ! » d’Erica Jong.

…

J’aime qu’il y ait tant de noms que je ne connaisse pas parmi ceux que je relève. Parcourant les notices biographiques en fin d’ouvrage, je me suis étonnée-rassurée de la diversité des parcours, de toutes ces femmes de tous âges que je ne connais pas, qu’on ne connait pas, peu, et qui écrivent quand même, au milieu ou en marge d’autres activités. (Une vieille anxiété s’est signalée aussi d’un petit serrement sur soi quand j’ai croisé dans les dates ma date de naissance, et d’autres aussi ultérieures.)

Nullipare

Nullipare commence par un terme médical, vétérinaire presque et se déroule en trois parties qui interrogent « l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir ».

…

Jane Sautière interprète le terme en poète : nullipare… de nulle part. La filiation renvoie aux origines, explorées dans un premier volet sous l’angle géographique… même si l’on sent déjà poindre l’héritage affectif, avec ce pays dont elle perd la langue en perdant sa nourrice et « son pays » qu’elle découvre tardivement comme un lieu étranger.

Nulle part. Le lieu, une autre déclinaison des origines.


Parfois, la nuit, une sensation de disparition me réveille, c’est un lieu qui m’appelle. Je me sens perdue, désorientée ou plutôt troublée par une absence, quelque chose manque. Dans l’ombre, je cherche à retrouver la position d’un lit, la place d’une armoire, la sensation de l’espace autour de la dormeuse que j’étais, petite ou grande […]. Lors de ces réveils, ce qui manque c’est moi, le lieu ne fait jamais défaut.

Désorientée. Je me souviens de réveils comme ça, enfant. Le week-end dernier, c’est le boyfriend, en plein dans des questions de déménagement, qui l’a éprouvé chez moi (contrairement à lui, je fais la chasse aux lumières).


Faire du même avec soi, je ne saurais pas, je n’ai pas voulu savoir, j’ai eu peur de savoir. J’ai préféré l’étranger, le lointain, le dissemblable.


Et je dis : « comme c’est beau ici », oui, ça l’est, mais je n’éprouve plus cette beauté, je la vois […], distinctement, hors de mon corps et mon cœur, tout entier pris par ce qu’il faut que je lui laisse, c’est-à-dire tout ce que je suis devenue malgré et grâce à elle.

…

Le deuxième volet est celui qui m’a le plus plu : c’est une ode romanesque à la psychogénéalogie que cette enquête par dévoilements de la mémoire inconsciente, héritée. L’autrice a enfanté sa mère, fait d’elle une mère dans la durée quand son frère et sa sœur sont morts en bas âge, emportés par la même maladie que leur père. Elle porte les fantômes de cette fratrie sur ses épaules, angelots pervers qui insinuent leurs reproches de mort à la vivante ; elle les porte dans une gestation sans fin qu’elle refuse d’incarner et pour ce faire, refuse de manger. Elle est une fille, une femme le ventre vide. Anorexie, absence de descendance : doucement, violemment organiser sa propre disparition, ainsi que celle de ceux qui la hantent.

Elle ne veut pas chercher le pourquoi de l’absence d’enfant, mais éclaire la place, crée ce faisant un vide, un manque, qu’elle s’emploie à combler fugacement en explorant diverses occurrences du sentiment maternel en dehors de la maternité — vis-à-vis des prisonniers auprès desquels elle travaille, mais aussi d’une petite fille en passant, d’un joueur de belote basque… (Cette transmission que l’on trouve dans d’autres cadres que celui de la maternité m’a fait repenser à ce que, bizarrement, je me suis reconvertie comme prof de danse à l’âge où mes amies font des enfants. Si consciemment, je l’ai fait malgré le public d’enfants, inconsciemment il n’est pas impossible que ça ait joué, une manière de me confronter à ce que je fuyais — sans en prendre pour perpét’.)


Je suis fille d’une femme qui a perdu deux enfants avant de peiner à me donner la vie.
[…] Dans cet emboîtement macabre de poupées gigognes, à peine nées que mortes, être la dernière, la plus petite, suivie d’aucune après, pour que cela se termine enfin.


« Je fais l’enfant. » Ce n’est pas que je régresse, c’est le petit, la petite, qui déborde de moi et qui m’agit. […] C’est l’enfant non fait, non advenu.

