Veiller sur elle, un roman jeunesse pour adultes ?

Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlie ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides — il faut l’être quand on vit perché au bord du vide —, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.

Veiller sur elle commence par la fin, le narrateur à l’orée de la mort dans un monastère. Déjà, j’ai un faible pour les huis-clos religieux ; mon passage préféré des Misérables est celui où Cosette se réfugie dans un couvent : dans mon souvenir; la fascination l’emporte de loin sur l’anticléricalisme de l’auteur. Et je ne sais pas si c’est le slogan des Folio junior de mon enfance qui m’a suivi (« Et si c’était par la fin que tout commençait ? ») ou l’Antigone adolescente d’Anouilh (« Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir […] ») mais connaître le dénouement aiguise davantage ma curiosité qu’un suspens fondé uniquement sur la rétention. La vraie question n’est pas : que va-t-il se passer ? mais : comment en est-on arrivé là ? Comment le môme de douze ans que se remémore le narrateur va devenir le sculpteur d’une Pietà cachée dans un monastère pour éviter les émois intempestifs qu’elle semble avoir déclenché ?

On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.

D’emblée, le destin est posé, la mort en est garante, on ira jusqu’au bout, jusqu’à ce que la suite improbable des événements qui se succèdent au cours d’une vie se mettent à faire sens. Parce que l’auteur m’offre cette garantie narrative, j’accepte de me faire bringuebaler dans les bouges de Rome et de Florence, dans la campagne italienne du début du siècle et les cercles fascistes de l’entre-deux guerres, dans des rebondissements tous plus rocambolesques les uns que les autres qui exigent une suspension de l’incrédulité au moins aussi souple que celles des voitures qui empruntent la route caillouteuse menant à Pietra d’Alba.

Pietra d’Alba, Pietra Viva : le nom de la ville, la description de ses lumières, a ravivé mon souvenir du roman de Léonor de Recondo. Le protagoniste de Veiller sur elle est d’ailleurs construit comme un décalque fictionnel de Michelangelo (Buonarroti) : Mimo, qui préfère se faire appeler par ce diminutif, porte le même prénom que le maître de la Renaissance, et sa Pietà sera à maintes reprises comparée à celle de la basilique Saint-Pierre. Mais j’ai peut-être davantage encore pensé à Io sono Michelangelo, ma première et à ce jour unique lecture en italien dans le texte : pour Michel-Ange, oui, mais surtout pour la dimension rocambolesque pas inhérente mais presque au roman jeunesse — qui la tolère en tous cas beaucoup mieux que la littérature générale. Melendili dira plus justement sans doute qu’on dirait presque un roman de capes et d’épées (de bures et de burins ?). Pendant toute ma lecture, j’ai pensé : un roman jeunesse pour adultes.

Je veux dire, déjà, le casting : un sculpteur de petite taille et de grand talent, de génie même, une mère aux yeux violets, une jeune lectrice hypermnésique qui en remontre à tous, un jeune homme qui s’habille d’uniformes dépareillés et dont le baragouinage n’est compréhensible que par son frère jumeau, une princesse serbe qui n’en est peut-être pas une… L’enfance pauvre et désolée de Mimo fait croire à un conte, cruel comme seul sait l’être un conte, tandis que son amie Viola apporte son lot d’échappées surnaturelles, au cimetière (Mimo la prend pour une revenante la première fois) et dans la forêt (elle se serait transformée en ourse pour échapper à un viol). Cette mythologie enfantine infuse avec force la suite de l’histoire, la fantasque et fantastique Viola perdurant dans le regard de Mimo même quand l’originale devient une âme mélancolique ou rebelle que sa famille aristocratique voudrait protéger d’elle-même, prononçant des mots comme « folle », « cinglée », « lithium ». À ce titre, Veiller sur elle est un Grand Meaulnes qui a réussi : la féerie initiale fait tout aussi forte impression, au point d’oblitérer un temps des réalités parallèles (qui sans elle auraient été difficile à vivre), mais elle n’est pas un rêve qui s’affadit dans le temps, vague fantasme débilitant ; au contraire, elle infuse, donne force et courage, un point d’ancrage pour mesurer et revenir de la dérive, même quand la dérive en question implique de prendre des commandes du régime fasciste.

La réalité n’est pas éludée, même pour les partisans d’une réalité tronquée qui réservent le terme à ses aspects les plus déprimants : pauvreté, abandon, mauvais traitements, humiliations, violence, tentative de viol, alcoolisme, compromis, électrochocs, collaboration, meurtres… Pourtant, l’espoir n’y est jamais abandonné, même quand les personnages sont en proie au désespoir. C’est un principe implicite de la littérature jeunesse (du noir, oui, mais pas de désespérance pour le lecteur)… et un levier d’empouvoirement revendiqué dans le génial Éloge des fins heureuses de Coline Pierré. Le roman de Jean-Baptiste Andrea aurait pu y figurer, pour la force vitale (force de l’art et force des personnages) qui ne cesse de s’y renouveler et de s’y déployer, peu importent les tragédies ou la crasse morale par laquelle passent ses personnages. Elles passent, avec humour ou avec le temps. Tout est narré avec alacrité, on ne s’appesantit pas, rien n’est gravé dans le marbre que le chemin du sculpteur.

Alberto me haïssait, je le détestais, mais nous nous appuyions l’un sur l’autre pour ne pas tomber. Sans moi, l’atelier était fini. Sans lui, j’aurais dû quitter Pietra d’Alba, et Pietra d’Alba, c’était Viola. Alors peu importaient les brimades, les humiliations, les « pezzo di merda » […]. Peut-être même qu’à notre façon, comme une bonne moitié des couples du village et sans doute au-delà, nous étions heureux.

…

Voilà, j’ai fini une chroniquette pas trop trop mal ficelée, mais aussitôt finie, aussitôt rouverte, laborieusement complétée, attendez, j’ai oublié, oublié le temps qui ouvre de la profondeur de champ sur l’époque et sur soi, oublié la lenteur et la vitesse du monde dans lequel Mimo naît puis meurt (un voyage qui prend deux jours dans l’enfance de Mimo ne prend plus que quelques heures à la fin de sa vie), oublié surtout l’amour et l’amitié, l’évidence et l’ambivalence.

