Sourires en amande

Ho Chi Minh

Sur le trottoir d’un carrefour, une famille est là avec ses marmites et ses tabourets en plastique, partageant ou vendant de la nourriture dans un mélange caractéristique de commerce et vie familiale. Sans que je l’ai vue venir, une petite fille rigole et saute devant moi, le bras en l’air pour atteindre un high five que je n’anticipe pas. Quand je comprends, je baisse le bras pour qu’elle puisse atteindre ma main, mais manifestement ce n’est pas du jeu, pas ce qu’elle veut, et elle m’attrape le bras pour le replacer plus haut, là où elle doit sauter, mais je suis toujours trop grande, alors elle m’attrape l’autre main, les deux, je ne comprends rien, c’est drôlement grand mais lent à la comprenette, les étrangers, elle me place les mains en bas, paume vers le ciel et je dois résister pour qu’elle y prenne appui et puisse se propulser. Tout ça en deux temps trois mouvements, puis la famille la rappelle ou le feu passe au vert, et je repars surprise par les souvenirs d’enfance qui me reviennent, quand il me fallait deux bras adultes pour m’élancer et jouer à un, deux, trois, youh – c’est précisément comme ça que ça s’appelait : un, deux, trois, youh.

 

À ce même carrefour, quelques jours plus tard, une petite fille qui ne rit pas du tout nous suit de sa complainte tandis que nous traversons. Un typhon a lessivé la ville la veille, et je n’aperçois pas la famille à laquelle elle remettra les quelques milliers de dong qu’un automobiliste lui glisse à travers la vitre baissée.

 

Ho Chi Minh, Hong Kong

À Ho Chi Minh et à Hong Kong, nous sommes tombés sur une patinoire en plein centre commercial et les deux fois, nous sommes restés un long moment accoudés à notre balustrade éloignée, à observer les mouvements répétés de jeunes gens fort doués et souvent fort jeunes. Quelques-unes d’encore plus jeunes s’accrochaient à leur pingouin à skis, plongeant Palpatine dans un abîme d’attendrissement et d’envie ; lui aussi, il aurait bien fait du pingouin. N’étaient son poignet et mon dos, je l’aurais volontiers entraîné sur la glace. Mais son poignet et mon dos étant ce qu’ils sont, nous sommes restés accoudés, à regarder : deux mascottes de Noël dans un programme libre de nous faire rire ; des jambes encore droites ou déjà galbées, collants passés sous les chaussures ; un gamin au pantalon et aux gestes fluides ; des habitués équipés, entraînés, qui soufflent mains sur les reins. Ce sont des tours qui tournicotent bien, des tentatives d’axel, quelques impressionnantes glissades en développé devant ou en arabesque plongée, une main qui ne trouve pas de prise avec la cuisse mais, comme je le dis à Palpatine et la coach à son poulain, faut attraper le genou et hop la jambe monte, et ça glisse et ça tourne, ça patine au pingouin, parfois remplacé par une otarie, mais ce n’est pas un problème parce que Palpatine fait l’otarie comme personne et que, pingouin ou otarie, nous avons du mal à nous arracher à notre fascination.

 

Sapa

Nous avons dormi dans le car couchette et passé la matinée à randonner dans les montagnes de rizières. Nous nous arrêtons dans un village pour déjeuner ; sitôt assis sur les bancs en bois, une flopée de petites filles et quelques grand-mères débarquent pour nous vendre des pochettes brodées à la main made in China, des bracelets, des écharpes, et celle-ci, non ? celle-là, alors ? On a beau refuser la camelote, elles ne reculent pas et proposent d’autres modèles, d’autres couleurs, recourent à toutes les techniques de vente et de mendicité imaginables, marchandage, suppliques, intimidation, air excédé ou suppliant. Elles se succèdent sans discontinuer, buy from me, buy from me. Une fille du groupe achète une pochette pour ranger son iPhone ; et un gars, une étole pour se faire pardonner auprès de sa copine d’être quand même parti alors qu’elle avait un empêchement. Cela ne calme pas le flot : you buy from her, now buy from me ; cheaper, cheaper. L’arrivée des plats les disperse, et l’on est soulagé de voir disparaître ces gamines envahissantes envoyées là au lieu de jouer, de ne plus voir leurs mines crève-cœur. Ce ne sont pas des enfants mignonnes ; la beauté de montagnes millénaires portée sur des visages qui n’approchent pas la décennie, elles sont d’une beauté à fendre les pierres, et bientôt d’une dureté ad hoc.

