Strega

Strega était un roman de Johanne Lykke Holm. Étrange, très étrange. D’abord cela m’attirât quand je lus la première page :

Je me contemplai dans le miroir. j’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort.

La buée me rappela l’incipit de Chaos sur la toile. Je me fiai à l’édition, pensai : la même que Les Falaises. Je lus l’hôtel rouge perdu dans les montagnes, les présages maléfiques et muets, les neuf filles qui rentrèrent sous les ordres de trois gouvernantes sadiques comme dix petits nègres aux rangs déjà clairsemés. Cela sentait le suranné, le fantastique, les gothic novels, mais aussi les cigarettes et l’alcool.

Rapidement, je ne compris plus. Les filles venaient là gagner leur vie en travaillant comme employées. Leurs parents avaient dû vendre quelque chose pour les envoyer dans les montagnes, apprendre tout ce qu’une femme au foyer devrait savoir, éduquer leurs mains. Les jours passaient, aucun client ne venait. Rien ne collait. Je ne comprenais pas. Je comprenais chaque phrase en elle-même, brève comme un éclat de réalité, dure, incontestable. Mais rien ne collait. Je pensai : tout est juxtaposé. L’irréel, le fantastique s’immisça là, entre les phrases simples comme le jardin d’herbes. L’odeur eut bon dos : tout ce qui ne pouvait se dire se mit à sentir, l’encens, la moisissure, la naphtaline, la peur.

Je refermai le livre, failli ne plus le rouvrir. Je le rouvris. Ceci arriva plusieurs fois. Les chapitres étaient courts, je continuai, lus de plus en plus vite pour m’étourdir. Tout suintait l’étrangeté, la normalité. Dans le pressentiment permanent, il ne se passait rien. Puis il se passa quelque chose, un meurtre : une disparition pour qu’encore rien ne se passe. Une substitution acta un crime qui avait toujours déjà eu lieu : le cadavre d’une poupée devenue femme, une femme devenue poupée, devenue chiffon.

Les mains continuèrent leur travail, les visages s’abîmèrent encore, le traumatisme s’incorporât à la docilité. Il y eut encore les montagnes, la lune chaque nuit, les cheveux d’encre sur les oreillers, des cigarettes, des nonnes pas loin, des rêves étranges, des choses tangibles qui se mangent, du pain, du lait, des objets qui brillent, des odeurs vénéneuses, la couleur rouge partout, plus tenace que le sang. Il y eut encore huit filles sur les neuf. Elles s’appuyèrent les unes sur les autres. Des lèvres, des doigts, des cheveux se touchèrent. Elles attendirent leur meurtrier dans l’enceinte néfaste de l’hôtel. Aucun client ne venait. Aucun meurtrier. Elles arpentèrent la forêt, passèrent des nuits à ne pas dormir, virent des souvenirs qui ne leur appartenaient pas derrière et devant leurs paupières, tinrent des cérémonies funèbres.

Il n’y eut plus de sens, les symboles sursaturèrent l’atmosphère, se démagnétisèrent en quincaillerie brillante égarée sur les lits, dans la fontaine, les phrases. Un jour, le sortilège du huis clos prit fin. Il n’y eut pas de corps. Il n’y eut pas de sens. Plus tard, la bibliothécaire mettrait en terre sur l’étagère un cercueil vide avec, à la place du corps, quelques pâtisseries en forme de croissant de lune et une bouteille d’une liqueur jaune.

J’interrogeai le titre, appris un nouveau mot d’italien : sorcière. Des images de liqueur jaune apparurent dans la mosaïque d’images du navigateur. La couverture du roman les remplaça lorsque je tapai : Strega roman. Mes mains feuilletèrent le livre, renoncèrent, recopièrent docilement.

…

Le dimanche, jour de repos, nous lisions pour contrôler le temps qui s’étirait comme un vaste champ.


Le principe de non-contradiction ne s’étendait plus au texte ; il avait été restreint à la seule phrase. Aucun lecteur ne venait enjamber l’ambivalence.

Elles nous voulaient du mal et elles nous voulaient du bien. Personne n’est jamais qu’une seule chose.

C’était une belle aube, mais autour de nous tout devenait laid. Le ciel laid et sa lumière laide.

J’ai entendu dire qu’un homme est venu à l’hôtel. Il apportait des articles de nettoyage qu’il voulait vendre. Il était beau ou laid. Personne n’avait vu un homme depuis longtemps, alors personne ne pouvait savoir.