La main de Viola était blottie dans la mienne. Ja la lâchai régulièrement pour le plaisir de la reprendre.

La relation de Mimo et Viola participe à mon impression de roman jeunesse pour adultes : il n’y a que l’enfance pour savoir avec certitude que les histoires d’amitié sont des histoires d’amour, dans l’évidence de l’absence du désir. On nous en raconte si peu à l’âge adulte qu’à partir du moment où les protagonistes sont adolescents, il faut sans cesse arracher le soupçon amoureux, qui revient avec une obstination de mauvaise herbe. Le point régulier sur l’état de la poitrine de Viola n’aide pas, sans que l’on sache si la remarque est à mettre sur le compte du narrateur chatouillé par ses hormones ou s’il s’agit d’un trope d’auteur masculin (c’est bien un truc de mec hétéro, la fixation sur les seins ; est-ce qu’on est au courant de l’évolution testiculaire de ces messieurs en devenir ?). Il faut que Viola mette les points sur les i pour que la chose soit claire :

Elle prit ma main et la posa sur son cœur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.
— Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. […] La chose doit être agréable, bien sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. […]

Cela dit à quel point l’amour non-romantique est compliqué à concevoir et à raconter. Pour qu’on concède l’amitié entre un homme et une femme, il faut un homme que son handicap éloigne des standards de la virilité (exercice d’équilibriste, on compensera en lui attribuant plein de conquêtes désirables), friendzoné par une femme qui non seulement n’a pas de formes voluptueuses (imaginez un peu !), mais n’a en outre aucun intérêt pour le sexe ou l’amour.

Sa féminité n’était pas dans ses formes mais dans l’austérité sensuelle de leur absence, cette manière anguleuse de se mouvoir comme si elle évitait en permanence d’invisibles obstacles, en jouant des coudes et des genoux.

(En vrai, totalement mon kink, qu’on parle au féminin ou au masculin.)

Ne vous y méprenez pas, j’adore cette histoire d’amitié entre « a-normaux », j’adore ce personnage de fille puis de femme érudite, fantasque, névrosée, aromantique qui se bat pour exister indépendamment des rôles auxquelles la société veut la cantonner. Mais ça fait cher la garantie amicale.

Il y eut bien sûr d’autres femmes, puisqu’on me posa souvent la question, comme si c’était important.

Le narrateur ensuite fait mine d’être offusqué quand il faut sans cesse lever le doute sur sa relation avec sa meilleure amie, mais le fait de fréquemment lever le doute amoureux le reconduit. On ne peut pas s’empêcher de se demander si cette histoire d’amitié homme-femme ne serait pas en réalité un amour courtois (Mimo se vénère quand, défendant Viola, on le traite de chevalier servant) qui s’inscrirait dans la tradition de la passion — l’amour qui donne sa pleine mesure d’être contrarié. Probablement est-ce l’indice que l’auteur se situe à cheval entre une certaine tradition romantique/romanesque (hétérosexuelle) et une modernité plus fluide, où l’amitié se voit valorisée comme une forme d’amour à part entière.

…

Quelques autres citations pour le plaisir et pour la route — je me rends compte qu’il y a pas mal de dialogues dans ma sélection, ce n’est pas si courant, les (bons)(et nombreux) dialogues au style direct :

Des hommes beaucoup plus courageux que moi se seraient évanouis. C’est donc ce que je fis.

— Je le jure, je te dis. Tu veux qu’on crache ? Qu’on mélange nos salives pour que ce soir valable ?
— Les adultes mélangent tout le temps leur salive. Ça ne les empêche pas de se trahir et se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire autrement.

— […] Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
— Je préférerais plaire à tout le monde.
— Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire

— J’aimerais que tout redevienne comme avant.
— Nous ne sommes plus comme avant. […] Mais nous pouvons voyager côte à côte. Sans héroïsme, cette fois.
— Qui veut d’une vie sans héroïsme ?
— Tous les héros, en général.

— Pourquoi m’as-tu abandonné ?
[…] — La vie est une succession de choix que l’on referait différemment s’il nous était donné de tout recommencer, Mimo.

Nous retenions les premiers mots, sans savoir s’ils seraient banals ou grandioses, pour le plaisir d’en goûter la saveur le plus tard possible.

Le changement était doux, vous soufflait à l’oreille, sournois, que rien ne changeait jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
[…] J’avais cligné des yeux, et ils avaient tous vieilli.

(Beaucoup aimé aussi le twist (féministe) final que je ne recopierai évidemment pas pour ne pas spoiler, avec sa manière de boucler la boucle amorcée par le titre : Veiller sur elle, Viola et la Pietà, Marie et le Christ, la vierge et l’enfant qui n’en est plus une)

Fragments verticaux

Roberto Juarroz : un nom que je ne me souviens pas avoir croisé pendant mes études de lettres, que j’ai découvert récemment au détour d’un blog et que j’ai recroisé dans la foulée à la fin de Camille va aux anniversaires. J’ai eu l’impression que c’était un signe, j’ai emprunté ce que j’ai trouvé de lui à la médiathèque : Fragments verticaux, traduit par Silvia Baron Supervielle (tiens, que devient Jules ?). Debout devant le rayonnage poésie, la forme fragmentaire m’a plue avec ses courtes entrées numérotées, mi-mystérieuses mi-catchy, et le livre en lui-même avec sa couv’ vieillotte, le papier dont on voit la trame et surtout sa typo aux o, c, b si ronds, l’interlettrage tranquille, on allait prendre le temps de la lecture.

Je l’ai pris, ce temps, puis de moins en moins, j’ai accéléré, lisant à l’aveuglette ce qui me passait au-dessus pour m’arrêter quand j’étais retenue. Le fragment comme « forme tangentielle de poésie et aperçu de l’architecture profonde et secrète de la création humaine » est devenu de plus en plus méta-, de moins en moins ce que j’avais envie de lire : la poésie ci, la poésie ça, la poésie à la bouche, la poésie nulle part. Beaucoup d’auto-référentiel dans ces fragments verticaux ; j’aurais peut-être eu plus de chance avec les divers recueils de poésie verticale listés en début d’ouvrage. Je suis allée jusqu’au bout pour m’assurer que je ne laissais pas en chemin quelques morceaux à ramasser, mais bon, voilà, alors même que je m’en suis mis plein les poches trouées, la rencontre est manquée.

