Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).
« C’est la question qui tue : QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »
S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.
Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.
Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.
Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.
Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.
J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]
L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.
Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique » ?
Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.
J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.
Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.
Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.
Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :
Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.
Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.
Il paraît que notre ascendant prend le pas sur notre signe astrologique en vieillissant. C’est parfois la même chose avec les essais : le sous-titre prend le pas sur le titre. Réjouie par la thématique de Nos puissantes amitiés, j’ai entamé la lecture de l’essai d’Alice Raybaud et me suis trouvée déçue par la prééminence ce qui était pourtant annoncé en sous-titre : des liens politiques, des lieux de résistance. Je comprends que ce prisme permette de revaloriser et repenser des liens minorés dans nos sociétés, mais je n’y ai pas retrouvé l’expérience intime de l’amitié, celle banale et précieuse qui nourrit sans nécessairement prendre une forme socialement disruptive. À explorer les formes « extrêmes » d’amitié (vivre ensemble au-délà des années étudiantes, trouver une famille de substitution quand la vôtre n’a pas supporté votre identité LGBT, élever un enfant en co-parentalité…), on (re)découvrait ses marges sans jamais s’attarder en son centre.
À l’inverse, j’ai repoussé de plusieurs excursions à la médiathèque la lecture d’Utopies féministes sur nos écrans pour sa dimension engagée explicitement annoncée, qui me semblait nécessiter une énergie combattive (aussi parce que je n’ai pas vu Thelma et Louise et craignais que toutes les références me soient inconnues, ce qui minore le plaisir qu’on peut prendre à ce genre d’ouvrage, où il est bon d’avoir un équilibre entre références communes et découvertes suggérées). Mais dans cet essai-ci aussi, le sous-titre prend l’ascendant sur le titre : Les amitiés féminines en action. Sans jamais se départir d’aucune dimension de sa personne, en restant amie, spectatrice et essayiste, Pauline Le Gall décortique les mécanismes de représentations de l’amitié dans les films et séries, et nous remontrant ce que l’on a déjà vu, ce que l’on connaît peut-être par cœur, elle l’oriente de telle sorte que nous nous mettions à voir nos angles morts. J’adore ça, quand je découvre du nouveau dans le familier, bien davantage que lorsque la nouveauté me semble in fine familière.
Je n’avais jamais vraiment conscientisé que, bizarrement, les histoires d’amitiés fusionnelles féminines finissent souvent mal — ben oui, il ne faudrait pas qu’on puisse oklm dériver de l’amitié au lesbianisme. Ni que l’amitié de Carry, Miranda, Charlotte et Samantha était très consumériste. J’avoue ne jamais m’être non plus appesantie sur qui écrit ou produit telle ou telle série — c’est le même flou immature que dans mon enfance, quand j’avalais les bouquins sans prêter attention au concept d’auteur (les livres n’étaient pas du même auteur, ils étaient de la même série : Fantômette, Alice, Le Club des cinq ou des sept, Danse !…). Comme dans pas mal de milieux, ce sont essentiellement des hommes qui sont aux postes clés, producteurs comme scénaristes ; les femmes ont dû faire le forcing pour donner à voir leurs productions, leurs points de vue. De même pour les minorités, sous-représentées dans les writing rooms.
Pauline Le Gall soulève un point intéressant sur la représentation des minorités. Quand ces personnes ne sont pas reléguées au rang de faire-valoir (en gros la copine grosse / queer / racisée qui n’a pas d’autre arc narratif que d’être la copine grosse / queer / racisée), le manque de représentations conduit à un dilemme : soit on distribue les rôles en mode color-blind comme si le monde était une pub Benetton, au risque de passer à côté des expériences spécifiques à ces minorités (ex. Grey’s Anatomy) ; soit on traite de ces expériences, au risque d’y enfermer les protagonistes, comme si une actrice noire devait forcément se faire le parangon de la lutte antiraciste ou incarner un personnage témoignant de la vie dans les cités (ex. Bande de filles).
J’étais souvent perplexe quand j’entendais une critique de l’une ou l’autre option, toujours renvoyée à sa part manquante : qu’aurait été une bonne représentation alors ? Pauline Le Gall m’apporte la réponse : la bonne représentation, c’est celle qui existe parmi une myriade d’autres représentations, tellement nombreuses qu’on ne peut plus penser qu’un personnage ou un film représente l’expérience de tout une communauté forcément diverse. On a besoin de parler et des difficultés spécifiques et des vies singulières qui s’inventent au-delà ; d’évoquer ce qu’on ne voit pas en étant blanc/mince/hétéro et de normaliser tout ce qui devrait être normal et ne l’est pas toujours encore quand on est racisé/gros/queer (triade elle-même schématique). Typiquement, souligne Pauline Le Gall, Grey’s Anatomy a normalisé de voir des chirurgiens, personnes hautement compétentes s’il en est, de toutes origines ethniques. On a aussi besoin de ça, de voir le monde tel qu’il n’est pas mais pourrait être — sans plafond de verre dû à des préjugés (de mémoire, sur les nombreuses saisons que j’ai vues avant de lâcher l’affaire, il n’y a presque aucun épisode de racisme, hormis le cas extrême d’un patient néo-nazi qui ne veut pas être examiné par Cristina ou Miranda, je ne sais plus).
Ce dont on ne devrait pas avoir besoin, en revanche, c’est l’ajout d’un bon allié masculin blanc censé rassurer le public blanc et/ou masculin que not all men, not all white people. Pauline Le Gall m’a ainsi appris que, dans Hidden Figures, les scénaristes avaient ajouté au livre un épisode où le patron blanc démonte le panneau indiquant que les toilettes sont réservées au personnel blanc de manière à ce que ses mathématiciennes de génie noires qui font des calculs démentiels pour la Nasa n’aient pas à traverser toute la base pour aller aux toilettes hyper éloignées réservées aux « personnes de couleur » (apparemment, les vraies calculatrices dont parlent le biopic allaient aux toilettes les plus proches sans se soucier de la ségrégation installée). Que la destruction d’un symbole d’oppression doive se faire par l’oppresseur suggère une certaine réticence à laisser ses anciennes victimes reprendre la narration de l’histoire (écrite comme chacun sait par les vainqueurs).
La saison 3 de Heartstopper, outre me faire sourire niaisement devant les visages enamourés de ses acteurs-actrices, m’a fait repenser au dilemme de représentation des minorités. La saison 3 est totalement hors sol : tout le monde y est beau, y est bi, gay, lesbienne, asexuel, trans, non-binaire sans quasiment essuyer de backlash de la société normée — à l’exception d’une interview censée être centrée sur la peinture d’Elle, qui dérive en débat sur la question trans. À l’exception de : tout est là. La série choisit ses combats, les distille un à un, puis : bon débarras. C’est parce que la saison 1 s’est attelée aux préjugés homophobes en épousant les craintes de coming out de Charlie (et la saison 2 à celui de Nick, son amoureux bi) qu’elle peut passer à autre chose, comme par exemple la question de son anorexie. Et là, encore, c’est plutôt malin et bien fait pour une série grand public : la maladie n’est pas vue comme une obsession du corps, incarnée par une jeune fille qui se rêverait plus mince, mais comme une des manifestations de l’anxiété du héros, aux côtés de pensées intrusives qui montrent l’anorexie pour ce qu’elle est : une saleté de maladie mentale. Les petits cœurs, fleurs et feuilles qui voltigeaient autour des personnages lors de leurs amours naissantes sont remplacés par des aplats de crayon noir qui se mettent à bourdonner autour du héros quand les pensées intrusives l’isolent de son entourage (qu’on se rassure, une nouvelle graphie-grammaire prend le relai quand la santé est redevenue meilleure : des éclairs de désir affleurent à la surface de la peau).