 

Ninh Binh

En presque dix ans, je n’ai jamais réussi à convaincre Palpatine de monter sur un vélo, pas même à Asterdam ou à Kyoto, où cela aurait facilité l’exploration de la ville. Autant vous dire que j’ai souri lorsque j’ai vu que notre excursion à Ninh Binh comprenait une promenade à vélo, entre la balade en barque sur le fleuve Tam Coc et l’ascension d’un promontoire panoramique. Les choses se sont enchaînées rapidement et Palpatine n’a pas eu le temps de tergiverser ; après vingt ans sans poser ses fesses sur une selle, il s’est lui aussi retrouvé sur un vieux biclou, en queue de peloton et pas bien à son aise. J’étais partagée entre le rire et la fierté, et je n’ai pas choisi l’un ou l’autre : je l’ai charrié et encouragé. Plusieurs fois, j’ai voulu me retourner pour vérifier qu’on ne l’avait pas semé, mais le guidon était vissé si lâche qu’en lâchant ne serait-ce qu’une main, sans même parler de tourner le buste, le vélo se mettait à zigzaguer dangereusement ; j’ai filé droit. Quand nous sommes passés à leur hauteur, des gamins du coin se sont mis à courir vers nous pour qu’on leur tape dans la main au passage, comme dans une course de relai. En équilibre précaire, nous nous sommes contentés de leur éviter. On a rejoint le groupe à l’arrêt un peu plus loin, et déjà, cela marquait le moment de faire demi-tour ;  en vingt minutes, on ne va pas bien loin. Alors on a pris des photos, le vélo maintenu de guingois entre les jambes, tombé, relevé, et on a fait demi-tour. Les gamins ont couru vers nous à nouveau – trois ou quatre, un petit garçon avec un maillot de sport orange et une petite fille à queue de cheval ou à couette, ou peut-être bien avec le maillot orange, je ne sais plus, mais tope-là, c’était bien avec elle, je me souviens de son rire, à courir et sauter pour taper dans la main d’étrangers.

 

Hong Kong

En allant randonner à dos de dragon, je fais la rencontre d’une étudiante allemande en Erasmus. Alors que l’on parle de nourriture locale et que j’en viens à la soupe de sésame noir, elle me rapporte ce genre d’anecdote qu’on ne peut connaître qu’en ayant côtoyé de près par exemple des camarades d’université : on encourage les enfants à manger leur soupe de sésame noir en leur disant que ça leur fera les cheveux bien noirs. Un Popeye de jais.

Tour d’Asie – voyager, photographier

Ce n’est pas la taille qui compte

Singapour, Kuala Lumpur, Ho Chi Minh, Hanoi, Hong Kong. Ce grand tour d’Asie aura été mon premier voyage avec un « vrai » appareil photo – un reflex à objectifs interchangeables. Peu avant le départ, je me suis procuré un objectif plus petit que celui qu’on m’avait offert, avec une focale fixe. Le gain n’a pas tant été le poids, comme je le pensais (quelques centaines de grammes de différence une fois l’adaptateur ajouté), que de confiance en moi : avec le gros objectif, que j’ai du mal à manier et qui déborde de mes mains, j’ai l’impression d’être un imposteur – pas une personne en train d’apprendre : une prétentieuse qui voudrait faire croire qu’elle sait s’en servir. L’objectif plus petit me rassure… et correspond, je crois, davantage à ce que je fais ou aimerais faire, des cadrages serrés qui jouent sur la profondeur de champ. Je me réserve un peu plus de temps pour apprivoiser l’autre objectif.