Pourtant, j’étais prête à renoncer « à la tentation du développement », d’accord que « la réalité ne se livre que par fragments et dans des moments exceptionnels ». Mais des épiphanies ? « Comment mettre en sûreté ces rapts révélateurs de l’ouvert et nous rapprocher d’eux avec le mot juste ? »

…

Tout ce qui suit est citation (fragment de fragment ?) ; je laisse tout en corps de texte normal pour faciliter la lecture et mets d’éventuels commentaires idiots entre parenthèses.


Presque poésie

1
La mémoire me manque : je me rappelle trop. Je me rappelle, par exemple, que je n’étais pas.

13
Il faut affûter la vie comme un crayon et copier à la dictée.

24
Éteindre une lumière m’éblouit plus que l’allumer.

(Vérifié avec ma mappemonde de chevet.)

72
Chaque chose porte en soi son antithèse. Elle ne pourrait pas exister sans elle. La condition de la réalité est sa propre contradiction. Imaginer une réalité sans contradiction est une autre contradiction.

80
Mon habitude de moi me sauve quelquefois, mais je ne sais pas combien de temps je pourrai la faire durer.

81
Les ruines sont une autre façon des semailles. […]

85
Pour trouver un paradis, il faut avoir été expulsé d’un autre paradis. En revanche, pour rencontrer un enfer, aucun préalable n’est requis.

…

Presque raison

24
Il n’est pas possible de vivre ni d’écrire tous les jours. […]

30
Le progressif ne pas avoir le temps pour faire ceci ou cela, peut conduire à ne plus avoir le temps pour ne pas le faire.

53
Développer quelque chose, c’est le perdre. Il faut trouver le moyen de le faire croître ou décroître vers soi-même. C’est pourquoi l’idée d’implosion est en physique si séduisante. Seule une explosion invertie semble impliquée, par une hausse illimitée de densité, la présence du noyau essentiel d’une chose. […]

54
Il n’est pas pareil de lire un poème le jour, que de le lire la nuit.

83
La mémoire est un jeu bifrons : d’un côté vers plus et de l’autre vers moins. […] La mémoire vers plus est accumulatrice, impérieuse comme une croisade contre l’oubli. La mémoire vers moins ressemble en revanche à un sapeur du dépouillement, qui progressivement écarte les souvenirs parasites à la recherche du filon le plus enfoui, au bord du rien, dans la vapeur étrangement créatrice qui s’élève du vide. […]

90
À la fin de sa vie, Borges déclara que le langage est poésie fossile. Par conséquent la poésie est et fut langage non fossilisé.

140
Comme on doute de n’importe quelle foi, on pourrait également douter du manque de foi. Douter du non-croire, douter de l’incrédulité. Il se peut que celle-ci soit une dimension plus créatrice du doute. Et nous conduise à une autre façon plus libre de la foi : la foi dans le doute.

151
Il y a des êtres qui seront toujours trop créateurs pour avoir un destin.

172
[…] Et il est parfois plus difficile de se séparer de ce qui pourrait être que de ce qui est.

195
Le flot illimité d’images, non seulement se saisit du regard, mais aussi de la pensée, à laquelle, contrairement au paysage et à la peinture, il ne lui est pas permis de retour. L’empressement hallucinant étouffe la cadence naturelle de l’être humain et l’absorbe pathologiquement d’une mouvement précipité qui altère son véritable rythme.

(S’il pensait cela de la télévision, que dirait-il de TikTok ?)

…

Presque fiction

33
Le zéro équivaut au néant, au vide ? Pourtant, placé à droite d’un chiffre, il sert pour le renforcer. Cela se produit-il avec toutes les choses, si on leur ajoute un zéro ?

42
Rompre le dialogue intérieur conduit irrémédiablement à la folie. De même que l’intensifier à l’excès. L’autre chemin pour devenir fou, c’est transformer ce dialogue en monologue.

51
Ce qui existe, console-t-il ce qui n’existe pas ? Ce qui n’existe pas, console-t-il ce qui existe ? Ou les deux se désolent-ils mutuellement ?

67
Parfois la pensée m’empêche de lire.

(Pensée improbable : créer des kits de magnets poétiques pour frigo. Un set par poète, avec ses tics / mots-clés favoris. Ici, par exemple : la poésie, ce qui est, ce qui n’est pas, centre, périphérie, être, ne pas, réalité, moitié, contradiction — évidemment à compléter de connecteurs la, le, est, de, du, etc.)

75
Il se fatigua de vivre. À cela s’ajouta la fatigue de devoir mourir. Il trouva alors le moyen de regarder ailleurs. Et bien qu’il ne vît rien, au moins cessa-t-il de se sentir fatigué.

78
[…] attendre, c’est l’art de peupler le vide sans le remplir de fantômes. Et cela suffit. L’attente la plus pure est celle qui se déprend de son objet.

79
[…] Dieu doit être une création de l’homme. Cela est plus important que le fait que l’homme soit ou pas une création de dieu. […] l’homme n’existe pas s’il ne crée pas dieu. […]

87
Tout se trouve au terme d’une longue patience. Tellement longue qu’elle semble parfois outrepasser la vie.

88
Il faut avoir la prudence de ne changer que par parties, puisque changer complètement c’est adopter l’inconnu inconditionnellement.

94
Même si on ne s’en aperçoit pas, toute aurore est cruelle parce qu’elle est une promesse qui ne va pas s’accomplir. Ou qui s’accomplira à moitié.

101
Au moment de partir, ne pas regarder derrière. Ou regarder si loin derrière que devant et derrière se rejoignent.

109
Le monde est une serre pour les contradictions. Que se passerait-il si la serre était détruite ? Les contradictions supporteraient-elles les exigences extrêmes de l’hiver ?

110
Oublier qu’un résultat peut s’invertir, équivaut à oublier la vie. […]

Essais d’avril

La dernière moisson de médiathèque aura été de trois essais pour un roman (mais un pavé de 600 pages, ça équilibre), inversant la vapeur de cette année pour l’instant très fictionnelle.

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De grandes dents, enquête sur un petit malentendu, de Lucile Novat

Lu en dernier, commenté en priorité : j’ai déjà déversé mon enthousiasme-admiration pour cet improbable essai sur les contes, l’inceste et son tabou.