Je ne peux pas avoir des enfants, j’en suis encore une.
(Faute de frappe qui ne cesse de revenir dans la recopie des extraits : enfnats, comme un NA, niet, non aux enfants.)


Il y a ce qu’on me dit au bout de très longtemps d’amitié et de silence. Je n’aime pas mes enfants. Je regrette de les avoir eus.
Ce sont des secrets de pierre tombale.


Comme toutes les filles je me suis mise devant un miroir, avec un coussin sous ma robe, de profil, pour voir.

Nope, not all filles.


N’avoir pas d’enfant renvoie aussi à une virginité, quelque chose qui protège du vivant mortel. Il ne mourra pas mon enfant, il n’est pas né, je reste vierge. L’absolu du déni et son absurdité.

Là, oui. Je me rappelle de Melendili mi-choquée mi-ébaudie quand j’avais résumé l’affaire par : donner naissance à un être qui va mourir.


Plus tard, je revendiquais mon refus de la maternité sous le couvert que j’aurais été une mauvaise mère […] Puis j’ai dit que je n’aurais jamais pu supporter une grossesse, quelque chose qui pousse en moi, quelle horreur ! (mais je n’avouais rien de l’anorexie, probablement plus active dans l' »horreur » d’être pleine). […] J’ai dit ensuite qu’étant moi-même très folle, il ne fallait pas que j’enfante. […]

En réalité, j’étais seule comme les pierres avec quelque chose qui ne s’énonçait pas. […] une peur permanente d’être percée à jour […] dans mon insignifiance de fille remplaçante […]

« Parfois, tu penses comme une anorexique », m’a déjà dit le boyfriend qui en compte une parmi ses ex. Et sans jamais en avoir souffert (tout au plus ai-je expérimenté une légère forme d’orthorexie), j’ai l’impression de comprendre sans comprendre ce qui se trame dans cette violence retournée contre soi, la volonté de contrôle qui n’a pas grand-chose à voir avec les apparences.


Oui, je peux imaginer une petite fille, Anna, bien sûr Anna, mienne, qui voudrait une mappemonde pour son anniversaire. J’aurais un vif plaisir à offrir cela, une mappemonde, à une petite fille qui a l’intelligence de la désirer.

Depuis que je l’ai récupérée et installée comme lampe de chevet, j’ai renoué avec l’aura d’émerveillement que la mappemonde provoquait en moi enfant, qui m’avait poussée à la demander en cadeau d’anniversaire, avant de la laisser prendre la poussière sur un coin du bureau. Éteinte, elle est décolorée ; certaines frontières ont dû bouger ; mais elle fait une merveilleuse veilleuse. Avant d’éteindre, le soir, j’attrape une dernière lueur du monde, un lieu, un nom ; hier, la mer de Tasmanie (j’aurais placé le diable tout ailleurs).


Ces détenus devenaient des enfants qu’il ne fallait pas que je prenne dans mes bras, qu’il ne fallait pas quitter des yeux au risque de les perdre, des enfants dont il ne fallait pas se prendre pour la mère, parce qu’il n’y aurait eu rien de plus terrible pour eux que cela, avoir à nouveau une mère. Ceux-là, du maternel, comme tous, nous tous, ils en ont besoin. Mais la mère, ils en ont peur.

[…] il était arrivé qu’une adoption me tombe dessus.
Et ils le voyaient bien eux aussi, les adoptés. C’est ce qui déchaînait leur violence et leur colère […], ils venaient d’être adoptés. Lorsque cela s’achevait, la colère et la brutalité apaisées, l’adoption était dissoute (pour eux, pas pour moi).


Non, je n’ai rien su « un jour ». J’ai, au fil du temps, créé mon histoire, donné une continuité aux faits et aux épreuves surmontées, constitué un récit […]


Je suis petite lorsque j’apprends la réalité. […] je pense les atrocités fatidiques de mon âge (bien fait que tu soies morte) […]. Je fais ordinairement, comme dans une autre famille. C’est-à-dire je déteste ma sœur et je veux l’amour exclusif de ma mère. Mais, là, il faut, comme ma sœur a disparu, que je prouve à ma mère que je suis mieux que ma sœur, plus morte qu’elle encore, qu’elle verse davantage de larmes pour moi.


