Lundi 18 septembre
Vous êtes raide ! s’exclame le médecin en m’examinant. Voilà quelque chose que je n’ai pas l’habitude d’entendre.
Je suis de retour avec la radio : en plus des disques abimés, il y a de l’arthrose et des vertèbres biseautées en bec de perroquet.
Super, j’ai le dos en bouillie. Il me corrige, ce n’est pas ça un dos en bouillie. Manifestement, c’est plutôt le sien. Il va quand même falloir faire une croix sur une certaine manière de danser, de ce que je comprends.
Je ne vais pas vous mentir, vous allez morfler, qu’il dit quand je lui demande ce que ça implique pour la danse.
Et : il va falloir utiliser plus votre cerveau que votre corps.
Il me parle aussi de vieux rusés, roublés, d’autres manières de. Le boyfriend me parlera d’adaptation. Il va falloir t’adapter. Ça mange quoi, les perroquets ?
Pour le moment, je vais avoir de l’X-prime à leur donner. Je ne sais pas si c’est ma voix qui lutte pour ne pas se briser ou le compte-rendu du radiologue qui donne du crédit à ma douleur, mais j’ai enfin le droit à des anti-douleurs. Ça fait un mois que je suis censée soulager ce lumbago au Doliprane (la Lamaline, il avait refusé de m’en prescrire et m’avait regardée comme une junkie quand je lui avais dit que mon généraliste parisien m’avait prescrit ça, que c’était efficace et que je le supportais bien).
Ça épuise, la douleur. Je ne vous le fais pas dire.
Je n’en mène pas large en arrivant dans la cour de l’ancienne usine où sont nichés les studios de danse. Deux camarades sont sur les escaliers en béton, et É. vient à ma rencontre avec un gros hug.
Sur l’arthrose, Google dit : dégénérative, 40 ans, kiné, assouplir. (On sait tous qu’il ne faut pas le faire, et on le fait tous.)
Le soir, au téléphone, Mum cherche toutes les causes possibles et imaginables : serait-ce l’héritage familial ? Ma grand-mère a eu sa première crise d’arthrose à 40 ans. Ou ma croissance rapide à une époque où je dansais dix heures par semaine ? Si ça a conduit à une légère incurvation du tibia ou de la fibula, je ne sais plus, ça a donc pu avoir une incidence sur les os.
Elle cherche à comprendre, comprendre, comprendre, s’en veut et boucle. Je m’aperçois au bout d’un certain temps que c’est elle qui boucle plus que moi, que ça ne m’aide pas, ni elle, et je coupe court. Comme pour l’épisode des mitaines à Décathlon en début de mois, j’ai l’impression de me voir de l’extérieur, d’observer avec du recul des schémas de pensée communs.
C’est peut-être là le seul bien que m’a apporté l’affaire avec mon ex : avoir admis que, parfois, on peut faire sans comprendre, qu’il vaut mieux cesser les conjonctures sur le passé et se projeter sur des hypothèses de vie future. Ici : comment faire pour que ça n’empire pas, minimiser, faire avec.
Mum pourtant m’aide à couper court à cette idée que peut-être je n’aurais pas dû faire cette formation, que j’aurais pu danser encore 10 ans tranquillement en amateur. Elle me rassure en me racontant ce récit horrible d’une mère qui a refusé que son fils fasse de l’équitation par peur d’une chute, et qui est mort adolescent dans un accident de scooter. Et : on se décide toujours à un instant t avec ce qu’on a. Et : on peut voir les choses à l’inverse, être prof de danse me permettra de rester dans le studio même si je ne peux plus vraiment y danser. Ce n’est peut-être pas une bonne idée niveau frustration, j’ai les larmes au bord de la voix en disant ça. Me faut juste le temps que. Me faire à l’idée. Mais si ça se trouve, je suis passée de justesse, c’était le bon (dernier) moment.
Et le boyfriend de renchérir : même en fauteuil roulant, tu serais encore danseuse. Ça fait partie de toi. Ça fait partie de moi. (Je n’ai pas envie que cette partie disparaisse.) Je pensais en avoir encore pour dix, quinze ans tranquille, avant de me poser ce genre de question.
Mardi 19 septembre
Réveil à 6h30, de douleur, après 6h de sommeil.
Les effets du Tramadol arrivent par bouffées, comme un soupir chaud qui se diffuserait dans tout le corps (ou comme les endorphines d’un orgasme, maintenant que j’y pense). La fente des yeux se rétrécit presque mécaniquement, et il faut passer par-dessus cet espace de brouillard sensoriel pour projeter son attention vers le monde extérieur — un cours qu’on essaye de suivre, par exemple.
Je dois lutter contre le sommeil et la molécule m’empêche d’y céder. Impossible de bénéficier de l’avantage de l’inconvénient, et d’utiliser la somnolence pour sombrer dans un sommeil réparateur : la conscience suit la bouffée de détente, elle sombre avec elle… mais remonte également avec elle, si bien que je crois m’endormir et me retrouve quelques minutes plus tard à nouveau suspendue sur la crête du sommeil.
