Les sept lieues de la souris au débotté

 

Pont de l’Alma, j’ai abandonné Palpatine à son Zug, der ausgefuhren ist, et fait demi-tour direction les Gibert lettres et langue de Saint-Michel. Il n’y avait encore personne à la pochothèque, j’ai pu y flâner à mon aise, laisser traîner mon regard sur les couvertures, mes doigts sur les tranches, qui se sont saisis de l’Indécision de Kunkel. L’incipit me plaisait bien, le titre l’a emporté : je l’ai reposé. Puis, comme le temps était à s’en remettre à lui pour le choix du trottoir, j’ai poursuivi un vague itinéraire, à pied, dans ma géographie imprécise de Paris : quartier latin, palais de justice, théâtre de la ville, mairie de Paris, les Halles, Châtelet, jardin des Tuileries, rue de Rivoli, Opéra, Saint-Lazare… Un délicieux sandwich poulet, bleu, noix, raisin sec, salade pour se caler avant de découvrir Izis, fabuleux nom en soi, fascinant porté par un photographe. Dérision riante de ses clichés. En ressortant, même éblouie par la lumière, je vois à nouveau autour de moi, le regard rafraîchi. Je me sentirais presque de fraternité avec une famille de touriste que je contourne pour ne pas jeter d’ombre sur leur souvenir. J’ai plus d’amour pour le prochain lorsqu’il reste lointain ; c’est que la diversité des corps ne s’est pas encore refondue dans la compacité étouffante de la foule. Il y a des fronts, des intentions, des lèvres étirées. Des gestes, des nez où morve la tendresse. J’ai le nez qui coule et un ballon qui m’atterrit dans le dos, mais il ne faut pas troubler l’équilibre de l’harmonie universelle. Je suis allongée aux Tuileries, dans ces allées de passages que quelques haies voudraient transformer en bosquets, je tourne lentement les pages de Fraise et Chocolat, empoché le matin. Forcément, un titre pareil donne envie. De deux boules, mais la fraise en sorbet et à la condition d’une glace Berthillon. Rien à Rivoli, ni en s’éloignant. Je ne trouve rien. Qu’une petite culotte violette chez Princesse Tam-tam, essayée, achetée. Be stupid, s’affiche le slogan de Diesel. No thanks, I’d rather be carefree. Passer devant l’Opéra et ne pas résister à aller voir ce qui passe ce soir : hommage à Robbins. Chapeau bas, je me gratte la tête. Palpatine, au téléphone et au bureau, me donne la distribution. Je n’ai pas bien entendu avant Moreau, qui ? – Bezard ! – On n’avale pas Audric Bezard ! (On le croque, savoureusement.) Je finis donc comme une loque sur le velours rouge, et entre deux bouchées de flan à la noix de coco, je parle à ma voisine de Pass’jeune. Gillot fade dans l’éveil ? Hum, déjà entendu cela quelque part. – Tu vas me prendre pour une folle, mais n’aurais-tu pas un blog ? Danses avec la plume, Amélie : les présentations prennent l’allure de retrouvailles. Palpatine arrive, un Suchard à la rescousse. C’est Noël. Surtout quand les retours arrivent en dernière minute. On comprend alors pourquoi il s’agit de places jeunes, une excellente forme étant recommandée pour courir dans les escaliers, où, à chaque palier, sont postés des ouvreurs immobiles : dépêchez-vous, cela va fermer. Juste à temps pour déranger toute la rangée et s’asseoir haletant exactement au milieu du premier rang de balcon, décrochement du parterre qui assure une vue magnifique sur une soirée qui ne l’est pas moins. Un train direct à Montparnasse pour couronner une joie olympienne. Thank God, it’s Friday !