Je recopie large ; il me semble qu’on bénéficierait tous collectivement à comprendre ce genre de chose, pour ne pas répondre « mange » à quelqu’un qui souffre :

Il y a eu ce désir de me faire morte pour être aimée, et puis celui d’être vivante pour que ma mère survive. […] Il fallait que je mange pour faire plaisir à ma mère. […] Il fallait que je ne mange pas, il fallait qu’il y ait du vide, il fallait que ce vide soit un désir, il fallait que la faim s’installe, il fallait que j’aie faim pour me sentir vivre, il fallait que je sois vide pour que je vive.

Elle ne voulait pas s’attacher à moi par tous les gestes de l’amour d’une mère à sa fille, car moi aussi j’étais mortelle, elle me soignait médicalement, c’est-à-dire là où elle avait déjà échoué.

Elle ne voulait pas que j’aie une sexualité, c’était la chose la plus interdite, c’est comme cela qu’on attrape les enfants mortels […]. Le plaisir est mortel.
Il fallait que je me fasse prendre par le désir des hommes pour que ce qui, en moi, était mort inéluctablement soit repoussé. Il fallait que je jouisse du désir des hommes pour moi […] eux qui désiraient  pour eux et pour moi, pour me faire moi objet de désir, pour m’éviter à moi de désirer.


Les racines blanches lui dévoraient la tête et moi je devenais une jeune femme désirable. Comme si une chose entraînait l’autre.


Cette bascule insensible du grand âge qui fait des enfants les parents de leurs parents, si troublante pour chacun, l’était un peu moins pour moi, habituée à l’anarchie généalogique.

(Bascule que j’ai découverte avec Annie Ernaux dans Je ne suis pas sortie de ma nuit.)

Elle basculait lentement vers l’origine.
J’ai été la mère de ma mère aux tout derniers temps, et donc la mère d’une enfant au bord de la mort, selon la malédiction initiale.

…

Le troisième volet prend acte et médite sur la vie d’une femme sans enfant, la vie d’une femme, la vie qui s’écoule, s’est écoulée, se rapproche de la fin sans cesser d’être vie — vie et vieillesse, corps qui persiste : s’annonçait en 2008 son livre de 2024, Tout ce qui nous était à venir.


Je me suis acheminée avec beaucoup de douceur vers cela, l’état d’une femme sans enfants, j’ai glissé, je ne peux pas prétendre découvrir mon téta, je peux le réaliser, dans la secousse de l’effort mental. cela s’est fait, oui, avec la patience qu’être requiert, comme tout ce qui s’accomplit avec notre corps.


Je me suis demandée si j’allais m’y retrouver, dans ce récit, cette absence d’enfant ; très peu. Et tant mieux, je suis ravie de ne pas traîner d’histoire traumatique. Il y a autant de manières et de raisons de ne pas avoir d’enfants que d’en avoir. L’autrice n’a pas eu d’enfant ; j’ai le désir de ne pas en avoir : nous sommes à des places très différentes, dans le temps reproductif comme dans la psyché. Ne pas avoir d’enfant n’est pas pour moi un manque, une absence de, c’est autre chose, une autre vie qui me convient davantage, pleine en elle-même. Mais ceci, oui ceci peut-être a éveillé un écho :

Rester fille pour que ma mère ait toujours une fille. Comme si, moi-même devenue mère, j’aurais cessé d’être sa fille. J’aurais cessé d’être exclusivement sa fille. Il fallait quelque chose d’exclusif dans cette histoire.


À propos des règles :

Le sang a coulé tellement brun que j’ai cru que c’était de la merde. Ramenée à mon état incontinent de nourrisson alors que je me croyais déjà éclore dans la féminité.

Similaire pour moi, la croyance de l’éclosion féminine en moins. Juste le dégoût, la colère d’être débordée par mon propre corps. Pour quelque chose dont je ne veux pas de surcroît, si inutile pour moi.


Après avoir écrit sur une cousine adoptée, fille biologique d’une femme tonte à la Libération :

Il ne s’agit pas d’un pamphlet féministe. Je parle d’une condition, la mienne, femme, et d’une histoire, la mienne, celle de ma famille, de ces femmes qui ont cessé de vouloir donner au monde des enfants, exténuées d’Histoire.


