Luchini a dit

When I was young, I used to admire intelligent people ;
as I grow older, I admire kind people.

Abraham Joshua Heschel

 

Pour les portes ouvertes de la BNF (à l’occasion de laquelle j’ai visité avec Palpatine l’exposition Éloge de la rareté) Fabrice Luchini offrait une lecture, c’est-à-dire un show où il lit moins qu’il ne se laisse aller à partir de textes qu’il connaît par cœur et par tripes. L’occasion de quelques étonnements.

« La mort et le mourant » de La Fontaine, le sommeil de Booze, le décès de Bébert au bout d’Au bout de la nuit… on se met à voir la lenteur avec laquelle le comédien traverse le court espace qui sépare les coulisses de la chaise qu’on lui a préparée et qui l’attend, au milieu de la scène – avec une pile de bouquins à codes barres, qui soulèvent un nuage de poussière à chaque fois qu’ils sont repoussés sur la table. « Il a beaucoup vieilli », m’avait dit mon patron quand je lui avais raconté que j’essayerais d’obtenir une place. (Mon patron est du genre à croiser Luchini et à surkiffer Under the Skin – interrogée sur mes sorties ciné du moment, j’avais marché sur des œufs.)

La demie-heure de retard avec laquelle est arrivé le comédien perfectionniste, ainsi privé de préparation, l’a mis de fort méchante humeur : le taxi qui n’a pas voulu de son petit chien (ou qui n’a pas supporté une remarque de son maître ?) a pris cher et, avec lui, Hollande, Sarkozy, les gens, le public, l’époque entière. Tous les tousseurs, renifleurs et autres parasites des salles de spectacles. Tous les incultes, tous les illettrés, tout le monde. Car une quinte de toux lui a fait perdre le fil d’un poème et plus personne ne connaît Céline – surtout pas le public cultivé qui lui est tout acquis et qu’il n’aura de cesse de malmener car c’est un « public gratuit » et, au spectacle comme chez le psychanalyste, payer fait partie du traitement.

Je ne sais pas si j’admire son franc-parler, sa satisfaction pleine de verve et son mépris du socialement correct, qui n’épargne personne et surtout pas son auditoire, ou bien si je suis déçue de son manque d’humilité, qui participe pourtant à la grandeur des gens talentueux. À quoi m’attendais-je ? À ce qu’il jette à bas son personnage alors qu’il est sur scène ? Un personnage qui n’en est peut-être même pas un, de surcroît. Mais alors, à quel point cet homme doit être invivable lorsqu’il ne se donne pas en spectacle ! Plus qu’un sentiment mitigé, c’est un sentiment ambivalent que me laissent les personne culottées : j’admire leur aplomb et suis dérangée dans mon admiration par le sans-gêne auquel il confine, ne sachant jamais trop si je suis plus gênée de leur morgue-morve ou d’être mouchée.

Mi-Philinte (par l’esprit), mi-Alceste à bicyclette (par tempérament), Luchini a finalement été pris au piège de sa brillante mauvaise foi lorsque, demandant au public un texte, une spectatrice lui a proposé : « Le Misanthrope, pour vous faire plaisir. » On entendait dans sa voix la didascalie (d’un ton poli, narquois). Politesse feinte, comme une révérence. Qu’il a évidemment fort bien tirée (à lui).

Bête à corne

Mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, au théâtre de la Ville

Rhinocéros. Cette pièce de Ionesco, je ne l’avais jamais vue, ni lue, ni étudiée. Dans ma culture littéraire, elle se résumait à une pièce de l’absurde dénonçant la montée du totalitarisme. Evidemment, ce n’est pas ça. Pas seulement. Pas vraiment. On pourrait mettre à peu près n’importe quelle idéologie à la place de ce que les Italiens ont vu comme du fascisme ou les Français comme du nazisme : des idéologies progressistes, bien-pensantes, phénomènes de mode, végétarisme ou que sais-je encore. Ce qui est au cœur de la pièce et qui est proprement fascinant, ce sont les glissements qui s’opèrent au sein du groupe – comment, l’un après l’autre, pour des raisons qui peuvent être diamétralement opposées, des individus se convertissent à la doctrine qui les effrayait et qu’ils repoussaient.