 

Racines musicales

 

 

Hier soir, j’ai rejoint Palpatine à Pleyel pour la présentation de la saison prochaine. Comme des mauvais élèves qui arrivent en retard le jour de la rentrée, nous avons pris la causerie en route. Elève assidu mais impertinent, Palpatine n’a cessé de me glisser quelques commentaires pendant le discours du directeur : têtes grises au parterre (18h30 : il n’y a que les retraités et les rentiers qui peuvent être présents sans même avoir à se dépêcher), observation des chaussettes trop courtes qui ne m’avaient pas émue outre mesure, avis divers ou divergents sur les artistes mentionnés. Aller au concert avec Palpatine est le meilleur moyen de constater que son préfixe préféré est poly- : polygame lorsqu’il tombe en pâmoison devant les jolies filles ; polythéiste, devant les artistes qu’il adore, les deux catégories n’étant pas exclusives l’une de l’autre (cf. Julia Fischer – le non-cumul n’empêche cependant pas Matthias Goerne d’être « un dieu ! »). Plié en deux sur son programme, on le sent fébrile à la découverte du contenu de ses futures soirées, mais le coup de crayon est expert, la décision tranchante : un petit trait coche l’approbation, un grand trait signe le refus, le trait horizontal souligne, me semble-t-il, l’engagement déjà pris auprès de l’orchestre de Paris, et le point d’interrogation veille à ne pas ralentir le rythme. Je n’en suis pas absolument certaine parce qu’il n’y a pas de lumière, mais en certaines occasions il vous pousse des yeux de lynx. Cela me rappelle mes parents qui disaient que j’allais me flinguer les yeux lorsque je continuais à lire alors que la luminosité n’était plus suffisante (plus de risque à présent, l’écran de l’ordinateur est rétro-éclairé). Et dans les dernières pages, les listes « Du même auteur » ou « dans la même collection » – pure délectation de l’attente, de l’imagination, de l’a-venir.

 

 

De mon côté, le name dropping ne me dit pas grand-chose, mais sa prolifération me rappelle que la « musique classique » n’existe pas, que ce qu’elle recouvre est trop divers pour être unifié par un même nom, trop réinterprété pour ne pas être intemporel. Elle plonge ses racines aux quatre coins du monde (à l’orchestre de partie, l’année se divise naturellement en quatre saisons : nordique, russe, européenne et diverse, si je me souviens bien, la dernière partie étant comme toujours un rassemblement d’inclassables), se ramifie en concerto, oratorio, récital, symphonie et autres, s’effeuille dans le bruissement des interprètes, musiciens en chefs. Le plaisir du mélomane est celui de la répétition, au sens où pourrait l’entendre Butor, répétition qui jamais ne se répète et toujours subtilement se modifie, les nuances fleurissant de variations rigoureuses mais néanmoins perceptibles. C’est assez cohérent avec le fait qu’on ne peut vraiment écouter que lorsqu’on a déjà entendu : les constructions musicales des grands compositeurs sont à la fois trop vastes et trop parfaites pour que l’oreille puisse en embrasser la structure à la première écoute. Il faut parfaire cette dernière, achever de couvrir pour recouvrir le sens – de l’ouïe comme du morceau. Chaque interprétation ensuite fera percevoir de nouveaux rapports et c’est un plaisir infini auquel se livre le mélomane (car il est aussi infiniment agaçant, nous rappelle que toujours le temps nous échappe, même si l’on tâche de prendre la beauté à sa boucle – circularité d’une construction par la reprise d’un thème, circulation des œuvres par la reprise de classiques).


 

[Je n’ai trouvé que cette image-là et me demande si je n’ai pas rêvé l’arbre. Mais comme il est tant d’aller en faire de beaux (des rêves), je ne reprends pas ce qui suit et qui fonctionne quand même avec des fleurs.]