Le Tramadol engourdit la perception de la douleur… et les autres. Les fourmis dans les jambes comme la vivacité intellectuelle. Tout fonctionne au ralenti, je suis ramollie du bulbe. C’est assez agaçant quand on est habitué à ce que ça fuse et qu’on se retrouve à faire le tour des synapses en leur demandant de bien vouloir échanger leurs informations, vous deux, là-bas au fond, connectez-vous, bordel, mais le calme est impressionnant : les pensées ne circulent pas assez vite pour pouvoir boucler et émettre leur cri de gyrophare ; je suis dans l’incapacité physique d’éprouver de l’anxiété. Cette altération chimique me conforte dans l’idée que la forme de la pensée épouse la nature de la douleur, et pas seulement son intensité. En attendant un retour à la normale, j’alterne les (dé)plaisirs : la douleur qui disparaît ou l’acuité intellectuelle qui revient.
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L’école a mis en place un coaching psy de groupe. J’assiste à la deuxième séance en visio : nous sommes deux. Pour l’effet de groupe, c’est raté ; j’ai davantage l’impression de tenir la chandelle dans un échange qui appelle une relation thérapeutique duelle. Pour autant, malgré la sensation d’être de trop, d’épier même, c’est fascinant de voir se dessiner l’énigme d’une personnalité, de ressaisir des traits connus dans un schéma familial qui se devine, et les éclaire de nouvelles ombres. La fragilité, la justesse qui s’en dégage, la force de l’intimité à ce moment-là… Après ça, tout paraît un peu faux et fade, superficiel.
J’ai l’impression d’être shootée à la vulnérabilité, de me nourrir de la blessure comme d’autres de sang ; qu’il y a un élan de prédation voyeuriste que je dois masquer, au même titre qu’une éventuelle distraction, si fréquente en visio. De fait, je vérifie fréquemment mon expression faciale dans la vignette à l’écran, et compose une neutralité fantasmée, en gommant autant que faire se peut les grimaces de surprise, d’ennui ou de compassion catastrophée. La coach, quant à elle, a régulièrement l’air soucieux, comme si ses sourcils souffraient d’une empathie hypertrophiée. À la fin de la séance, elle me remercie pour mon écoute, qui pour elle dit quelque chose et lui donne l’impression de déjà mieux me connaître. Cela me surprend, la découverte de l’autre au travers de son écoute muette, je n’y avais pas pensé.
Ma camarade a manifestement trouvé un certain apaisement — et moi de même, comme absorbé(e). Je comprends mieux mon ostéo-psy qui exerce encore passé l’âge de la retraite, alors qu’elle souffre d’une spondylarthrite ankylosante : la douleur d’autrui constitue un divertissement pascalien d’autant plus efficace (invisible) qu’on tente de participer à son soulagement.
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Longue visio avec boyfriend. Je partage mes découvertes sur les expériences perceptives engendrées par le Tradamol, qu’il ne connait que trop bien, et on cause mécanismes mentaux, drogues, cerveau cotonneux ou sous 20 000 volts. Je commence à comprendre le concept de drogue récréative en tant qu’expérience perceptive (mais suis bien trop control freak pour que cela m’attire). On cause aussi shoot de vulnérabilité et carence affective, avec lui qui n’est pas là et qui est là toujours, là devant derrière son écran. Gratitude-amour-sexitude quand il se met à chanter dans un sourire réjoui une musique qu’il a retrouvée après qu’elle lui a trotté anonyme dans la tête.
Mercredi 20 septembre
Observation d’un cours d’enfants, qui en sont à leur troisième année de danse classique : beaucoup d’autonomie et pas beaucoup de musique — de danse, même ? Ils traversent cinq exos à tout casser pendant le cours, ça me semble tellement peu. J’ai l’impression qu’il s’agit davantage d’apprendre des choses à travers la danse (mémoriser, comprendre le mouvement, s’entraîner en autonomie, gérer son espace par rapport aux autres…) que d’apprendre à danser. J’imaginais que les compétences découlaient implicitement de l’apprentissage de la danse, pas que celui-ci n’était qu’un prétexte.
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Improbable goûter à la Wilderie avec une A. de passage à Lille. Je suis explosée de fatigue, mais ça m’aère la ceinture lombaire. Une brioche fourrée à la glace au yaourt artisanale et au coulis de framboise se trouve devant moi et A. se trouve quelque part derrière un milkshake quand je lui demande si elle n’a pas pensé à s’installer en Pologne, dont elle revient tout juste. Sa réponse m’apprend que c’est la question qui, à chaque fois qu’elle est posée, comme un juron, nécessiterait de mettre un billet au pot commun de son psy. Pas de doute, c’est un goûter de trentenaires. Polysémie du hummm, entre délicieux et désolée.
Jeudi 21 septembre
J’ai accepté une séance d’ostéo avec mon généraliste en me disant qu’on n’était jamais à l’abri d’une bonne surprise et surtout, que si ses propres manipulations échouaient et la douleur continuaient, il lui semblerait plus acceptable de me prescrire une IRM pour qu’on connaisse vraiment l’état du bousin.
Il fait dans l’efficacité plus que dans la douceur, dirons-nous avec litote. Je fais de même quand il me demande de serrer mes genoux autour de son avant-bras. Il retire son bras, surpris, dessine un rapide rond du poignet et se repositionne pour reprendre la manipulation : vous avez de la force ! Vous venez de demander à une danseuse classique de serrer de toutes ses forces ses adducteurs…
Après des manipulations musclées, il se lance dans un massage pour relaxer les muscles… et je hurle littéralement de douleur quand il arrive au niveau de la jonction dorsales-lombaires, me mets à pleurer. Je ne pensais pas que vous aviez aussi mal, qu’il me dit. Ça va, en ce moment ? Je lui réponds que pas vraiment, puisque ça fait un mois que j’ai mal en continu et que je suis handicapée dans ma formation. Mais à part le dos, c’est tout ? Mais mec, c’est largement suffisant pour me ruiner le moral.