Comment devient-on rhinocéros ? Il y a l’homme que sa nature, un peu brute, y prédisposait ; le mouton qui prend facilement peur et préfère suivre le mouvement (cela vaut un peu pour tout le monde : les employés de bureau, assez différents les uns des autres dans la première scène, forment à la seconde, habillés en écoliers, un parfait troupeau1) ; le bon voisin qui surprend tout le monde en faisant volte-face et qui rassure quelque peu (c’était un homme bien, après tout) ; le logicien qui se persuade à coups de sophismes ; l’esthète fasciné par Thanatos ou encore le chêne qui résiste mais n’est pas roseau. Et puis il y a Bérenger, celui qui doute. Il ne résiste pas de toutes ses forces : il doute. Le rhinocéros a un côté séduisant, c’est sa force. Il n’est pas à proprement parler contre nature – les rhinocéros sont une espèce à part entière –, ce n’est juste pas la nature de l’homme. À moins qu’avec son incroyable vitalité, le rhinocéros ne soit l’avenir de l’homme, un homme nouveau, plus fort. Autrement plus fort qu’un vieil alcoolique, dont on a tôt fait de mettre en doute la parole.

Bérenger est bientôt le dernier homme : s’il était dans le tort ? si, à prendre les autres pour des fous, c’était lui qui basculait dans la folie ? Impossible de savoir sinon par instinct… par intuition, se reprend-t-il immédiatement, craignant l’animal qui affleure. Une fois passé de l’autre côté, une fois l’homme devenu rhinocéros, il n’y a plus de communication possible, le dialogue est coupé : on est rhinocéros ou on doit le devenir. Face à l’animal mutique, il n’est plus possible de faire entendre son point de vue ni même de comprendre ce qui a motivé l’autre à devenir rhinocéros. Car le rhinocéros a la peau dure, il résiste à toute approche. Et à tout discours : le rhinocéros, quoique lourd de sous-entendus, est trop présent pour n’être qu’un symbole. La mise en scène prend ainsi le parti de montrer les animaux, tels quels, de montrer leur tête de rhinocéros, qui se balancent comme des algues dans un aquarium, lançant leurs cris de sirène. Ils sont trop présents pour n’être que symboles, trop présents pour n’être pas menaçants. Ils ne chargent pas, pas encore – c’est en tous cas ce à quoi l’on se raccroche – mais comment ne pas se sentir encerclé lorsqu’on est entouré par un si grand nombre ?

La menace latente fait apparaître le problème, qui réside moins dans l’existence des rhinocéros eux-mêmes que leur impossible coexistence avec les hommes :

« Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s’accorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte2. »

(À l’inverse de la secte, il y a Wikipédia, qui donne le fin mot de l’histoire sur la controverse qui anime une grande partie de la pièce : unicornu ou bicornu, le rhinocéros ? Les deux, mon général.)

Mit Palpatine

 

1 « Mais dès que la vérité pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité officielle, il n’y a plus de héros, il n’y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de la lâcheté qui conviennent à l’emploi ; c’est tout le thème de Rhinocéros » Ionesco, préface de janvier 1960.
2 Ionesco, préface de 1964.

Les enfants perdus

À la file indienne, indienne, indienne, tous à la file indienne… Ce n’est pas parce que vous avez aimé le Disney ni même le roman de James Barrie, où chacun en prend pour son grade, que vous apprécierez le Peter Pan du Berliner Ensemble mis en scène par Robert Wilson.

L’arrivée, déjà, n’est pas de bon augure : Wilson a récidivé avec sa putain de rampe lumineuse en néon. Dans la fosse créée par le retrait des rangées où Palpatine et moi nous trouvions pour The Old Woman, un des musiciens arbore des lunettes de soleil ; même s’il a grave le groove, je ne suis pas entièrement certaine que cela soit uniquement pour une question de style.

En moins de deux minutes, on est reparti sur l’humour clownesque, qui ne m’a jamais fait rire. Les servantes Nana aboient, le temps passe. Lentement. Je dois avoir perdu mon « âme d’enfant », comme on dit. « Quand on est un enfant et que l’on sait encore à peine parler, on comprend parfaitement le langage des poules et des canards, des chiens et des chats. Ils parlent tout aussi clairement que père et mère. » Sur cette bonne parole d’Andersen, on présente donc un spectacle en allemand et anglais, surtitré en français (tu ne sais pas encore lire ? Draußen !) et en anglais (pas encore en 5e, pas d’anglais LV1 ? Go to hell.). Les lost boys ne sont donc pas seulement sur scène : dans la salle, les parents s’improvisent interprètes – la magie des paillettes ne fait pas tout. La poudre de fée de Clochette, en revanche… Je n’ai pas manifestement pas été arrosée mais ça avait l’air d’être de la bonne.