Tripoti tripota

Il faudra évidemment du temps avant que je parvienne à m’en servir correctement, mais le voyage m’a fait passer une phase d’adaptation à laquelle je n’avais pas songé : non pas le maniement technique pour la prise de vue, mais celui, pratique et prosaïque, de ne pas faire tourner la molette des modes en allumant l’appareil, ou de savoir quoi faire du cache, à quelle fréquence le remettre, assez souvent pour ne pas laisser entrer la poussière mais pas trop non plus pour ne pas avoir à refaire la même manipulation trois mètres plus loin, parce que, ohlala, il me faut encore une photo de ce paysage totalement reconfiguré à trois mètres d’écart. En fin de parcours, à Hong Kong, mes doigts suivaient machinalement les contours de l’appareil en marchant ; j’ai su que nous étions devenus intimes.

 

Fromage ou dessert

Palpatine a résumé avantages et inconvénients en deux saillies qui m’ont fait rire :

  • Devant une photo de dim sums enfin miamesques de s’estomper en arrière-plan dans un flou, eh ! artistique : « Tout ce temps à croire que c’était le talent, alors qu’il fallait seulement avoir le bon objectif. »
  • Expliquant ce que je peux ou non prendre avec l’objectif : « C’est fromage ou dessert, en fait. » J’avoue, en tant que souris gourmande, il est parfois difficile de choisir. Il me faut désapprendre la versatilité de l’appareil compact, pour faire moins mais mieux.

Avec la focale fixe à 50mm, plus besoin d’attendre que le zoom se débloque au démarrage de l’appareil comme c’était le cas avec mon compact : c’est pré-zoomé comme j’aime. L’inconvénient, c’est que ça manque parfois de recul. Mais avec le recul, justement, il ne doit y avoir que trois ou quatre photos vraiment chouettes que je n’ai pas pu prendre en ayant laissé l’autre objectif à l’hôtel.

Les paysages se sont retrouvés tronqués plus courts qu’ils auraient pu l’être, mais cela n’a finalement pas grande importance car, peu importe l’objectif, je ne sais pas prendre des photos de paysage. Je ne sais pas capter l’ampleur et la majesté d’une beauté qui s’impose d’elle-même. Il faudrait pour cela maîtriser les réglages de lumière, et je ne sais pour l’instant que cadrer. J’ai besoin d’isoler des fragments de ce qui m’entoure, pour montrer ce que je vois et que d’autres peut-êtres n’ont pas vu. J’ignore comment capter la beauté ; je ne sais que la débusquer.

 

Oulipo et droit à l’oubli

Je n’avais pas pensé que l’inconvénient corrélatif du manque de recul (ou de zoom plus poussé) pourrait à son tour présenter des avantages.

Le plus évident est celui de la contrainte qui stimule la créativité ; je me suis mise à chercher autour de moi ce qui pourrait rendre bien avec mon objectif, débusquant parfois des clichés à côté desquels je serais autrement passée.

Plus inattendu a été celui de ne pas prendre de photos : quelques fois j’ai dû abandonner avec force regrets des clichés que je ne pouvais pas prendre ; mais plus souvent encore, j’ai laissé l’appareil dans sa sacoche en sachant que cela ne rendrait rien et, allégée de la nécessité photographique, j’ai profité de l’instant autrement. (Autrement, parce que l’appareil photo ne fait pas toujours écran entre le sujet et l’objet comme on s’en plaint communément ; face à un paysage trop grand pour soi, il est aussi une bouée de sauvetage qu’on tient contre soi, un harpon qu’on lance tous azimuts pour trouver une prise, pour s’ancrer à ce qui nous dépasse mais qui est pourtant bien là – les touristes comme petits Spidermen photographiques).

