Journal de lecture : L’échec. Comment échouer mieux

Comment échouer mieux, c’est presque un how-to Shadock que nous promet le titre (beckettien, en réalité). J’imaginais un essai quelque part entre ceux Charles Pépin et Claire Marin. J’y crois pendant le premier chapitre : Claro déploie les possibles de la sémantique, l’imaginaire de la faille, de la rive où l’on échoue… Puis, ah, ça se transforme en essai sur la traduction ; ce n’est pas ce que j’attendais, mais pourquoi pas, c’est bien mené, de l’humour, j’achète — d’autant mieux que je n’ai rien déboursé. Quand, oh, un inventaire à la Prévert (à la Sei Shonagon, dixit Claro) de ce qu’est poétiquement l’échec puis des échecs personnels de l’auteur. Vous prendrez bien un récit éclaté en feuilleton, tant que nous y sommes, hé. On se fait balader comme ça, dans un essai-lasagnes de courts chapitres qui n’ont rien à voir avec la choucroute, mais qui font monter la sauce béchamel. On échoue de rive en rive en rime à rien : Oui-oui fait nod-nod, la traduction est abandonnée pour la littérature étrangère, Kafka, Pessoa, Cocteau et on revisite Vertigo au prisme de l’alcoolisme. Je crois avoir moi aussi échoué à bien lire ce livre, pas vraiment dans le mood pour un essai littéraire (le propos sert la littérature quand je m’attendais à ce que la littérature serve le propos). L’humour qui faisait mouche au début me l’a fait prendre à la fin, le prétexte virtuose de l’échec finissant par tourner à vide. Ça a failli me plaire — est-ce un échec ? donc une réussite ? ou un échec échoué ? Et mat, à la fin.

…

Faillir, c’est aussi bien faire et ne pas faire ; se planter et ne rien semer. Échouer, c’est aussi, notons-le, arriver, certes mal en point, mais arriver néanmoins, tant qu’à faire sur la plage abandonnée, coquilles et crustacés.

La traduction est la grande école de l’échec. […] Que penser en effet de cet amour immodéré pour un texte qui pousse l’amant à supprimer intégralement chaque mot du texte adoré ?
[…] Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain de mie anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne.

Ce passage-ci m’a fait penser à Guillaume Vissac (et la suite, où Claro parle d’écrire avec la gomme) :

Une question qu’on pose souvent à l’écrivain, une question faussement ingénue : que voulez-vous dire quand vous dites… Ce à quoi il pourrait répondre : je ne veux rien dire parce que je ne dis rien. Je ne suis pas dans le dire. Je contre-dis, systématiquement, tout ce qui transite par ma tête, mon corps, ma pensée, car je sais, ou du moins je subodore, quelles sont ces choses qui aimeraient être dites. Elles sont là, elles attendent, fossilisées dans la langue qui et à ma disposition, dûment faisandées par la société qui chercher à les fourguer. Si je les dis, si je les exprime telles quelles, elles resteront lettres mortes. Je dois en former de nouvelles, déformer les anciennes et ne rien laisser passer qui soit passible d’évidence.

Le monde nous a tellement gavés de phrases toutes faites, de descriptions de descriptions, de mots d’ordre, de conseils, de certitudes, il nous a tellement roulés dans la farine des truismes que, pour une fois, nous sommes secrètement heureux de nous casser les dents sur du sens. Enfin le langage, telle cette chose en nous qui jamais ne se livre tout à fait, nous résiste, comme l’Autre nous résiste. […] Enfin, des choses obscures s’efforcent de nous faire signe, par de l’obscurité, et non par une fausse clarté.

Journal de lecture : L’Odeur des pierres mouillées

L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière. J’ai ouvert cet étroit recueil gris dans l’allée de la médiathèque, et suis tombée là-dessus :

Elles refusent de se battre contre ce dont elles veulent se débarrasser.

Oh ? Mais comment alors ?
Juste avant :

Elles disent que combattre quelque chose c’est faire de cette chose un centre.
Qu’alors, d’abord, la combattre devient une habitude.
Puis que cette habitude mute en besoin. Elles disent que si combattre une chose devient un besoin alors on finit par avoir besoin de cette chose, par en faire, pratiquement, une raison d’être au monde.

J’ai lu encore un peu en amont et en aval, d’autres choses hétérodoxes, et des pierres et de la forêt ont surgi des clit, bites, butch, trans. Je me suis sentie étrangère à ce monde, j’ai reposé l’essai poétique sur le présentoir. Ce n’était pas pour moi.

Mais ça a continué à me trotter en tête, de loin en loin, et la fois suivante, j’ai pris le recueil, l’ai ajouté à mon butin. Et ce n’était pas pour moi, c’est vrai, pas tout. La dernière pièce « Amour municipal », où Lila et Léo s’asticotent dans une joute sex-textuelle, m’a complètement échappée — il me manque tout une culture dans laquelle je ne baigne pas, quasi la moitié des références et théories LGBTQIA, dont je n’ai que le versant mainstream.

Les premiers poèmes, en revanche, m’ont plongée dans un monde étrange, comme est étrange le sien propre qu’on voit depuis l’autre côté du miroir, de la rivière. On n’est pas tous doués pour ouvrir les yeux sous l’eau, on n’a pas forcément envie, ça fait peur, ça pique et ça déforme. Léa Rivière, elle, est dans son élément et nous y entraîne. C’est comme ça qu’elle lutte, avec des “Armes molles” (titre du premier poème), maniées par des “lesbiennes géologiques” sous la forme d’une litanie. Elles disent… et alors, le militantisme poétique.

Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations.

Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus, supposées interagir vaguement dans un second temps : des chevaliers « dans la nature », des colons dans la jungle, des soldats dans la panade.

Les pierres, la forêt, la rivière, le lichen… toute la nature poétique est reprise comme environnement dans une approche éthologique, qui coupe toute idéologie à la racine pour la replanter — écologie poétique qui réunit le fait social et le fait naturel, sans avoir à rien déconstruire, sans laisser de ruines derrière soi, rien que de mortes animistes, avec une histoire à raconter.

Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière.

Elles appellent ça une métonymie géologique.

[…]

Elles disent qu’une rivière n’est ni juste de l’eau,
ni juste des rochers, ni juste des arbres, des poissons,
des insectes, des oiseaux, mais toujours seulement
une composition de toutes ces choses et d’autres corps
encore, un flot de relations qui se forment,
se déforment, s’informent.

[…]

Elles disent qu’elles ne peuvent pas parler de l’eau sans pleurer et que pleurer c’est ce qu’elles peuvent dire de mieux de l’eau.

Elles disent qu’une personne qui écoute est un monde et que le monde est une personne qui écoute.

…

Dans la forêt, il n’y a qu’un être qui devient, c’est en société qu’il faut louvoyer entre des pôles sédimentés — d’où ce “Je ne suis pas trans dans la forêt”.

TRANS c’est le nom de la distance qui me sépare d’un ensemble de fictions situées qui ont échoué à traiter mon cas.

C’est le nom de l’écart entre moi et ce qu’il aurait été plus simple que je sois, franchement ce qui aurait arrangé tout le monde.
C’est le nom de la fosse plus ou moins sceptique
installé entre moi et ce qu’on a commencé à me
demander d’être quelques mois avant ma naissance.

TRANS c’est le nom de ce que tu vois de moi tant que t’as pas appris à me voir moi.

Dans ce dernier cas, on peut remplacer trans par femme ou homme ou français ou étudiant ou tout autre étiquette générique, ça marche aussi. Toujours me reste cette perplexité : j’ai parfois l’impression que les personnes non-binaires croient plus fort que les autres en l’identité, comme en un point unique qui nous définirait et qu’il faudrait fuir (il y a d’ailleurs quelque chose en ce sens dans la dernière partie, sous le prisme des traditions nécessaires à leur réinvention). Je les vois poser les identités côte à côte, comme des cercles qui cernent et qu’ils s’emploient joyeusement à contourner, alors que j’ai toujours imaginé ça comme des cercles qui s’empilent et se croisent, dans une définition toujours à recommencer, un jeu d’anneaux à lancer. Lisant Léa et Kim et qui j’entends, je me dis : non, toujours pas ; mais aussi : ah d’accord. Je suis toujours à côté de la plaque tectonique LGBT+, mais j’ai l’impression d’échouer de mieux en mieux. …

“L’odeur des pierres mouillées”

to feel seen 
[…] Est-ce que je
deviens ce qu’on
voit de moi ?

Elle me colle un regard ou un
pronom en coin,
et mon genre a déjà changé.

[devenir ce que l’autre voit de nous] Honnêtement, ça a l’air épuisant à l’échelle cellulaire.

…

Découverte de nouvelles ligatures non-binaires. Cela me semble une formidable aire de jeu typographique.

Journal de lecture : Hêtre pourpre

La couverture ovidienne sur l’étal du Furet du Nord, quelque chose de singulier dérangeant-fascinant dès les premiers paragraphes : j’avais mentalement noté que Hêtre pourpre, à lire, peut-être. Comme la médiathèque fait bien les choses, j’ai retrouvé le roman sur l’étagère des nouveautés quelques mois plus tard.

Dérangeant, fascinant, singulier, il l’est ce Hêtre pourpre, en V.O. Blutbuch… hêtre pourpre donc, et littéralement livre de sang. Sang-sève, arbre du jardin et généalogique… plus qu’une métaphore, l’arbre planté dans le jardin par son arrière-grand-père est une obsession pour le narrateur-narratrice — disons tout de suite Kim, pour écarter la lourdeur non-binaire (more on that latter). Il étend ses ramifications à tout le roman, quitte à faire sauter les fondations du genre — romanesque ou sexuel, pourquoi choisir.

Qu’est-ce que t’as trafiqué ? T’as du jardin plein les mains.

Rapidement, on ne sait plus trop ce qu’on lit, tout se mêle et se lie et délie en ronces ardentes : en quelques pages, on navigue entre une enquête botanique érudite, où l’on croise des universitaires aux allégeances politiques douteuses, une scène de sodomie lyrico-trash, le tricotage d’un pull rose bonbon pour la grand-mère de Kim (la juxtaposition pornographie-famille engendre un malaise récurrent) et des biographies faussement maladroites des femmes-sorcières de la famille, rédigées en scred par la mère de Kim, qui aurait bien aimé faire des études mais qui, à la place, a eu un fils. Les transitions à la truelle sont à l’image des relations de cette famille où l’on s’aime et se traumatise de mère en fille-fils, chacun faisant de son mieux et se blessant à qui mieux mieux.