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La Voyageuse de nuit, de Laure Adler

Certaines thématiques s’incrustent dans mes lectures sans que je sache pourquoi. À côte de l’inceste (un roman-poésie, un texte littéraire et l’essai susmentionné, plus un épisode dans le pavé de ce mois-ci), la vieillesse serait presque un sujet fun. C’est en tous cas le mood qui émane de La Voyageuse de nuit : l’autrice adore son sujet et compte bien nous montrer que la vieillesse est sous-côtée.

Quand j’ai mentionné ma lecture au boyfriend, il a fait la moue : Laure Adler… Je n’ai pas trop compris sur le moment, dans l’enthousiasme de toutes les chouettes références littéraires que je retrouvais ou découvrais. Puis j’ai avancé, l’essai pas trop. Les biais ont commencé à me sauter au visage : la vieillesse, ça peut être une période de vie si libre… tant qu’on échappe à la maladie… quand on est un artiste de classe moyenne ou supérieure… L’essayiste évacue le vieillissement de la vieillesse ou le minimise en piochant dans le vécu des intellectuels (de son cercle de connaissances) qui, pour sûr, ont continué à jouir de leurs facultés sous leurs cheveux blancs. Mais c’est quoi, la vieillesse, quand on n’a pas été d’une catégorie socio-professionnelle privilégiée ? Quand le corps ou l’entourage ne suit plus ? Ah oui, c’est vrai, faisons donc un rapide tour des Ephad pour saluer le travail déconsidéré des aidants et dénoncer la mise à l’écart des vieux par la société. Ouf, nous nous sommes engagés.

La Voyageuse de nuit offre une chouette collection de références et citations que j’ai la flemme de recopier, mais pour un propos incarné, je continuerai de lui préférer Tout ce qui nous était à venir.

…L’empathie est politique, de Samah Karaki

L’essai n’est en soi pas difficile à lire, mais il est rugueux. Je m’aperçois à son contact que j’ai l’habitude de lire des critiques littéraires, philosophes, sociologiques — essayistes qui ont tous une sensibilité littéraire. Samah Karaki, elle, est scientifique de formation et son écriture sans fioriture ne facilite pas l’entrée dans les détours de la pensée. On comprend toujours, mais cela ne coule pas de source, il faut suivre, faire effort.

Je ne vais pas faire de fiche de lecture en reprenant les diverses étapes du raisonnement fort bien articulé et des biais déprimants qui y sont mis à jour (genre plus l’empathie est forte pour un « nous », moins on en a pour « eux » — quand ce n’est pas carrément de la Schadenfreude). Outre ce que j’en ai déjà rapporté dans mon journal (preuve que ça me taraudait), j’ai surtout envie de garder une trace de la dernière partie « Contre le regard empathique ». L’autrice n’est pas contre l’empathie dans l’absolu, cela n’aurait pas de sens, mais contre sa domination / son utilisation dans la sphère médiatique et politique — car l’empathie, en plus d’être biaisée, dépolitise. Paradoxalement pourtant, ce qui m’a marquée dans ces pages, ce n’est pas tant la prise de conscience politique à laquelle elles appellent, que l’éclairage qu’elles m’apportent sur des gênes très personnelles. Encore que le passage du politique au personnel, aussi regrettable soit-il, n’est pas si paradoxal que ça ; il est même en cohérence avec la démonstration de l’autrice. Empathique, je tire jusqu’au bout la couverture à moi.

L’empathie, c’est l' »impéralisme du même » (elle emprunte la formule à Levinas). On se met si bien à la place de l’autre qu’on annihile sa spécificité, on l’objectifie en le réduisant à sa souffrance, souffrance que l’on s’approprie avant de l’écarter quand on juge que c’en est assez — pouvoir choisir à quel moment on détourne le regard est en soi un privilège.

Ainsi, contrairement aux idées reçues, dans l’empathie, on reste isolé et seul en tant qu’individu : isolé dans son cerveau, ses affects, ses automatismes et ses réflexes culturels.

Phénomène inhérent à une position de pouvoir et de domination, le regard empathique transforme et consomme la souffrance pour en faire des expériences esthétiques.

[…] ce tourisme émotionnel dépolitise les doléances et les transforme en spectacle perpétuel.

L’empathie, en provoquant parfois une crise psycho-existntielle chez la personne qui l’éprouve, devient un outil de développement personnel.

C’est ainsi que plutôt que d’être un phénomène qui pourrait conduire à une action, l’empathie plonge l’empathisant dans son propre affect et dans sa détresse personnelle. En cela, l’empathie est une expérience égocentrique.

Bien agir face à la différence ne consiste donc pas à chercher à savoir et à comprendre, mais à supporter le fait de ne pas savoir ni comprendre. […] Dans l’empathie extimisante, il ne s’agit plus seulement de s’identifier à l’autre, ni même de reconnaître à l’autre la capacité de s’identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs, mais de se découvrir à travers lui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.

Après ces prises de conscience bien déprimantes, l’autrice nous donne quelques espoirs avec des leviers pour contrebalancer les biais de l’empathie (ce sont des titres de sous-parties) :

  • rompre avec les cadres hégémoniques (les médias mainstream qui confortent nos biais empathiques) ;
  • accepter la culpabilité et la honte (se laisser transformer et pousser à l’action par ces émotions désagréables plutôt que de les fuir) ;
  • développer une connaissance critique et historique du monde — car cette connaissance informe (façonne) nos affects :

La connaissance de l’expérience de l’autre et de son histoire « produit » de l’empathie. […] L’empathie n’est plus l’origine du comportement moral, mais en est la conséquence.

L’empathie s’engouffre dans nos biais : à nous de travailler à les réduire pour que nos affects s’expriment de manière plus altruiste. C’est, je pense, le sens du sous-titre, sur lequel j’ai bugué à chaque fois que j’ai fait une pause dans ma lecture et que je continue de trouver mal formulé : « Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments. » Les normes sociales façonnent les sentiments empathiques, ok, ou interagissent avec la biologie des sentiments, mais c’est justement parce que la biologie est ce qu’elle est que l’empathie se modèle à partir de nos connaissances et de nos biais, en offre pour ainsi dire une cartographie. Dis-moi pour qui tu éprouves de l’empathie, je te dirai à quel(s) endogroupe(s) tu appartiens.