N’ayant aucun moyen de planer, je me suis retrouvée le cul entre deux chaises, entre le pays imaginaire du personnage et l’humour bien réel de l’auteur. Pareillement écartelées, les voix des comédiens ne cessent de dérailler vers le rire faussement enjoué. Cette mue de l’adulte qui fait l’enfant qui fait l’adulte ne laisse que peu d’instants de répits : on entend alors, trop brièvement, le timbre clair de Sabin Tambrea, aussi pur que ses traits. Ces derniers m’ont donné quelques idées pour faire grandir ce garçon qui sursaute dès qu’on l’effleure – idées qu’entretient manifestement aussi le capitaine crochet et qu’il dévoile dans une scène où, se demandant quoi faire de son ennemi, son unique ami, il s’avise de ce qu’il en ferait bien un homme. Ajoutez à cela le passage où Peter Pan annonce préférer l’aventure de la mort (une autre forme d’éternité) à celle de la vie, qui le forcerait à grandir, et celui où le capitaine crochet s’inquiète de ce que le réveil avalé par le crocodile s’arrête et sonne l’heure de sa mort : voilà pour l’interprétation ! Le reste n’est que littérature en chanson.

Et la jungle fait : boum, boum, boum ;
Et le crocodile fait : tic, tic, toc ;
Et la jungle fait : boum, boum, boum ;
Et le crocodile fait : tic, tic, toc ;

Et la souris fait : pff, pfff, pffff.

Ni les visuels de Wilson, ni les magnifiques costumes (regrets éternels de Palpatine d’avoir laissé passer une veste semblable au perfecto so gay and so sexy de Peter Pan), ni les cheveux orange des garçons perdus ne parviennent à faire oublier que le spectacle n’est ni drôle ni intelligent. Je vais finir par croire que Pelléas et Mélisande était un gros coup de bol, et compte sur Einstein on the Beach pour m’en détromper.

Heureusement que Noël est là avec ses guirlandes lumineuses pour m’assurer que je peux encore m’émerveiller d’un rien.

I can’t stand this odd woman

Wilson. Baryshnikov. The Old Woman est vraiment le spectacle pour lequel j’ai réservé les yeux fermés. Le problème, c’est que j’ai presque dû les garder ainsi pendant le spectacle lui-même. Au sortir de la pièce, voici quelques préceptes / conseils / demandes / suppliques / exigences que je souhaiterais transmettre tout ensemble aux metteurs en scène, régisseurs et programmateurs.

 

Différents angles de vue tu testeras

Un spectacle est fait pour des spectateurs. Cette tautologie implique que la pièce ne soit pas uniquement réglée pour la vingtaine de personnes centrées, sur le siège d’une desquelles le metteur en scène s’est assis pour les répétitions – d’où la nécessité, cher metteur en scène, de voyager dans la salle pour adopter différents angles de vue sur votre travail. C’est indispensable dans les salles à l’italienne, où la visibilité est toujours un sujet sensible, mais aussi dans les salles plus récentes de type auditorium. Repérer les principaux écueils (tournant dans le fer à cheval qui fait manquer le jeu des entrées et sorties de coulisses pour la moitié de la salle, piliers particulièrement mal placés et nombreux, balcon trop avancé qui masque la visibilité des surtitres et étouffe le son, feuille d’acanthe sur le trajet de l’œil…) devrait permettre de limiter les dégâts, en adaptant ce qui peut l’être.

Il aurait été très facile, en l’occurrence, de supprimer les néons figurant les feux de la rampe ou de baisser sensiblement leur luminosité, de manière à ce qu’ils n’aveuglent pas les cinq premiers rangs – ou, si cela tient à cœur au metteur en scène, de condamner lesdits cinq premiers rangs. Encore aurait-il fallu pour cela que le metteur en scène et/ou le régisseur s’y assoie un moment, pour évaluer la gêne de cette barrière lumineuse. Je ne vous raconte pas le plaisir que c’est quand on porte en plus des lunettes : la lumière s’étire verticalement sur les verres pour vous flinguer les yeux en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. J’ai essayé de mettre mon écharpe devant en paravant mais cela n’a pas été très concluant (sans compter que cela cachait les pieds de Baryshnikov et ça, c’est une hérésie pour une balletomane, même lorsqu’il a enfilé sa casquette de comédien). J’ai fini par adopter la technique d’une dame devant moi, qui tenait son programme devant ses yeux comme une Espagnole son éventail. Ah, oh, ces belles lumières de Wilson sur lesquelles on peut enfin se concentrer !