Grand-mer, si j’ai commencé à écrire, c’était pour trouver une formule magique, pour donner une blessure à la douleur qui n’en a pas, pour donner une voix au passé qui ne passe pas.

Croyez-le ou non, ce bazar finit par faire essence (de hêtre pourpre), on retombe sur ses racines et le roman comes full spiral (titre de la dernière partie), décalé de ses origines et en plein dedans. On y est, même si le y est incertain : Berne, Tucini, origines, merde, secret, en plein dedans, dans le mil et une nuit…

…

Les relations familiales décrites sont terribles, même quand ça tient à rien, à un vide, surtout quand ça tient au vide, enfant mort, sœur disparue. Le récit n’avance pas, il tourne autour, creuse, revient à la charge, à la décharge sexuelle, baiser pour fuir, pénétrer le mystère de la procréation littéraire, rejouer les relations manquées, répétées, transmises.

Tout le roman est adressé à la grand-mère de Kim, qui ne lui laisse pas en caser une (en caser un, alors : un livre) :

Il était impossible d’avoir une vraie discussion avec toi : tu monologuais, et il fallait écouter. […] Ton débit était intarissable, un bruit blanc visant à éclipser tout ce qui t’importait vraiment. Ton débit déteste l’écrit, il est tout l’inverse de l’écrit : son flot vise à occulter l’essentiel. Ton débit incessant est un mutisme.

Un des premiers portraits de la grand-mère, c’est ce très bel extrait, sur « les mains de grand-mer » (ça me fait repenser à Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, on pourrait faire une anthologie de littérature manuelle) :

Elles attrapent des patates qu’elles épluchent avec avidité. Empoignent la petite cuillère à moka pour pelleter du sucre dans la tasse de café — oui, ce mouvement relève du coup de pelle. C’est un mouvement étranger à la petite cuillère, comme si grand-mer s’était directement inspirée de la récolte des patates pour pelleter des cristaux de sucre. La moitié des petits cristaux atterrit systématiquement sur la nappe à carreaux rouges et blancs. La petite cuillère à moka : un objet qui ne parle pas la même langue que ces mains. Les arabesques et fioritures ornent son manche avec un raffinement grotesque. Superflu. Devant un Disney où une Parisienne gantée, d’un geste sophistiqué (avec le pouce et l’index, l’auriculaire en l’air), plonge une petite cuillère à moka dans une tasse à thé, j’ai pris conscience de l’écart. De fossé entre grand-mer et le monde auquel j’aspirais. Grand-mer chopait la petite cuillère à moka de tout son poing. Ses articulations renflées par l’arthrite me rappelaient les ronces ensorcelées dans La Belle au bois dormant de Disney. Ces renflements noueux. Cent ans d’ankylose.

Écrire à sa grand-mère, sur sa grand-mère est aussi pour Kim le moyen de sauter par-dessus sa mère, de retarder le moment d’en parler… exactement comme la mère recule le moment d’établir la biographie de sa mère à elle en se découvrant une « rage d’écrire » l’arbre généalogique qui mène à elle et l’en détourne dans le même mouvement.

La mer crie que l’adolescent : « Non, justement, tu n’as aucune idée de ce que c’est, de qui c’est, grand-mer, parfois, elle est horrible, non, je ne pourrai pas aller à Berne tant qu’elle y sera, je ne pourrai pas aller à Berne sans être obligée d’aller la voir. C’est une araignée, elle est tapie là-bas, dans sa tanière, et elle tisse sa toile sur toute la ville. […] » Et l’adolescent comprend que l’enfance ne se termine jamais, même pour les adultes.

C’est qu’il y a des duretés dans l’enfance de Kim qui n’a manqué de rien, des duretés héritées. Sa mère, qu’il nomme toujours mer, gèle parfois de l’intérieur et alors ce n’est plus la mer, mais la sorcière de glace :

Elle a le regard qui fuit. Ses yeux sont tournés vers l’intérieur de son histoire.

Regarde comme c’est beau, dit l’enfant. Mer n’a pas de regard dans les yeux.

Il était une fois une femme. Sauf qu’elle ne voulait pas devenir femme. Elle voulait devenir quelqu’un. […] Et les yeux de mer ne voyaient pas l’enfant. Ils voyaient ce qui avait fait de la femme une femme. Alors que la femme voulait devenir quelqu’un.

Ce que la mère n’a pas eu et donné à l’enfant peut-il les réparer tous deux ? Kim le ressent, la revanche sur le passé n’est pas exempte de jalousie.

Cela me revient, avec la mauvaise conscience, la conscience qu’elle aurait aimé étudier et qu’elle ne l’a pas fait, qu’avec son travail mal payé, elle m’a pros de faire des études, et que c’est une des raisons pour lesquelles nous vison aujourd’hui dans deux mondes différents. Des années plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait une drôle de concurrence entre elle et moi. Je n’ai pas étudié pour mer, j’ai étudié à la place de mer.

Transfuge de classe… encore une place de qui n’a pas la sienne propre, et oscille entre deux. Mais les liens souterrains, toujours, la mer qui n’est jamais uniquement celle qu’on a connue, celle qu’on pensait :

La femme qui a passé des années à faire des recherches, potasser des livres d’histoire et éplucher des forums Internet pour planter un arbre généalogique en cachette, ce n’est pas la mer qui m’a élevæ, ni la femme dont je pensais être sortiə.