De grandes dents

De grandes dents, enquête sur un petit malentendu : j’ai croisé ce bouquin à plusieurs reprises, mais c’est une newsletter d’Amélie Charcosset qui m’a donné envie de le lire :

Envie de parler de ce bouquin à toutes les personnes qui réfléchissent à la forme de leur texte en se demandant « Mais est-ce que ça se fait ? Est-ce que c’est possible ? » : essai qui part de l’analyse d’un conte populaire, émaillé de notes de bas de pages où l’autrice raconte en miroir son expérience personnelle, suivi d’une deuxième partie en forme de livre dont vous êtes le héros… sans sortie. 🤯

Autant une analyse du Petit Chaperon rouge, bof bof, les contes et moi ça fait deux, autant la réflexion formelle a aiguisé ma curiosité. J’ai vraiment un faible pour les notes en bas de page. Et le faible a frappé fort sur ce coup. Quand j’ai découvert au détour d’une note de bas de page que Lucile Novat a été interne à l’école du ballet de Marseille, je suis devenue surexcitée : la meuf est brillante et drôle et danseuse ? Pardon, mais c’en est trop, c’en est fait, j’ai envie de devenir sa pote.

[…] c’était la grande époque de Moulin Rouge — et, avec mes copines du Ballet, nous avions revu à l’unanimité nos plans de carrière : au diable l’Opéra, nous serions courtisanes à Pigalle !

L’essai articule analyse littéraire d’un conte populaire et réflexion sur l’inceste, rapport de la CIIVISE à l’appui ; à quel moment on pouvait anticiper qu’on allait se marrer même pas jaune et trouver la lecture jouissive ? Vous allez me dire : le nom de la seconde partie de l’essai était quand même un sacré indice. En tout petit sur la quatrième de couverture : suivi de Barbie-bleue, un conte dont vous êtes le Perrault. L’amoureuse du jeu de mot pourri brillant frétille en moi rien que de le recopier.

L’autrice est probablement à la distance idéale pour aborder le sujet — si tant est qu’être concernée même au second degré par un sujet tel que l’inceste puisse jamais être idéal. Au fur et à mesure des anecdotes familiales narrées en notes de bas de page, on comprend que sa mère en a été victime, et elle, la fille, sans rien dévoiler de cette histoire qui ne lui appartient pas, répare par ses mots une béance dans le non-dit, le déni social. Le thème la travaille personnellement sans lui tenir à cœur saignant, et le conte lui offre le paravent parfait pour cacher-dévoiler ce loup qu’on ne saurait voir.

Mais sa thèse, alors ? Le Petit Chaperon rouge est un red flag. Pas de spoiler en annonçant son interprétation du conte, elle le fait dès le début :

Je crois que ce que nous enseigne Le Petit Chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer. Qu’il n’y a pas tant à me méfier des loups inconnus que des loups familiaux. Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille.

La suite de l’essai déplie déploie cette hypothèse à pas de loups, en douceur, nous travaille au corps, dans la répétition-variation (affinité de danseuse) et l’analyse détail à détail. Car c’est là que réside l’essai, la tentative : désamorcer le déni. On sait, encore faut-il y croire.

Je veux bien vous en faire la démonstration, mais je vous préviens : probablement, après, vous oublierez. Vous n’y êtes pour rien, enfin, pas pour grand-chose en tout cas, c’est un mécanisme naturel, l’amnésie du confident, qui est comme la répétition spéculaire de l’amnésie traumatique.

Si cela vous déplaît, vous pourrez toujours, comme dans les contes, ouvrir le ventre de ma théorie avec le premier couteau de cuisine venu et en expurger ce qui vous aura moins convaincu — mais prenez garde à ne pas vous blesser. Ayez la gentillesse de recoudre ensuite — une grosse aiguille et du fil, ça ne craint rien, ce corpus hystérique a l’habitude qu’on le charcute.

Tout le génie de Lucile Novat (je suis fan girl si je veux), c’est de faire sa démonstration avec une égale pertinence et impertinence. Dans son travail « imprégné de tératologie, de pop culture et d’une petite envie de révolution » comme le résume sa mini-bio en tête d’ouvrage, les critiques littéraires côtoient les films d’horreur (convoquer The Village n’a pas aidé à réfréner mon crush) et tout le monde peut être pris à parti comme s’il foutait le bordel en cours (elle est enseignante). Je me suis mis à glousser dans le chapitre « Troubles dans le genre » : « Dear J.K. Rowling, agrippe ta Ventoline, je t’explique. » (L’explication en question, avec mes gros sabots : la dichotomie enfant/adulte prime sur le féminin/masculin.)

On se perd dans ces métamorphoses, mais ce n’est pas une faiblesse argumentative. C’est une méthode, fluide et flottante, d’attention au texte.

Quand je serai grande, j’écrirai des essais comme Lucile Novat.

…

Je vous laisse sur cette page d’extrait, que j’ai déjà lue à voix haute au boyfriend. Il y a tout : analyse brillante, sens de la narration, humour des descriptions, compréhension fine et commentaires à l’emporte-pièce :

[…] Freud va être le premier à écouter ce que l’on appelle la « phase de délire » des hystériques. Il va prendre au sérieux ce qu’elles disent au cœur de la crise. Pas froid aux oreilles, Sigmund.
Il rentre à Vienne avec, dans ses valises, pléthore de retranscriptions qui l’amènent à l’évidence suivante : dans leur délire, ces femmes parlent toutes de violences sexuelles. Il tient quelque chose, quelque chose d’important. Son complexe d’Œdipe ne seyait pas très bien aux petites filles, voilà qu’il pourrait compléter le puzzle, y ajouter une diagonale…

Petit garçon —> Maman
Papa —> Petite fille

Pendant que maman est convoitée par son fils, papa convoite sa fille. Et si le premier cas de figure relève du fantasme infantile, le seconde se trouve régulièrement consommé, puisque le père tout-puissant ne rencontre pas d’obstacle à l’assouvissement de ses désirs. L’hystérie, ainsi, serait la réaction physique et psychique des filles à ces abus bien réels.
Ça se tient. Mais Freud, qui continue de recueillir la parole de ses patientes à Vienne, commence à douter. Il dort mal la nuit, se masse les temps, déchausse ses lunettes. C’est le déni qui monte, opacifie sa clairvoyance. C’est trop : il y en a trop, ce n’est pas possible. La corde lâche. C’est fini. Il n’y croit plus. Sigmund rafistole sa théorie, inverse le sens de la flèche : ce délire hystérique n’est pas l’expression d’un événement refoulé (l’agression des pères sur leurs filles), mais la manifestation d’un désir refoulé (celui des filles pour leur père), confer ses travaux sur le complexe d’Œdipe. Flop historique.