 

Mollo sur la sono tu iras

Un dilemme ne tarde pas à se présenter : tenir le programme pour préserver ses yeux ou se boucher les oreilles pour atténuer les cris et les bruits métalliques, qui ponctuent chaque changement au sein de la scène ? Drôle d’idée tout de même que de sonoriser des comédiens dont la partition comprend un certain nombre de passages où ils hurlent à gorge déployée. Le recours à la technique devrait au contraire permettre de maîtriser le son, de l’amplifier pour conserver la texture des murmures en rendant les paroles intelligibles (mission accomplie) et de le rendre supportable lorsque la voix donne son maximum (échec complet). Ce qui sauve à peu près de la surdité, c’est que chaque scène fonctionne par répétition d’une séquence de paroles, d’actions et de bruitages, qui permettent, après le coup initial, d’anticiper un minimum les impacts sonores à venir.

 

L’absurde (ironie) tu poétiseras

Répétitions et rupture sont en effet, dans cette pièce, les deux composantes de l’absurde. Les scènes s’enchaînent sans transition, abruptes comme les meubles stylisés qui parsèment la scène et les changements de lumières. Au tranchant de la mise en scène répond un texte curieusement flou de Daniil Kharms, flasque comme une vieille peau. Les répétitions des deux comédiens, qui commencent perchés sur une planche et finissent avec des becs de perroquet sur la tête, hésitent entre l’anaphore poétique et le radotage d’une petite vieille. En émerge peu à peu l’histoire, bien arrosée de vodka, d’un homme qui trouve un cadavre chez lui : il ne sait que faire de cette vieille dame morte, terrifiante (et encombrante lorsqu’on veut y amener une dame bien vivante). La peur de la vieillesse, l’horreur de la mort et l’incompréhensibilité de la vie se figent dans le rire jaune d’un mime, cruel d’indifférence, dont la tristesse a par contrecoup quelque chose de réconfortant. Autant que peut l’être un clown, c’est-à-dire.

 

Les clowns tu signaleras

Comme on signale les scènes de sexe ou de violence dans les films, on devrait indiquer que cette pièce contient des scènes de clowns. Les clowns ne m’ont jamais fait rire. Ils ne m’ont jamais fait pleurer non plus. La seule émotion qu’ils suscitent en moi est l’exaspération (peut-être leur en veux-je d’une indécision des sentiments qui est aussi mienne). À chaque fois que les tooneries de Baryshnikov sont sur le point de me faire sourire ou les traits et l’articulation de Willem Dafoe sur le point de m’émouvoir, le clown ressurgit à travers leur visage grimé et leurs cheveux grisés, crispe l’instant qui devient instantanément sa propre parodie.

Pourtant, on a affaire à deux comédiens extraordinaires. Baryshnikov ne sait pas faire un mouvement qui ne soit un geste, dense de présence, tandis que son acolyte conserve une voix grave même dans l’aigu, lourde de vécu (la légèreté est dans la parole du premier et dans la gestuelle du second, comme si chacun était plus enthousiaste de ce qu’il connaissait moins). Les plis de leur visage, qui, accentués par le maquillage, deviennent bien autre chose que des rides, me fascinent – en particulier les simili-ouïes de la mâchoire de Willem Dafoe1, comme si toute la pièce prenait vie et respirait par là.

 

De la conclusion, bonne note tu prendras

Le propre de l’art est de rendre intranquille (un jour, je lirai Pessoa et je m’apercevrai que j’emploie complètement de travers ce mot que j’adore), de désarçonner le lecteur, le spectateur ou l’auditeur (peu importe), loin de ses habitudes de pensée. Mais que l’art nous mette dans l’inconfort ne signifie pas qu’il doit agresser nos sens ; ce n’est pas parce que le spectacle est inconfortable qu’il dérange nos a priori. Que le théâtre s’occupe du sens propre de l’inconfort et le spectateur pourra se soucier du sens figuré !

 