J’ai parié sur une pellicule mnésique dont les développements peut-être un jour me surprendront… ou se perdront. Seront-ils davantage perdus que les photos de mes précédents voyages que je n’ai pas sélectionnées et pas retravaillées sur mon blog, qui dorment sur quelques milliers d’octets d’un disque dur externe qui n’est plus reconnu par mon ordinateur actuel ? Voilà…

(Inconvénient de l’avantage de l’inconvénient, etc. : j’ai parfois trimballé l’appareil photo toute la journée pour à peine une dizaine de photos. Tout ça pour ça : cela pourrait, avec les lumières nocturnes, expliquer mes frénésies photographiques compensatoires de fin de journée.)

 

Beautiful <–> meaningful

Avec un bel appareil, le voyage peut devenir un prétexte à safari photo. C’est ce qui s’est produit à Singapour lorsque la nuit est tombée sur la baie qui, d’étendue grisâtre et disparate, est devenue un terrain de jeu photographique. L’aspect ludique a atteint son paroxysme lorsque j’ai découvert qu’avec la mise au point manuelle, je pouvais transformer les lumières en petits points de couleurs de la taille que je voulais. Adieu ville, transformée en confettis. J’ai l’ai occulté dans le jeu qui, en retour, me l’a fait davantage apprécier.

 

La photographie devient un but en soi ; on veut créer de belles images. Lorsqu’on n’est pas encore très doué cependant, cette envie tend à entrer en tension avec une autre : celle de rendre compte de ce que l’on voit et de ce que l’on vit – rapporter les fameux souvenirs. Il y a des photos que je voulais prendre pour pouvoir à mon retour montrer telle ou telle chose à mon entourage, sans pour autant savoir les prendre. À 24 millions de pixels, la photo souvenir moche fait cher en stockage. Pour éviter d’avoir sans cesse à modifier la résolution des prises de vue (et évidemment oublier de remettre l’optimale pour les deux ou trois photos qui vraiment mériteront), j’ai opté pour une parade bancale et, autant que faire se peut, j’ai pris mon téléphone pour toutes les photos que je savais par avance condamnées. Autant vous dire que sur les 1742 photos sur la carte SD du réflex, nombre d’entre elles auraient pu être prises au téléphone. Il fallait bien tenter.

Image choisie, parcellaire ou lacunaire ?

Acquérir une maîtrise technique suffisante pour créer une trace sensible des instants qui m’ont marqués, c’est mon idéal photographique. J’en suis encore loin, mais déjà me ravissent les quelques portraits de Palpatine où s’oublie sa non-photogénie (et Dieu sait qu’il ne se prête pas volontiers à l’exercice). À ma tendance photographique subjective répond sa visée objective : documenter le voyage de manière à donner des lieux traversés l’image la plus complète possible – ceci incluant les immeubles en construction, l’état de la chaussée et l’avancée des travaux les plus divers. Un cours d’histoire-géo socio-économique en action, en quelque sorte.

Si cette perspective documentaire n’est pas la mienne, j’aimerais pour autant ne pas donner une image faussée des lieux traversés. C’est extrêmement compliqué dans la mesure où l’on prend spontanément en photo ce que l’on juge pittoresque, c’est-à-dire ce qui correspond à une image de l’ailleurs en partie pré-conçue. Les chapeaux vietnamiens, par exemple : associant le Vietnam aux chapeaux coniques, on photographie de manière privilégiée ces chapeaux emblématiques, qui sont bel et bien portés par la population, mais le sont beaucoup moins par exemple que les casques de scooters omniprésents.

L’urbanisme d’Hanoï renforce encore cette tendance : la vieille ville est une enclave touristique dont il est difficile de sortir à pieds et qui donne une image extrêmement parcellaire de la capitale. Un tour en taxi pour aller dans un complexe ciné un peu éloigné nous a montré pléthores de tours, des buildings ultra-modernes, quelques centres commerciaux gigantesques… que je n’ai pas eu le réflexe de photographier car ils ne m’ont pas semblé idiosyncrasiques, trop comme chez nous ou pas assez comme les pays voisins, chez qui la plongée dans le capitalisme occidental redevient par son ampleur une particularité asiatique (les centres commerciaux sont à Singapour et Hong Kong tellement nombreux et délirants qu’ils en deviennent une caractéristique à photographier).