La litanie des prénoms, qui avait parcouru les visages en début d’ouvrage, revint en son milieu, juste avant la disparition :

Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrape le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demande de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je vis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendius Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demandé de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut lui embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident.


Nous arpentâmes les couloirs dans nos robes noires. Nous ressemblions à un cortège funèbre. Nous ressemblions à une cellule politique en route vers le peloton d’exécution. Des demoiselles d’honneur en route vers l’autel.


Le meurtrier surgit tout au long de la vie sous différents visages. Durant mon enfance, il vivait, comme un menace, dans le visage du buraliste. […] Lorsque j’ai eu treize ans, le meurtrier a emménagé dans un nouveau visage. […] Je fermais les yeux et le meurtrier apparaissait devant moi. Il s’avérait que son visage était celui de tous les hommes. Dans ses traits, chacun d’eau existait.


C’est une discipline qui pénètre dans le chair et qui y reste jusqu’à ce que tout soit discipline. On est une poupée que quelqu’un démonte et répare. […]
Il est important que vous compreniez une chose. Les cérémonies sont cela. Les cérémonies consistent à démonter quelque chose et à le réparer. 

Je n’aurai su dire ce que le roman, avec ses formules rituelles, avait bien pu réparer. Aucune narratrice ne venait prononcer des mots comme féminisme, sororité.

Cela faisait mal, mais je ne criais pas. J’avais toujours voulu être une femme de bonne tenue. Être vêtue, nourrie, battue.

…

Je me rendis compte avoir tout oublié de la concordance des temps. Le passé simple était devenu compliqué. Pas fastoche le pastiche. Je massai mes yeux et mes mains préparèrent le dîner.

69 poétesses

Il m’a fallu recopier le titre de cette anthologie de poésie pour soudain apprécier le nombre de poétesses comme clin d’œil éditorial : Érotiques, 69 poétesses de notre temps. J’ai retrouvé quelques autrices que j’avais déjà lues et appréciées : Suzanne Rault-Balet (un peu) ; Hollie McNish, découverte via son improbable recueil Je voudrais seulement que tu fasses quelque chose de toi ; Sophie Martin, dont une amie elle aussi paléographe de formation m’avait offert le très chouette Classés sans suite (pas contre une suite, d’ailleurs — à ces écrits sinon aux histoires d’amour ratées relatées) ; et Coline Pierré, dont j’ai adoré l’Éloge des fins heureuses. En tombant sur son poème inédit, je me suis rappelée l’avoir lu sur Instagram… c’était elle, c’était lui qui m’avait incitée à mettre le recueil de poésie dans ma liste d’envies disponible à la médiathèque.

[…] je veux qu’on tourne des films brûlants
où personne ne couche avec personne
qu’on regarde une heure trente durant
le va-et-vient obsédant
des mains qui hésitent à s’attraper
[…] je voudrais qu’on se branle sur la
•••••••••••••••••••••t  e  n  d  r  e  s  s  e
[…] vas-y prends-moi sur-le-champ
•••••••••••••••••••••dans tes bras
[…] caresse-moi encore
•••••••••••••••••••••l’avant-bras
[…] écarte grand tes
•••••••••••••••.     doigts
•••••••••••••••••••••.   que je glisse les miens
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••entre tes
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••phalanges
que j’enfonce bien profond
•••••••••••••••••••••mon nez dans
••••••••••• ••••••••••••••••••••ton cou
[…] oh oui viens là que je t’enlace
mon amour
viens là qu’on ne se baise pas

Viens là, Coline Pierré

Voilà, c’est ça qu’on veut : pas tant le sexe que le désir.

…

Érotiques ne l’est pas toujours, érotique, si l’on entend par là ce qui suscite le désir. Ce dernier est sondé comme un visage aimé dont on se demande s’il est aussi toujours aimant, le désir dévisagé dans ce qu’il comporte d’équivoque, de doutes, douleur, chagrin, révolte. Les sections sous lesquelles les poèmes sont rassemblés le disent assez : il y aura des orgasmes mais aussi des tabous, la sexualité évoquée dans ses aspects les plus divers depuis la masturbation jusqu’à l’enfantement. Bref, ces écrits de femmes ne sont pas un décalque de leur homologues masculins prêts à fantasmer une sensualité chaude, douce et excitante. On y trouve finalement assez peu de corps d’hommes, pas de blason qui objectifierait sous couvert de louer. C’est une sensualité, une sexualité à la première personne (ce qui n’empêche pas qu’elle puisse être adressée). L’érotisme y est, dixit Ariane Lefauconnier qui a établi et préfacé le recueil, « une force qui nous aide à sentir les pulsations du réel. Et à prendre place, charnellement, dans le monde. »