Si j’ai pensé à l’essai de Pauline Le Gall en visionnant la dernière saison d’Heartstopper, c’est aussi parce que la saison aborde une thématique amicale que je n’ai pas le souvenir d’avoir vue traitée en tant que telle alors que c’est un schéma récurrent : délaisser ses amis quand on se met en couple. Évidemment, c’est Isaac le pote aromantique de la bande qui s’y colle en prenant des nouvelles de Charlie, lequel ne se confie plus qu’à Nick, et en formulant des reproches à l’encontre de Tao, qui est lui en état de les entendre.
Il y aurait tout un truc à faire sur la place du lit dans Heartstopper, comme espace d’intimité qui n’est pas réservé qu’à la personne désirée. (Question bonus : à quelle fréquence Charlie change-t-il ses draps ?)
Tout en ayant conscience de ma propre tendance à me replier sur mon partenaire et à diriger l’essentiel de ma conversation vers lui, c’est quelque chose que je déplore et aimerais rééquilibrer. Traîner en bande avec potes et boyfriend n’est pas une solution qui me conviendrait, mais cela m’a touchée de voir la chose abordée. Pauline Le Gall a raison, avec son enthousiasme communicatif : parlons de ces films et ces séries moins anodines qu’elles en ont l’air, écrivons à leur propos, parlons-en avec nos amis, de ça et d’autres, avec nos amis qui sont bien plus que des soutiens dans des luttes imposées, présences chéries qui nous nourrissent même en leur absence.
Avant de rendre Utopies féministes sur nos écrans à la médiathèque, j’ai recopié dans la liste de la filmographie tout ce qui faisait écho ou envie. Écho : Derry Girls 💚, Grey’s Anatomy 🤍, Sex Education 💛, Sex and the City, Grace and Frankie, Ladybird ♥️, Papicha, Portrait d’une jeune fille en feu. Et envie (plus ou moins selon les cas, à checker au moins) : Broad City, Girlfriends, Insecure, Shrill, The Bold Type, The L Word, Tuca and Bertie pour les séries ; Booksmart, Frances Ha, Fried green tomatoes (apparemment le livre plus que le film), Girlfriends, Go fish, Mignonnes et Thelma et Louise pour les films. Des recommandations croisées à me faire ?
La tentation est forte de reprendre les exercices de la Royal Academy of Dance pour mes cours enfants de début d’année. L’équilibre est si bien trouvé entre travail technique et ports de bras dansants… Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue de commencer avec une prof adorable formée à la RAD ; je n’aurais peut-être pas du tout accroché à la danse classique sans ce mélange de technique, caractère et free movement (aujourd’hui, j’assimile un peu ça à la danse libre d’Isadora Duncan).
Je visionne les vidéos et soudain, je prends conscience que les musiques sont orchestrées, et non simplifiées au piano ! Tu m’étonnes que les enfants aient une meilleure musicalité après ça, et que ça paraisse de suite plus dansant. C’est beaucoup moins métronomique que chez nous. Comment met-on en place cette écoute, en revanche, mystère et boule de gomme ; les enfants ont déjà du mal quand la mesure est hyper scandée…
Le seul truc qui me laisse perplexe, c’est le mélange constant parallèle / en-dehors, par exemple l’appel d’un saut se fait en première mais l’atterrissage en parallèle (ce qui fait sens pour sécuriser les genoux) ou vice-versa. Ça me semble vite embrouiller.
Lundi 2 septembre
Mardi 3 septembre
Ma pré-rentrée de professeur au conservatoire se fait dans le même auditorium qu’en tant qu’étudiante : j’ai l’impression de faire une quatrième rentrée à l’école.
Les intervenants annoncent tous qu’ils vont essayer de faire court. On pourrait probablement retirer un quart d’heure à cette journée sans ces annonces qu’on sait tous vaines. Les discours se veulent inclusifs de la danse et du théâtre, mais tout est pensé pour la musique, telle cette intervention sur les droits de reproduction des partitions. C’est lunaire : pour être dans les clous, les professeurs doivent apposer des autocollants sur toutes les photocopies non libres de droits, chaque professeur se voyant octroyer un nombre limité d’autocollants pour l’année en fonction du budget global défini par le conservatoire et reversé aux éditeurs. Et on doit coller un autocollant même si on a acheté la partition et qu’on fait une photocopie pour pouvoir l’annoter au crayon ? Oui, une copie est une copie, peu importe le motif, peu importe qu’on ait ou non acheté l’original. Dans la salle, on tique moins sur l’atelier gommettes imposé par l’administration que sur la notion libre de droits et le moment où une partition tombe dans le domaine public — 70 ans après la mort de l’auteur, d’accord, mais alors pourquoi faut-il payer pour une partition de Mozart transcrite pour tel instrument il y a 80 ans ? Ce que l’intervenant peine à expliquer, c’est qu’est considéré comme auteur non seulement le compositeur original et un éventuel transcripteur, mais aussi la personne qui a élaboré ou modifié l’édition de la partition (la mise en page, les annotations diverses…). Et les éditeurs s’arrangent souvent pour sortir une nouvelle édition avant de perdre les droits… C’est pour ça qu’il y a parfois plus d’erreurs sur des éditions modernes ? Un professeur vient de résoudre un mystère en découvrant l’anguille sous la roche — une mise à jour bâclée pour conserver les droits. L’intervenant admet que ce n’est pas impossible. Pour autant, les professeurs ont du mal à admettre qu’ils se font enfler et soumettent tout un tas de cas particuliers à l’intervenant, lequel coupe court en donnant ce repère infaillible : regarder la date en bas de la partition. Si, en ajoutant 70 ans, on est avant 2024, c’est libre de droit. Sinon, il faut cramer une gommette. J’ai eu l’impression de revenir en master édition.
Mercredi 4 septembre
Après la réunion de tout le personnel enseignant de la veille a lieu la réunion du département danse. C’est aussi infini qu’une réunion en entreprise, mais tu peux piquer la boule à picots de ta collègue pour te masser les pieds parce que tout le monde est en chaussettes dans le studio de danse. Puis c’est pratique pour voir aux réactions des uns et des autres à qui l’on a à faire. Une accompagnatrice refuse que son emploi du temps comporte une heure de trou (une seule dans la semaine) à moins que ce soit officiel, et par officiel, elle entend : rémunéré. Tout le monde hallucine un peu, sachant que l’enjeu est que les enfants puissent avoir le temps de manger (ne parlons même pas de celui de digérer) entre le collège et le cours de danse.