Après avoir écrit à propos d’une image érotique :

Demeure le vide de l’image, quelque chose qu’il faut remplir tout le temps, comme les coloriages d’enfant […]. Le vide de l’image, celui probablement des origines, là où justement on ne peut pas être, exclu par la nécessité même de l’intimité et de l’absence de soi, précisément parce que nous y sommes indésirables et exclus.

On verra tout, sauf le désir. Il manque toujours quelque chose dans la sexualité, c’est ce dont on jouit. On jouit par défaut, déficit, défaillance, absence. On revient, on recommence, on cherche à reconstituer, ça échappe, on jouit.
C’est avec cela qu’on fait les enfants aussi.

Est-ce qu’on rejoue la scène du crime dans l’acte sexuel ? Est-ce qu’on veut refaire en mieux, tenter de créer un être qui nous dépasse, échouer mieux ? Est-ce qu’on peut avoir envie de se détourner de ça, parfois, pour ne pas se confronter — ni à un échec (à faire mieux) ni à une éventuelle réussite qui entérinerait notre imperfection voire notre médiocrité (faire mieux, pire) ? Est-ce qu’on peut ne plus vouloir jouir de ou dans la perte, le défaut, que ce qui pousse à caresser indéfiniment pourrait aussi nous retenir d’acter quoi que ce soit ? Surtout, rien de définitif. Surtout, rien qui puisse mourir, changer, échapper. Il faut du fini. Il ne faut pas que ça finisse.


Je me vois de loin. J’ai une certaine tendresse pour cette jeune femme, perpétuellement amoureuse, détraquée d’amour. Une tendresse, oui.

Je plaisais donc pour des histoires de millimètres, presque rien. […]

Je m’aime pour moi-même et ce n’est pas rien. C’est pourtant un amour impossible, comme tous ceux d’alors. Non pas du fait d’un excès d’exigence, mais d’un défaut de temporalité.
L’amour d’une autre que soit qui grandit aurait été peut-être plus manœuvrable, plus concordant.


[Son corps] Un empilement des présents, toujours actifs et irreprésentables, puisque je ne vois, de mes âges, que le dernier. Il y a donc, dans mon corps, quelque chose de juste (tous les présents, vivants et vrais) et de faux (une image ne rendant compte que de la dernière étape).

Voilà exprimée beaucoup plus clairement que je n’aurais su le faire cette injustice / inexactitude que je ressens toujours quand on accole à une notice biographique ou un hommage une unique photo, toujours la même, toujours tronquée, comme si Rimbaud ne pouvait avoir que 17 ans et Einstein 72 ans. C’est pire au féminin : une photo jeune me donne l’impression qu’on cantonne l’artiste à la période où elle a été désirable aux yeux de la société ; une photo âgée, qu’on lui refuse la force de l’âge. Marguerite Duras, par exemple : il me faut et la narratrice et l’autrice de L’Amant. La juxtaposition des âges comme approximation d’un être.

Les belles personnes

Chloé Cruchaudet, c’est l’autrice de Céleste, magnifique BD en deux tomes sur la servante de Proust. Dans Les Belles personnes, un album antérieur, j’ai retrouvé ses couleurs délicates et ses silhouettes déliées incroyablement expressives… et j’ai fini par comprendre pourquoi : elles dansent. Tout le temps. Marcher, s’affairer pour préparer à manger, ramasser les poubelles, voler : tout mouvement est danse chez cette Mary Poppins de la bande-dessinée.

Madame Neuville, prof de philo en arabesque

Marigold et Rose

Marigold et Rose sont jumelles. Marigold admire sa sœur d’être si sociable, de savoir si bien y faire avec les gens ; Rose envie sa sœur d’être l’intellectuelle du duo. Car Marigold écrit un livre. Peu importe qu’elle ne sache pas lire. Pas même parler. Peu importe qu’elle soit un bébé.

Marigold lisait encore. Bien sûr, elle ne lisait pas ; aucune des deux jumelles ne savait lire ; c’étaient des bébés. Pourtant, on a une vie intérieure, pensait Rose.