Évidemment, la sensualité des uns n’est pas celle des autres. Il y a des poèmes que j’ai survolé, les oubliant à mesure que je les lisais (les envolées lyriques où l’on fusionne avec la nature, pas trop mon kiff), et d’autres qui se sont incarnés, m’ont donné envie d’en conserver un bout, un ou deux vers ou parfois plus, de les caresser à nouveau du bout du clavier en les recopiant. J’ai imaginé aboucher ces vers volés pour créer un nouveau poème polymorphe (et fantasmé un système d’infobulles où l’on lirait à chaque fois de quel poème est extrait chaque vers), mais la flemme a remplacé la flamme et à une lettre près, voici de simples extraits (sans […] avant et après pour alléger).

…

fines ondulations
derrière un bateau lent

en mémoire dans la peau
l’amour fait hier soir

« Présents inattendus », Zeina Azzam


Une clé qui hésitait dans une serrure
Une chambre qui tremblait
Visible par l’entrebâillement de la porte
Quatre étoiles aux quatre coins du ciel

« Carrefour », Roja Chamankar


le corps de la jeune fille a finalement dit oui
à la fin de l’enfance,

« Énergie érotique », Chase Twitchell


Les vieilles filles
Assises devant leurs portes
Égrènent les prénoms
D’amants qu’elles n’ont pas eus.

[…] Tu me prends par la main
— Tu la tiens comme une amulette que tu aurais volée —

« Au pas d’un enfant dans une église », Aurélia Lassaque


Tous les corps que je touche
raides et froids
Les bouches que je goûte
insipides
[…] Je croise des âmes :
je ne les rencontre pas.

« Je me perds… », Louise Giovannangeli


Un passant comme les autres
si je n’avais pas senti ton indécision
devant la rivière frontalière.

« Le passant », Silvia Eugenia Catsillero


je n’ai rien à vous dire
voulez-vous m’aimer ?

je n’ai rien à vous dire
et si on se faisait plaisir ?

« Chuchotements », Kettly Mars


et je regardais vos lèvres qui articulaient nos baisers à venir

« Vous », Samantha Barendson

C’est autre chose que l’expression « suspendu à ses lèvres »…


On rentre de soirée
On crée un corps-chimère avec :
les seins de F
les fesses de C
les cuisses d’A
et on lui fait l’amour
à deux

« Nuptial », Florentine Rey


Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise.

Sonnet XVIII, Louise Labbé


Traverse les algues arme-toi de coraux hulule gémis
Émerge avec le rameau d’olivier pleure fouissant des tendresses occultes

« Petites leçons d’érotisme », Gioconda Belli

C’est fouissant des tendresses occultes qui a réveillé un écho intime, mais j’admire aussi le décorsetage grammatical, la juxtaposition gentiment délirante du langage vas-y hulule gémis sans virgule


oui ces choses dites
rien qu’avec des mots, tu te rends compte
faisaient ruisseler nos cuisses ou nos joues

et on dissimulait le trouble
derrière des lunettes noires ou des regards vitreux

« Choses dites », Nancy Huston


Grandis en moi
j’en ai besoin.

Inonde-moi avec vigueur
et écoute-moi gémir
en annonçant ma nouvelle naissance.

« Jouis de moi maintenant que je suis tienne », Ana Maria Rodas


je n’entends que nos souffles
dans le sac et ressac
tandis que le ciel enroule des
spirales de nuages anthracite
un vortex qui nous relie
à tout ce que nous connaissons
et à tout ce qui existe sans nous

à présent je couvre votre corps du mien
pour le protéger du froid votre corps
[…]

l’espace-temps s’est rétracté
sur la plage 74
et maintenant il explose
c’est un orgasme
de l’univers tout entier

« Tectonique de la plage n° 74 », Fanny Chiarello


Quand une caresse est trop de plaisir pour la peau
Et qu’il faut
Que ça finisse ou crier.