L’emploi du temps est globalement un casse-tête. Cela me donne très envie de télécharger le logiciel de mon ancien employeur pour couper court aux atermoiements infinis devant un document Excel en constant copier-couper-coller, mais au point où on en est renseigner les contraintes de chacun prendrait probablement plus de temps que n’en ferait gagner la génération de l’emploi du temps.
J’assiste à l’audition de l’après-midi. Consciente qu’une personne de plus dans le jury ajoute probablement au stress des candidates, je tente de compenser en arborant tout au long du cours un visage souriant que j’espère encourageant. Surprise mutuelle en retrouvant une élève de l’an passé ; alors que je ne dirige en rien l’audition, c’est spontanément à moi qu’elle vient demander si elle peut aller chercher sa gourde.
À côté de moi, un professeur dont le français n’est pas la langue maternelle fait rédiger à une IA un texte motivant le refus d’une élève qui a posé problème par le passé et que le conservatoire ne reprendra pas, surtout dans un contexte où les classes sont déjà remplies à ras bord. Le professeur pianote son prompt, manque de maturité, de coordination, et les lignes se mettent à courir. En quelques allers-retours entre le professeur et l’IA, le paragraphe est raffiné jusqu’au politiquement correct, avec cette syntaxe et ce ton de neutralité toute administrative. En raison de. Ce qui. Par conséquent. Nous sommes au regret de. Soyez assurés.
Le contraste entre l’attitude des candidates, tendues par l’enjeu, et des professeurs, mi-consciencieux mi-ennuyés, me gêne lors des entretiens : ne devrait-on pas tout mettre en œuvre pour tenter de diminuer le stress inhérent aux auditions ? Faire asseoir les candidates seules sur une chaise devant une rangée de profs retranchés derrière une table, ce n’est pas possible. Il faudrait qu’il n’y ait pas de table ou qu’elle soit ronde, au moins. Face à ce tribunal, les étudiantes en écoles supérieures se défendent mieux que les autres, réduites à réciter des discours stéréotypés. Impossible d’espérer engager une discussion dans un tel contexte, le rapport de force est trop déséquilibré — les étudiantes le sentent évidemment, qui ont pour la plupart enfilé des vêtements de ville par-dessus leur tenue de danse pour limiter l’exposition de leur vulnérabilité. C’est dommage, j’aurais bien eu envie de connaître davantage ces étudiantes, me sentant notamment une connivence muette avec celle qui a fait une prépa et dont l’œil et la bouche pétillent.
Jeudi 5 septembre
Géniale révélation en cours de stretching postural : se monter le plus possible sur sa jambe en arabesque est du bullshit ; il faut au contraire « casser » au niveau de l’aine et rattraper par un cambré en torsion. Tout est dans le dos. Je suis sidérée. Toutes ces années où on n’a pas su me l’expliquer, alors que c’est à ma portée — moyennant un bon entraînement. On fait plein d’exercices avec les élastiques ; la tension est telle, tellement nouvelle, que j’en aurai des courbatures jusque dans les bras.
Depuis je scrute toutes les photos de belles arabesques et à chaque fois, ça ne manque pas, on retrouve la cassure au niveau de la hanche et la verticalité rattrapée-recréée au niveau des dorsales. Cela me semble maintenant évident, mais l’évidence n’arrive qu’après analyse. In fine, les enfants qui partent en planche, comme en sport ou en yoga, ont une meilleure intuition du mouvement que nous qui essayons de conserver les lombaires le plus droit possible.
L’après-midi, je me dépêche de créer mon cours intermédiaire avant l’arrivée du boyfriend.
Vendredi 6 septembre
Nous passons une journée
une nuit hors du temps
à refaire l’amour
remotivation de la catachrèse
alignement des planètes, hormones et retrouvailles,
visage diaphane
ce que nous sommes l’un pour l’autre, nous nous le disons
mots murmurés, répétés, ris, criés
plonger dans la nuit, son visage, l’un dans l’autre
— avant de finalement dormir, je veux éteindre mon portable sans regarder l’heure, mais après avoir pris deux screenshots sans parvenir à l’éteindre, je dois m’y résoudre : l’éternité prend fin à 2h40.
(Depuis ce week-end, j’ai l’impression que notre amour a entamé une nouvelle phase, plus intime, plus approfondie encore— comme une certitude souterraine qui se diffuse, intense et sereine.)
Samedi 7 septembre
Fatigue, gueule de bois amoureuse.
Je montre au boyfriend mes tentatives de template pour mon compte Instagram danse : on dirait un document corporate pour une assurance vie, me dit-il à jeun. Aussitôt il s’excuse de son manque de diplomatie le matin, cherche à se rattraper : le graphisme n’est pas mauvais, mais… oui, on dirait un document corporate pour une assurance vie.
Dimanche 8 septembre
Quelques éclaircies : je prépare mon cours pour adultes débutants sur la terrasse.
Lundi 9 septembre
Seconde rentrée, cette fois-ci dans l’école privée où je vais donner l’essentiel de mes cours. La directrice, qui prend sa retraite de professeur cette année, intervient pendant le cours pour voir si tout se passe bien et ne peut s’empêcher de donner quelques corrections depuis l’embrasure de la porte vitrée. Elle a probablement simplement du mal à lâcher ses élèves, mais ce n’est pas très confortable pour moi. Quand je montre la diagonale de tours aux élèves en leur disant qu’ils peuvent faire un ou deux tour au choix, elle objecte qu’un tour, c’est déjà bien — sauf pour telle élève, qui tourne très bien, pour elle, deux. Un ou deux tours, donc. Même si, effectivement, le cours que j’ai prévu est un peu costaud pour le groupe et méritera d’être ajusté.
À la fin de l’heure et demie, une élève vient me voir en me demandant si elle peut rester dans ce cours ; elle a conscience que ce n’est pas tout à fait son niveau, mais son emploi du temps ne lui laisse pas d’autre choix. Cela ne me pose aucun problème du moment qu’elle ne se sent pas perdue ; il ne faudrait pas qu’elle vienne au cours de danse avec une boule à l’estomac. Sa réponse : J’étais un peu stressée avant de venir, mais ça va, vous avez l’air gentille. J’ai l’air gentille. J’ignore si je suis rassurée ou dépitée de ce qu’implique son soulagement : y a-t-il tellement de professeurs de danse classique sévères (méchants ?) que le premier critère n’est pas d’être compétent ou motivant, mais juste gentil ?
Je me demande s’il ne faudrait pas que je fasse une entrée à part dans ce blog pour rassembler-isoler mes anecdotes et réflexions de prod de danse. Encore que ce soit presque ça : mon journal de ce mois-ci ne parle quasiment que de ça.
Mardi 10 septembre
Du lino à même le béton, j’aurais du le savoir, le sol est trop dur, je n’aurais pas du sauter : je me réveille avec dans le dos des douleurs telles qu’au moindre faux mouvement, ça risque de se verrouiller en lumbago. Je me maudis. Je savais pourtant que je ne devais pas sauter sur ce sol ; mais les élèves galéraient, je n’ai pas réfléchi, j’ai pris la solution de facilité et montré…
Il va falloir que je me fasse à ce nouveau rythme, où l’on ne dispose pas de son temps libre après le travail, dans le relâchement de l’effort accompli, mais en amont, dans la tension de ce qui reste à faire. Pour ne pas laisser l’attente grignoter mon temps, je l’engloutis dans la retouche des photos du voyage en Angleterre.