 

De cela, je m’en suis aperçue peu à peu, en devinant que les programmes des salles de concert étaient un éternel recommencement, en constatant de par son âge la fidélité du public, en faisant le rapprochement avec mon désir toujours neuf d’aller revoir un même ballet avec d’autres distributions (mieux encore, la même, et pas moins une autre représentation), alors même que je regrettais en septembre d’en connaître déjà pas mal, en cette première année de liberté retrouvée. Tout cela a cristallisé avec la couverture du programme papier de la salle Pleyel, et les racines en papier cristal de son illustration. Le principe est décliné pour accompagner les différentes parties, concerts, abonnements, calendrier, détails pratiques…, des bourgeons à l’arbre, en passant par les fleurs, sans que l’éclosion suive toutefois le rythme des saisons (singulier dans la culture). Le vase qui éclate rappelle un peu l’image du verre brisé par la voix de la Castafiore, tout en précisant que la puissance n’est pas du fer des casseroles, on nous propose bien la fine fleur des musiciens. Déclinée avec l’arbre, l’image n’en a que plus de force : non seulement ce qu’on admire et cultive tire son éclat de ses racines, mais celles-ci, loin d’en faire prendre au spectateur, débordent le cadre où l’on voudrait les restreindre, se renforcent en même temps que se déploient les branches, de même que les compositeurs deviennent toujours plus immortels à mesure qu’on les joue. Partie de l’iceberg immergée ? Pas vraiment, plutôt équivalence entre le fruit et le cheminement ; les racines forment un arbre à elles seules, et dans cette double image se trouverait presque la forme du sablier : la musique classique n’est que durée, mais elle échappe au temps.

 

‘Tell us a story!’ said the March Hare.

Here it comes, for « You might just as well say that « I see what I eat » is the same thing as « I eat what I see »! ». Montez la garde avec vos fourchettes, Mimy’s in Wonderland, et planquez les couteaux, Alice à l’Assassin.

J’ai beau porter des collants transparents aux rayures violettes, qui me font ressembler au chat d’Alice au pays des merveilles, je ne suis pas certaine de maîtriser la disparition, alors je préfère ne pas apparaître du tout et attendre tranquillement aux tables de dehors. Seuls deux fumeurs s’y sont risqués. Calée entre la table, la vitre et quelque chose de végétal, j’ouvre la Prose du monde, très déséquilibré vers la droite, pour ce que je viens de l’acheter chez Gibert, me souvenant de l’enthousiasme de Lea entre l’étage littérature et critique critique littéraire. Je n’ai pas froid, ni faim, ce qui est assez rare pour recouvrir une explication, celle, aussi simple que gourmande, d’un goûter avec ma grand-mère chez Dalloyau – le chocolat chaud accompagnait cette fois-ci un palmier. Une salade suffira donc pour le chat du Cheshire qui, redevenu souris, piquera tout de même un carré de chocolat en rentrant. J’en oublierais de vous faire rentrer dans la tanière de l’Assassin (je soupçonne le cuistot, dans la cuisine, avec le couteau ses frites huileuses) : je vous en prie, passez devant, après Monsieur Gavroche qui est arrivé entretemps. On prend un bout de table, bientôt promu milieu de tablée par des arrivées successives. On se tasse, les assiettes tiennent de justesse, un jeune geek mange de la souris d’agneau, Palpatine me voit déjà à la casserole, à courir plusieurs lièvres de Mars, des zestes de citron flottent dans l’écume des bières, les gestes se contiennent, les langues prennent leurs aises, on ne rit pas la bouche pleine. Le chapelier fou se fait charrier sur sa mise, et prendre en photo avec Monsieur. Son interlocuteur, qui enfin le comprend, sosie vieilli d’un khârré, aux petites lunettes rondes, me conseille de poser les miennes, que je triture mécaniquement (j’ai déjà cassé le bracelet de ma montre en l’égrenant comme un chapelet – prière de ne pas rire). J’apprends par mon voisin de gauche l’existence d’un langage informatique Shakespeare, où toutes les variables portent des noms de personnages et les actions sont introduites par des sortes de didascalies, si bien qu’une gigantesque mise en scène peut être déployée pour un simple « Hello ». Le geek fait peur, mais le geek fait rire. Et puis, une fois deviendra peut-être coutume, Valerio travaille – Palpatine au corps ; mais le baisemain parodique l’a persuadé de partir sans lui rendre trop amplement ses hommages. En sortant mon téléphone à gousset (pas même élégant – ma montre est réparée, mais il suffit de quelques jours pour prendre un nouveau pli), je m’aperçois qu’il est effectivement bien tard, et on décampe comme des lapins blancs.