[…] Et je regarde ton sexe et il est doux comme une oreille d’âne.
Et je respire avec ton sexe assoiffée comme pardon une vieille dame qui ne veut plus que de l’eau sans dents.
Et je tiens ton sexe comme dans la rue deux hommes se voient et se serrent la main. […]

« Entoure-moi… », Milène Tournier

Et la palme des comparaisons les plus (im)pertinentes-improbables revient à…


nue viens te glisser
sois l’aube ouvre-toi
sur mes doigts

« Zaatar », Safia Karampali Farhat


Par instants
Tu laisses ton visage se faire mordre
Par mon regard

J’en avale les plissures
Offertes à la rage
Du coït

[…]

L’éclosion de nos paupières au matin

[…]

Nous jouons à la balle
Avec nos orgasmes ronds
Entrecoupés de rires d’enfants
Réconciliation entre deux âges

« Au bord du bord », Laura Lutard

La tendresse de cette réconciliation des âges… <3


sucebaise oh cette adorable bite
[…] mon DIEU l’adoration que c’est de baiser !

« Baiser avec amour, Phase I », Lenore Kandel

Le lyrisme végétal me barbe, mais le lyrisme cash, ça passe (et ce verbe-valise, cœur sur la traductrice). 


oui oui oui, oh mais oui plus bas

« instruments », Douce Dibondo

J’ai lu oui oui oui, oh oui mais plus bas et l’ironie au sein de l’exaltation me plait si bien que je conserve mon erreur de lecture. 


J’ai des envies de sexes durs comme du verre. […] Du cri arraché au plaisir comme celui de l’oiseau soudain désencagé.

« Mensonge », Michèle Voltaire Marcelin


Comme elle se voyait chasseresse
Sous ses airs de vestale
Et effrayait sans qu’ils le comprennent
Ceux qui pensaient la comprendre

« Six décennies », Ananda Devi

My kind of girl…


Tantôt amante folle de désir, tantôt en quête de sagesse pure

« Stupéfaction », Ayecha Afghân


L’année dernière je m’abstenais
cette année je dévore

sans culpabilité
ce qui est aussi un art

« Circé », Margaret Atwood


évidez en mon corps cet organe qui ne m’appartient pas
si j’avais pu le faire glisser telle la mue d’un serpent
vers le crime de ne pas être mère
ce n’est pas la patrie que l’on divise mais le corps des femmes

« À présent ne me parlez pas des hommes », Müesser Yeniay


je m’enracine en toi
chaque pouce de terre gagné
me relie à toi

lichen à son roc
liane à son tronc
langue à son palais

[…] tempo s’agapo
tu frissonnes en moi
tu m’accueilles en toi
mon cri ricoche aux parois de tes gorges

je ne t’ai pas approchée une fois
sans que
puis le geyser

« Comme une évidence », Murielle Szac

Voilà une anacoluthe qu’elle est belle. 


Tu me portes et m’allonges
sur le drap mou de l’eau
En dessous
là où nos hanches se touchent
la lumière trace une résille d’or tremblante
qui nous emprisonne dans les mailles du temps

« Écume », Laure Anders


silencieuse comme l’étude
comme une bibliothèque comme la mort

[…] impatiente comme une prière
[…] frénétique comme un colibri

« cinquante nuances de branlette », Hollie McNish


Cette lune dans le ciel
ne serait-elle pas
mon ovule fécondé ?

Ven nocturne sec et froid.
Mon fœtus
bouge violemment.

Trois haïkus, Minako Tsuji


pendant que tu m’embrassais, m’embrassais, tes lèvres chaudes et gonflées
comme celles d’un adolescent, ton sexe gros et sec,
tout en toi si tendre, flottant au-dessus de moi,
au-dessus du nid des sutures, au-dessus des
fissures et des déchirures, avec la patience de qui
a trouvé un animal blessé dans les bois
et reste à ses côtés, qui ne le quitte pas
avant qu’il soit rétabli, avant qu’il puisse fuir à nouveau.

« Jeune mère », Sharon Olds


Je ne les recopie pas car ils les faudrait dans leur intégralité, mais je me les note :  « Une jambe pas rasée de Luba Yakymtchouk» et « Que n’ai-je un pénis ! » d’Erica Jong.

…

J’aime qu’il y ait tant de noms que je ne connaisse pas parmi ceux que je relève. Parcourant les notices biographiques en fin d’ouvrage, je me suis étonnée-rassurée de la diversité des parcours, de toutes ces femmes de tous âges que je ne connais pas, qu’on ne connait pas, peu, et qui écrivent quand même, au milieu ou en marge d’autres activités. (Une vieille anxiété s’est signalée aussi d’un petit serrement sur soi quand j’ai croisé dans les dates ma date de naissance, et d’autres aussi ultérieures.)