Ma première barre à terre est peut-être un peu trop violente pour une reprise. Je note pour la fois suivante : plus d’étirements (et moins de renforcement musculaire). Mon dynamisme naturel est décuplé par la nervosité des débuts ; je suis un peu trop survoltée. Comme amélioration pour le cours technique, on me suggère de donner davantage les comptes, au moins sur l’introduction — en plein dans mon principal défaut.
Mercredi 11 septembre
Grâce au tartinage intégral au baume du Tigre, les courbatures sont moins pires qu’escompté. Cela tombe bien, j’ai déjà fort à faire avec mon dos et l’orgelet qui me réveillent au petit matin — trop d’appréhension, impossible de me rendormir. C’est donc avec cinq heures de sommeil que je donne six heures de cours à des enfants, dont quatre sans pause. Je ne sais pas comment je fais, je sais à peine ce que je fais, juste je fais. Les deux cours du matin, ça va. Les deux premiers cours de l’après-midi, ça va encore. La troisième heure est très difficile et la quatrième, je n’en peux plus, je veux juste que ça s’arrête.
Tout ce que j’ai prévu est trop compliqué. Il faut tout décaler d’un niveau à l’autre, tout adapter. Je réfléchis à la volée à ce que je garde ou pas, jongle entre les playlists, bute sur les prénoms et corrige les postures, tout en me demandant en quoi va bien pouvoir consister l’exercice suivant. La tension mentale est extrême. Sans compter que le résultat est imprévisible : pour un même cours donné à deux groupes différents de même niveau, il y a ceux qui veulent refaire et refaire encore, et ceux qui en ont rapidement ostensiblement marre.
De la soixantaine de prénoms qui valsent ce jour-là, je n’en retiens pas la moitié. Carla et Clara sont côte-à-côté à la barre, Clara tombe à l’eau, qui reste-t-il ? Calra. Ne parlons pas de Yasmine et de l’autre enfant qui ne s’appelle pas Yasmine, mais qui devrait en toute logique s’appeler Yasmine parce qu’elle a tout à fait les cheveux de Jasmine dans Aladdin. Quant aux garçons, c’est simple, je n’en ai pas un seul.
L’un des groupes n’avait pas compris qu’ils allaient avoir un nouveau professeur. Mais pourquoi ce n’est pas Jessica ? Parce que Jessica [le prénom a été modifié, ndlr] n’est pas professeur de danse classique, elle assurait ces cours pour dépanner. Et si ce n’était pas toi, ce serait Jessica ? Nope. Désolée, les filles, je ne suis pas Jessica, je ne suis pas cette prof aux joues roses qui adore les enfants et fait se sentir bien dès qu’on l’aperçoit dans l’embrasure de la porte. Avec Jessica, on ne faisait pas comme ça. Mais avec moi, oui. C’est parti !
Interlude haut les cœurs : je croise une maman qui a pris la barre à terre la veille et me dit qu’elle a beaucoup aimé, notamment les diverses explications. Le corps de cette femme ne sécrète pas d’acide lactique, ce n’est pas possible.
Heureusement, je finis avec les plus grandes… qui ne sont pas du tout autonomes au niveau de la mémorisation. Je vais devoir le leur enseigner (comment enseigne-t-on cela ?) ; en attendant je fais et refais avec elles. Je montre l’exercice, une fois, parfois deux, fais une troisième fois avec elles à droite, une quatrième à gauche — à force, j’ai les cuisses tétanisées. Me voyant suspendue entre un demi et un grand plié, les enfants s’arrêtent eux aussi à mi-chemin : moi, je ne peux plus, c’est le vingtième de la journée, mais vous, allez-y. (Depuis j’ai : viré les grands pliés, purement et simplement. Je les réintroduirai quand elles auront musclé leur mémoire immédiate.)
Je pourrais pleurer de fatigue et de douleur à la fin de la journée (j’ai donné tous les cours avec la ceinture lombaire). Recommencer la semaine suivante me semble inconcevable ; je questionne premier degré mes choix de vie. Heureusement le conservatoire a annulé les cours de samedi à cause de la braderie de Lille — grâce à la braderie de Lille, devrais-je dire. Je ne sais pas comment j’aurais trouvé la force d’assurer ces quatre heures supplémentaires. Le visage du boyfriend en visio me met du baume au cœur ; pour le corps, il y a le baume du tigre.
Jeudi 12 septembre
Promenade-lecture au parc Barbieux : je prends tout le soleil que je peux, la chaleur m’apaise.
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Les adultes du mardi soir se connaissent et ont la déconne facile : l’ambiance a de suite été excellente. Ce n’est pas du tout la même atmosphère le jeudi soir : les gens viennent pour la plupart tester le cours pour la première fois, et sont sinon sur la défensive, du moins très en retrait. L’effort ne leur arrache rien, ni rire ni râle, pas d’exclamation ; leur expression faciale reste identique, sérieuse, indifférente ou ennuyée, impossible à savoir. Le temps me semble un peu long, flottant. Je me raccroche aux sourires timides d’une habituée un peu âgée et d’une nouvelle toute jeune, prénom précieux et crâne rasé.
Le cours d’adultes débutant me fait retrouver mon enthousiasme. Leur nombre déjà : il y a des gens sur liste d’attente ! Plutôt que d’envoyer tout le monde à la barre, je commence par un atelier : simplement marcher dans la salle avec des indications pour peu à modifier le déroulé du pied, redresser le buste et ouvrir le regard — sans tourner tous dans le même sens, sinon on dirait un pénitencier. J’ai tenu moins de cinq minutes avant de commencer à raconter des âneries, mais ça fonctionne, les gens se sourient. Galvanisée, j’ai du mal à m’arrêter : si vous avez l’impression d’être prétentieuse, c’est que vous êtes sur le bon chemin — après tout, la danse classique est historiquement une affaire aristocratique et les ballets sont peuplés de personnes royaux…
Je joue — le personnage d’une prof qui serait à l’aise. Et je le deviens. Le corps sollicité, la parole en roue libre, l’esprit n’a plus la capacité de boucler autant de boucles métaréflexives que d’ordinaire — il n’y a plus la place de paniquer sur le fait que c’est moi qui donne cours, par exemple (une seule fois la pensée s’est glissée jusqu’à moi, j’ai failli rendre les rennes du cours à mon reflet dans le miroir). Prise dans l’ivresse de la parole et de la fatigue, le surmoi saute et je découvre en même temps que tout le monde mon one woman show : ce n’est pas du tout moi, et c’est carrément moi, le grain de folie nawak. Je repense à ma tutrice, qu’une professeur avait amenée à accepter de ne pas être la ballerine glamour qu’elle aurait voulu être, mais cette danseuse rigolote dotée d’une incroyable énergie. Je ne serai jamais la prof de danse classe et élégante avec une longue jupe noire et un chignon banane incroyable (d’où tiens-je cette image, d’ailleurs ? au conservatoire, j’ai eu une prof aux cheveux courts et une autre avec gros chouchou sur une coiffure choucroute) ; je serai la prof rigolote qui raconte n’importe quoi, mais le fait avec enthousiasme.
