Visages, virages

 

Autour de moi, les destins commencent à prendre forme – des formes qui n’ont rien de définitives, bien sûr, mais des formes distinctes. Rien de tragique ni même d’extraordinaire, quand bien même cela concerne des personnes fort admirables et que j’admire évidemment ; mais des destins néanmoins. De l’extérieur, ou de plus loin dans la vie, rien de très frappant, probablement. La première naissance est annoncée dans mon cercle amical proche – des jumeaux, pour marquer le coup.

Plutôt que de destins, peut-être vaudrait-il mieux parler de destinées, pour s’éloigner du fatum tout écrit et se rapprocher de la destination, dont on change au gré de ce que l’on l’entrevoit et que l’on ignore. Mon amie P. a démissionné de son travail exorbitant (des journées de 7h30 à 20h30, 16 personnes sous ses ordres, des extras le week-end, la reconnaissance en option) pour se lancer dans un CAP pâtissier. C’est banal, presque, le cliché du CSP+ qui sature de ses PowerPoint et salive devant le Meilleur Pâtissier le mercredi soir à la télé. Ça l’est moins, pourtant, quand on sait que P. vient d’un milieu relativement modeste – pas intellectuel, en tous cas – où l’on ne comprend guère pourquoi elle reviendrait « en arrière ». Cela ne l’est plus du tout lorsqu’on l’a connue en proie à l’anorexie, aussi tenace à étudier qu’à se détruire, et qu’on la voit à présent arrêter d’elle-même la spirale qui renaissait sous une autre forme – l’abnégation au travail, à éponger celui des autres, et les cernes plus violettes et plus profondes à chaque dîner où nous nous retrouvions. À l’époque de la prépa, il y avait toujours des pommes à la maison, parce que c’était le seul goûter qu’elle prenait – le seul dessert, le seul en-cas, parfois le tiers de son repas. Vous n’imaginez pas ce que c’est de voir postée sur Instagram par cette même personne une rosace de pommes, d’après une recette de Cédric Grolet. Le food p0rn ne tient pas une seconde face au symbole involontaire et à ce qu’il exprime avec pudeur. Il n’est pas question de nourriture, il n’en a jamais été question – ou alors métaphoriquement, comme ce qui nous nourrit (et parfois pas assez).

Des destinées ou, plus prosaïquement encore : des chemins, mais vus de haut, soudain. Dans un de ces tournants de montagne qui vous révèlent dans la vallée. Un regard au rétroviseur de la trentaine approchante et soudain une forme surgit. Des motifs, du moins, des réccurences dont on n’avait pas totalement conscience. Des points aveugles qu’on avait contournés jusqu’à présent et que l’on commence à cerner. Certaines choses sont trop intimes pour que je puisse les partager comme elles m’ont été confiées, mais je suis souvent stupéfaite du rôle qu’ont joué les familles : par leur poids, souvent beaucoup plus déterminant que ce que j’aurais pu imaginer, et par leur toxicité, aussi, parfois. En pleine misère sociale ou malédiction familiale, on l’imagine bien : la mère toxico, le père alcoolo, difficile de s’en sortir, évidemment ; les drames bourgeois aussi, où les morts s’enchaînent, prématurées, et les maladies se développent dès la naissance comme les branches d’une généalogie maudite. Les Atrides ou Zola, on voit bien ; les drames ordinaires de la classe moyenne, moins. Soeurs ou mères jalouses, infantiles, amour filial asymétrique, on a l’impression de cliché, qui jure de surcroît dans des milieux où ça va. Ce ne sont pas nécessairement des traumatismes, clairement identifiables (pas de viol ou de maltraitance physique, contrairement au parcours de certains de ces élèves que Melendili me raconte parfois, désemparée et attristée par le manque de structures pour aider ces jeunes partis avec de lourds handicaps dans la vie) ; ce sont des remarques, des comportements insidieux, qui font douter et qu’il faut manifestement des années pour identifier et détricoter. Des choses inconscientes, sans arrière-pensée ; d’autres impardonnables, qui me scandalisent quand on m’en fait part. Comment peut-on dire à un enfant qu’on lui préfère le reste de sa fratrie ; comment peut-on lui dire qu’il est un « accident de capote » ?