 

 

Mais trop c’est trop

La gêne ou la honte font parfois désirer de se trouver six pieds sous terre. Vous pourriez être amenés à reconsidérer votre souhait : à six pieds sous terre, il y a le métro. Ce matin, j’y ai entendu une abomination non musicale qui surpasse Piaf à l’accordéon : Ti amo à la flûte de pan. A vous faire fredonner une vieille, qui chante plus faux que moi et que cela n’a pas empêché d’essayer quelques vocalises. C’est violent, mais tout n’est que paix et amour. D’ailleurs, il faut que j’aille voir Valentine day : Julia Roberts et Patrick Dempsey constituent à eux seuls une raison suffisante (voire nécessaire) pour avaler le gros coeur étalé en affiche.

Métro, boulot, dodo : entrez dans la dense légèreté de l’être

Métro

Place d’Italie. Un peu trop en avance, je me suis débrouillée pour rater de justesse le métro, et j’attends sur le quai. J’ai la lenteur d’une après-midi passée dans des pages, des phrases, des mots, au sortir de laquelle le froid suspend vos réflexions en l’état, et le décor quotidien vous surprend par la netteté de ses formes, pleines, insignifiantes. Pas même étourdi, vous promenez votre regard, la laisse lâche (vous pourriez le perdre des yeux dans votre état flottant, mais il faut tout de même lui octroyer un certain rayon d’errance pour ses besoins). C’est ainsi que je suis tombée sur une petite pastille (étonnant comme tout se lit) informant qui voulait la lire que les stations (faites-en une sur le blog linké) avaient été aménagées par Paul Andreu, et m’apprenant par là-même que j’avais déjà évolué sans le savoir dans l’univers du décorateur de Répliques avant de voir la pièce de Nicolas Paul. Coïncidence poétique. On pourra dorénavant s’autoriser la métaphore de « ballet des voyageurs ».

 

Boulot

« Coïncidence poétique », c’est Kundera. J’ai troqué l’Insoutenable légèreté de l’être contre une part de flan pour moi et de tarte aux fruits rouges pour Palpatine, petit paquet que je n’ai pas eu le cœur (ou l’estomac) de laisser se faire écraser dans mon sac. Cela tient tout aussi bien en main. Même promesse de régal. Main gauche dans la poche, bras droit collé le long du corps et avant-bras relevé à l’horizontale pour soutenir la petite pyramide posée bien à plat sur ma paume : je me rends soudain compte que cette attitude dictée par le froid et la faim est celle des mendiants. Je bénis le léger poids qui commençait à entraîner une légère crispation du biceps, il cesse d’être pesant – c’est l’espoir de l’aumône, qui est ins-supportable. Pas plus généreuse d’être plus riche d’avoir trouvé un nouvel écho de la thématique existentielle de Kundera, je monte dans le métro. Jusqu’à Bercy et correspondance baudelairienne pour Cour Saint-Emilion. Étonnant comme tout se lie. In the air.

 

Dodo

On touche au (troisième) terme. Il faudrait ajouter que « dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle » pour rester à l’ouest . Mimi nous l’a assez seriné, la ville de Milan est à l’ouest de Vienne – un K, je sais, étonnant comme tout. Ce lit que je ne saurais voir sans plaisir me rappelle qu’il est un temps pour les divagations. Rappel à l’ordre ? Rêve toujours.