Cette fois l’ordonnance est tellement longue que je la tends au pharmacien en disant que je viens faire un hold-up.
Vendredi 22 septembre
Miracle, la manipulation a fonctionné, le dos est débloqué. La douleur a reflué, je revis.
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L’enseignante très rêche quand elle donne la classe cesse de l’être lorsqu’elle endosse le rôle de formatrice. C’est décidément curieux, ces changements d’attitude en changeant de casquette. Comme l’intervenant du stage de rentrée, bon pédagogue lorsqu’il fait cours, à la limite du tyrannique quand il redevient chorégraphe.
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J’ai maintenu le rendez-vous de suivi que j’avais pris avec mon ostéo-psy, le besoin de la seconde casquette commençait à se faire sentir. Tout en me manipulant doucement le crâne (l’ostéopathie crânienne est le seul truc qui avait réussi à me faire dormir quand j’étais petite et que ma mère commençait à hésiter à me jeter par la fenêtre tellement elle n’en pouvait plus), elle m’a fait explorer ce qui s’est joué émotionnellement quand je me suis bloquée et depuis la rentrée. Conclusion en gros-grossier : je me casse, il faudrait le dire plutôt que le faire ; partir plutôt que s’abîmer. Et au besoin, avoir un mal de dos diplomatique — aka simuler si ça peut éviter de souffrir. Là, c’est de la science-fiction pour moi, la bonne élève de service. Justement, je dois cesser d’être bonne élève : je ne perdrai pas ma place même si je perds mon rang (première dans la fratrie ou en classe, je n’avais jamais fait le rapprochement). À la fin, tout semble tomber sous le sens à sa place ; cela m’a fait un bien énorme, un apaisement assez incroyable.
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Le boyfriend est dans le train qui arrive, moi au bout du quai. Un couple devant moi se retrouve, s’étreint, plein de tendresse : bientôt à moi, à nous ! Mais pas vraiment. Le boyfriend n’a pas d’ostéo-psy, lui, plus de parent, peu d’amis géographiquement proches, et son anxiété sa fatigue se déversent à côté de moi sous forme d’agacement.
Le restaurant que j’avais repéré a davantage l’air d’un bar une fois sur place, je nous fais errer dans les rues pavées. Certains supporters de rugby sont déjà presque saoûls.
C’est une fois attablés dans un restaurant thaï que l’on se retrouve, avec d’inattendues confidences familiales perclues de culpabilité au-dessus d’un tigre qui pleure. J’ai pris un curry de légumes mijotés, chaud, réconfortant, exactement ce qu’il me fallait… ou presque. Je n’avais pas anticipé que les épices étaient contre-indiquées avec les anti-douleurs qui décapent l’estomac. Les crampes me saisissent, vite rentrer, vite se réfugier chez moi, dans ses bras, chacun cherchant en l’autre un réconfort qu’il a du mal à se donner.
Samedi 23 septembre
Une journée à ne rien faire
— que se reposer et se retrouver. J’ai
dormi, somnolé, écouté ma fatigue, la musique nouvelle composée au synthé par mon acouphène, la vibration de ses ronflements de l’autre côté de la cloison,
poussé la porte pour voir s’il dormait encore (il dormait encore),
ignoré l’acouphène reprenant son sifflement sans modulation, le bruit des émissions télé, ma déception à ce qu’elles soient lancées,
câliné enfin, enlacé, embrassé sa bouche, ses tempes, ses joues, son cou, son torse,
caressé sa peau, son T-shirt, ses cheveux, son visage, tout ce qui de son corps passait à la portée de ma main,
mis la moitié de la crème de roquefort à côté de la casserole, évadé plusieurs gnocchis,
digéré de ton mon long contre tout son long,
pleuré de soulagement quand j’ai cessé d’être seule dans mon corps, qu’il m’y a retrouvée, prenant la place de la douleur,
laissé le soleil quitter le rebord de la fenêtre,
cherché le souvenir de l’été sur la terrasse avant qu’il ne la quitte à son tour,
observé la toile d’araignée qui n’a pas bien suivi ses leçons de géométrie (ou qui a juste bu du café),
lu un poème, puis deux, trois,
éternué, touché ma tête (de bois) et les pieds de la table en bois (ou en contreplaqué),
lavé mes cheveux tête en bas pour la première fois depuis un mois,
coupé, émincé, touillé des oignons, des poivrons, des aubergines, des olives (les câpres étaient entières), servi la caponata à 21h passées,
avalé des pilules au cours du repas,
appris que mon restaurant roubaisien favori avait définitivement fermé (il servait le meilleur Welsh que j’ai mangé, cuisiné avec de la Guiness),
vu de loin, de derrière sa nuque, des armoires à glace se disputer un ballon ovale,
entendu ses explications sur mêlée, mulot, pool, touche, pénalité, essai, sa grand-mère irlandaise, ma tête sur l’oreiller, sa jambe entre les miennes, des prolongations avant d’entamer dans la nuit le jour suivant, lui qui vient me border de son corps
Dimanche 24 septembre
nuit hachée,
écriture, un peu, dans la chambre, la porte entrouverte
et lui toujours qui dort,
puis il est question de César dans mon salon — le boyfriend a le YouTube éclectique,
et nos corps se rechargent tant qu’ils peuvent peau à peau,
à peu près
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Seule, les samedis filent et les dimanches s’étirent. À deux, c’est l’inverse : le samedi est un jour plein, de sa promesse de lendemain partagé, et le dimanche se précipite vers le départ. Tôt pour le boyfriend qui préfère couper court, moi qui rallonge tant que je peux.