L’origine inquiète, on la recherche, la mère, jusque dans la recherche universitaire :

Et quand je regarde mes sources sur le hêtre pourpre, j’ai l’impression que tous ces auteurs (que des mecs of course) sont à la recherche d’une figure maternelle. Ils le veulent tous, ce hêtre pourpre mère, pour eux, pour leur nation. Comme si les mères manquaient cruellement.

Et si la grand-mère est un moyen de saute-moutonner la mère, que dire du père dans tout ça ? Dieu qu’il est superbement absent, presque jamais mentionné. Ce sera pour un autre livre. Ou un psy. D’homme dans cette famille de femmes, il n’y a que l’arrière-grand-père — et bien trash, l’arrière-grand-père, mais je ne vais pas spoiler, seulement vous induire en erreur d’un pas de côté :

[…] mais je crois qu’arrière-grand-per ait compté au nombre des nationalistes helvètes ou européens de mauvaise foi. Je me pose cette question, et je sais que je le fais dans le contexte historique qui est le mien et que ça ne rime à rien, qu’autrefois l’existence avait d’autres dimensions que j’ai du mal à comprendre, que l’existence était étroitement liée à notre lieu de naissance, bien plus que je ne peux l’imaginer aujourd’hui.

…

Faut pas avoir peur du viscéral et des détours, des délires aqueux et des déformations linguistiques. Plus gender-fluid que Kim, y’a pas à dire, c’est sa langue. Ses langues, même, parce qu’étant Suisse, l’enfant Kim parle suisse allemand et l’auteurice Kim écrit en allemand standard… sauf quand ille écrit en anglais ou à la place de sa mère. La « langue de mer », nous explique la traductrice Rose Labourie (dont le nom fait écho à la grand-mer Rosemarie) dans une passionnante introduction, est un mélange d’allemand standard, de suisse allemand et de dialecte bernois. Pour rendre cette langue inouïe, elle a pioché dans des dialectes de suisse francophone, mais aussi de Wallonie et du Québec (j’empoche pour ma part « à brûle-parpaing » et « et bien d’autres inouïseries »).

La dernière partie du roman est carrément en anglais, un anglais emprunté, qui n’est clairement pas une langue maternelle et que l’on choisit justement pour ça, pour sa neutralité, parce qu’elle permet de se réinventer. C’est pour Kim la langue de la distance. D’abord sous forme de jeux de mots :

je suis assez absinthe-minded

de commentaires ironiques, entre parenthèses :

[après la citation d’un vieil érudit méprisant envers la plèbe et les femmes] (sic (yes, so sick))

en note de bas de page :

[corps de texte] Jagging souligne que le hêtre pourpre suisse « surpasse considérablement en âge le prétendu hêtre mère de la forêt du Hainleite […] et existait en tous les cas depuis longtemps alors que ce dernier était encore dans les langes¹ ».

1 1. Jäggi, 1894. Seriously : « encore dans les langes ».

Puis la distance ironique devient mise à distance analytique et existentielle. Dans la dernières partie, l’anglais est la langue de l’émancipation, de la trahison, du secret qu’on ne pouvait pas avouer avoir deviné, qu’on continue de masquer dans son énonciation même, comme des parents qui recourent à l’anglais ou à des mots épelés pour communiquer sans se faire comprendre des enfants, la surprise pour l’A-N-N-I-V, t’as pensé au cotton candy ?

Quelques extraits en anglais dans le texte :

We had a lot of fun analyzing us and we even managed to push away the typical self-loathing of not doing something more meaningful with our privileges as 30-ish, well educated central Europeans. We defined our generation as the apolitical self-fulfillers between the boomer generation and gen Z […].

We were raised at the end of the 20th century, in the short period of the « end of history », with the belief (and expectation) that we could become everything. But the ned of history has ended, war and violence never really left, only left the self-image of « the West ». But still, I grew up in an apolitical time of hypercapilatist neoliberalism, and our goal was trying to make « it » as individuals. Ans in that goal, I am purely a child of my generation. And the is the place that I am writing you from, Grandma. The place that we have un common: to be common.

And while carrying these words I realized that maybe that’s the closest I will ever get to giving birth, and maybe that is good, because I know that I could never do what you have done, Meer and Grossmer, no, I could never raise a chord, I would go mad in the first few sleepless nights. And here is what I do instead:

I break the circle of children who kill their parents in order to be free, to become themselves. I don’t kill my parents. I am giving birth to my mothers.

…

Ce qui m’a le plus frappée au début de ma lecture, ce thème de non-binarité, au final s’est effacé à la lecture, dissolu dans la question du corps qu’on habite et de la place qu’on occupe. Oui, Kim se déguise enfant avec des vêtements de fille… qui appartenaient à la sœur disparue de sa grand-mère.  Oui, Kim essaye des corps comme des tenues, le corps de l’homme qui se pense viril jambes écartées, aka corps-qui-joue-au-foot, le corps-qui-rentre-du-travail, le corps-qui-voit-du-monde… des corps modelés par des rôles genrés, des attitudes en somme. Qui être quand on est l’homme de la maison en l’absence du père, mais qu’on occupe-usurpe aussi la place qui aurait du échoir à sa propre mère dans l’ascension sociale ? Quand on est descendant de gens qui eux-mêmes ont été les remplaçants d’autres, nés et morts ou morts-nés avant eux ? Qui être quand on ne reconnaît rien de propre en soi, seulement les traits et les traumas des uns et des autres ? Qui être quand tout vous affecte et traverse au point où il ne semble plus y avoir de frontière entre soi et l’extérieur ? Alors entre un genre et l’autre…