Nullipare

Nullipare commence par un terme médical, vétérinaire presque et se déroule en trois parties qui interrogent « l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir ».

…

Jane Sautière interprète le terme en poète : nullipare… de nulle part. La filiation renvoie aux origines, explorées dans un premier volet sous l’angle géographique… même si l’on sent déjà poindre l’héritage affectif, avec ce pays dont elle perd la langue en perdant sa nourrice et « son pays » qu’elle découvre tardivement comme un lieu étranger.

Nulle part. Le lieu, une autre déclinaison des origines.


Parfois, la nuit, une sensation de disparition me réveille, c’est un lieu qui m’appelle. Je me sens perdue, désorientée ou plutôt troublée par une absence, quelque chose manque. Dans l’ombre, je cherche à retrouver la position d’un lit, la place d’une armoire, la sensation de l’espace autour de la dormeuse que j’étais, petite ou grande […]. Lors de ces réveils, ce qui manque c’est moi, le lieu ne fait jamais défaut.

Désorientée. Je me souviens de réveils comme ça, enfant. Le week-end dernier, c’est le boyfriend, en plein dans des questions de déménagement, qui l’a éprouvé chez moi (contrairement à lui, je fais la chasse aux lumières).


Faire du même avec soi, je ne saurais pas, je n’ai pas voulu savoir, j’ai eu peur de savoir. J’ai préféré l’étranger, le lointain, le dissemblable.


Et je dis : « comme c’est beau ici », oui, ça l’est, mais je n’éprouve plus cette beauté, je la vois […], distinctement, hors de mon corps et mon cœur, tout entier pris par ce qu’il faut que je lui laisse, c’est-à-dire tout ce que je suis devenue malgré et grâce à elle.

…

Le deuxième volet est celui qui m’a le plus plu : c’est une ode romanesque à la psychogénéalogie que cette enquête par dévoilements de la mémoire inconsciente, héritée. L’autrice a enfanté sa mère, fait d’elle une mère dans la durée quand son frère et sa sœur sont morts en bas âge, emportés par la même maladie que leur père. Elle porte les fantômes de cette fratrie sur ses épaules, angelots pervers qui insinuent leurs reproches de mort à la vivante ; elle les porte dans une gestation sans fin qu’elle refuse d’incarner et pour ce faire, refuse de manger. Elle est une fille, une femme le ventre vide. Anorexie, absence de descendance : doucement, violemment organiser sa propre disparition, ainsi que celle de ceux qui la hantent.

Elle ne veut pas chercher le pourquoi de l’absence d’enfant, mais éclaire la place, crée ce faisant un vide, un manque, qu’elle s’emploie à combler fugacement en explorant diverses occurrences du sentiment maternel en dehors de la maternité — vis-à-vis des prisonniers auprès desquels elle travaille, mais aussi d’une petite fille en passant, d’un joueur de belote basque… (Cette transmission que l’on trouve dans d’autres cadres que celui de la maternité m’a fait repenser à ce que, bizarrement, je me suis reconvertie comme prof de danse à l’âge où mes amies font des enfants. Si consciemment, je l’ai fait malgré le public d’enfants, inconsciemment il n’est pas impossible que ça ait joué, une manière de me confronter à ce que je fuyais — sans en prendre pour perpét’.)


Je suis fille d’une femme qui a perdu deux enfants avant de peiner à me donner la vie.
[…] Dans cet emboîtement macabre de poupées gigognes, à peine nées que mortes, être la dernière, la plus petite, suivie d’aucune après, pour que cela se termine enfin.


« Je fais l’enfant. » Ce n’est pas que je régresse, c’est le petit, la petite, qui déborde de moi et qui m’agit. […] C’est l’enfant non fait, non advenu.

Je ne peux pas avoir des enfants, j’en suis encore une.
(Faute de frappe qui ne cesse de revenir dans la recopie des extraits : enfnats, comme un NA, niet, non aux enfants.)


Il y a ce qu’on me dit au bout de très longtemps d’amitié et de silence. Je n’aime pas mes enfants. Je regrette de les avoir eus.
Ce sont des secrets de pierre tombale.


Comme toutes les filles je me suis mise devant un miroir, avec un coussin sous ma robe, de profil, pour voir.

Nope, not all filles.