À l’extrême inverse, c’est le signe vide de ne faire signe que vers lui-même, dont l’exemple le plus flagrant est sans doute le temple. On aperçoit un dragon ou un toit qui se relève et, hop, on dégaine l’appareil par réflexe.  Ce sont souvent des photos vides de sens pourtant, toujours les mêmes ; avoir vu un temple, c’est un peu en avoir vu cent quand on n’est familier ni de leur architecture ni de leur religion.

Au final, le meilleur signe qu’on est dans l’entre-deux (et peut-être le juste), c’est le regard interloqué des locaux qui ne comprennent pas ce que vous êtes en train de photographier : une idiosyncrasie qui n’est pas un passage obligé.

 

De la carte SD au souvenir

Le tri des photos, dernière étape de compromis entre critères esthétiques et documentaires. À vrai dire, je n’arbitre plus grand-chose ; je sauve ce qui peut l’être. Outre les retouches de base vite faites mal faites (contraste, luminosité, balance des couleurs), je passe chaque photographie pressentie en noir et blanc puis en sépia pour voir si jamais on verrait mieux. J’ai découvert que désaturer une image aux couleurs fadasses peut la sauver : soudain, la lumière apparaît.

La sélection provoque un effet de cristallisation, qui la rend délicate : comme lors de l’écriture des billets de blog, le voyage se cristallise en partie dans les clichés choisis ; j’oublie peu à peu en avoir pris d’autres (je me rappelle de ma surprise en tombant sur le dossier complet des photos de San Francisco). Cet effet de la sélection est paradoxalement contredit par celui de la retouche, qui acculture les images : dans le même temps qu’ils se mettent à incarner le voyage, les clichés sélectionnés et retouchés se détachent de la réalité à même laquelle je les ai saisies, pour n’être plus que des images, qui valent par elles-mêmes. À la fois j’en suis fière et j’y suis indifférente. C’est un souvenir et ce n’en est plus un – pas un souvenir indentifiable parmi d’autres, mais une strate de souvenir au sein d’un souvenir en perpétuelle mutation, qui se modifie à chaque fois que je me le remémore, sous un angle, une lumière différente parce que présente. Alors je fixe tous azimuts, par la photo, le dessin, l’écrit, les récits, pour avoir une multitude de points à partir desquels ensuite rouvrir le vécu et m’en re-souvenir, i.e. lui donner une suite dans ma vie et découvrir ce que j’ai vécu. Les voyages sont étonnamment plus longs que leur durée.

Londres à pleins poumons

Week-end à Londres, tant attendue d’avoir été désertée pendant deux ans. Le jeudi qui précède, je me réveille la gorge en feu, furax de constater que le cours de danse climatisé de la veille va me ruiner mon weekendenamoureux. Rage et fumigations. Deux jours plus tard, le jour J, je suis épuisée par le rhume et le sommeil en apnée. L’Eurostar a trente minutes de retard, qui n’auraient pas été gâchées au lit. À l’arrivée, on erre autour de l’hébergement banalisé. L’impression d’enchaîner les coups de pas de chance est telle que j’abandonne – l’optimisme, les plans sur la comète, l’enthousiasme, any expectation, really. J’abandonne le récit, nécessairement plombé dans ces conditions de départ, et accueille toute éclaircie comme un bonus inattendu. Le renversement de perspective me fait passer un excellent week-end – les trois premiers jours, du moins, où l’on a une chance de homard cocu.

La chambre comporte une fenêtre guillotine laxiste avec le bruit, mais aussi un lustre en plastique hype et des moulures blanches. La jardinière à la fenêtre est un plaisir que ne parviennent pas à gâcher les fleurs artificielles, auxquelles reste assortie pendant les trois jours de notre séjour une voiture rose garée en contrebas.