Quoique je sois toujours en désaccord avec son postulat, je comprends mieux, en vieillissant, le projet de Zola. Je perçois chaque jour un peu plus les ramifications des événements parfois minuscules qui nous marquent ; leur poids ou leur force, selon qu’ils nous retiennent ou nous propulsent dans la vie. Je refuse en revanche de penser que ces événements nous déterminent, aussi marquants soient-ils. Quand j’ai rencontré Palpatine, je lui ai demandé d’où il venait, et il m’a répondu où il habitait. Je n’y ai prêté attention qu’après coup, quand j’ai fini par comprendre qu’il s’était construit en s’opposant à ses origines – qui, soit dit en passant, me paraissent toujours moins modestes à moi qu’à lui, qui les a vécues. Mettre 800 kilomètres entre sa famille et soi, et se hisser d’un cran socialement en devenant le premier cadre de sa famille, c’est encore se définir par rapport à sa famille – quoique, n’en déplaise à Zola, dans un sens opposé à ce qu’un fatum antique ou un positivisme pessimiste aurait pu prédire.

Peut-être mon refus farouche de voir notre libre-arbitre confisqué par la force des choses (sociales et biologiques) est-il lui-même une détermination de mon enfance heureuse (et de la force de caractère de Palpatine, pour poursuivre sur notre exemple). Encore que confisqué soit un terme de drama queen, qui convienne davantage aux raisonnements abracadabrantesques de Leibneiz pour ménager la chèvre (la toute-bonté de Dieu) et le chou (l’idée de toute-puissance-prescience de Dieu), sans que la créature de Dieu soit un loup pour la créature de Dieu (autrement dit : Dieu a-t-il créé le mal1 ?). Pour la mécréante que je suis, il s’agit davantage de comprendre en quelle mesure notre libre-arbitre est amoindri par la force des choses, pour dégager la marge de manoeuvre dont nous disposons, et l’utiliser au mieux. Simplement : quand on a toujours eu de la chance, on a tendance à croire que tout le monde dispose de la même, et on ne la perçoit que partiellement, considérant comme mérite personnel ce qui relève au moins autant du hasard. J’avais été frappée de découvrir cela dans les mémoires de Simone de Beauvoir – et un peu choquée, il faut bien l’avouer, qu’on continue à enseigner le moment d’un cheminement philosophique comme une vérité complète en elle-même alors que leurs auteurs eux-mêmes les ont mises en perspective.

Le donné nous est apparu comme la matière de nos efforts et non comme leur conditionnement : nous pensions ne dépendre de rien. […] Notre audace était inséparable des illusions qui la soutenaient et les circonstances les avaient favorisées ensemble. Aucun obstacle extérieur ne nous avait jamais forcés d’aller contre nous-mêmes […] Notre existence comblait si exactement nos voeux qu’il nous semblai l’avoir choisie […]

Notre indifférence à l’argent était un luxe que nous pouvions nous offrir parce que nous en possédions assez pour ne pas souffrir du besoin et pour n’être pas acculés à des travaux pénibles. Notre ouverture d’esprit, nous la devions à une culture et à des projets accessibles seulement à notre classe. C’était notre condition de jeunes intellectuels petit-bourgeois qui nous incitait à nous croire inconditionnés.