Il y a pour Kim, hanté par toutes les existences mutilées du passé, une impossibilité à prendre place dans cette famille. Une impossibilité à être, de manière ferme, ci ou ça. Qui ne lui laisse que la possibilité de devenir ou, sans amarre sûre, de disparaître. Et cette tendance à disparaître apparaît violemment au détour d’un paragraphe, l’anorexie comme par hasard tue (le parallèle m’était venu en tête bien avant, le lire a constitué une confirmation) :

[…] j’étais hospitalisé parce que j’avais arrêté de manger. Je crois, oui, c’est bien possible, que je voulais disparaître. Pas consciemment, ce n’était pas un choix délibéré, ça s’est fait comme ça. Je ne voulais pas mourir, je voulais seulement que ce corps prenne fin.

Contre ça, contre la violence de la haine de soi, ou de ce qui en soi n’est pas seulement soi (« L’envie d’extraire à la pince à épiler chacune de mes cellules une par une pour les dissoudre dans l’acide. »), reste à devenir, tout et son contraire — fluide. L’eau est omniprésente dans le roman, tout est aqueux et mouvant. Tout échappe et irrigue. Kim est une sensibilité poreuse, un corps perméable aux contours flous, qu’ille éprouve surtout dans la sexualité, quand on vient le cerner de l’extérieur.

La question de l’identité n’est jamais posée en termes identitaires, mais est travaillée de l’intérieur, ne serait-ce que par la difficulté à conserver une unité, un unique je :

[…] mais qui a écrit le script de ma scène de cul d’où parle cette infamie comment a-t-elle hacké l’accès à ma voix intérieure je ne veux pas de ce débit où est le bout de JE qui voit tout ça et ne s’y oppose pas […]

Quand on devient quelqu’un d’autre que celui qu’on aimerait et même qu’on pense être…

La grand-mère fait miroir à cette identité qui se cherche, cette fois par l’effacement, l’effacement de soi dans la démence. Kim l’y plonge de manière anticipée, la projetant dans une maison de retraite où elle n’est pas encore quand ille écrit :

Ici, on ne dit pas je, nous, vous, tu, on dit seulement ON. […] Tout le monde y perd son je en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Tu dois penser que je fais partie du personnel soignant. D’abord, tu ne me reconnais pas. Je ne te reconnais pas non plus. Tu es devenue toute douce. Tu parles au coussin comme à un petit chat.

Alors écriture inclusive, oui, mais surtout écriture inventive, bricolée, déformée, pour donner à entendre soi et les autres, ceux qu’on pourrait être, ceux qui nous entourent et nous précèdent, d’autres vies derrière la voix qui les ventriloque. Dans tout ce travail de langue, on peut compter sur la galoche discrète de la traductrice et des typographes, avec des ligatures que j’ai trouvées belles et fluides, rien avoir avec la butée des points médians :
æ
comme une boule de papier froissé à la fin d’un participe passé (é, ée), une certitude raturée , un entrelacs qu’on peut facilement sauter tout en l’ayant remarqué,
ə,
e inversé, à la fois e et son contraire, et autre chose encore d’être à al fois l’un et l’autre.

La langue n’est plus tordue ou défigurée ou que sais-je, elle est redevenue malléable, et c’est un drôle de hasard ou une belle enfilade qu’Hêtre Pourpre me soit tombé dans les mains juste après Les Furtifs et la langue si ludique-mais-pas-que de Damasio.

…

En l’absence d’un centre stable, il n’y a plus qu’à sans cesse se réécrire, je(u) palimpste, réécrire son histoire pour la faire sienne et y trouver, s’y ménager une place.

Which reminds me of […] how important it is to change one’s story, in order to own it.

Genre sexuel et romanesque entrent ainsi en écho. Dans le choix des prénoms et des accords, à l’échelle micro, mais aussi, à l’échelle macro, dans la narration elle-même, protéiforme comme sait le devenir le roman. L’autofiction malmène sa matière, défait-refait la concordance des temps du récit et de la narration, anticipe, rappelle, déplace, ment et avoue, trafique, ajuste, pour que le compte soit bon — et autre.

In all the different cultures where forms of writing were invented independently of each other, the earliest forms of scripture were always records of debts. […] That’s why I think that literature and guilt are indivisibly interconnected. But — I also believe the forms of writing which interest me have always been those that don’t want to be what the have to be. Texts that undermine their primary intention, projects that want to get free of the debts, writing that searches exit doors out of writing.

Alors oui, parfois le récit erre, menace de tourner en rond ou de se déliter, mais quand la narration se ressaisit, c’est la déflagration. Tout coule et explose en même temps, ça se déforme lisible, coule de ressource attendue en ressource inattendue, la langue est d’une vitalité folle d’avoir tourné sept fois dans une bouche à vide avide. J’aurais parfois aimé que tout soit de cette teneur, aussi puissant, quelle maestria alors, mais peut-être que parfaitement maîtrisé, le roman aurait cessé de se débattre et aurait été moins à l’image de ce qu’il contient ? Peut-être faut-il la rétention-stagnation du roman-lac, roman-barrage, pour qu’advienne le roman-chute, roman-cascade.