Marigold écrivait un livre. Qu’elle ne sache pas lire était un obstacle. Cependant, le livre se formait dans sa tête. Les mots viendraient par la suite.

Marigold et Rose — un récit est-il précisé par l’éditeur français qui souligne ainsi l’originalité de ce texte dans la production littéraire de la poétesse Louise Glück. Un drôle de récit, effectivement ; contrairement au burlesque, l’héroï-comique est un registre auquel on est peu habitué. Cela désarçonne sur la longueur, d’autant que l’humour n’empêche pas (permet même ?) l’accès à certaines « vérités » (justesses ?) de l’existence qui en perdent leur grandiloquence, transmuée en poésie. (D’où que la postface bien sérieuse arrive comme un caillou sur la soupe.)

…

Marigold avait compris dès son très jeune âge (vraiment très, très jeune âge) qu’il était nécessaire d’être assez disciplinée pour rester à l’intérieur des bords avant de pouvoir commencer le prestigieux travail de dessiner en dehors.

Je la comprends si bien, pensait Rose. Et puis, un peu tristement, bien mieux qu’elle ne me comprend.

…

À cette période Rose apprenait à parler. Marigold apprenait à observer. C’était une excellente observatrice.

Que peut-elle bien regarder, s’interrogeait souvent Rose. Elle semblait voir des choses que Rose ne pouvait pas voir, et même une Rose que Rose ne pouvait voir.

L’Usage de la photo

Annie Ernaux et son amant de l’époque, Marc Marie, se sont mis à photographier leurs vêtements et chaussures au matin, après l’amour, sans rien bouger, comme s’il s’agissait d’une scène de crime — sur laquelle ils reviennent par l’écriture dans L’Usage de la photo, dépliant l’un pour l’autre d’abord, pour nous ensuite, ce qui forme pour eux un journal de leur histoire.

Il faut passer le laborieux des descriptions pour arriver aux souvenirs, de plus en plus éloignés de l’acte (presque toujours éludé) jusqu’à évoquer une période tout entière. Cela commence à devenir intéressant lorsque l’arrière-plan se devine, se complète, le désir et l’amour émergeant depuis la mort omniprésente : menace du cancer d’A., décès de la mère de M. (qui rencontre A. juste après une rupture).

Chacun a écrit de son côté. Je n’arrive pas à savoir si, à la juxtaposition, le plus frappant réside dans l’écart des souvenirs auxquels ils sont entraînés par association d’idées ou, au contraire, dans leur similitude ponctuelle — les conversations qui ont eu lieu en ces lieux et ces temps infusent forcément un terreau commun, mais le choix d’une même comparaison est parfois troublante.

La plupart des extraits dont j’ai eu envie de garder trace sont d’Annie Ernaux. On retrouve des pointes de doute et de jalousie dont elle faisait part dans d’autres de ses livres, et cela m’a frappée comme ce doute d’être aimée (et le besoin de se raccrocher aux photos comme preuves d’amour ou tout du moins de désir) contraste avec l’absence de doute de son amant. Lui au contraire doit faire un effort conscient pour ne pas céder à la tentation de régner en maître, faire taire son orgueil mâle et se rappeler qu’il n’est sans doute pas le seul ou pas le premier à utiliser ce barbecue délaissé depuis le départ de l’ex-mari ou à « désacraliser » le « sanctuaire d’écriture » de celle qu’il désire en y actant son désir, fesses nues sur le bureau.

…

Les extraits suivants sont de Marc Marie.

Se découvrir au réveil, sans habits ou sans maquillage, l’haleine chargée, du riz au coin des yeux, ne pardonne pas : soit l’on se rue sous la douche avec en ligne de mire la promesse de rentrer chez soi, soit l’on reste pour le petit déjeuner.

Venir à Bruxelles avec A., c’était aussi recréer ma ville d’adoption, et donner à mon enfance le pouvoir de s’éteindre.

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Les extraits suivants sont d’Annie Ernaux.

La chambre d’hôtel, avec sa double fugacité, celle du lieu et celle du temps, est pour moi l’endroit qui donne le plus à ressentir la douleur de l’amour. En même temps, j’ai toujours eu l’impression que faire l’amour à l’hôtel ne porte pas à conséquence, parce que, d’une certaine façon, on n’y est personne.