…

Au passage, l’essai m’a offert ce moment d’eurêka, si l’on peut qualifier d’eurêka une suspension de la perplexité :

« Tire la chevillette, la bobinette cherra. »
Vous n’avez jamais compris à quoi correspondait exactement ce système de loquet compliqué, mais vous avez l’idée. C’est normal : cette formule presque magique est une invention de Perrault et ne renvoie à rien d’existant.

Le Dernier Amour d’Attila Kiss

Le Dernier Baiser d’Attila : j’ai ainsi contracté le titre tout le temps que le livre est resté avec la pile de mes emprunts. Le Dernier Amour d’Attila Kiss, de son titre exact, est le premier roman de Julia Kerninon, mon dernier crush littéraire en date dont je risque d’avoir tout lu avant la fin de l’année. C’est un premier roman, ça se sent : tout y est, foisonnant, entassé comme les ors et ornements dans une église baroque italienne. C’est trop et c’est parfait, riche et éblouissant, même si c’est aussi bancal, évidemment, même si cette histoire de grief historique inséré à l’échelle d’une relation est un peu dure à avaler pour qui n’est pas en année sabbatique, enfermée dans une pièce à écrire à Budapest, et Julia Kerninon le sait, qui en fait un paravant, un prétexte pour son personnage qui a d’autres choses à se reprocher. Il y a déjà là toute l’habileté narrative que la romancière déploiera avec davantage de maîtrise encore dans ses romans suivants, il y a des thèmes que l’on retrouve, la fuite comme sortie de route, le passé que l’on porte avec soi comme une lourde couronne, les relations amoureuses asymétriques en âge (et toujours l’homme plus âgé) ou encore le désir qui se sait et ne s’en excuse pas.

Encore une fois, j’ai eu envie de tout recopier. J’ai jubilé ce faisant des adverbes qu’il faudrait couper en vertu de je ne sais quelle retenue littéraire et que Julia Kerninon utilise goulûment, absolument ; je me suis gavée de toutes ces virgules qui accumulent, précisent, enrichissent et brouillent en même temps ce que l’on commençait à cerner, qui déborde toujours. J’ai recopié comme elle écrit, sans choisir, en choisissant tout, de tout embrasser.

Les extraits suivants spoilent et ne gâchent rien, mais spoilent tout de même, aussi je vous suggérerais d’arrêter de lire dès qu’ils vous auront donné envie de lire le roman. Tout est donné dès le début, dans un incipit somptueux que j’ai relu plusieurs fois avant d’embrayer sur la lecture. Tout est donné dès le début, mais tout ne se comprend pas depuis le début ; comme en thérapie chez le psy, il y a un cheminement à faire pour revenir au début et s’écrier mais c’est bien sûr, mais tout était là, et tout y était effectivement, condensé, à déployer. C’est là qu’est la volupté de la lecture, et une fois encore le savoir-faire narratif de Julia Kerninon, qui élèvera dans Liv Maria le procédé au rang de préfiguration tragique, dans une sorte d’anti-ironie dramatique.

Au début, il la vit comme une Apache à la peau claire, mi-conquérante mi-fugitive, parce qu’elle était venue s’asseoir à sa table avec cette assurance déroutante — et puis, lorsqu’elle commença à parler, le premier soir, il discerna la fille en elle, non pas l’enfant mais l’infante, la descendante, la dernière d’une lignée, portant sut sa tête quelque chose de très lourd qu’elle ne pouvait ni voir, ni toucher. Après, il découvrit la guerrière, l’orpheline, qui amenait avec elle l’amante merveilleuse aux yeux grands ouverts, et il fut séduit. Soulevant une à une les couches sédimentaires qui la recouvraient, la protégeaient, lentement il vit se dessiner l’héritière d’une fortune et d’un nom séculaires […].

Plus on précise, plus on brouille.

Peut-être, lorsque nous prononçons les mots histoire d’amour, croyons-nous désigner ainsi la qualité romanesque de nos affections, la façon dont nous pouvons les réduire a posteriori à la banalité d’un récit — mais nous oublions alors que l’autre sens du mot histoire signifie archive, mémoire, rappelant que
les passions ne sont pas seulement des fables, mais d’abord une succession de guerres gagnée set perdues, de territoires conquis, annexés, pus brûlés, de frontières sans cesse réagencés. En réalité, l’histoire d’un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d’État, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries,  les tempêtes, les ciels dégagés, la mousson, les paysages, les ponts, les fleuves, les collines les exécutions exemplaires, l’optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises les défilés victorieux, la chance et la géographie. Lorsque deux individus se rencontrent et chercher à entrer en contact jusqu’à se fondre, cela commence toujours comme commence une guerre — par la considération des forces en présence.

Une histoire d’amour comme un historique (de la mise en relation).

Ceci est l’histoire d’un amour — la plus petite de toutes les histoires — l’histoire du dernier amour d’Attila Kiss. Parce que c’est une chose de déposer les armes, dans un mouvement superbe de tapage et de dévotion, mais c’en est une autre que d’accepter à partir de cet instant de se vivre comme perpétuellement désarmé.

J’adore qu’elle ne vende pas ça comme une grande histoire d’amour, mais au contraire comme une petite, la plus petite de toutes, où se jouent aussi de grandes choses. Peut-être aussi veut-on la garder petite parce que les grandes histoires d’amour le sont souvent par l’ampleur de leur fin dramatique ?

…

Il s’était demandé : Mais qu’est-ce que j’aime, au juste, dans cette odeur ? Et puis, immédiatement après, beaucoup plus douloureusement : Qu’est-ce que j’aime ? 