Après une mini-barre, on enchaîne au milieu sur des ports de bras inspirés de l’ouverture de Serenade, histoire de s’y voir un peu, regard à l’infini, clair de lune éblouissant. Ah oui, là, ça a de l’allure ! Expression en passe de devenir un de mes tics de langage avec C’est parti ! environ à chaque fois que je lance la musique (je m’auto-saoule déjà).
Je me doutais qu’enseigner à des adultes débutants n’aurait rien à voir avec les cours enfant, mais cela dépasse mes espérances : les adultes ont une conscience corporelle moins floue, observent mieux, comprennent tout de suite, c’est un bonheur. La présentation du pied en-dehors avec le talon en avant, par exemple : il suffit de l’expliquer et de passer voir chacun pour que la quasi-totalité des pieds en serpette disparaisse. Frisson d’excitation. On va bien s’amuser, je le pense et le dis.
À la demande générale, j’ajoute des étirements au sol, redondants avec le cours précédents, mais tant pis : les gens ne sont pas censés savoir qu’en danse classique, on utilise une souplesse qu’on se débrouille pour acquérir en dehors du cours — encore un impensé absurde quand on y pense. Je veux dire : une jambe sur la barre ou un grand écart réactivent un usage extrême des muscles davantage qu’ils n’aident à allonger lesdits muscles par la création de fibre musculaire. Il y a tant de confusion à propos des étirements, passifs ou actifs… moi-même ne suis pas sûre de bien m’y retrouver.
À la fin du cours, une dame avec une fibromyalgie vient me voir : vraiment, les étirements à chaque cours, ce serait bien, avec la maladie elle en a besoin. Une autre m’explique qu’elle est une fausse débutante : elle a fait le conservatoire enfant et reprend la danse après treize ans d’arrêt. Elle me confie qu’elle craignait s’ennuyer, mais pas du tout, c’est tout à fait ce qu’elle était venue chercher, qui lui manquait, tout ça que mime sa main devant son sternum et son port de tête plein d’allure. Et niveau caractère, ça joue aussi, on va s’entendre. Le wink wink n’est pas loin. Je suis aux anges.
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Après cette première semaine de douze heures de cours, ça se confirme : je kiffe les cours adultes (y compris débutant, donc), beaucoup moins ceux avec les enfants. L’été prochain sera dédié à me former en yoga et/ou pilates, je pense.
Samedi 14 septembre
Dieu merci, les cours ont été annulés en raison de la braderie de Lille.
Lundi 16 septembre
Devinette de rentrée : est-ce un gros rhume ou un petit Covid ? Légère fièvre, forte fatigue, je donne cours avec un masque et finis plus essoufflée que les élèves.
Mardi 17 septembre
La barre au sol est effectivement plus agréable avec plus d’étirements tout du long. J’ai apporté des élastiques, une aide précieuse pour conserver le dos droit quand on étire la chaîne arrière, surtout pour les gens moins souples qui, allongés jambe en l’air, ne peuvent pas attraper l’arrière de leur cuisse. Cela aide aussi en position assise, jambe allongées devant soi ou écartées pour tendre vers grand écart : tout le groupe est habitué à arrondir le dos (et donc à forcer au niveau des lombaires), ce qui globalement annule l’effet de l’étirement, puisqu’on gagne alors au niveau des jambes la longueur qu’on vient de retirer au dos. Je vais beaucoup moins loin, remarque une dame, un peu dépitée. Mais la même, un peu plus tard, se réjouit de découvrir de nouveaux muscles (dans la posture de l’enfant, soulever devant soi un bras puis l’autre). À la fin du cours, elle s’étonne : elle se sent toute légère.
Chaque école a ses usages. Je découvre qu’il me faudra régler une choré de Noël. Ça a l’air assez sacré. La Christmas Ballet class de Nate Fifiled risque de servir. De manière générale, j’use et abuse des arrangements de ce pianiste virtuose, musicalement riches et parfaitement calibrés pour le cours de danse. La coda sur Barbie Girl, les frappés sur Ghostbusters… certains morceaux régulièrement déconcentrent C. qui n’arrive plus à se concentrer sur les exos, prise de l’envie, du besoin presque, de chanter.
Mercredi 18 septembre
Les six heures du mercredi sont encore hardcore, mais je termine un peu moins au bout de ma vie. J’espère que je n’en laisse rien paraître, mais certaines gamines m’exaspèrent.
Rien n’est vraiment prévisible : la petite fille que je croyais vexée et perdue est là, dans le bon cours, radieuse. Une traversée chorégraphiée qui le matin déclenche aux enfants l’envie de la refaire en boucle, au point de courir pour aller se replacer, l’après-midi tombe à plat auprès d’un autre groupe du même niveau. Quand je demande s’ils veulent le refaire une fois, les enfants me regardent comme si j’étais demeurée et il faut un temps pour qu’ils prennent la peine d’articuler ce que j’aurais dû comprendre comme une évidence : bah non. Certainement pas.
Certains enfants se disent fatigués au bout de trente minutes et s’assoient sur place ; parfois ce sont les mêmes qui, deux minutes avant, ne tenaient pas en place : j’imagine que c’est moins l’effort physique que l’effort de concentration qui leur coûte. Dans ces cas-là, j’essaye de varier, mais ça ne suffit pas forcément. Une seule fois, je me heurte à des limites physiques (autres qu’individuelles) : je n’avais pas anticipé qu’enrouler le pied autour de la cheville pour comprendre comment présenter le présenter le talon en avant pourrait leur tirer dans le genou…
Il y a moins d’élèves que la semaine passée : j’espère que ce sont des taux normaux d’absence ou de réorientation suite à un cours d’essai, et que je ne les ai pas fait fuir. Je sais que je ne devrais pas tout rapporter à moi, que les facteurs sont multiples, mais j’ai du mal à m’en empêcher.
La prof de contemporain qui me suit me rassure pendant que je rassemble mes affaires pour lui laisser la place : le changement de prof est difficile pour les enfants ; essuyer leur déception peut être dur à vivre comme jeune professeur. Elle enchaîne : on ne peut pas plaire à tout le monde… il faut juste pouvoir plaire à un minimum de personnes (pour remplir les cours).
Jeudi 19 septembre
Mon voisin, jeune mec cool avec un bandana sur la tête, frappe à ma porte pour emprunter mon fer à repasser. Il faut imaginer nos têtes, moi tentant de me souvenir où il est rangé, parce que la vie est trop courte pour repasser ; lui, sidéré :
« — Mais vos vêtements ne sont pas… ?
— Boarf, je les secoue et voilà », lui dis-je en lui tendant le fer extirpé de derrière la couette de secours pour le canapé-lit en haut au fond du placard. « Vous me sauvez, » conclut-il en remontant les escaliers en vitesse. Rencard, mariage, entretien d’embauche ? L’histoire ne le dit pas.
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Pour la barre au sol qui m’avait semblé bien froide la semaine passée, je comprends que c’est à moi de d’instaurer une ambiance où les gens se sentent autorisés à rire et râler dans la difficulté. De fait, ils se dérident quand je commence à raconter des âneries.