 

On y dort, trop peu. On y baise, pas du tout. Rhume vaut quarantaine. On y pique-nique en revanche en grande pompe, sandwich triangles et San Pellegrino dans des verres à pieds.

Dehors, la ville à plein poumons, je m’enivre de son absence dérobée, de ses discrètes idiosyncrasies retrouvées : les double bandes jaunes sur le bitume des routes, les écussons sur les poubelles et les lampadaires, les briques, les briques, les briques. Les briques et les moulures : devant le blanc du plâtre et le rouge de tube à essai, Palpatine trouve la formule londonienne. Les briques et les moulures. Les briques et les bow windows. Les briques et les colonnes, aussi ;  les rues blanches en décalé, avec des porches copiés-collés en enfilade ; les mews à la dérobée ; et les portes, parfois, qui semblent ouvrir sur l’ultime niveau d’un jeu vidéo. Il n’y a probablement que Londres pour me faire aimer les quartiers résidentiels autant que le centre-ville. Peut-être même plus s’il est vrai que le centre demeure identique à lui-même tandis que chacun des quartiers alentours transforme l’image que l’on a de la ville. À chaque hébergement se découvre yet another Londres.

Trois jours passent sans passer par Picadilly. Chelsea, Holland Park, Hyde Park, Notting Hill. On rêve, on flâne, on envie. Les vies dans les grandes maisons de briques et de blanc. Palpatine compte les Tesla, les Ferrari, les Porsche (et les Fiat, en sens inverse), et s’arrête devant toutes les agences immobilières (il faudrait qu’un mois ne fasse que trois semaines pour qu’on puisse louer le moindre studio). On flâne, on rêve.

Hyde Park, Hyde Park, Battersea Park. On se fait agresser par le pollen qui nous tombe dessus. Palpatine salue chaque averse en sifflotant les premières mesures de la valse des flocons, promue jingle officiel du séjour. Yet another thème sur notre partition commune. Je souris de me figurer la chance que c’est, et râle deux minutes après quand je me prends le sens littéral en pleine figure – le pollen me semble primer sur l’amour comme danger oculaire.

Dans Hyde Park, nous nous arrêtons pour observer à distance un improbable cours de danse sur rollers, l’élève un peu plus raide que l’instructeur. Pas très loin patine un papi à moustache grise qui a grave le groove – un ancien champion de patinage artistique, je serais prête à parier. Il s’approche parfois d’eux pour mieux repartir dans son monde, casque sur les oreilles. C’est un autre patineur du dimanche qui se joint-s’incruste à la fête, cette fois-ci avec des patins à l’ancienne, deux roues devant, deux roues derrière et roule du cul ma poule – bonheur intense que d’avoir le loisir de rester plantée là, à les regarder. Nous sommes quelques-uns, pas nombreux et éparpillés à regarder ce roller band ; un groupe installé sur la pelouse à côté de nous les encourage de loin. J’aime tellement ces gens, leur naturel, l’absence de regards comme jugements – de retour à Paris, c’est flagrant. Dans le métro, on se dévisage ou on s’évite en détournant le regard ; dans le tube, on ne fait pas semblant de ne pas avoir vu pour la simple et bonne raison qu’on ne s’observe pas. On ne s’ignore pas non plus, notez ; chacun vit sa vie.

Sur les bords de la Tamise, le long de Battersea Park, Palpatine me raconte l’histoire du véritable Dumbo, racheté pour une bouchée de pain alors qu’une espèce de goudron lui coule des oreilles – une maladie qui rend les éléphants fous. J’aime l’écouter, me raconter cette histoire improbable. Cela me donne envie de me nourrir d’histoires comme ça, moi aussi, pour pouvoir à mon tour les lui raconter. Dans un aparté, il est question de raton-laveur et de Japonaises, je crois. Je me souviens juste que je m’arrête un instant pour rire, pliée en deux comme un enfant qui a envie de faire pipi. Ces pauses fou rire sont récurrents dans nos promenades ; nous sommes l’un l’autre notre meilleur public. Le rhume aidant, un observateur extérieur aurait également eu l’occasion assez unique de nous surprendre en plein remake de Pépé the Pew, une souris poursuivant de baisers sonores un Palpatine bondissant pour échapper aux microbes de l’amour empoisonné.