Pourtant, toutes ces dernières années insensées, passées à […] mentir à tout le monde, à louvoyer sans cesse, il ne s’était pas senti coupable — il s’était senti vivant.

(On retrouve ça avec les amants concomitants de Toucher la terre ferme.)


Il entassait les toiles finies dans un coin du salon, il se faisait un monde. Il avait appris à mélanger ses couleurs lui-même. ll avait appris la perspective. Il avait appris l’échec.

(Ici je repense à Une activité respectable, à la mère qui semble ne pas connaitre l’échec, parce sa fille n’a jamais été témoin des essais infructueux tentés avant sa naissance.)


[…] des touristes hystériques se jetant dans nos thermes comme des beignets dans l’huile chaude.

J’ai ri. Je veux dire, vraiment, pas intérieurement. Des sons sont sortis de ma bouche alors que je lisais au parc Barbieux, je crois. Et j’ai eu envie de Julia Kerninon soit ma pote. Désormais de gros beignets se superposent à mes souvenirs des bains Lukács.


Il refusait de l’admettre, mais il n’était pas vraiment taillé pour la monotonie qu’il avait lui-même établie dix ans plus tôt.


Et à part des rôles, qu’est-ce qu’il affronte, ton père ? lança-t-il. — Moi, elle avait répondu après un court silence. Il m’a affrontée, moi.Et comment ça s’est passé ? — Eh bien, il est mort. 
Alors Attila la regarda en face pour de bon.

That kind of badass girl.

Et elle, elle avait été la fille de ce monstre sonore, de ce bruit massif […]. Tu étais d’abord la fille d’un homme qui criait très fort, lui dirait Attila plus tard, quand ils se connaîtraient mieux. Oui, répondrait-elle, semblant l’espace d’un court instant scandaleusement soulagée de pouvoir le réduire à ça, libérée, cette érudite de l’opéra, ce puits de science musicale, cette fille de l’art, sa fille à lui, élevée dans ses chants, apaisée d’un seul coup en osant seulement l’évoquer par le bruit permanent qu’il lui avait imposé toute son enfance. Le pire, c’est que je ne sais même pas si j’aime vraiment la musique, avait-elle avoué le premier soir.

C’était comme une cathédrale de musique, et j’étais toute seule dedans […]


Quand nous avons fait l’amour, il y avait à peine quelques heures que je t’avais vu pour la première fois, assis à cette terrasse avec tous tes vêtements sur toi, et voilà que déjà nous étions nus ensemble — c’était presque une surprise de découvrir que tu avais un corps sous le tissu, penser que c’était si proche, qu’avant ça au café je t’avais demandé si je pouvais m’asseoir avec toi, j’avais eu recours à la politesse pour demander une chose aussi minuscule […] et à présent nous ne nous demandions plus rien, nous étions déjà dans cette brèche sauvage qu’ouvre le sexe dans les rapports humains, cette zone de non-droit où tout devient plus rapide, plus exigeant, plus instinctif, et je posais ma bouche sur la tienne alors que quelques heures avant je me serais excusée si je t’avais frôlé par inadvertance. 

(Cela me semble à la fois très juste et légèrement gênant post #metoo.)

Je savais très exactement quatre choses sur toi […], c’était très peu, c’était minuscule, mais l’amour est la forme de plus haute de la curiosité et je suis tombée amoureuse de toi. 

Avec la simplicité obstinée d’un oiseau faisant son nid, elle apporte ses affaires l’une après l’autre, au rythme de ses allers-retours entre Vienne et Budapest.


Il aurait voulu l’avoir connue quand elle était enfant, l’avoir connue tout le temps, qu’il n’y ait rien de sa vie qu’il lui ait échappé.

(Again, légèrement creepy.)


[…] c’était sa zone de confiance, le Staatsoper, le seul endroit du monde où elle s’autorisait à pleurer, dans le noir protecteur de la grande salle ovale.

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 1.
À s’être présentée comme la fille de son père, la fille d’un grand ténor, Theodora a occulté sa mère. Attila découvre qu’elle est fille de ténor mais aussi fille de millionnaire, et la différence de classe, s’ajoutant au grief historique des Hongrois contre les Autrichiens, est plus difficile à vivre que la différence d’âge.

En dépit de ses échecs répétés, elle retournait faire les courses avec ravissement, avec enthousiasme, et il voyait bien que ça l’amusait simplement parce qu’elle ne l’avait jamais fait vraiment, elle n’avait jamais eu à nourrir une famille, ni personne. La vie qu’il avait vécue et qui était pour lui la seule vie réelle n’était qu’une sorte de jeu pour elle.


[…] il continuait de lui faire l’amour, comme s’il avait espéré pouvoir enfin épuiser le désir qu’il avait d’elle […]

Faire l’amour à : la préposition me gêne toujours, comme si elle réifiait l’autre. Si on fait l’amour à quelqu’un et pas avec quelqu’un, il y a comme un problème — de fait, Attila a un problème envers Theodora. Je ne vous avais pas encore dit d’ailleurs, que l’héroïne se nomme Theodora, dont l’abréviation en Theo m’a tout autant perturbée que ravie.


La problème, c’est qu’il faut être au moins deux pour se faire la guerre et qu’il est extrêmement difficile et épuisant de sa battre contre un adversaire qui ignore qu’il en est un.


[…] parce qu’elle avait appris la langue hongroise d’abord en lisant de la poésie en pension, elle utilisait le temps verbal du passé archaïque, littéraire, inadapté, et ses phrases résonnaient avec une émotion accrue dans les oreilles d’Attila, comme un poème épique.

Et je ne suis pas une Habsbourg, Attila. Je suis une Babbenberg, et je t’aime. Débrouille-toi avec ça. 

Je deviens vieux, pensa-t-il. J’oublie tout. J’oublie les choses précieuses. 


Quand Theodora trouve beau qu’il ait vendu sa voiture pour acheter de la peinture :

C’est encore un truc de riche de trouver de la beauté dans les sacrifices les plus triviaux, parce que c’est exotique, tout ça, pour toi. Mais moi je ne trouve aucune consolation dans mon exotisme dont le vrai nom est pauvreté.

[…] il semble qu’il n’y a rien que je suisse faire qui change quoi que ce soit au fait que tu es depuis quelques mois ma personne préférée sur cette terre, et alors je suis heureux que tu aies une belle vie, mais j’aurais aimé ça, moi aussi, je crois. 