Journal de lecture : Le désir est un sport de combat

En allant chercher Nos puissantes amitiés, je suis tombée en tête de rayon sur Le désir est un sport de combat, dont la lecture s’est révélée beaucoup plus intéressante et nuancée que le titre ne le laissait supposer. Rébecca Lévy-Guillain laisse volontairement de côté les mécanismes corporels et les histoires personnelles dont se chargent habituellement la biologie et la psychologie. Partant du principe que les disparités de désir sexuel au sein des couples sont trop récurrentes pour s’expliquer seulement par des histoires singulières, elle part en quête des constructions sociales du désir (hétéro)sexuel.

Petites précisions :

  • L’autrice parle des classes populaire, moyenne et supérieure, en les réarrangeant en classe populaire, fraction économique des classes moyennes et supérieures et fraction culturelle des classes moyennes et supérieures : j’écrirai classes populaires, classe moy-sup-éco et classe moy-sup-cult.
  • Quand on parle de comportements attribués aux femmes ou aux hommes, il n’est pas question d’essentialiser, c’est toujours une construction sociale à laquelle certains individus échappent (heureusement).
I. La genèse du désir

Notre capacité à éprouver du désir dépend en partie de notre éducation au plaisir sensoriel (via le sport, la gourmandise…). Or le développement d’un « corps plaisir » peut être entravé par la fabrication d’un « corps contrôle », qui intériorise les pressions sociales, morales ou religieuses (injonctions à contrôler son apparence par la minceur ou une étiquette vestimentaire, notamment). Les normes sociales font que les garçons tendent à se constituer un corps plaisir et les filles, plutôt un corps contrôle, surtout si elles font partie des classes supérieures où on est plus guindé dans les apparences. Le corps contrôle peut aller jusqu’à être remplacé par un « corps anesthésié » chez les victimes d’abus sexuels ou de harcèlement lié à l’apparence physique.

Dans ma famille, on est mince par métabolisme et la gourmandise est très encouragée… mais j’ai eu un moment de pwd en lisant le témoignage d’une catho racontant comment elle s’était construite dans le contrôle avec la danse classique. J’ai repensé à mon ex qui m’avait vexée en remarquant que je ne connaisse pas mon corps, alors que je le connaissais très bien, merci : je parlais du corps contrôle musculo-squelettique et lui du corps plaisir organique.

II. La construction de l’imaginaire sexuel

Pour développer son imaginaire sexuel, on a besoin de côtoyer et de s’approprier des scénarios. L’exposition aux contenus érotiques diffère en fonction des connotations positives ou négatives associées à la sexualité, variables en fonction du genre et de la catégorie sociale : globalement, la sexualité est valorisée pour les mecs, mais suspecte chez les meufs, surtout si elles font partie des classes populaires et moy-sup-éco. Les catégories moy-sup-cult. ont accès à davantage de scénarios érotiques, notamment via la littérature (Nabokov, Choderlos de Laclos, Diderot, Sade, Apollinaire, etc., versus les romances pour les classes inférieures — après, j’ai le souvenir d’un ou deux bouquins de séries à l’eau de rose pour ado, qui avaient le mérite d’inclure quelques scènes explicites d’une manière adaptée à leur lectorat).

Last but not least, les scénarios sexuels doivent être couplés à des sensations physique d’excitation pour que l’éveil au désir fonctionne. (Typiquement, les scènes de sexe dans les films des années 1990, quand t’as les parents derrière toi, ça te provoque strictement rien à part de la gêne.) C’est souvent là que le bât blesse. Si on croise la constitution du corps plaisir et l’exposition aux scénarios, l’apprentissage du désir est lacunaire chez les femmes : celles des classes populaires ont un corps plaisir éveillé au désir mais un sentiment d’illégitimité voire de culpabilité face à la sexualité ; celles des classes moy-sup-cult. ont accès aux représentations du désir mais un corps verrouillé par le contrôle ; et celles des classes moy-sup-éco sont les plus mal loties avec potentiellement des barrières physiques et psychiques.

III. « Je me suis forcée »

Le désir semble tellement devoir aller de soi que son absence peut générer des questions identitaires (je passe, parce que j’ai déjà chroniqué La Révolution du No-Sex). MeToo a pas mal changé la donne dans l’idée qu’il ne va pas de soi d’avoir envie d’une relation sexuelle dans le cadre d’un couple. Bonne nouvelle, donc, les meufs se forcent de moins en moins (évitons ainsi de nous alarmer de la baisse de l’activité sexuelle chez les jeunes générations, c’est peut-être pour une très bonne raison).

Mauvaise nouvelle, en revanche, à laquelle je n’avais pas du tout songé : dorénavenant, les nanas qui ont des relations sexuelles sans désir se flagellent parce qu’elles se perçoivent comme faibles d’avoir cédé aux pressions du conjoint — surtout si elles sont de la nouvelle génération ou appartiennent aux classes moy-sup-cult. rodées aux grilles de lecture féministes. C’est la double peine : non seulement il y a peu de chance qu’elles aient pris du plaisir pendant l’acte (l’appétit ne vient pas toujours en mangeant), mais elles sont entraînées dans une spirale d’auto-dévaluation (dont on peut imaginer qu’elle les rend moins sûres d’elles et plus enclines à céder aux avances pour se sentir désirables et validées).