Son départ, c’est comme s’extirper de devant la cheminée après s’y être attardé. Pour ne pas sentir le froid, je pars en même temps que lui, dans la direction opposée, au parc Barbieux. Il fait un temps d’automne idéal : été indien. Je prends une glace au camion à glace, mais j’hésite avec une crêpe, signe que la saison avance. Le soleil est plus bas — plus beau et plus triste.
Une petite fille à vélo voudrait aller voir les chevals. Le père casquette à l’envers et sac Cabaïa répond que non, on n’ira pas voir les chevaux, et il poursuit stoïque tandis que la petite fille pédale et caprice avec obstination : elle veut aller au club. Je veux aller au club. Je veux aller au club. Y pique, le caprice. Il y a un parc et du vélo, c’est déjà bien, diront chacun des parents sans se concerter à quelques distances de là. J’essaye de me laisser distancier par les cris, les rattrape malgré moi. Sur un banc plus avant, la sœur le vit plutôt bien : elle hennit, c’est comme ça que font les poneys. Un poney avec un legging léopard assorti à celui de sa mère. Seule la taille du motif diffère, et c’est étrange, cet animal dont les taches rétrécissent en grandissant. Plus loin un autre enfant d’une autre famille ne veut pas aller au club, mais faire un rouler bouler. Ça me semble plus abordable.
Allongée seule sur un banc dans la lumière, la chaleur et les cimes qui conversent entre elles, je me relève. Tandis que je laisse vivre mon regard devant moi, repoussant le moment d’ouvrir le recueil de poèmes que j’ai emporté (mais ai-je envie de lire des poèmes quand la lumière en écrit tout autour de moi ?), un déambulateur se gare à côté de moi : ça ne vous dérange pas que je m’assois ? Non. On va faire la conversation. Non. Cette seconde occurence, je la pense mais ne la dit pas ; elle m’a eue. La vieille, que je laisserais bien sans son substantif de dame, a tôt fait de me parler des arabes, y’en a beaucoup à Roubaix, lui fait remarquer sa fille, et des Noirs, y’en a de plus en plus, mais y’en a partout, à Bruxelles aussi, elle me crispe, mais on est tous des êtres humains, encore heureux, et elle est étrangère elle aussi, polonaise, et le mari de sa fille, néerlandais. J’ai du mal à ne pas être polie, même avec une vieille (dame) assez probablement raciste. Je ne relance jamais la conversation, réponds du bout des lèvres du bout du banc, mais n’ose pas partir de suite, j’attends un peu. Et sans que j’ai rien demandé, j’en apprends plus sur sa prothèse de hanches, sa belle maison, ses aide-soignantes, les chamailleries de famille, le beau temps. À 17h46, j’estime qu’il est temps d’aller faire les courses pour préparer à dîner. Elle objecte que tout est fermé, mais je peux sans mentir répondre que le Carrefour City est ouvert. On a fait un début de rencontre, conclut-elle sur sa faim. On ne dira pas ça. J’abandonne mon banc si bien situé au soleil, dans le vallon qui coupe de la circulation, et tente de me laver dans la lumière de cette interaction.
Fatiguée, fiévreuse, tristounette.
Lundi 25 septembre
On analyse en cours les différentes écoles de danse classique au prisme des outils choréologiques, et c’est passionnant. Au lieu de s’en tenir à des intuitions mâtinées de clichés (le chic français, le lyrisme russe, la vivacité américaine…), on apprend à discerner ce que les corps mettent en valeur. Par exemple, l’école russe a tendance à dessiner largement dans l’espace, tandis les écoles françaises et danoises privilégient les lignes courbes et droites dessinées dans le corps (plus que dans l’espace par le corps). Le cercle décrit dans l’espace par le genou lors d’un petit développé pour présenter le bas de jambe ? D’un coup, c’est une danseuse russe que je vois surgir, ça me scie.
Cuisine, visio, relecture d’un devoir et il est déjà trop tard pour être raisonnable, pour respecter le descrendo des écrans vers le sommeil. Cette impression d’être submergée, que trop. Insomnie. Vers 2h30, je sursaute en entendant un moustique passer : tension en bas de la colonne vertébrale. Quatre heures plus tard, il est trop tôt pour se réveiller, mais la douleur me réveille. C’est le nerf, à nouveau.
Mardi 26 septembre
Le médecin en a manifestement assez de me voir dans son cabinet : je dois apprendre à gérer mon corps, vous n’êtes pas une victime. Mi-coaching mi-ferme-ta-gueule. J’apprends qu’il a été militaire et boxeur, j’aurais préféré que ça n’explique rien. Il n’y a pas que dans la danse qu’on a un rapport tout pété à la douleur.