La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, pp. 23 et 30 de l’édition Folio

J’ai assez envie de consacrer quelques billets de blog à cerner mes propres déterminismes, les schémas qui se sont mis en place, mécanismes de pensées ou petites obsessions esthétiques… Il y a une visée thérapeutique, probablement (les TOC en ligne de mire), mais aussi une élucidation joyeuse de soi, complètement gratuite, qui promet d’apprécier plus encore ce qu’on prend comme allant de soi. Peu à peu, je prends conscience de la chance que j’ai eue, que j’ai encore : les enfances heureuses ne semblent pas courir les rues. Cette prise de conscience-ci en fait surgir d’autres, plus évidentes, plus enfouies : mon milieu socio-économique, que j’ai longtemps cru de classe moyenne et qui serait plutôt de la classe moyenne supérieure (petit-bourgeois, quoi : on ne pourrait pas se passer de travailler, mais on a eu accès à des métiers confortables), et encore plus, invisible : je vis dans un pays développé, en paix. C’est le genre de choses que l’on sait, et que l’on ne sait pas. Ces dernières années, leur augmentation aidant (si on peut dire…), les mendiants se sont désincrustés du paysage de métro parisien dans lequel je les avais fondus. Je me suis mise à les voir, comme à voir les familles dysfonctionnelles voire carrément toxiques de certaines de mes amies. Et je me demande dans quelle mesure cela ne joue pas, oh pas grand-chose, évidemment, juste un peu, dans l’immobilisme qui est le mien ces deux dernières années ; si les efforts que je fais pour me résigner à un boulot qui me stimule moyennement ne viennent pas d’une vague culpabilité : j’ai déjà tant ; puis-je demander plus encore ? Cet égalitarisme de mauvaise conscience est absurde : je veux dire, tant mieux si cela me rend un peu moins indifférente et un peu plus empathique, mais prendre davantage de plaisir dans son boulot ou sa vie ne retire rien aux autres ; autant que chacun profite à mesure de ce que la chance lui offre.

Si j’ai envie de prêter davantage attention à ce qui a pu me déterminer et m’influe encore, ce n’est pas pour me découvrir limitée, au contraire : pour éprouver la puissance dont je dispose pour m’inventer ou me réinventer, et jouer avec le jeu de possible qui m’a été octroyé. Je trouve belle non pas tant la réussite que la négociation avec ce qui est donné et ce qui ne l’est pas, qui se dispute comme une splendide balle de match. Me fascinent non seulement les trajectoires qui s’éloignent plus ou moins de la mienne, après un temps passé en parallèle pendant lequel l’amitié s’est nouée, mais de plus en plus le paysage dans lequel elles s’inscrivent. Soudain, je ne vois plus seulement la courbe, le virage ou le segments de ligne droite, mais la colline qui a été suivie, l’obstacle qui a été contourné, l’horizon un temps dégagé (alors que le Wanderer aurait pu s’essouffler en grimpant la colline, se prendre les pieds dans l’obstacle ou choisir des chemins de traverses). On comprend mieux, souvent, et on est d’autant plus fier, aussi. Je n’ai compris que récemment, je crois, cette drôle de chose qu’est la fierté pour autrui. Elle m’avait touchée mais laissée interloquée lorsque j’en avais été moi-même l’objet, je me souviens, pour mon bac, quand mon père répétait à tout le monde que j’avais eu les félicitations du jury, fier comme Artaban. Et je pensais : de quoi ? ce n’est pas lui qui a passé l’examen… Je comprends maintenant, ces gens qu’on tient si proche de soi qu’on peut s’attribuer leur fierté, sans pour autant les envier ni vouloir leur dérober et s’attribuer indûment le mérite qui leur revient de droit. Une espèce d’empathie jubilatoire, ou simplement douce et diffuse.