À certains je propose de s’asseoir sur un tapis roulé pour se surélever et leur apprend ainsi à garder le dos droit dans les étirements (on va moins loin, mais on ne force pas sur ses lombaires). Une femme est surprise de se découvrir seulement droite dans le miroir alors qu’elle a l’impression d’être cambrée ; cela m’amuse de déclencher chez autrui la même prise de conscience par laquelle je suis passée il n’y a pas bien longtemps. Maintenant, je précise par anticipation : si on se sent prétentieuse, c’est probablement qu’on est sur le bon chemin et qu’on commence tout juste à se tenir droite, habitué que l’on est à se tenir ratatiné devant nos écrans.
J’essaye de ménager des moments artistiques dans mon cours pour adultes débutants — que cela ne soit pas uniquement une prise de tête sur tout un tas de nouvelles coordinations à assimiler. Cette fois-ci, je me suis inspirée de l’entrée de La Mort du cygne pour une traversée en petite menée avec des bras lyriques. Ce que je n’avais pas anticipé, en revanche, c’est que cela déclencherait à plusieurs personnes des crampes au niveau de la voûte plantaire…
Vendredi 20 septembre
Jour off. Ma tentative de sieste est mise en échec par mon cerveau qui mouline sa to-do list. Si je ne peux pas me reposer, autant faire ce qui est devant être fait (la vaisselle en retard, le linge à ranger, deux machines à étendre, les justaucorps à laver à la main, des courses chez Leclerc, un coup d’aspirateur).
Samedi 21 septembre
Il aura fallu attendre la fin du mois de septembre pour rencontrer mes élèves du conservatoire : deux bons groupes. J’ai adoré le cours avec les plus grandes : leur air ébahi, mi-incrédule mi-ravi, quand je leur ai transmis la révélation des arabesques ; leur présence qui se découvre dans un adage où on ne lève quasiment pas les jambes ; leur manière d’être effrayées puis de se lancer dans des pas qu’elles redoutent trop grands pour elles (les grands jetés, j’ai été surprise). Évidemment, j’ai appelé pendant tout le cours Emma une jeune fille qui n’était pas Emma, mais qui comme Emma avait un ras du cou — l’un menottes, l’autre maille marine, ai-je finalement remarqué quand j’ai compris mon erreur.
L’atelier fonctionne, malgré les rythmes très différents des élèves : certains ont déjà créé et opéré des transformations sur leur phrase chorégraphique, tandis que d’autres en sont encore à chercher des pas à assembler. Je leur demande d’adapter leur mini-choré sur plusieurs musiques, et de passer d’un binaire tempo modéré à un ternaire plutôt lent — c’était le plan, du moins : Mais madame, c’est bizarre, la musique elle repasse en binaire au bout d’un moment… Madame n’a pas fait de solfège au conservatoire et remet la musique au début, quand elle est bien ternaire.
Les enfants retrouvent leurs parents à la sortie du conservatoire ; moi, H., venu passer le week-end dans le Nord. On l’inaugure avec une glace à la pistache — il me faut bien ça comme sas de transition — avant d’entamer un photoshoot dansant dans les rues de Lille. H. a préparé ça comme un pro, en repérant à l’avance des coins propices à servir de décors. Le soleil est avec nous, puis plus, puis à nouveau : on patiente, de belles photos se nichent dans les intermittences. Devant des boissons sans alcool mais avec sucre, j’apprends qu’on peut programmer des mini-jeux sur des montres Casio et que ça provoque un enthousiasme à la mesure de l’inutilité de la chose — c’est ce qui en fait toute la beauté. Enfin, il est temps de manger le meilleur Welsh de Lille, qu’on digère devant le premier épisode du documentaire Netflix sur Simone Biles. Je ne sais pas ce qui est le plus insupportable, du ton employé (plus américain grandiloquent tu meurs) ou de moi qui râle en face.
Dimanche 22 septembre
Attention, les canards vont se noyer ! Je ris bêtement. J’ai proposé-imposé à H. un tour de mon parc Barbieux adoré et nous enchaînons avec le tour du centre-ville de Roubaix, un peu ambitieux pour mon corps après avoir donné seize heures de cours dans la semaine. J’accueille avec soulagement la pause-goûter — pour la pause davantage que pour le goûter, une fois n’est pas coutume. H. récidive sur la pistache : son cheesecake est assorti à son T-shirt, ses lunettes et au mur derrière lui.
Lundi 23 septembre
Mon corps m’a gâtée pour la rentrée. Première semaine : grosses douleurs lombaires, orgelet, insomnie. Deuxième semaine : gros rhume ou petit Covid, une crève avec fièvre quoiqu’il en soit. Pour la troisième semaine, mes règles ont de l’avance, il faudrait voir à ne pas s’ennuyer. Je ne sais pas si j’attends la suite avec impatience pour découvrir ce que ça fait de donner une semaine de cours en pleine possession de ses moyens ou si je redoute une nouvelle invention de mon corps pour me bizuter. En attendant, repos et blog.
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Dans le métro bondé, une conversation improbable s’engage entre un quarantenaire maigrichon (dont le caractère croustillant me fait prendre conscience qu’un nouveau cycle hormonal a commencé), BD sous le bras, et un monsieur aux capacités cognitives manifestement écartées de la normale. Il est beaucoup question de Maubeuge, du zoo de Maubeuge, des transports pour aller à Maubeuge, et je ne sais trop comment (un concert à Maubeuge ?), on passe au concert de Taylor Swift, le monsieur est un grand fan de Taylor Swift, d’ailleurs il a été à Londres pour la voir, vous savez, et il était fan de ce chanteur mort il y a sept ans, mais si, vous savez… Bernard Lavilliers ? Non, Johnny, Johnny Halliday ! La bande-dessinée du quarantenaire s’écarte et se rapproche de lui tandis que son bras dit mais c’est bien sûr. Sa compagne pianote à côté sur son téléphone, complètement étrangère à la conversation.
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L’élève préf’ de la directrice, fashionista des justaucorps et toujours là super en avance, a justement un nouveau justaucorps. Elle me le fait admirer, et c’est vrai qu’il est beau, avec son décolleté plongeant dans le dos. Par jeu, j’invente au débotté un adage pour le montrer avec des temps-liés de trois-quart dos.
Toute école, même amateur, a son ADN qu’on décèle dans le corps des élèves sous formes de qualités et défauts qui transcendent ceux des individus. Ici, on a des demi-pointes très hautes et solides… et des tours faiblards en comparaison du niveau global. Je leur fais passer les tours une par une, jusqu’à avoir tout le monde qui tourne dans le même sens, jambe de derrière pliée en-dehors, tendue en-dedans — à peu près.
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Quand soudain, l’illumination (très basique) : inventer une choré pour les 7-8 ans, histoire d’instaurer un répit de quelques minutes pendant les prochains cours — en espérant qu’ils aient envie de la refaire en boucle, comme la traversée de la dernière fois. C’est à la fois très basique et une illumination, parce que c’est ce qu’on fait dans tous les cours de danse… sauf classiques, où l’exercice l’emporte souvent sur la variation.