Les gens que je croise dans la rue en rentrant chez moi font preuve de davantage d’empathie ; me voyant pleurer, ils s’arrêtent pour savoir si ça va, et ça va aller, merci et désolée, c’est juste un nerf coincé. Je m’arrête plusieurs fois et en repartant tire sur mon pantalon comme si ça pouvait moins solliciter les muscles. La manipulation a transformé la difficulté à marcher en véritable douleur.
M’allonger va calmer la douleur, je me dis, et ça la calme — un temps, jusqu’à ce que soudain ça se mette à hurler, mon corps me crie dessus, c’est fort à en pleurer. Je ne tiendrai pas longtemps comme ça, et je ne peux pas aller ne serait-ce qu’à la pharmacie au bout de la rue, le moindre mouvement décuple tout. Je pense à SOS médecin, cherche le numéro, et découvre que ce n’est pas national, mais régional, l’appel est payant. Ça me semble louche, mais je n’arrive pas à réfléchir, j’appelle ma mère. Elle trouve le même numéro et une autre ligne de conseil médical. La communication avec le conseil médical est mauvaise ; mon interlocutrice me demande de me déplacer. Justement, je ne peux pas, et raccroche en pleurant. SOS médecin est débordé et n’a pas de médecin à m’envoyer. Ils me souhaitent bon courage. Je ne vois plus quoi faire d’autre et appelle le 15. Les renvois se succèdent, et chaque échange se termine par la même formule, bon courage, mais cette fois-ci, on m’envoie quelqu’un.
Je me traîne littéralement au sol pour ouvrir la porte aux ambulanciers. Ils sont infiniment gentils, me posent des questions, m’aident à rassembler quelques affaires, la radio, mon sac, un sweat car il peut faire froid aux urgences. Prenez votre temps, ils me le répètent plein de fois. Lui ressemble au compagnon de JoPrincesse, elle à une Lea Seydoux qui ne ferait pas de cinéma. Ils m’encouragent à me relever, je me ferai moins mal seule, et en m’agrippant au chambranle de la porte, à mon propre étonnement, je me mets debout. Est-ce de me savoir prise en charge ? d’être certaine que, si je tombe sans pouvoir me relever, on pourra me rattraper ? Je me tiens partout où je peux pour diminuer le poids sur la jambe ; les rampes de chaque côté des escaliers me servent de béquille. En un rien de temps, je me tiens coi dans le brancard, culpabilisant de mobiliser tant pour si peu, puisque j’ai pu me lever et parcourir quelques mètres. Comme si c’était la panique de rester seule avec la douleur qui m’avait paralysée. La rue se referme à l’horizontale et en un rien de temps, tranquillement, les briques sont remplacées par les fenêtres sotixante-disardes de l’hôpital tout proche — il me semble prendre note de décorations en papier ou post-it, je ne sais plus, quelque chose comme ça derrière les fines rayures du pare-brise.
À l’admission, je baigne dans la fatigue et la camaraderie des ambulanciers. L’urgence aussi à ses échanges routiniers, ses plaisanteries et ses cafés nécessaires pour repartir. Ils m’oublient un peu et sont toujours gentils au-dessus de moi. On me demande à l’accueil ce que j’ai pris contre la douleur. Mon interlocutrice invisible semble surprise : de l’Xprime, c’est tout ? C’est tout ce que j’avais, en tous cas. Quand je passe au triage, l’ambulancier propose d’aller me chercher un fauteuil pour m’éviter de marcher ; l’infirmière le coupe dans son élan : une cruralgie ? Elle peut marcher. Elle peut marcher les quelques mètres qui la séparent des fauteuils de la salle d’attente, effectivement, comme elle aurait pu s’épargner de raviver la douleur. Elle attend, dans toutes les positions qu’on peut prendre sur une chaise, et devient une patiente. La douleur est telle que ça lui porte au haut-le-cœur. Elle a le réflexe de se lever pour chercher les toilettes, et se rassoit illico en se tenant au bord du mur. Une patiente qui a l’air davantage dans l’inquiétude que dans la souffrance se rend à l’accueil, et demande un seau ou un sac, il y a quelqu’un qui va vomir. Je suis quelqu’un qui va vomir. Elle revient avec un récipient en boîte à œuf recyclée en forme de haricot ou de rein, dans lequel les médecins des séries posent leurs instruments sanguinolents ; ils n’ont plus que ça. Je remercie et ne vomis pas, finalement, ingrate que je suis. La femme qui vient de s’installer en face de moi gémit en se tenant la tête ; elle aussi est dans la douleur plus que dans l’angoisse, gère quand même au téléphone un rendez-vous d’avocat à fixer ou reporter.
C’est finalement mon tour de consulter l’interne, très gentil, et rassurant après m’avoir demandé de pousser mon pied en chaussette contre ses mains en résistance et vérifié la similitude avec mon pied resté en basket : pas d’atteinte moteur. Il me demande ce qu’a fait ou prescrit mon généraliste et résume : il n’a pas pris en compte votre douleur, quoi. Voilà, c’est aussi simple que ça. Je le fais sourire quand j’explique que le Tramadol m’empêche de dormir, et quand il me demande ma profession. La reconversion comme prof de danse au moment où votre corps vous lâche, on a déjà fait mieux comme timing, mais ça se défend comme ironie tragique gaguesque de série B. Il conclut en réitérant son absence d’inquiétude sans pour autant évacuer la douleur : on va essayer de vous soulager. Je veux bien, oui, je remercie d’une petite voix.