Ces derniers temps, j’ai parfois l’impression d’être un monstre mythologique qui se nourrit de vie humaines. Il me faut des destins, des destinées, des parcours, rouvrir les possibles en grand, comme prélude au ménage de printemps que je prépare dans ma propre vie, des possibles en nombre, des possibles improbables et des possibles réalisés, accomplis, mutilés, en film, en bande-dessinée, en fiction, en conversation fleuve ou en anecdote rapportée, le plus de possibles possible. Il faut nourrir Moloch, et je suis Moloch. Les vies qui prennent forme de destin m’apaisent. L’appel du sens se fait moins pressant, disparaît pour ainsi dire de lui-même, le sens à même la forme. Tout ce que j’ai à faire, c’est ça : donner une forme à ma vie, une forme simple ou extravagante comme il me plaît, qui participera à sa manière au foisonnement baroque et organique du vivant. C’est quelque chose de cet ordre que j’entrevois dans les discussions-fleuves que j’ai avec P., O., Jo, Luce ou Melendili, qui rouvrent la voie de l’intime et permettent de se reconnecter à ce qu’il y a de plus commun et dérobé en chacun. Minutie, vue grand angle et enthousiasme à l’emporte-pièce, philosophie de comptoir et lucidité d’ivrogne, commérages et secret des dieux, ces conversations où l’on se saoule de parole comme la Pythie des herbes qu’elle mâchonne, me laissent dans un état de douce transe, de calme exaltation auquel seul l’anglais semble rendre justice : exhilarated. Ex, hors de, sortie de soi pour redevenir la part infime mais vivante d’un tout, qui n’a plus rien d’abstrait, car c’est d’abord et avant tout l’amie qui vient de nous y conduire, qui nous a le temps d’une après-midi abbouché à sa vision du monde pour nous le rendre à neuf. Un enthousiasme à ne même pas soulever les montagnes : la croyance, soudain, qu’on aura la force et la patience de les gravir ou de les contourner – et d’admirer le paysage, par-dessus le marché. (Comme c’est grandiloquent, on mentionnera la compagnie du brookie et du carrot cake, du café crème, des milkshakes ou du thé au jasmin ; ou en les prendra en photo, comme synecdoque instagrammable des moments passés à parler de tout ça. Mais sans tout désaturer dans des blancs kitsch, sous peine de voir Luce lever les yeux au ciel.)

Lorsque l’exaltation retombe, c’est comme de passer à l’ombre après s’être gorgé de soleil, immobile, alors que le fond de l’air est frais : on retient encore un peu de chaleur, qui nous accompagne tandis qu’on se remet en mouvement et nous tiendra jusqu’à ce qu’on se soit soi-même par la marche réchauffé. Car tout est lent, dans ce monde ultra-rapide ; il faut en prendre son parti. Alors qu’elle a le sentiment de patiner sur un certain aspect de sa vie, Melendili, paradoxalement peut-être, accepte de ne rien brusquer parce qu’elle sent que cela patine pour certaines raisons et qu’en attendant sans attendre, cela pourra avancer. Laisser mûrir, laisser décanter, sans pour autant se résigner à la passivité. Impatiente née (vraiment : je suis née prématurée à 7 mois et demi), je suis toujours admirative de cette sagesse de Grand Schtroumpf. J’espère sincèrement que ça va bientôt schtroumpfer. Pour elle, pour moi, pour toutes les personnes qui me sont chères. Voilà, schtroumpfez bien.

Week-end tourangeau

 

Il y a quinze jours, j’ai rejoint Palpatine à Tours, entre deux séries de cours, au prétexte d’aller visiter les châteaux de la Loire. Je ne suis pas très château, mais weekendenamoureux hors de Paris, ça… Aucune attente, donc, seulement la perspective d’un week-end à perdre sans remords, pour le pur plaisir de la promenade et de la compagnie. Vendredi soir, j’ai laissé le moi que je ne sais plus trop comment construire à Paris : deux heures de train fantasmées comme espace de concentration gratuite, passées à dessiner des lettres sur ma tablette, et je suis conduite devant un plateau de fromages en escargot, à déguster du plus délicat au plus crouchmoutant, avant de m’installer avec bonheur une chambre d’hôtel que je n’ai pas réservée.

L'Affiné, bar à fromage, 73 rue Colbert, Tours

Samedi. Éveil délicieux à un monde sans couture entre rêve et fantasme.

La confiture de figues et noix déborde du trou bien net par laquelle la brioche a été fourrée sitôt la commande passée. On ne s’en lèche que mieux les doigts.

Le bus 32, repéré sur Internet pour aller voir les jardins de Villandry, ne passe pas. Ah. Et demain ? Il ne passe qu’en saison touristique, arbitrairement close à deux semaines près. Ah. Une location de voiture, peut-être ? Celle de la gare affiche complet. L’autre agence proche indiquée par l’office du tourisme ne décrochera jamais. Bon. Un train, alors ?
Sérénité que de ne rien attendre.