Au passage, l’autrice rappelle que le consentement et le désir sexuel sont deux choses distinctes. On peut parfaitement consentir à une relation sexuelle sans éprouver de désir, notamment pour faire plaisir au conjoint. Après, bon… m’est avis que l’argument est plus à destination des nanas qui se flagellent, que des gars qui ne voudraient pas se pencher sur la définition du viol conjugal.

IV. « Je ne suis pas ton colocataire »

Non seulement les femmes partent souvent avec un temps de retard sur les hommes dans la construction du désir, mais celui-ci imprègne tellement la socialibiliation des hommes qu’ils ont du mal à faire sans (ou avec moins).

Si on caricature, serrer des meufs est ce qui lie les hommes entre eux. Genre ils ne peuvent pas être potes tranquilles entre eux parce qu’ils s’apprécient, il faut qu’ils prouvent leur virilité pour être acceptés par leurs pairs. Du coup, s’ils ne font pas l’amour aussi souvent qu’ils imaginent devoir le faire, leur virilité et leur estime de soi s’effondre ; ils se sentent exclus. Vous trouvez que c’est exagéré ? À lire certains verbatims, c’est carrément en-dessous de la vérité (j’aurais recueilli un certain témoignage, j’aurais dû lutter pour conserver la neutralité de la posture sociologique et ne pas coller deux claques au gars).

Mais évidemment, il n’y a pas que ça. Les constructions sociales poussent les hommes à être fort, ne pas pleurer, ne pas montrer leurs émotions et autre bullshit qui imposent à leur compagne de se transformer en psy qui font que leur vie affective et émotionnelle est souvent plus pauvre que celle des femmes ; sauf éducation particulière ou travail personnel auprès d’un psy, ils n’ont souvent pas les outils pour articuler ce qu’ils ressentent. Du coup, le sexe est pour eux le lieu de création l’intimité — alors que pour les femmes, il en est un, souvent privilégié, mais pas le seul (dudes, vous n’imaginez pas la puissance d’une conversation-confidence ; vous devriez essayer). Pour beaucoup d’hommes, les relations sexuelles sont un moyen de lutter contre la solitude, et pour certains, c’est carrément un rempart contre la dépression.

Tout ceci permet de mieux comprendre le concept de misère sexuelle, je trouve, sans le balayer d’un revers de la main comme le font parfois certaines féministes lassées d’un prétendu dû sexuel (et on comprend la lassitude)  : ça recouvre souvent une misère affective, in fine. La souffrance peut être réelle, et pas seulement une blessure d’ego dans un univers masculin(iste ?).

V. Des femmes désirantes

Heureusement notre autrice n’a pas voulu laisser son lectorat hétérosexuel sur ces constats dépitant. Elle s’est penché sur les couples où les disparités de désir sont moindres et/ou moins mal voire bien vécues. Côté femmes, sont avantagées celles qui ont été éduquées pour jouir de la vie sans entrave. Quand ce n’est pas le cas et qu’il a fallu faire tout bien comme il faut en se contorsionnant dans les cases, tout n’est pas perdu pour autant… Cela passe alors par une prise de conscience de son droit à désirer (oui, tu t’es souvent fait passer en second, non, le plaisir n’est pas réservé aux hommes, ce n’est pas sale et ça ne fait pas de nous des salopes ou des pécheresses) et par un travail actif de réappopriation du champ sexuel : masturbation studieuse, apprentissage livresque ou vidéo, écoute de pOrno audio… tout est bon pour développer son imaginaire sexuel, la sensibilité de son corps, et ainsi passer d’objet à sujet sexuel. Comme cela demande pas mal de ressources sont favorisées les femmes des classes moyennes et supérieures, notamment de la fraction culturelle, plus enclines à aller chez le psy (« plus proches des savoirs thérapeutiques » on dit en langage élégant).

VI. Des hommes flexibles

Chez les hommes, les disparités de désir au sein du couple sont mieux vécues quand il y a eu un apprentissage émotionnel précoce et intime (big up aux familles qui apprennent aux petits garçons à exprimer leurs émotions & un grand merci aux parents du boyfriend) ou à défaut un gros travail de remise en question — par des copines, sœurs, amies qui ont la patience de la pédagogie ou, mieux, chez un psy (on ne dira jamais à quel point un mec qui a suivi une psychothérapie est un gros turn on). Plus on est capable d’exprimer ses émotions et de créer de l’intime par la parole ou le geste non sexuel, moins la frustration est prégnante. Encore une fois, sont plus avantagés les classes moy-sup-cult.

Évidemment, cela aide carrément d’évoluer dans un environnement où le prestige ne repose pas entièrement sur la sexualité mâle, que cela soit pour des raisons idéologique ou pratiques (quand on s’en sort bof sur le marché érotique). En somme, soit t’es woke, soit t’es CSP+ geek, soit — surprise ! — catho (le moindre désir de l’épouse peut être moins mal vécu que dans les autres milieux, car perçu comme naturel et faisant partie du package voulu par dieu — à défaut de se remettre en question, ils foutent la paix).