On me fait asseoir et rouler dans un fauteuil jusqu’à une autre salle d’attente, où une infirmière finit par arriver avec des médicaments. L’un se verse sur un sucre, comme de l’absinthe. Il y a un second sucre parce que les gens trouvent ça amer souvent, mais ça me semble d’une fraîcheur incroyable. Avant ou après, je demande est-ce que vous pouvez me faire rouler jusqu’aux toilettes ? Me faire rouler, comme une pâte à pain ou un boulet ; la formulation me ravit dans l’anticipation de sa prononciation. Un petit cri m’échappe en me levant, on oublie vite la défaillance de son corps.
Je ne me souviens plus trop comment, je passe du fauteuil à un brancard. La douleur a un peu diminué, mais pas disparu. Si elle était à 7-8 en arrivant, parce que j’imagine que pires douleurs doivent exister, elle serait à présent à 5. La nouvelle interne qui a pris le relai s’en étonne : on m’a donné de fortes doses. J’ai droit à un bonus de décontractant musculaire, et à partir de là, ça commence à aller vraiment mieux, même si tendon, muscle ou nerf, ça s’agite tout seul sous ma peau, juste au-dessus du genou, ça palpite comme un muscle qui tressaute au coin de l’œil, et moire la peau. J’aurais bien filmé cette curiosité s’il n’y avait partout des affiches réitérant l’interdiction de filmer dans les hôpitaux, article légal à l’appui.
Il s’en passe des quarts et des heures, mais le temps cesse d’exister, lui aussi anesthésié par le Tramadol : il passe lentement quand la douleur accapare, s’éclipse quand le comatage prend le dessus. Seule la douleur donne la mesure. Je regarde longuement les dalles du plafond, la rainure dans un sens et pas dans l’autre. La sortie de secours, aussi, avec ses deux DEL, une dans le blanc du bonhomme, une dans le vert. Je ne cherche pas à me divertir en observant sciemment des détails, je laisse le monde exister autour de moi, se manifester dans ses détails insignifiants et s’oublier dans ses persistances parasites (le boyfriend au téléphone se rend compte bien avant moi d’un bip enfin arrêté).
On m’a garée à côté d’une vieille dame virulente qui traite tout le monde de fainéant et d’ordure. Elle crie à la négligence, mais refuse qu’on la soigne. Elle a bien vu les médecins, là, mettre de la poudre blanche dans les bouteilles d’eau, ils veulent tous nous empoisonner, ça tombe sous le sens. L’énergie qu’elle met à vitupérer est supérieure à celle dont disposent les plus fringants qui viennent de prendre leur garde. Ce n’est pas de sa faute si elle est comme ça, me glisse l’interne. Je me doute, je me doute, mais ne parviens pas vraiment à la plaindre. Parfois, ce n’est pas qu’elle se calme, mais elle s’enraye, on peut l’ignorer brièvement comme on passerait à côté d’un acteur qui répète son monologue. Un rien la ranime. De temps à autres un médecin l’asticote gentiment en passant (pour plaisanter, pour rester humain, se donner du courage en ce début de nuit de garde, ne pas l’abandonner à l’indifférence…) et je lui en veux un tout petit peu de remettre une pièce dans la machine. C’est amusant quelques minutes, puis triste, puis même plus ; coincé à côté, c’est juste un bruit parasite fatiguant. Au bout d’un moment, l’interne me fait rouler à la perpendiculaire de son couloir : vous serez plus au calme. Effectivement, la vitupération s’émousse de quelques décibels appréciables. Tant pis pour le courant d’air, j’ai mon sweat, merci monsieur l’ambulancier.
Par intermittence, je m’aperçois qu’est toujours là le vieux monsieur qui ne veut pas aller à l’hôpital et, quand on lui explique qu’il y est, veut rentrer, rentrer dîner. Il est suppliant. Il ne veut pas aller à l’hôpital.
De ma nouvelle place de parking, j’échange quelques mots avec une mère qui a manifestement l’habitude des lieux, elle cherche une infirmière pour enlever le cathéter de son fils adolescent, il n’y a plus que ça et ils pourront partir, mais elle ne trouve personne, d’habitude ce n’est pas comme ça, et c’est terrible qu’on puisse avoir des habitudes dans cet endroit sans y travailler. Sans même être majeur. La porte se referme, se rouvre. Ils finissent par avoir disparu. Plus tard, depuis une autre porte je crois, une petite fille explique qu’elle s’est fait mal en passant dans un tunnel rouge, comme si la couleur avait à voir avec la douleur.
On me laisse très gentiment comater en position allongée pendant que quelqu’un vient me chercher. Je n’ai même pas pensé à rentrer en taxi ; je n’ai jamais vu de taxi à Roubaix, et au moment où je suis sur le brancard, leur existence a complètement disparu du champ des possibles. C’est Mum qui vient me chercher à l’hôpital depuis Paris, vous avez de la chance que votre maman vienne de Paris, j’ai de la chance. Je l’attends trois heures sur le brancard — ou juste dix minutes après avoir eu l’ordonnance et les recommandations de l’interne : 5 jours de repos complet et surtout ne pas reprendre le sport avant d’avoir fait un gros travail pour me remuscler, de préférence avec un kiné. Vous n’avez pas de muscles. Quand même, au moins les jambes. Elle m’accorde les jambes, mais pas le dos, le buste, vous êtes trop fine. Mes muscles non examinés sont un peu vexés, mais se tiennent coi sous le sweat.