Nous nous rabattons sur Chenonceau, le château le plus facilement accessible en voie ferrée. Quarante minutes à tuer avant le train : me voilà avec une nouvelle casquette couleur feuilles mortes, en polaire.

 

 

Cela tombe à pic, il fait plus froid que ce que laissaient prévoir les prévisions météo – plus beau, aussi : un temps incroyable. Je n’en reviens pas en descendant du train. Je n’en reviens toujours pas (mais je frissonne un peu) en pique-niquant vite fait sur les tables à pique-nique installées à l’ombre devant l’enceinte du château. Le schwarzbröt restant est confisqué à l’entrée, remisé au vestiaire ; on le récupèrera à la sortie avec le nom de Palpatine dessus, posé parmi moult bouteilles de vin également postitées.

Devant nous, un couple de jeunes mariés en tenue de mariage. Ils rythment notre visite par leurs déplacements d’escargots photogéniques : posent, posent, posent. L’accomplissement après des années d’entraînements sur Facebook, ironise Palpatine. Nous sommes prêts à visiter comme nous le faisons souvent : mi-âneries mi-ânonnements, amen à l’art, adieu à l’esprit de sérieux.

Les jardins sont très géométriques, mais la lumière est celle d’un ciel très bleu (tout strié de blanc qu’il soit) et quelques cercles sont évidés entre les pelouses, où faire valser du gravier en manège de piqués – et pas de valse à proprement parler autour de la fontaine. Je me retiens de jouer avec la poutre du mini-pont-levis.

Les mariés ont remonté l’allée.

Le château est construit sur l’eau, à l’italienne. Une circonstance atténuante pour un château. Les tentures, les linteaux, les tableaux, les dates et les noms ne m’intéressent pas. Je préfère :

les carreaux de soleil projetés dans l’arrondi des embrasures ;

 

les trois fenêtres qui transforment une petite pièce en bureau-bow-window, à la proue du fleuve, dans laquelle je me verrais bien passer des après-midi de lecture (je me découvre des goûts communs avec Catherine de Médicis, qui en avait fait son cabinet de lecture) ;

 

 

le Cher et les jardins un peu flous, en losange, entre deux soudures du châssis de plomb ;

 

 

les punaises des bois sur les vitres, qui me dégoûtent, comme tout insecte, mais dont la présence m’attendrit malgré moi : elles semblent tout droit sorties de mon enfance (je ne crois pas en avoir revu durant toutes ces années)(évidemment, de retour chez moi, dimanche, il y en a une sur le cordon des stores à lamelles de la cuisine) ;

et surtout, les reflets de l’eau au plafond et sur les murs, hauts, sur le mur biseauté au-dessus de la cheminée avec moulures, notamment, où l’effet stroboscopique a quelque chose d’anachronique. C’était le même en mille six cents et des poussières, pourtant, dans la galerie construite sur ordre de la reine sur le pont, lui-même ajouté par la précédente maîtresse du château (maîtresse du roi, également), lequel (le château, pas le roi) avait utilisé un ancien moulin pour fondement. Cette archéologie des lieux et des cœurs recyclés m’émeut, une émotion ténue mais qui s’apparente – serait-ce cela, aimer l’histoire ? – à celle qui me submerge à Rome, où le temps se lit à strates ouvertes. Les dates rendent les armes devant Diane de Poitiers qui se baisse pour embrasser le front d’un enfant, lequel, devenu Henri II, le front rouge encore du baiser de sa muse en fait sa cougar de cœur et lui offre le château de Chenonceau, repris à sa mort par la reine, Catherine de Médicis (les jardins qui portent son nom sont plus intimes mais beaucoup plus petits que l’aire de Diane de Poitiers).