N’avoir pas d’enfant renvoie aussi à une virginité, quelque chose qui protège du vivant mortel. Il ne mourra pas mon enfant, il n’est pas né, je reste vierge. L’absolu du déni et son absurdité.

Là, oui. Je me rappelle de Melendili mi-choquée mi-ébaudie quand j’avais résumé l’affaire par : donner naissance à un être qui va mourir.


Plus tard, je revendiquais mon refus de la maternité sous le couvert que j’aurais été une mauvaise mère […] Puis j’ai dit que je n’aurais jamais pu supporter une grossesse, quelque chose qui pousse en moi, quelle horreur ! (mais je n’avouais rien de l’anorexie, probablement plus active dans l' »horreur » d’être pleine). […] J’ai dit ensuite qu’étant moi-même très folle, il ne fallait pas que j’enfante. […]

En réalité, j’étais seule comme les pierres avec quelque chose qui ne s’énonçait pas. […] une peur permanente d’être percée à jour […] dans mon insignifiance de fille remplaçante […]

« Parfois, tu penses comme une anorexique », m’a déjà dit le boyfriend qui en compte une parmi ses ex. Et sans jamais en avoir souffert (tout au plus ai-je expérimenté une légère forme d’orthorexie), j’ai l’impression de comprendre sans comprendre ce qui se trame dans cette violence retournée contre soi, la volonté de contrôle qui n’a pas grand-chose à voir avec les apparences.


Oui, je peux imaginer une petite fille, Anna, bien sûr Anna, mienne, qui voudrait une mappemonde pour son anniversaire. J’aurais un vif plaisir à offrir cela, une mappemonde, à une petite fille qui a l’intelligence de la désirer.

Depuis que je l’ai récupérée et installée comme lampe de chevet, j’ai renoué avec l’aura d’émerveillement que la mappemonde provoquait en moi enfant, qui m’avait poussée à la demander en cadeau d’anniversaire, avant de la laisser prendre la poussière sur un coin du bureau. Éteinte, elle est décolorée ; certaines frontières ont dû bouger ; mais elle fait une merveilleuse veilleuse. Avant d’éteindre, le soir, j’attrape une dernière lueur du monde, un lieu, un nom ; hier, la mer de Tasmanie (j’aurais placé le diable tout ailleurs).


Ces détenus devenaient des enfants qu’il ne fallait pas que je prenne dans mes bras, qu’il ne fallait pas quitter des yeux au risque de les perdre, des enfants dont il ne fallait pas se prendre pour la mère, parce qu’il n’y aurait eu rien de plus terrible pour eux que cela, avoir à nouveau une mère. Ceux-là, du maternel, comme tous, nous tous, ils en ont besoin. Mais la mère, ils en ont peur.

[…] il était arrivé qu’une adoption me tombe dessus.
Et ils le voyaient bien eux aussi, les adoptés. C’est ce qui déchaînait leur violence et leur colère […], ils venaient d’être adoptés. Lorsque cela s’achevait, la colère et la brutalité apaisées, l’adoption était dissoute (pour eux, pas pour moi).


Non, je n’ai rien su « un jour ». J’ai, au fil du temps, créé mon histoire, donné une continuité aux faits et aux épreuves surmontées, constitué un récit […]


Je suis petite lorsque j’apprends la réalité. […] je pense les atrocités fatidiques de mon âge (bien fait que tu soies morte) […]. Je fais ordinairement, comme dans une autre famille. C’est-à-dire je déteste ma sœur et je veux l’amour exclusif de ma mère. Mais, là, il faut, comme ma sœur a disparu, que je prouve à ma mère que je suis mieux que ma sœur, plus morte qu’elle encore, qu’elle verse davantage de larmes pour moi.


Je recopie large ; il me semble qu’on bénéficierait tous collectivement à comprendre ce genre de chose, pour ne pas répondre « mange » à quelqu’un qui souffre :

Il y a eu ce désir de me faire morte pour être aimée, et puis celui d’être vivante pour que ma mère survive. […] Il fallait que je mange pour faire plaisir à ma mère. […] Il fallait que je ne mange pas, il fallait qu’il y ait du vide, il fallait que ce vide soit un désir, il fallait que la faim s’installe, il fallait que j’aie faim pour me sentir vivre, il fallait que je sois vide pour que je vive.

Elle ne voulait pas s’attacher à moi par tous les gestes de l’amour d’une mère à sa fille, car moi aussi j’étais mortelle, elle me soignait médicalement, c’est-à-dire là où elle avait déjà échoué.