Je sors des urgences sur mes deux jambes, à tous petits pas précautionneux, craignant à chaque transfert de poids que la douleur resurgisse. Mais non, j’avance sonnée sur un nuage de jambes en coton.
Dîner de minuit surréaliste à base de Muscat et de fromage (à part le sucre médicamenteux, je n’ai rien avalé depuis le déjeuner). Quand l’appétit va…
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Rétrospectivement, j’en veux à mon généraliste de ne pas avoir pris ma douleur au sérieux. Non seulement j’aurais pu ne pas avoir si mal aussi longtemps, mais cela aurait évité que je coûte une fortune à la société en faisant déplacer une ambulance et en encombrant les urgences. On ne m’a fait aucun examen à l’hôpital, et les médicament que l’on m’a administrés sont des molécules que je prenais déjà — à des dosages sans commune mesure. Il aurait suffi d’augmenter drastiquement la posologie pour éviter cet épisode.
Mercredi 27 septembre
C’est le soulagement de la douleur. Pendant que Mum télétravaille, je comate sous Tramadol 100, vomis vite fait mes Dinosaurus. Dans la soirée, un nouveau symptôme me fait craindre des complications, et en fait non : à n’être plus couplé au même contexte que la veille, où je ne pouvais plus marcher, il n’a plus rien d’inquiétant, on peut en rigoler avec le médecin du 15 (les médecins hospitaliers sont vraiment formidables).
Mum m’a trouvé un miroir pour aller au-dessus de ma cheminée : grand, les bords supérieurs arrondis, le cadre un peu travaillé mais pas rococo, qui rappelle les moulures du plafond. Parfait à ceci près qu’il déforme sérieusement quand on s’éloigne : le tableau accroché sur le mur d’en face reste un quadrilatère mais ne peut plus prétendre au parallélogramme. Parfait quand même.
Jeudi 28 septembre
Je passe la matinée dans mon lit à comparer des vidéos de variations classiques interprétées par des danseuses de différentes nationalités pour essayer de déterminer précisément les caractéristiques de chaque école dans chacun des extraits. C’est chouette et laborieux. Il me faut souvent faire des allers et retours sur des extraits de quinze secondes pour voir quoi que ce soit.
L’absence de douleur sans Tramadol me rend euphorique. Mum me trouve l’œil malicieux, prêt à dire et faire des conneries. Tu ne veux pas reprendre un demi-Tramadol ? plaisante-t-elle, faussement saoulée. Mais quand j’hésite à aller en cours juste pour écouter, elle ne plaisante plus : 5 jours de repos complet, on a dit. Elle serait prête à me ligoter. Passer à la médiathèque en revanche lui semble acceptable ; on se gare juste devant, j’ai réservé des ouvrages pour les retirer au comptoir, sans avoir à monter dans les étages.
Il était une fois 2 sur Disney+ : moins déjanté, plus poussif que le premier, même si la métaphore est bien filée sous les bons sentiments. Vaut surtout pour le duel des deux méchantes, quand la princesse de mère adoptive se transforme en… belle-mère.
Vendredi 29 septembre
Contrecoup de l’euphorie, la fatigue se déploie, petite déprime. Je concentre le peu de capacité d’attention que je trouve (il faut vraiment la soutenir, dans un effort quasi-architectural) pour rédiger la synthèse supplémentaire qu’une enseignante me demande malgré mon absence, à cause de mon absence, même, pour la rattraper — par anticipation, la synthèse devant être rendue avant le cours. Comme si mon absence physique était le seul obstacle à ma présence, que j’étais retenue quelque part en pleine forme. La présence d’esprit…
Effort et relâchement. Je lis je crois, regarde quelques épisodes de la saison 2 d’En thérapie.
Anna et le roi, sur Disney+ : mais, mais, c’est The King and I ! J’avais vu la comédie musicale au Châtelet, mais ignorais qu’il existait un film, avec Jodie Foster qui plus est ! On en visionne la moitié avant de tomber de fatigue.
Samedi 30 septembre
C’est la braderie à la médiathèque, l’Italie chez Picard. Dans l’épicerie d’à côté, Mum trouve un improbable miel à la coriandre. On ramène des pâtes surgelées, des livres et des CD avec leurs côtes à trois lettres, démagnétisés. Une étiquette Coup de cœur s’est faite plastifiée sur l’un des livres que je choisis ; il faut croire que l’amour ne préserve pas du déclassement.
On finit de regarder Anna et le roi. C’est chaud d’Occidentalocentrisme colonial sous couvert de bons sentiments antiracistes. Ceci étant posé, je résiste difficilement à Jodie Foster et aux histoires d’amour d’autant plus puissantes qu’elles n’adviennent jamais — du pur possible désincarné (très puritano-compatible du coup), où le summum de l’érotisme se conclut dans un frôlement de mains ou de regards. L’amour est là, mais il n’y aura pas d’histoire, et c’est là toute l’histoire. Pour l’éternité sans durée.