Un soir, après avoir hésité entre deux restaurants italiens, nous nous installons dans le plus chic des deux, attirée que je suis par le plat éponyme : cacio et pepe. Servi dans un panier de parmesan croustillant, s’il vous plaît. Palpatine prend les orecchiette, la serveuse se trompe, it’s on the house : Palpatine mange deux plats de pâtes et la serveuse, une grande maigre décoiffée (et trilingue, coucou @odette9), joue le débordement théâtral pour donner le change. Elle se trompe à nouveau peu de temps après ; le reste de l’équipe râle et ça s’engueule en italien : pas de doute, c’est vraiment un italien.

Coup de chaud à Notting Hill.  Je n’en ramènerai pas une paire de Derby-méduses en plastique transparent, l’absence de pointure assez grande suppléant la maturité.

Il y a plus de Ben’s cookies que de jours pendant ce séjour, et des scones chez Richoux, of course – pas dans le salon de thé de Picadilly, qui a refait sa déco en vert Ladurée (déception), mais dans un autre, où se trouvent : trois puis quatre business men pour un brunch d’affaires un jour de bank holliday (serviette en cuir et veste un peu froissée mais bien ajustée, on sait d’instinct que le quatrième va les rejoindre) ; une famille ; un homme qui lit le journal ; un autre un peu âgé qui, rejoint par sa femme, en profite pour prendre un second déjeuner (le serveur repart avec une coupe glacé aux fraises et revient avec une salade de fraises fraîches, avec chantilly) ; deux puis trois yo-men en sweat ou T-shirt oversize, dont un qui cherche à confirmer le bien-fondé de sa réclamation : il a bien précisé *deux* waffles, là, c’est une waffle coupée en deux, trop abusé. J’adore, je finis toute la clotted cream.

 

 

Une expo Alaïa… un Lac des cygnes à Covent Garden, et une course pour attraper le bus à mi-chemin et ne pas avoir à remonter tout Hyde Park à pieds (le premier soir, nous nous sommes faits avoir par la fermeture à la tombée de la nuit, et avons dû serpenter le long de la route automobile)…

Mardi pluie et valise. Palpatine est parti à son rendez-vous professionnel avec un podcast dans les oreilles – je ne savais pas qu’il écoutait des podcasts ; cela me surprend plus que cela ne devrait. Je traîne mon vague à l’âme dans les librairies que je me faisais une joie de dévaliser – écoeurée par le trop-plein, déçue de ne pas trouver les titres que j’avais en tête, ou en un unique exemplaire, abimé. Il doit exister un mot japonais pour décrire cela. Je n’achète rien chez Hatchard’s ; seulement Gastrophysics chez Waterstones, dont je n’ai pas arrêté de monter et descendre les escaliers (toujours je me fais avoir par le classement et cherche dans la non-fiction ce qui est rangé au rayon biography, où l’on trouve des biographies et des autobiographies, certes, mais aussi des essais à la première personne)(non-fiction : ce mot est un délice à prononcer, un peu comme non-anniversaire).

Le coeur serré n’est pas à l’ouvrage, et je n’ai pas l’esprit tranquille : j’ai la crainte absurde, mais que je ne parviens pas à faire taire, que les trombes d’eau finissent par inonder la National Portrait Gallery et que le musée ferme avant l’heure, avec ma valise à l’intérieur. Conversion des scrupules en crainte : You’re not supposed to leave the museum without your luggage. Je reviens vite au musée, avec mes boîtes de thé Fortnum & Mason, mon livre et ma mauvaise conscience. Les Tudors m’ennuient, malgré l’accroche géniale du musée – Drop by. Meet the locals. (Les musées londoniens ont la meilleure comm’ qui soit : j’ai passé trois jours à faire des Helloooooo whale, après avoir vu la banderole du musée d’histoire naturelle.) Je traîne dans la boutique et les salles les plus récentes : Ed Sheeran est accroché aux côtés de la famille royale ; ça me fait ma journée. Quand je lui raconte, Palpatine n’a pas le début de la plus petite idée de qui est le chanteur ; ça me fait la matinée suivante.