J’étais délivrée de toutes les obligations, de celle d’écrire même, juste vivre cette histoire avec M. Gaspiller le temps. Les grandes vacances de la vie. Les grandes vacances du cancer.
[…] J’en avais fini avec l’amour-propre des autres. J’étais inatteignable.


Une nuit, au début de notre relation, nous étions étendus côte à côte, sans pouvoir dormir. Il a dit de la femme qu’il avait quittée : « Crois-tu qu’elle me soit devenue indifférentes ? » […] la douleur causée par M. était pire à ce moment-là que de ne pas savoir encore si j’étais perdue ou non.

Noooon, tu crois ?


Tout homme avec qui j’ai eu une histoire me semble avoir été le moyen d’une révélation, différente à chaque fois. La difficulté que j’ai à me passer d’un homme vient moins d’une nécessité purement sexuelle que d’un désir de savoir.


Maintenant, j’ai l’impression qu’à force de trier et rassembler dans des cartons, aux côtés de M., les choses qui appartenaient à sa mère […] sans l’avoir jamais rencontrée je l’ai tout de même connue. Et que, phénomène plus troublant, elle aussi m’a connue.

Cela m’a fait bizarre, moi aussi, de ne pas pouvoir rencontrer les parents de celui que j’aime, mais de mettre les pieds chez eux, dans leurs meubles attendant d’être déménagés ou débarrassés.


Constamment, nous avons envie de « nous prendre » l’un l’autre […]. C’est comme une perte qui s’accélère. La multiplication des photos, destinée à la conjurer, donne au contraire le sentiment de la creuser.

(Avant, j’aurais certainement écrit tout cela à l’imparfait, le temps purifié des choses finies, ou prétendues telles.)

L’été qui, par le mot même qui le désigne dans la langue française, se vit toujours comme déjà fini. L’été ne peut qu’avoir été.

(pwd)

Aucune photo ne rend la durée. […] La chanson est le sentiment heureux du temps, la photo son tragique.

L’écriture est suspension pour moi de toutes les sensations autres que celles qu’elle fait naître, qu’elle travaille.

La douleur de la scène invisible. La douleur de la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là. Signification éperdue de la photo. Un trou par lequel on aperçoit la lumière fixe du temps, du néant. Toute photo est métaphysique.

[…] si sous une forme ou une autre, ne rôde pas sur l’écriture, même la plus acquiesçante à la beauté du monde, l’ombre du néant, il n’y a rien qui vaille vraiment à l’usage des vivants.


[…] « Je n’ai jamais eu de femme aussi féministe que toi. De loin. » […] D’un seul coup, c’était comme si on ne se connaissait pas. Au fond, je ne sais pas ce que c’est de ne pas être féministe, ni comment se comportent avec les hommes les femmes qu’ils ne songent pas à qualifier de féministes.

Déjà, dude, ce n’est pas le bon verbe.


A. tombe sur une photo de l’ex de M. Après le « triomphe » de la trouver laide, la colère contre soi de s’être pensée moins belle (j’aurais attendu la colère contre soi d’avoir jugé une autre femme, mais bon…) vient la tristesse :

Après, la tristesse m’a envahie. Il était pire pour moi que M. ait aimé cette femme aux traits ingrats, son amour pour elle ne m’en a paru que plus violent.


J’appartiens sans doute à la première génération des femmes qui connaissent davantage l’étonnement renouvelée des lits aléatoires que l’habitude du lit conjugal.


J’ai conservé aussi la perruque. En la voyant dernièrement au fond d’une commode, j’ai pensé que je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion de sentir aussi fort et, dans le même moment, que je suis mortelle et que je suis vivante.

Cela répond à la question de Marc Marie :

Peut-on être nostalgique d’un moment tout entier conditionné par l’éventualité de la mort ?


Bientôt nous allons échanger nos textes. J’ai peur de découvrir ce qu’il a écrit. J’ai peur de découvrir son altérité, cette dissemblance des points de vue que le désir et le quotidien partagé recouvrent, que l’écriture dévoilera d’un coup.


[…] double fascination que j’ai toujours eue : à l’égard de la photo et des traces matérielles de la présence. Fascination qui est plus que jamais pour moi celle du temps.