Ma cuisse reste anesthésiée, je ne sais pas trop vers où me tourner pour la suite. Une seule chose est sûre : je ne veux pas retourner chez mon médecin traitant. J’écume Doctolib, et c’est un embroglio entre Tataouine et les calendes grecques : les rhumatologues ont des mois d’attente, les généralistes ne prennent plus de nouveaux patients, ou sont aussi âgés que le mien. J’en voudrais un plus jeune, avec moins d’expérience peut-être, mais pour qui la gestion de la douleur aura fait partie de sa formation.
Couchée trop tard, plus envie de dormir. Je finis Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis. La partie à charge et à décharge me touche moins que le portrait ambivalent du père, imbuvable mais pas abominable, qui aime son fils mais en a honte (la fierté s’apprend).
Je lis toujours ces journaux avec autant de curiosité et d’interrogations, je suis impressionnée par une telle vulnérabilité exposée, je me demande d’autant plus quelles sont les choses que tu ne partages pas, je me demande aussi ce qui t’a encouragée à publier ces fragments de quotidien aussi bruts, et je m’interroge sur le travail (ou son absence) de relecture / de réécriture associé. C’est chouette, ça fait longtemps que je n’avais pas autant réfléchi à cette pratique.
Et je n’en ignore pas le fond, il me paraît simplement difficile à commenter, ce qui ne signifie pas qu’il ne m’a pas marquée. Je te souhaite tout le rétablissement possible et une réappropriation (que je perçois déjà bien commencée) de cette nouvelle réalité de ton corps – des vœux un peu maladroits mais sincères. Plein de bonnes ondes et de courage !
Merci pour tes vœux pas du tout maladroits. La réappropriation d’une nouvelle réalité de mon corps, c’est exactement ça. Je ne veux pas spoiler la fin du mois d’octobre, mais j’ai fait un petit changement qui va en ce sens. 😉
La première partie de ton commentaire m’a fait gamberger en miroir, sans que je sois sûre de rien. J’ai commencé par me demander ce que je ne partageais pas, et devant le pas grand-chose qui s’imposait en réponse (la vie privée des initiales qui apparaissent dans ces lignes, quelques rêves, des oublis, mon visage…), j’ai eu l’impression d’avoir commis une erreur : aurais-je outrepassé des limites et exposé des réflexions qui auraient mérité de rester privées ? Devrais-je reprendre l’écriture d’un journal, apprendre à me soustraire à la potentialité de regards extérieurs, qui m’obligent pourtant à davantage de précision et d’honnêteté que je n’en aurais seule ? Puis la honte rétrospective a reflué, et je suis revenue à cette question de vulnérabilité, qui est vraiment quelque chose que je cherche désormais, chez moi et chez les autres. Je me souviens (ou j’invente) avoir été marquée par un passage de Kundera où il avance que le plus intime, ce qu’on cherche le plus à cacher, c’est souvent ce qu’on a de commun avec les autres (les viscères, le sexe…). J’ai l’impression que c’est en parlant-partant de cette vulnérabilité qu’on peut se retrouver et se relier les uns aux autres, se toucher sans même de peau. Encore récemment, en lisant Le Jeune Homme, j’ai admiré cette sorte d’absence de pudeur chez Annie Ernaux, et j’ai trouvé ça fort et beau —et un peu poisseux aussi c’est vrai, mais c’est comme ça (j’ai bien conscience de n’être pas Annie Ernaux, de ne pas avoir sa puissance d’écriture). Je crois que si je devais supprimer des entrées, ce serait les plus anodines, celles qui s’apparentent à des aide-mémoire et que j’accroche ici par peur que les journées passées ne comptent pas, vidées de souvenir.
J’ai tiqué aussi sur les « fragments de quotidien aussi bruts » et « le travail (ou son absence) de relecture / de réécriture associé ». Je n’écris pas ou rarement au jour le jour ; il y a souvent plusieurs jours voire semaine de délai entre la date de l’entrée et son écriture. C’était un pis-aller au début, la course vouée à l’échec de l’écriture sur la vie quotidienne qui file, mais je me rends compte avec un début de recul que souvent les entrées sont plus intéressantes quand elles ont décanté. Elles ne sont pas ou rarement jetées sur le vif (les rencontres ont tendance à faire partie des exceptions), et souvent relues et retravaillées à plusieurs reprises, à mesure que je m’attelle à border tel ou tel jour sur un canevas de notes sténographiques. Je saute, reviens en arrière, complète, procrastine, relis, ajuste… Du coup, j’avoue que ça me dépite un peu que cela puisse paraître jeté à la va-vite — ou alors sur le vif ? *espoir*
Peut-être que ce mois-ci est aussi un peu étrange : la douleur a engendré une espèce de sidération-fascination pour l’état dans lequel elle me plongeait, et écrire a peut-être été un moyen de reprendre la main sur tout ça… Peut-être tout simplement devrais-je reprendre une thérapie ? J’ai pourtant l’impression d’avancer sinon vers du mieux, du moins vers une version élargie de moi-même — rien à voir avec le moment où je me sentais coincée et où la psy m’a aidé à me remettre sur les rails (ou plutôt à dérailler joyeusement d’un chemin qui ne me convenait plus).
Peut-être que ça fait juste trop longtemps que nous n’avons pas eu l’occasion de parler en forêt ou sur un coin de canapé.
Je compatis tellement, pour la douleur..
Heureusement, le pic est rapidement descendu. Rien à voir avec les affres d’une maladie chronique, je reste chanceuse et consciente de l’être. 🙂