Une belle chronique et de belles photos chez Fomalhaut

1 J’y suis ! C’est le Bouffon vert de Spider-Man !   

Initiation au Bunraku

Quand l’animation japonaise est une affaire de marionnettes

Un spectacle de marionnettes japonaises. J’ai coché la case du formulaire d’abonnement dans un moment d’égarement amoureux. Puis Philippe Noisette a prévenu sur Twitter que, passé le 10e rang, on ne voyait rien sans jumelles. Cela ne m’a pas franchement rassurée, même si j’ai ensuite découvert que Palpatine et moi avions fort heureusement hérité d’un rang C. Le rideau qui s’ouvre sur un musicien assis en tailleur sur un piédestal ne me dit rien qui vaille non plus : l’espèce de cithare dont il joue avec une spatule à raclette m’a toujours semblé dans les films un élément de folklore dont il ne fallait pas abuser. Quand je comprends que cela accompagnera toute la pièce, je me prends à regretter Mozart et les marionnettes de Salzbourg – ma seule autre expérience de marionnettes, je crois, en dehors des Guignol de mon enfance. Manipulées à vue par une armée de marionnettistes habillés de noir des pieds à la tête façon Ku Klux Klan ninja, les marionnettes japonaises n’exercent pas d’emblée la fascination de leurs consoeurs occidentales à fils. Il faut du temps pour oublier le trio qui s’active autour de chaque personnage – ainsi que le quatrième larron qui arrive à toute vitesse, courant accroupi, lorsqu’on doit retirer un chapeau (rangé dans sa petite pochette à chapeau).

Peu à peu, pourtant, ce que l’on n’arrivera certes pas à percevoir comme musique est néanmoins perçu comme ponctuation au récitatif et le regard se laisse happer par les petits visages aussi inexpressifs que lumineux, inclinés comme seuls les Asiatiques savent le faire1 (chez un Occidental, qui a une notion de l’humilité beaucoup plus limitée, ce serait pour bouder ou minauder) – et par les mains, plus finement articulées que le reste du corps, qui me rappellent l’opéra chinois vu en face, au Châtelet, par leur manière de désigner et de s’effacer devant le monde environnant. C’est donc la gestuelle qui me fait entrer dans ce curieux univers, bien plus que l’histoire, qui semble n’avoir été écrite que pour susciter les tremblements des marionnettes en pleurs, spasmes et soupirs. Peut-être est-ce aussi ce dont on se sont le plus proche lorsqu’en héritier du Cid et de Roméo et Juliette, on a du mal à concevoir l’amour comme ce qui donne la force de sauver son honneur par le suicide (lequel permet à l’amour véritable de se réaliser2) – et non pas comme ce qui est mis en balance avec l’honneur ou conduit à se suicider en son nom quand l’être aimé vient à disparaître. (En revanche, quel que soit le côté de la planète que l’on habite, on met toujours au théâtre beaucoup de temps à mourir.)

Au final, parmi quelques longueurs et beaucoup d’étrangetés, surgissent des moments d’intense poésie, comme lors de l’introduction, où l’héroïne vole au poing d’un marionnettiste au milieu de papillons – de papier, agités depuis les coulisses, et colorés, projetés sur l’écran juste derrière –, et de la conclusion, où les amoureux voient leur âme s’éloigner sous la forme de deux lucioles enflammées, avant de se tuer l’un l’autre devant un paysage hivernal d’arbres esseulés. J’aurais adoré un usage généralisé de la vidéo, moins traditionnelle mais plus poétique – à la manière, un peu d’un Akram Khan. J’espère que les connaisseurs ne s’étrangleront pas trop s’ils venaient à lire cela (une balletomane japonaise y assistait pour la cinquième fois !).

 

À lire, l’introduction de l’article de Wikipédia pour en savoir un peu plus sur la technique et l’organisation du bunraku, et surtout l’entretien avec Hiroshu Sugimoto, publié dans le programme et reproduit dans le dossier pédagogique du spectacle, pour approcher la philosophie de cet art.

 

1 Parlant de la musique, où l’on est « intentionnellement, dans une sorte d’imperfection », Hiroshu Sugimoto ajoute « qu’on évite, dans les arts visuels du Japon, tout effet de symétrie, toute définition d’un centre, d’un axe ordonnant par un milieu arithmétique ». L’inclinaison de la tête entrerait-t-elle dans cet esthétique de la dissymétrie ? 

2 « […] dans le contexte chrétien, où le suicide est considéré comme une offense à Dieu – peut-être même l’offense suprême – une telle volonté de mourir, affirmée comme elle l’est ici, aurait sans doute été impensable. On ne peut y disposer à sa guise de la vie que Dieu vous a confiée. Alors qu’au Japon, détruire sa vie dans le but d’être accueilli par la divinité et d’entrer dans un état de Pureté est parfaitement concevable. » « La pièce est tendue vers un temps absent, celui d’après la mort, qu’elle donne à imaginer. Elle a convaincu la jeunesse de l’époque que ce temps était celui d’une expérience de la beauté qui ne pouvait avoir lieu dans le monde des vivants. » Cela entraîna la prolifération des suicides d’amour, contre lesquels les autorités durent prendre des mesures !