Monogramme d'Henri II et Catherine de Médicis décomposé pour faire apparaître chaque initiale

Je me demande à quel point il est facile de vivre en voyant sans cesse reparaître dans le monogramme de soi et de son époux l’initiale de sa maîtresse (Catherine de Médicis l’aurait fait redessiner à la mort du roi, pour qu’aucun D n’apparaisse plus à la jonction du H et du C inversé). C’était, il est vrai, une autre époque. Une autre époque : le château appartient à une Dupin de la lignée ascendante de Georges Sand, que Rousseau essayait vainement de draguer en se faisant passer pour son secrétaire. Une autre époque encore : une Louise porte une deuil patenté. Plus récent, quoique déjà éloigné : le château enjambe la ligne de démarcation du fleuve et entre en Résistance, un bout de la galerie en zone occupée, l’autre en zone libre, les canonnières allemandes sur le qui-vive.

 

 

Palpatine interprète ma clémence envers ce château comme conséquence de ce qu’il serait un château de filles. Je penche pour le château de chocolatier (c’est peut-être tout un, vous me direz) : au XX siècle, il est occupé par la famille Meunier – d’où une boîte dorée à leur nom dans les cuisines remplies d’ustensiles divers et variés, poêles, casseroles, collection de moules à gâteau, moules à gaufres, et de légumes de saison du potager, disposés sur de grandes tables en bois dans des compositions très photographiées. Ayant plus l’esprit de maîtresse que de maison, j’ai préféré les courges rappelant avec force et forme l’épisode de Léda et Zeus.

Un peu de jardin, de ferme (dépendances très proprettes) et de forêt, sans oublier le labyrinthe à hauteur de poitrine dans lequel nous avons tenu à faire semblant de nous perdre (on a le fantasme du labyrinthe ou on ne l’a pas) et nous avons traversé la voie ferrée à la recherche d’une terrasse où se poser. Nous n’avons pas trouvé de terrasse (concept sûrement trop parisien pour un si petit village), mais un PMU un peu épicerie, avec quelques pots de miel d’un apiculteur local et un petit chien bien dressé sur son séant, qui n’a pas aboyé. Limonade à 2 € et deux verres proposés tout naturellement, que j’ai voulu rapporter au bar tant j’avais l’impression d’abuser. On est parfois déphasé.

Le temps passe sur le quai, à défaut du train. De trente-six à quarante-six, à cinquante-deux, à six ou dix. D’ordinaire si peu patiente, cela ne m’impatiente pas. Je suis bien, là, comme j’étais bien à l’autre bout du monde à la gare d’Inari-Fushimi-Taïsha, au soleil, dans le cou de Palpatine, à embrasser sa veste chinée et presser ses côtes à travers (sa gorge et sa toux incitent à une affection de côté). Le paysage qui nous fait face est épuré : un petit coteau, une route pas très empruntée et une nature parcimonieuse sous le ciel immense, un arbre détaché planté là comme si Hopper avait rejoint l’école de Barbizon. Je me suis assise par terre à même le quai, à l’exemple des trois jeunes filles que nous avions perdu de vue après avoir pique-niqué en même temps (elles déjà par terre, pour rester au soleil), juste avant que les mariés prennent le relai (sont-ils même entrés dans le château ?). Le train est arrivé juste avant que je me dissolve dans le soleil doux doux doux d’automne et d’été indien, ma casquette citrouille mal lavée par intermittence sur la tête – le fond de l’air est frais, c’est un peu l’éternité, étirée, étirée, étirée comme les rayons sous lesquels j’avance mon visage.

Petit tour de Tours, la mairie, le cèdre immense du musée des Beaux-Arts, l’éléphant empaillés, petites rues anciennes et les bords de la Loire sur lesquels nous ne sommes pas descendus, restés des tableaux en attente d’être peints.

Entrée, plat, dessert, chocolat liégeois au chocolat Valrhona, on ne se refuse rien.

Dimanche.

Temps gris, gris, gris souris à rester au lit, à manger du gouda sous la couette, à reculer la salle de bain froide et les heures qui se mettent en marche. Palpatine est officiellement porté malade ; sagement sur le lit, je relis et édite un article qu’il doit rendre pour son MBA. J’aime bien faire ça, accorder, annoter, reformuler, et le plus dur, le plus gratifiant : supprimer ou déplacer des syntagmes, remanier leur ordre pour faire saillir le raisonnement.