J’essayais de faire des choses, moi aussi, mais tu n’étais jamais content, pourtant tu ne m’as pas dit de repartir. C’est comme ça que j’ai su que tu m’aimais. Ça avait l’air incroyablement difficile pour toi d’être avec moi, mais pourtant tu continuais, tu dormais dans mes bras, tu restais sur tes gardes, mais tu étais là. […] Elle n’essaya même pas de le séduire ou de le convaincre. Elle savait que ce qui était entre eux était trop considérable, et lui trop subtil pour que ça n’ait pas lieu. Elle attendait simplement qu’il tombe — comme un arbre en feu.

Again, la lisière est fine avec une relation toxique. Mais cette conclusion, l’arbre en feu…


La vérité, sans doute, était qu’Attila trouvait presque une forme de réconfort dans le fait de pouvoir le considérer comme une coupable.

La vérité, en vérité, encore un truc qui taraude l’autrice.

[…] c’était ce qui nous échappe toujours au moment où nous le vivons — à quel point le rapport amoureux est d’abord l’expérience confondante de l’intimité partagée avec l’altérité.

Il l’avait vue être si calme face à ses propres éclats qu’il avait pensé que telle était sa nature — il avait cru avoir exploré intégralement le terrain de sa personnalité, et que la carte qu’il en avait tracée était exacte. Mais en quelques semaines, elle devint une autre personne […] c’était comme si elle avait grandi à son insu en l’espace de quelques jours, elle avait pris de l’ampleur, elle était devenue une walkyrie furieuse, incontrôlable […].

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 2 : la saison des opéras, point d’orgue de l’exploration psy de Theodora.

Et cette musique, dans un sens, était plus aboutie qu’elle-même, avait été plus aimée par son père qu’elle ne l’avait été elle-même. […] Elle était terrifiée, la musique était trop puissante, à chaque fois c’était un rappel du temps que son père y avait consacré à ses dépens, c’était la musique de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est un enfant, qui ne sait pas ce qu’est la vie réelle, ni le temps perdu. […] tout le ressentiment de Theodora ne faisait pas le poids face à sa connaissance profonde de l’opéra. Cramponnée à son fauteuil, où qu’elle soit, dès les premières notes elle était vaincue, jetée à terre, piétinée par les mouvements merveilleux inventés par son père, elle ne pouvait pas lutter, elle devait faire face, très douloureusement, à l’artiste supérieur qu’il avait été, et qui, d’une façon ou d’une autre, surpassait et effaçait l’être épouvantable qu’elle avait fréquenté intimement.

Est-ce que la musique valait ça, traiter un enfant comme un adulte parce que c’est moins fatigant, moins perturbant, est-ce que la beauté de la musique valait toutes ces absences, est-ce qu’on n’est pas supposé faire un choix entre la postérité et la descendance, quand on est un génie comme les journaux disent que tu en es un à présent que tu es mourant ? Mais à présent qu’elle était devenue malgré elle la plus grande spécialiste de son travail, elle était incapable de répondre à ces questions.

[…] elle allait devoir vivre comme la prêtresse du temps du désamour de son père. […] regarder des salles entières se lever, les yeux embués d’émotion, pour applaudit debout un homme homme qu’elle méprisait autant qu’il l’avait méprisée, et soutenir l’affront de sa musique extraordinaire, sans disposer d’aucun droit de réponse, à moins de se rendre de nuit au Wiener Zentralfriedhof avec une pelle et d’insulter son cadavre.

Ce n’est pas son père qu’elle défend — ce n’est même pas la musique au fond, c’est quelque chose de beaucoup plus subtil, c’est son honneur. Il remonta le ruisseau de ses larme jusqu’à la source, et il vit, enfant, l’enfant offensée et malheureuse qui se cachait sou la guerrière, il comprit sa soif démesurée d’amour, ses réflexes de protection, sa fureur, sa tristesse jamais consolée, son attirance pour les choses quotidiennes, son enjouement inébranlable, il recolla tous les morceaux pour arriver au panorama qui lui avait échappé depuis le début, le territoire immense qui était elle […] Tout ce qu’il savait d’elle prenait sens d’un coup — illuminé. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, et que nous tentons de lui résumer les années vécues auparavant afin d’expliquer qui nous sommes, ce que nous disons aboutit toujours à une construction une fable, une histoire — mais, comme toutes les histoires, notre récit n’atteint sa pleine ampleur que lorsqu’il est lu par le bon lecteur. Ce jour-là, Attila la vit pour la première fois en entier, et il tomba amoureux du tout comme il était tombé amoureux de chaque morceau égaré.

Pardon, mais ce n’est pas trop beau ? (J’ai abandonné toute prétention critique, laissez-moi faire ma groupie.)

…

Après avoir percé la carapace de Theodora, c’est au tour d’Attila d’être percé à jour et désarmé :

Et dès qu’elle l’eût dit, il sut qu’elle avait touché juste. Oui, à la fin, si on allait au bout des choses, si on précisait jusqu’à l’os, jusqu’à la douleur, il lui en voulait pour le Burgenland arraché à son territoire pour être recousu au sien sans bonne raison valable. […] Oui, dirent ses yeux hébétés.

(Quand l’autre te devine mieux que toi.)


Je suis désolée qu’on vous ait pris ce truc, cela dit, dans la mesure où tout le monde s’en fout, on peut dire que c’est à toi, si tu veux. Tu peux être le prince secret du Burgenland. 


Tu m’as fait croire que tu avais mal parce que j’ai hérité d’une fortune dont je me fous, tu m’as fait croire que tout était de ma faute, et je t’ai cru […] mais la vérité c’est que tu as trois filles que tu n’arrives pas à oubli parce que c’est impossible d’oublier une chose comme celle-là. Quel abruti. 

Et plus Theodora criait, plus il se sentait bien, paradoxalement, comme si l’équilibre de la justice était enfin revenu sur la terre.


Attila a szerelmem, répondit Theo de sa voix sans merci. (Attila est celui que j’aime.) […] Attila, quelque part dans la fraîcheur de l’automne de ses cinquante-deux ans, la main dans celle de la jeune femme qui l’aimait la tête haute, déposait les armes pour la première fois de sa vie.