Elle ne voulait pas que j’aie une sexualité, c’était la chose la plus interdite, c’est comme cela qu’on attrape les enfants mortels […]. Le plaisir est mortel.
Il fallait que je me fasse prendre par le désir des hommes pour que ce qui, en moi, était mort inéluctablement soit repoussé. Il fallait que je jouisse du désir des hommes pour moi […] eux qui désiraient  pour eux et pour moi, pour me faire moi objet de désir, pour m’éviter à moi de désirer.


Les racines blanches lui dévoraient la tête et moi je devenais une jeune femme désirable. Comme si une chose entraînait l’autre.


Cette bascule insensible du grand âge qui fait des enfants les parents de leurs parents, si troublante pour chacun, l’était un peu moins pour moi, habituée à l’anarchie généalogique.

(Bascule que j’ai découverte avec Annie Ernaux dans Je ne suis pas sortie de ma nuit.)

Elle basculait lentement vers l’origine.
J’ai été la mère de ma mère aux tout derniers temps, et donc la mère d’une enfant au bord de la mort, selon la malédiction initiale.

…

Le troisième volet prend acte et médite sur la vie d’une femme sans enfant, la vie d’une femme, la vie qui s’écoule, s’est écoulée, se rapproche de la fin sans cesser d’être vie — vie et vieillesse, corps qui persiste : s’annonçait en 2008 son livre de 2024, Tout ce qui nous était à venir.


Je me suis acheminée avec beaucoup de douceur vers cela, l’état d’une femme sans enfants, j’ai glissé, je ne peux pas prétendre découvrir mon téta, je peux le réaliser, dans la secousse de l’effort mental. cela s’est fait, oui, avec la patience qu’être requiert, comme tout ce qui s’accomplit avec notre corps.


Je me suis demandée si j’allais m’y retrouver, dans ce récit, cette absence d’enfant ; très peu. Et tant mieux, je suis ravie de ne pas traîner d’histoire traumatique. Il y a autant de manières et de raisons de ne pas avoir d’enfants que d’en avoir. L’autrice n’a pas eu d’enfant ; j’ai le désir de ne pas en avoir : nous sommes à des places très différentes, dans le temps reproductif comme dans la psyché. Ne pas avoir d’enfant n’est pas pour moi un manque, une absence de, c’est autre chose, une autre vie qui me convient davantage, pleine en elle-même. Mais ceci, oui ceci peut-être a éveillé un écho :

Rester fille pour que ma mère ait toujours une fille. Comme si, moi-même devenue mère, j’aurais cessé d’être sa fille. J’aurais cessé d’être exclusivement sa fille. Il fallait quelque chose d’exclusif dans cette histoire.


À propos des règles :

Le sang a coulé tellement brun que j’ai cru que c’était de la merde. Ramenée à mon état incontinent de nourrisson alors que je me croyais déjà éclore dans la féminité.

Similaire pour moi, la croyance de l’éclosion féminine en moins. Juste le dégoût, la colère d’être débordée par mon propre corps. Pour quelque chose dont je ne veux pas de surcroît, si inutile pour moi.


Après avoir écrit sur une cousine adoptée, fille biologique d’une femme tonte à la Libération :

Il ne s’agit pas d’un pamphlet féministe. Je parle d’une condition, la mienne, femme, et d’une histoire, la mienne, celle de ma famille, de ces femmes qui ont cessé de vouloir donner au monde des enfants, exténuées d’Histoire.


Après avoir écrit à propos d’une image érotique :

Demeure le vide de l’image, quelque chose qu’il faut remplir tout le temps, comme les coloriages d’enfant […]. Le vide de l’image, celui probablement des origines, là où justement on ne peut pas être, exclu par la nécessité même de l’intimité et de l’absence de soi, précisément parce que nous y sommes indésirables et exclus.

On verra tout, sauf le désir. Il manque toujours quelque chose dans la sexualité, c’est ce dont on jouit. On jouit par défaut, déficit, défaillance, absence. On revient, on recommence, on cherche à reconstituer, ça échappe, on jouit.
C’est avec cela qu’on fait les enfants aussi.

