Mémoire de fille n’est pas une histoire de première fois – d’ailleurs je déteste cette expression, première fois, comme s’il n’y avait de première fois que sexuelle, et que le sexe se découvrait en une fois. Il faudrait dire la première fois nue face à un homme (ou à une femme, d’ailleurs), la première fois caressée, la première fois avec un sexe d’homme dans la bouche, la première fois du sperme sur la peau, la première fois pénétrée – l’hymen ou non déchiré -, la première fois avec jouissance, la première fois dans l’orgasme, la première fois… ça vous regarde. Quand Annie Ernaux en arrive là, dans ce que le déictique a d’évident et d’imprécis, je peine à suivre, malgré le déroulé des actions détaillé dans le remâchage du souvenir. Je crois même un certain temps que la jeune fille se ment à elle-même en se disant vierge.
Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas de ça dont il est question.
Pas la possession, au contraire : la dépossession.
L’immobilisme qui saisit face au désir que l’autre a de nous – que l’on souhaitait sans l’imaginer, sans en imaginer la violence. La cessation de la volonté, qui se calque alors sur celle de l’autre ; on veut ce que l’autre veut, sans doute, mais sans savoir quoi, au point que le rendu brut de la scène fait penser à un viol. Annie Ernaux le dément pourtant : la jeune fille ne se résigne pas ; elle consent. Veut consentir : une volonté sur le mode mineur, un sacrifice consenti, quelque chose de rituel qu’on attend, qui saisit.
Immédiatement, ça remonte en moi : la sensation blanche de la gorge comme directement liée au vagin, voie rapide, raide, resserrée, vide vertigineux où disparaît la parole, toute parole, présente, passée et à venir. L’esprit continue de fonctionner, comme en retrait du corps – panique subite des sensations décuplées, du corps qui trahit, immobilisé dans une paralysie qui a à voir avec la prédation. Je repense à Quignard. Fascination et prédation. Ce n’est pas dit comme ça, mais ça remonte immédiatement à la lecture : la sensation brute, première, celle qui est là avant même d’être associée au plaisir ou à son anticipation. Je dois arrêter de lire. Je dois relire. Et arrêter à nouveau.
Avant ça : l’écrivaine ralentit le récit qu’elle sait inexorable, essaye d’en dire la maximum sur la jeune fille – pas le maximum : le contexte, à supposer qu’on puisse contextualiser une vie. Des scènes, du coup, comme quelqu’un qui essayerait de ralentir la montée d’un orgasme.
Ça : le point de non-retour du récit, originel, névralgique, qui a lieu dans l’ignorance de ce qu’il signifie.
Après ça : le geste intime devient social, interprété – interprétation incomprise de la jeune fille qui vit à l’abri de la honte, y compris les humiliations qu’elle subit, dans la fascination de la découverte. Petite mort du récit qui s’effiloche : la suite du séjour dans la colonie de vacances où c’est arrivé, on l’attendait comme decrescendo naturel, un câlin post-coïtum, mais après ? Pourquoi ça continue ? La poursuite me déroute. Retour. Études. Anorexie-boulimie. Il est bien dit que la jeune fille vit dans le fantasme de retrouver celui qui l’a désirée et rejetée, que toutes ses décisions se font dans cet horizon, mais tout cela me semble sans commune mesure avec ce que je pensais et ressens encore comme le centre gravitationnel du roman. Trou noir. Je reste aveuglée par l’état de sidération qu’Annie Ernaux rend si bien, et qui fait plus que cohabiter avec la précision du récit : il en découle (plus les faits sont repris, plus ils s’obscurcissent). Ce n’est qu’après avoir fini le roman que les faits se sont reliés, souterrainnement : la dépossession de soi. Pas comme objet d’une possession physique – ou alors métaphoriquement. Elle s’échappe, se poursuit à travers un idéal qui implique sa disparition : non pas devenir autre, mais être l’autre, la monitrice qui plaisait à l’homme, être le même genre, en mieux – elle gobe avidement l’image, et son corps rejette ce corps étranger, le vomit – anorexie-boulimie. La jeune fille s’en sort pourtant : elle étudie, s’habille, se travaille et se creuse pour impressionner une idée d’homme, mais ce faisant, travaille aussi sans le savoir à devenir cette autre qui ne voudra plus de lui – mais d’elle, oui, enfin.
Je voudrais être capable de tenir un journal de lecture tel qu’en avait Blandine Rinkel (pas de lien : elle a publié un roman, fermé son blog ; je n’aime pas trop cette mode des vases communicants). Ne pas faire une critique du bouquin ; juste montrer comment il a vibré en moi à la lecture. C’est ce que je préfère lire chez les autres, et c’est ce que je voudrais faire ici ; ce que je ferais si je ne me laissais pas toujours rattraper par ce désir absurde de complétude – mais peut-être est-ce là le plus personnel des prismes…