Mercredi 25 septembre
C’est fou comme ça peut rouler avec une classe de quinze petites danseuses et devenir l’anarchie avec une autre classe où elles ne sont pourtant que cinq.
Jeudi 26 septembre
Toutes les semaines, je me dis : jeudi, je vais à mon cours de stretching postural. Et tous les jeudis : on va se contenter de ressusciter des cours du mercredi, c’est déjà un programme ambitieux.
La bonne nouvelle, c’est que je suis en train de retrouver des sensations au niveau du nerf fémoral, insensibilisé depuis un an. La mauvaise, c’est que ce sont des sensations de douleur.
Mauvaise surprise en lisant le contrat que je m’apprêtais à signer trois mois après l’avoir réclamé et trois semaines après le début des cours : l’école où j’interviens en auto-entrepreneur ne me propose pas 37€ de l’heure comme je le pensais (soit 28€ après les charges et avant impôts), mais 37 € par cours, peu importe qu’il fasse 1h ou 1h30 — ce qui fait un différentiel d’environ 1500 € sur l’année scolaire. C’est peut-être un quiproquo, mais je n’aime pas du tout la sensation de me faire arnaquer, et la perspective de devoir engager une conversation pour négocier le tarif me jette dans un état d’effervescence angoissée. Et si mes prétentions étaient exagérées ? On me rassure sur Twitter en me disant que c’est déjà suffisamment bas comme tarif horaire pour ne pas me laisser faire.
Samedi 28 septembre
Saladier de semoule. Saladier de légumes en bouillon. Pois chiches et harissa à part, dans des ramequins sur une assiette décorée d’un piment entier. Après en avoir goûté un micro-bout et l’avoir jugé inoffensif, j’en découpe un généreux morceaux, et là, c’est le drame. J’ignorais et apprends à mes dépens que ce sont les graines à l’intérieur qui piquent le plus. Il me faut la moitié du repas pour que mes papilles se remettent de la brûlure, et la nuit pour digérer… Le boyfriend n’est pas en reste avec tout ce qui a été trempé dans sa délicieuse sauce au poivre, cuisinée par un chef dont on aurait préféré ne pas entendre les relents misogynes des propos échangés en salles avec deux vieilles clientes conservatrices.
Lundi 30 septembre
Les cours de stretching postural sont une des raisons pour lesquelles je suis restée dans le Nord, mais je peine à les suivre avec mon nouvel emploi du temps : soit je dois ressortir et me compresser dans le métro un des deux seuls jours de la semaine où je peux rester chez moi (me décalant le dîner un quatrième soir hebdomadaire), soit j’y vais le midi et poireaute toute l’après-midi jusqu’à mes cours du soir. Un rendez-vous administratif au conservatoire me fait tester la seconde option : même posée au calme dans un coin du conservatoire pour réviser mes cours et somnoler, c’est long et ajoute à la fatigue de la journée.
Au retour, quarante-cinq minutes dans la vue parce que le métro est interrompu. Des bus relais sont à votre disposition, répète à intervalles réguliers le haut-parleur de 22h30 à 23h sans que l’on puisse disposer d’aucun bus. Je suis résignée à l’attente, mais chaque annonce me donne envie de mordre.
Une bande-dessinée sur les sœurs Brontë avec de telles couleurs, je ne pouvais pas ne pas l’emprunter ! Pauline Spucches retrace dans une lande fauve le destin jalonné par la mort des trois romancières, et notamment d’Anne, souvent moins valorisée que ses sœurs.
De fait, j’ai lu Emily (Wuthering Heights) et Charlotte (Jane Eyre), mais d’Anne, rien. Il faudra que je tente la lecture de The Tenant of Wildfell Hall pour voir si ce roman est moins marquant ou s’il a été éclipsé en raison d’une histoire un peu trop féministe pour son époque.
Alors que Charlotte et Emily décrivaient ces hommes destructeurs pour qui on finit par se sacrifier par amour, Anne, elle, racontait l’histoire d’une femme fuyant un mari violent. Et cela alors que la dissolution du mariage était illégale et faisait grand débat dans l’Angleterre victorienne.
Dans la postface, l’autrice écrit aussi :
Je m’attendais à trouver un paysage froid, brumeux et menaçant. […] Mais ma rencontre avec la lande et le presbytère d’Haworth, aujourd’hui devenu musée, me fit prendre conscience à quel point je méconnaissais leur histoire.
La lande est teintée de rouge, mauve et vert, et les soeurs n’étaient pas ces êtres mélancoliques et furieux que je me représentais.
De fait, dans cette bande-dessinée (en réalité plus peinte que dessinée), la lande est un personnage à part entière. Les plus belles pages sont celles où le mouvement qui agite les hautes herbes se propage aux héroïnes, âme et chevelure. Ces tableaux métaphoriques sont d’une grande beauté et contrebalancent l’aspect pâteux, parfois maladroit, que prennent les personnages dans des plans plus serrés — la métaphore (peinte) sied mieux à l’autrice que la narration (dessinée).
Bizarrement (ou en raison des rides ?), le père a un visage moins pâteux, plus détaillé :
Rien à voir, mais ce portrait d’Anne Brontë par Charlotte Brontë reproduit à la fin de l’ouvrage m’a fait penser à la danseuse Bleuenn Battistoni…
L’hésitation entre brownie et carrot cake est tranchée par une recherche dans mes mails : je n’ai pas la recette du brownie, ce sera carrot cake. C’est plus toi, le carrot cake, remarque le boyfriend et il a raison, c’est plus moi, même si un peu moins au goût des autres, à en juger par la vitesse modérée à laquelle il descendra dans son moule.
Vendredi 2 août
Un an plus tard, nous sommes à nouveau en Touraine, sous le barnum au bout du jardin. Dès le premier soir, je mange à nouveau trop ou trop de fois, trop souvent, trop de pain sans discontinuer.
Un peu plus tôt dans l’après-midi, nous avons déposé nos affaires au bed & breakfast. Une odeur de renfermé m’a saisi les narines en entrant puis s’est dissipée quand j’ai découvert à l’étage un couloir mansardé avec des livres, un petit fauteuil et un écritoire, tous écartés-conservés là, abrités du soleil qui y entre, doucement, comme nous y reviendrons de nuit. La chambre est spacieuse, agréable ; le miroir, parfait pour s’exploser les boutons.
Vers minuit, je tente de rentrer seule — le gîte est à peine à un kilomètre ; la nuit noire, sans lune. Tant que je suis dans le hameau, je parviens à repousser ma frousse du bout de la lampe torche, mais une fois dépassée les dernières maisons, mon cerveau ne veut plus rien savoir de la beauté de la Voie lactée au-dessus de moi ; il n’en a plus que pour un tueur fou imaginaire surgissant de nulle part pour me faire un placage sur le bas côté et me trucider. Je me suis vue en fait divers sans même l’excuse du jogging — une femme assassinée en pleine campagne —, et j’ai fait demi-tour dare-dare, 500 mètres à tout casser. Évidemment le boyfriend était mort de rire (consterné quand même de constater que le patriarcat avait gagné)… et toutes les nanas citadines outrées qu’il m’ait laissée partir seule. In fine une invitée non alcoolisée me raccompagne en voiture.