Est-ce qu’on rejoue la scène du crime dans l’acte sexuel ? Est-ce qu’on veut refaire en mieux, tenter de créer un être qui nous dépasse, échouer mieux ? Est-ce qu’on peut avoir envie de se détourner de ça, parfois, pour ne pas se confronter — ni à un échec (à faire mieux) ni à une éventuelle réussite qui entérinerait notre imperfection voire notre médiocrité (faire mieux, pire) ? Est-ce qu’on peut ne plus vouloir jouir de ou dans la perte, le défaut, que ce qui pousse à caresser indéfiniment pourrait aussi nous retenir d’acter quoi que ce soit ? Surtout, rien de définitif. Surtout, rien qui puisse mourir, changer, échapper. Il faut du fini. Il ne faut pas que ça finisse.


Je me vois de loin. J’ai une certaine tendresse pour cette jeune femme, perpétuellement amoureuse, détraquée d’amour. Une tendresse, oui.

Je plaisais donc pour des histoires de millimètres, presque rien. […]

Je m’aime pour moi-même et ce n’est pas rien. C’est pourtant un amour impossible, comme tous ceux d’alors. Non pas du fait d’un excès d’exigence, mais d’un défaut de temporalité.
L’amour d’une autre que soit qui grandit aurait été peut-être plus manœuvrable, plus concordant.


[Son corps] Un empilement des présents, toujours actifs et irreprésentables, puisque je ne vois, de mes âges, que le dernier. Il y a donc, dans mon corps, quelque chose de juste (tous les présents, vivants et vrais) et de faux (une image ne rendant compte que de la dernière étape).

Voilà exprimée beaucoup plus clairement que je n’aurais su le faire cette injustice / inexactitude que je ressens toujours quand on accole à une notice biographique ou un hommage une unique photo, toujours la même, toujours tronquée, comme si Rimbaud ne pouvait avoir que 17 ans et Einstein 72 ans. C’est pire au féminin : une photo jeune me donne l’impression qu’on cantonne l’artiste à la période où elle a été désirable aux yeux de la société ; une photo âgée, qu’on lui refuse la force de l’âge. Marguerite Duras, par exemple : il me faut et la narratrice et l’autrice de L’Amant. La juxtaposition des âges comme approximation d’un être.

Les belles personnes

Chloé Cruchaudet, c’est l’autrice de Céleste, magnifique BD en deux tomes sur la servante de Proust. Dans Les Belles personnes, un album antérieur, j’ai retrouvé ses couleurs délicates et ses silhouettes déliées incroyablement expressives… et j’ai fini par comprendre pourquoi : elles dansent. Tout le temps. Marcher, s’affairer pour préparer à manger, ramasser les poubelles, voler : tout mouvement est danse chez cette Mary Poppins de la bande-dessinée.

Madame Neuville, prof de philo en arabesque

Marigold et Rose

Marigold et Rose sont jumelles. Marigold admire sa sœur d’être si sociable, de savoir si bien y faire avec les gens ; Rose envie sa sœur d’être l’intellectuelle du duo. Car Marigold écrit un livre. Peu importe qu’elle ne sache pas lire. Pas même parler. Peu importe qu’elle soit un bébé.

Marigold lisait encore. Bien sûr, elle ne lisait pas ; aucune des deux jumelles ne savait lire ; c’étaient des bébés. Pourtant, on a une vie intérieure, pensait Rose.

Marigold écrivait un livre. Qu’elle ne sache pas lire était un obstacle. Cependant, le livre se formait dans sa tête. Les mots viendraient par la suite.

Marigold et Rose — un récit est-il précisé par l’éditeur français qui souligne ainsi l’originalité de ce texte dans la production littéraire de la poétesse Louise Glück. Un drôle de récit, effectivement ; contrairement au burlesque, l’héroï-comique est un registre auquel on est peu habitué. Cela désarçonne sur la longueur, d’autant que l’humour n’empêche pas (permet même ?) l’accès à certaines « vérités » (justesses ?) de l’existence qui en perdent leur grandiloquence, transmuée en poésie. (D’où que la postface bien sérieuse arrive comme un caillou sur la soupe.)

…

Marigold avait compris dès son très jeune âge (vraiment très, très jeune âge) qu’il était nécessaire d’être assez disciplinée pour rester à l’intérieur des bords avant de pouvoir commencer le prestigieux travail de dessiner en dehors.

Je la comprends si bien, pensait Rose. Et puis, un peu tristement, bien mieux qu’elle ne me comprend.

…

À cette période Rose apprenait à parler. Marigold apprenait à observer. C’était une excellente observatrice.

Que peut-elle bien regarder, s’interrogeait souvent Rose. Elle semblait voir des choses que Rose ne pouvait pas voir, et même une Rose que Rose ne pouvait voir.