La Belle au bois dormant

 

Une superproduction

La Belle au bois dormant, c’est typiquement le ballet qui pourrait faire l’objet d’une affiche dans le métro, façon spectacle de danses chinoises ou show Bollywood : Il était une fois… plus de 70 artistes sur scène, plus de 150 costumes, musique live, les tubes de Tchaïkovsky, tous les personnages du conte et plus encore. Sauf que ce n’est pas la culture de l’Opéra de Paris et que Bastille, déjà prise d’assaut par les familles en manque de magie-de-Noël, n’a pas la même problématique de remplissage que le Palais des congrès. Il n’en demeure pas moins qu’on en prend plein les mirettes pour pas un rond.

 

L’art suprême du divertissement

La distorsion narrative accélère les séquences d’actions (le must est le baiser donné par le prince : une minute plus tard, la princesse est débout, a secoué ses parents et a obtenu leur accord pour épouser le prince, qu’elle ne connaît donc pas depuis deux minutes) pour prendre son temps dans les scènes d’apparat. Le prologue, où les fées se succèdent pour faire chacune un don à la princesse Aurore, est prétexte à moult variations et mouvements d’ensemble – au point que le précipité qui suit provoque le doute : serait-ce l’entracte ? L’histoire se déroule ensuite en deux actes, laissant le troisième libre pour célébrer le mariage lors d’un grand bal où défile tout le gratin.

Sans cesse distrait par l’entrée d’un nouveau personnage ou de nouvelles formation, le spectateur en oublie de s’ennuyer. On est rassasié depuis longtemps mais il y a toujours une gourmandise qu’on n’a pas goûtée pour masquer l’écœurement dans lequel nous a laissé la précédente. Plus de place pour la bûche ? On passe aux fruits confits ! Noureev adopte la même technique que pour le réveillon : les perruques sont too much ? Habillez les danseurs en rose bonbons, les perruques n’y paraîtront plus. Et pour effacer ce pastel, faites appel aux pierres précieuses criardes. More is less.

 

Dancing in awe

Awe : crainte et admiration. Les yeux du spectateur pétillent, la gorge du danseur se noue. Ou plutôt de la danseuse qui, de l’adage à la rose, voit surtout les épines. Le sourire ultra bright ultra figé d’Aurélia Bellet m’a fait poser les jumelles : il n’est pas très charitable de scruter une danseuse dans une prise de rôle pareille où, à peine mise en jambe, elle est déjà en plein morceau de bravoure. De fait, la princesse a bien du mal à se passer du soutien de ses soupirants et n’a pas franchement l’attitude royale. On serre les fesses pour elle, en priant pour que ça passe – tant et si bien qu’un adage à la rose se révèle plus efficace qu’une séance de stimulation abdominale avec ces appareils pourvus de ronds à patcher sur le corps, qu’on trouve dans les catalogues de vente par correspondance. Sitôt l’adage terminé, tout s’arrange pour l’héroïne, qui débute la variation suivante par un magnifique équilibre arabesque. Le spectateur se contractera encore une ou deux fois, lors de tours en peu trop entraînants, par exemple, mais se trouve globalement prêt à apprécier le jeu très frais de la princesse et les variations de ses invités.

 

La cruauté des contes ou du tsar ?

Les fileuses du royaume épargnées après avoir été condamnées à mort car prises en flagrant délit de port de quenouille ; pas de viol mais un chaste baiser pour réveiller Aurore ; une fin heureuse, où ils se marièrent et eurent beaucoup d’animaux… cette version est somme toute conforme à l’esprit Disney. Le sadique, dans l’histoire, est sans conteste Noureev : il a transposé la cruauté des contes dans la danse en chorégraphiant des variations franchement ingrates. Pleines de changements de directions en contradiction avec l’élan du corps, de sautillés sur pointes, de dentelles techniques, elles paraissent au mieux de simples danses un brin maniérées, au pire de plats enchaînements quelque peu désordonnés. Comment voulez-vous ne pas réveiller chez la balletomane le goût du pinaillage ? Ouh, les deux poum poum bien distincts des pointes à l’arrivée d’une sissonne, censée se fermer sur les deux pieds en même temps… Mais peut-être est-ce là une manière d’éviter la virtuosité tape-à-l’œil et de s’assurer que les interprètes ne volent pas la vedette au spectacle lui-même. Un raffinement suprême pour l’avant-dernier ballet de Noureev, qui devait savoir que, pour le « grand public », la danse doit avant tout être un grand spectacle divertissant. Et pour la balletomane qui découvre ce plaisir nouveau1

 

… Noureev will be Noureev

Est-ce la proximité temporelle ? Je ne peux pas m’empêcher de voir le tigre de La Bayadère dans le chevreuil de La Belle, et l’Idole dorée dans l’Oiseau bleu, comme variation masculine ayant tendance à éclipser les solistes principaux. C’est la structure des grands ballets du répertoire qui vaut ça, me direz-vous, et l’on pourrait aussi voir dans les dessins des ensembles les figures géométriques des cygnes, utilisées de manière encore plus fluide et dynamique – raison pour laquelle voir le spectacle du second balcon reste plaisant, même si la hauteur « aplatit » la danse. Ma position surplombante m’a d’ailleurs rendue plus admirative encore d’Axel Ibot, qui semblait vraiment voler dans l’Oiseau bleu. Je l’aurais volontiers étoilisé, tenez ! Mais la prestation princière de Vincent Chaillet n’a pas suffi à confirmer les rumeurs sur la nomination du premier danseur, alors un sujet, on a le temps d’y penser… Puisqu’on est dans le name dropping, je me dois de mentionner Charline Giezendanner, parfait canari. Comme quoi, les noms d’oiseaux… Il ne reste plus qu’à espérer que le petit page, tombé raide évanoui sur le nez, se soit vite remis pour que tout le monde ait effectivement passé une bonne soirée.

 

1 « Je n’avais encore jamais croisé sur ma route un ballet qui me remplisse de joie sans faire appel ni à la pureté du style, ni à l’émotion, ni à la moindre faculté cognitive. » Impressions Danse 
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3 réflexions sur « La Belle au bois dormant »

  1. Mais, Mimy, une sissonne est un saut « deux sur un », si je ne m’abuse, cad qu’on prend l’impulsion des deux pieds ensemble pour ne se réceptionner que sur un seul – le poum poum est donc naturel, ou plutôt normal (dans la règle) : l’arrivée est d’un pied, puis de l’autre qui vient fermer la cinquième, à l’inverse de l’assemblé. En revanche, je ne sais jamais si c’est un nom masculin ou féminin…

  2. Oh mais oui, vous avez raison ! Les deux pieds sont plus rapprochés en sissonne arabesque qu’à la seconde mais quand même en deux temps. Mea culpa. (Wikipédia dit « le sissonne » mais c’est vrai que spontanément, je l’aurais mis au féminin – encore une étourderie.)

  3. eh bien, je vous avoue que si je le sais, c’est parce que je le fais toujours mal… toujours deux sur deux (pieds) justement (surtout à la seconde où je ressemble alors à ces petits pantins qu’on fait sauter à l’écart avec une ficelle, vous savez…)…

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