Baignant dans la musique classique de chez Fortnum & Mason, un improbable havre de paix à Saint Pancras, nous dégustons notre carrot cake rituel (à une couche de glaçage près) avant de reprendre l’Eurostar. Heureux les ignorants.

Parfois et ces jours-ci, jours-là, à Londres, je me rends compte de ma chance, de ces moments parfaits de détente et de non-attente, dans le flot discret des heures désencombrées. L’observation des patineurs à Hyde Park. Le visage de Palpatine endormi dans la lumière sans heure que je crois celle de l’aube, prête à me rendormir, alors que le réveil va bientôt sonner. La chance que j’ai de ne pas la mesurer : quelqu’un à ses côtés, au point de ne plus y penser. Ça efface tout le reste, ou presque : l’attente de 2h30 dans le hall bondé de l’Eurostar, suffocant, toutes les rambardes et les piliers colonisés pour poser son dos, une fesse ; l’annulation et l’attente à nouveau, cette fois-ci dans le froid, d’un hôtel, d’un e-mail qui ne vient pas. C’est dans un hôtel réservé par nos soins que je me retourne le lendemain sur son visage endormi – et m’en détourne pour somnoler de mon côté. (L’hôtel a ouvert quinze jours plus tôt ; à l’arrivée, la déco geek-ludique-SM-chic me ravigote : je joue avec les lanières en cuir style bagagerie de la tête de lit et envoie à Gohu une photo du lapin rose à collier de cuir dans l’entrée. Fatigue momentanément oubliée.)

Dernier demi-jour bonus, si l’on peut dire : pas de temps pour autre chose qu’une visite éclair chez un chausseur pour Palpatine, après un brunch dans une boulangerie danoise qui m’avait fait de l’oeil. À raison : l’open sandwich au haddock et aux câpres ! …  l’adorable petite théière en grès ! … le serveur blond avec autant d’accent que nous … non, non, pas no drink : Dar-jee-ling ! (L’Earl Grey fut fort bon.) Sauf le froid, tout me plaît ; j’ai envie que tout me plaise, pour finir de laver la fatigue et la lassitude de la veille. Et ça marche plus ou moins, entre les cookies M&S aux pistaches et aux amandes dans l’Eurostar et le môme qui vomit autre chose à mi-trajet.

 

Je viens de comprendre que ne me suis pas subitement mise à aimer la vaisselle ; il s’agit seulement d’un bonbon mémoriel : j’ai mangé une bonne partie de mes petits-déjeuners d’enfance dans des assiettes en grès…

Reprenons, récitons : le soleil, les colonnes blanches, les lignes jaunes, les briques rouges, Londres.

Nota bene : ne pas laisser passer à nouveau deux ans avant d’y retourner.

Grosse pomme sépia

 

Empilement d'immeubles au soleil

 

Statue de la Liberté au travers de la vitre du bateau, avec une chiure d'oiseau

 

Ombre d'un titre d'exposition - Leaving - sur le radiateur

 

Vue depuis la Roosevelt Island

 

New York et nuages depuis l'autoroute en s'éloignant de la ville

La lumière de ce dernier jour, la lumière…

Pourquoi les choses deviennent-elles si belles au moment de les quitter ?

(Ressurgit pour boucler la boucle
le souvenir de l’arrivée, en taxi,
à guetter les gratte-ciels illuminés
entre les hauts et les bas de l’autoroute,
le Chrysler au détour de,
comme en banlieue parisienne la tour Eiffel.)