En conclusion, l’autrice rappelle que « la sexualité n’est pas une activité déconnectée des autres sphères de la vie » (l’intime est politique, bitches) et que « les scénarios culturels cristallisent les enjeux et conflits autour du désir » (ils reproduisent les normes et nous incitent à les perpétuer, quoi). Bref, le passage du désir est étroit, ménageons-le : mesdames, apprenons à jouir ; messieurs, apprenez à dire (vos émotions — et tant qu’à faire, dégagez ou éduquez vos potes virilistes). Et tous allons voter pour un peu moins d’inégalités sociales.

Journal de lecture : L’apiculture selon Samuel Beckett

Après avoir picoré de bout en bout Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? j’ai regardé ce qu’il y avait de Martin Page à la médiathèque et je suis tombée sur L’apiculture selon Samuel Beckett, au titre pour le moins intriguant, vous en conviendrez. Le livre est tout fin, ça m’allait bien, coincée que j’étais quelque part entre la 200ᵉ et 300ᵉ page de Hêtre pourpre ; j’ai pu le lire en contrebande.

Vous visualisez l’esprit de sérieux ? Eh bien, voilà, c’est tout le contraire : Martin Page a l’esprit de fantaisie. Le théâtre de l’absurde, il vous en fait un mini-roman loufoque pas piqué des hannetons. Voici, Mesdames et Messieurs, Samuel Beckett tel que vous ne l’avez jamais vu : l’homme en coulisse invente des archives falsifiées pour les universitaires, cuisine son chocolat chaud maison avec un peu de cannelle parfois, propose à Coluche de lui écrire des sketchs, fait lire au narrateur les lettres dans lesquelles un metteur en scène raconte le Godot qu’il monte dans une prison suédoise… et récolte le miel de ses ruches sur le toit de son immeuble parisien, d’où le titre. C’est clairement la lecture-interlude dont vous ne saviez pas que vous aviez besoin, ludique et faussement légère — comme seuls savent l’être les auteurs de littérature jeunesse ?

…

Fun fact de lecture. Le narrateur habite une chambre au dernier étage d’un immeuble parisien : ma cervelle l’a directement logé dans les décors du Pigeon. Rien ne se perd, rien ne se crée… j’ai la lecture zéro déchet.

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Tout en mangeant son sandwich (des tentacules dépassaient du pain comme si le poulpe essayait de s’échapper), Beckett s’est excusé de n’avoir pas pu veni au rendez-vous.

Beckett a insisté pour que nous prenions un goûter (« Quatre repas par jour sinon la journée est gâchée ») […].

Pas de doute, Martin Page est bien à l’initiative de Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? avec Coline Pierré.

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Petite séquence de kiff universitaire-littéraire :

[à propos des archives] Beckett pensait que cet appétit pour la cellulose était dénué de toute valeur scientifique. C’était un désir de possession, quelque chose qui avait plus à voir avec le fétichisme qu’avec la recherche universitaire.

« Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler. »
Je comprends son point de vue, mais comme anthropologue j’y vois un mécanisme de défense : je sais combien les gens acceptent mal qu’on leur dise à quel point leur vie, leurs origines déterminent ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

J’ai dit : « Alors vous êtes du côté de Proust contre Sainte-Beuve. »
« Je ne suis du côté de personne, a-t-il répondu. Il ne faut pas choisir. Proust s’est élevé contre Sainte-Beuve, il s’est affirmé ainsi, il s’est créé. C’est de la mauvaise foi bien sûr. […] »

…

Un passage loufoque sur l’addiction, qui m’a bien plu :

Sans un mot, il m’a accompagné dans le salon. Un paquet de cigarette était posé sur la table […]. Il l’a montré du doigt comme il m’aurait montré quelque chose d’à la fois attirant et dangereux. Il semblait prêt à succomber au vertige et à l’objet de son désir. Il m’a demandé si je pouvais lui rendre service en fumant le paquet. J’ai eu l’impression qu’il voulait que je tue un fauve.
[…] J’ai demandé à Beckett pourquoi il ne se contentait pas d’allumer les cigarettes et de les laisser brûler dans le cendrier comme je l’avais déjà vu faire. Il m’a regardé comme si j’étais un enfant attardé :
« De temps en temps, il faut vaincre le paquet complètement, dans les règles de l’art. Sinon, il revient vite. Il faut le mettre à mort. »

…

Plus politique et perspicace que la farce le laisserait croire :

Un peu plus tôt, il m’avait dit « ceux qu’on appelle des condamnés sont d’abord des pauvres, condamnés à la pauvreté, la prison, c’est une peine ajoutée à la peine ».

Il avait acheté ces ruches huit ans plus tôt, à un moment où il traversait une période dépressive. S’occuper d’autre chose que de ses écrits et de ses angoisses l’avait sorti de l’asthénie. L’apiculture était devenue une éthique.

Quand Beckett a rangé les tenues d’apiculteur dans le placard, j’ai aperçu des vêtements colorés et des chapeaux étranges. Il m’a expliqué qu’il aimait les costumes et les habits. Mais impossible de révéler cette passion quand il était encore un jeune auteur : on ne l’aurait pas pris au sérieux […]. Maintenant qu’on le considérait comme un grand artiste, il était trop tard. Il avait créé son personnage. Personne ne prendrait au sérieux sa fantaisie.

…

Il faut abandonner l’idée d’être compris et bien lu. Le malentendu est la règle. Si on peut vivre en partie grâce à ce malentendu, alors tant mieux.

Bienentendu.