Nous retournons au restaurant de la veille manger uniquement des desserts : une soupe de fruits rouges au Vouvray moelleux qui, malgré son nom de fromage de chèvre, est un vin blanc pétillant qui m’a collé une barre en travers du front, et surtout la mousse au chocolat Valrhona que nous avons vue passer avec envie la veille et qu’il aurait été dommage de rater – géante à plus d’un titre. Dehors, juste devant le restaurant, c’est l’arrivée du Paris-Tours, en force ou en roue libre, par pelotons successifs.

La Chope (de mousse au chocolat), restaurant de poisson, 25 bis avenue de Grammont, Tours

Sous la bruine, nous visitons le jardin botanique (et animalier). Bref tour dans les serres, où je découvre l’aloe vera sous sa forme pré-essence commerciale ; nous nous attardons devant les flamands roses et les wallabies. Au jardin botanique, nous préférons le charmant petit parc aux allées digressives, à la viennoise, bancs et petits ponts inclus – armée de scouts également, et une paire de grandes chaussettes sur cuisses nues qui parle de bac de français mais que Palpatine imagine appartenir à quelqu’un de plus âgé.

Il est question d’amies, de vies amoureuses parallèles, connaissances, ignorance, contingence. Ce n’est ni mieux ni moins bien comme ça. Juste notre vie, nos fatigues, nos aspirations et nos vanités qu’on trimballe dans les rues blanches, ciel, façades, passages piétons, poubelles et bouteilles-détritus rangées par dizaine devant une borne de recyclage pleine à ras bord.

 Fièvre du samedi soir, vue du dimanche matin

Quand on arrive à l’hôtel pour récupérer mes sacs, les cyclistes sont arrivés ; ils ont pour la plupart disparus.

En repartant, je confonds la direction de la gare et de la mairie. La boulangerie à brioche, qui ne fait que des brioches, est fermée.

Le train scénarise l’au revoir. L’épaule appuyée sur un lampadaire ouvragé, l’écharpe orange et la fossette retroussée, Palpatine est plus chou qu’un wallaby.

Quelques arrêts plus loin, une jeune femme handicapée mentale prend place en face de moi, et je suis tacitement chargée par les autres voyageurs de veiller sur elle, ou peut-être moins sur elle que sur leur tranquillité à eux – oui, on est inquiet quelques minutes lorsqu’elle lance son jeu vidéo avec le volume à fond, mais ce n’est rien comparé à son inquiétude à elle lorsqu’on se rend compte que l’accompagnateur SNCF l’a installée dans la mauvaise voiture : l’idée de changer de place la panique ; le père qui a payé trois billets de première classe veut être avec ses deux enfants ; le contrôleur est catégorique : hors de question de la bouger, comme s’il s’agissait d’un paquet. Jeu de chaises musicales, personne n’est éliminé.

Les éoliennes clignotent des deux yeux, on se croirait dans War of the World. Un monde bien irresponsable. Et moi, je descends, là ? Heureusement que j’ai entendu l’accompagnateur SNCF mentionner Paris ; il aurait pu s’assurer qu’autour d’elle l’information irait jusqu’au terminus. À l’arrivée, il n’y a personne pour l’accueillir ; je sors en dernier et ralentis jusqu’à m’assurer que la personne en charge arrive et s’occupe d’elle.

Dans le métro, un SDF s’éteint au milieu de la rame. Il a donné de la voix, débité sa rengaine et s’est tu, ignoré de tous, moi compris qui n’ai plus, ce me semble, de petite monnaie. Au lieu de vérifier, je le regarde ne plus rien voir, soudain, le regard rentré en lui-même. Il se tient à la barre et n’attend plus rien. Je descends, honteuse, avant de voir s’il a ressuscité.

Il n’y a pas de Palpatine à serrer dans mes bras chez moi. Tristesse sans objet. Un si beau week-end, si lumineux, achevé.