Samedi 3 août
Le petit-déjeuner est doux, la table nous attend, tasse renversée sur une serviette jaune en intissée assez épaisse pour que s’y soit inscrite la trace du cercle. Le boyfriend opte pour du café et l’hôte commence pour moi son énumération de thés : Earl Grey… je l’interromps, Earl Grey, oui, c’est mon thé. Lorsque la théière arrive, je me précipite pour ôter l’infusoire blindé, vite, vite, avant que ce soit imbuvable. Le pain est frais, on fait tourner sur elles-mêmes les verrines de confiture pour lire leur pancarte quasi-calligraphiée : figue-gingembre (je fonde de grands espoirs et m’en détourne sitôt goûtée), fruits rouges (un délice dans le yaourt maison, petit pot avec sa bobinette et son cerclage de caoutchouc orange), marmelade d’orange (un classique avec le thé) et une quatrième que je ne crois pas même avoir goûtée. La table est longue, pourvue à chaque bout d’une fenêtre ouverte sur du vert, fermée par une moustiquaire, et une grosse horloge à pendule fait pendant à une chaise où siègent un certain nombre de koalas en peluche — l’hôte est australienne.
Pendant que le boyfriend se douche, je profite de la douceur du carré d’ombres lumineuses dans lequel je lis, le long d’une fenêtre posée au ras du sol, par laquelle on pourrait attraper des figues si elles étaient assez mûres. C’est là que je voudrais passer ma journée, assise par terre dos au lit, dans ce carré de cabane perchée et d’enfance. Ce que j’aime le plus dans ces week-ends, c’est vrai, ce sont les moments en creux, de répit, de repos. Et pourtant, j’apprécie vraiment ses amis — juste pas trop la modalité de sociabilité en grand groupe.
Descendus pour partir retrouver toute la troupe, nous saluons nos hôtes qui ne nous ont pas entendus rentrer — des petites souris, mime le vieil homme jovial. Il ressemble à feu mon grand-père, mais qui serait tous les jours celui des bons jours. Leur chat se frotte à mon sac comme celui du boyfriend à Paris ; je ne sais pas avec quoi a été traitée la toile, mais cela déclenche un amour fou (rapidement griffu) de la part des félins.
En groupe, nous jouons à un jeu de société où l’on récupère et se défausse de cartes qui invitent sans cesse à réévaluer la valeur de celles que nous avons en main, certaines multipliant, dévaluant ou annulant l’effet d’autres. Je suis surprise de si bien me prendre au jeu. C’est parce que tu gagnes, me chambre le boyfriend. La chance du débutant aide sûrement, mais j’aime l’ébullition mentale que suscitent les combinatoires, et qu’elles s’envisagent au fil de l’eau et du hasard, sans stratégie qui rendrait les choix pénibles (alors que les échecs, par exemple, s’ils me séduisent toujours au premier abord par les combinatoires possibles d’un coup, manquent rarement de me dépiter à l’échelle d’une partie — le plaisir s’échappe comme m’échappait la factorisation au collège, laborieuse en comparaison du développement ludique à déplier).
Tard dans la soirée, je me retrouve seule en contre-contre-soirée dans la cuisine, sachant que la contre-soirée a lieu autour du barbecue, la soirée au fond du jardin et que le niveau sonore est supportable depuis la maison fermée. Je trouve au congélateur le bac de glace au chocolat acheté dans l’après-midi, ce qui coupe court à mes interrogations sur d’éventuels traits autistiques et fait de cette contre-contre-soirée une bonne contre-contre-soirée. Tel un Sims bien nourri, je récupère assez de points de vie pour repartir à l’assaut du bruit dans le jardin, et ça vaut la peine de persévérer, ne serait-ce que pour la discussion qui s’ensuit avec une femme qui se révèle être artiste burlesque.
Dimanche 4 août
Rêve. Je déchire ma robe noire (celle que j’ai raccommodée avant de venir à Paris) comme on déchire des draps pour en faire des pansements de fortune. La mémoire de mon arrière-grand-mère est convoquée mal à propos, je proteste.
En voyant la mine du boyfriend, notre hôte amusé souligne qu’il n’allumera pas. Il ne nous en fait pas moins la causette, rejoint par son épouse australienne : c’est donc un petit-déjeuner avec gueule de bois et en anglais pour le boyfriend. Pas certaine que ce ne soit pas plus rude qu’un peu de stimulation lumineuse
Notre hôte australienne nous assortit de ses doigts, the two of you, trouve que nous formons un couple très assorti et elle s’y connait, elle en a vu défiler. Je ne me souviens plus des mots qu’elle emploie : couple ou pair ? Peut-être fait-on la paire, comme deux lascars, plus qu’on ne fait couple, social, que c’est ça qui nous rend well-suited ou well-matched, là encore ma mémoire a oblitéré la VO.
En écartant les ronces dans le raccourci qui mène chez les amis du boyfriend, je boude que notre hôte australienne comprenne l’accent bien français du boyfriend bien mieux que le mien, apparemment étrange — un français mâtiné d’écossais, à en croire une ancienne prof de fac, un truc en tous cas dont les déformations ne sont pas répertoriées et facilement substituables.
On se retrouve en groupe une dernière fois puis c’est l’heure d’être reconduit à la gare et on nous dit allez les amoureux, on y va. Les amoureux montent en voiture ; les amoureux c’est nous, parmi tous les couples présents, pas même le dernier en date. De fait, je suis enveloppée par un doux désir de fusion.
Envie de rentrer à deux — mais pas de rentrer dans ma tête. Les JO n’offrent pas le même degré de diversion que le rassemblement amical ; on s’effare quand même des physiques sélectionnés-dessinés par les disciplines, sauteuses en hauteur versus lanceurs de poids.
Lundi 5 août
Marteau piqueur, détestation de soi-même, reprise des vidéos et réseaux sociaux.
Mardi 6 août
36 ans fait un drôle d’effet
rien de vraiment prévu, rien de formel
serait-ce la recette des journées parfaites ?
deux fois deux boules à la Fabrique givrée
fois trois, avec Mum et le boyfriend,
c’est la première fois que c’est si fluide, tous les trois réunis, que je ne caméléonne pas de l’un à l’autre, tiraillée par des teintes successives
Mum dit l’étrangeté de cette retraite qui n’en est pas encore une,
ces vacances sans butée qui donne un cadre
(la seule qui menace à l’horizon en ôte plus qu’elle n’en donne, on n’en parle pas)
je témoigne congé sabbatique et le boyfriend renchérit invalidité
lui sait quelque chose du temps à soi étale
aiguille Mum déconcertée par tout ce à quoi elle avait prévu de s’adonner et qui lui semble un peu vain, un peu vaste à présent
vaguement déçue de se constater dilettante
(le genre de dilettante qui prend des cours d’art mural en école pro)
quand tout le monde sauf elle la voit touche-à-tout brillante
le boyfriend essaye de l’affirmer dans cette voie
le plaisir avant toute expertise
explorer sans choisir,
nous sommes sur un banc au jardin du Luxembourg,
sur un autre au jardin du Palais royal
trois fois un sandwich falafel
là où je les prenais quand je travaillais à côté (le monsieur me reconnait) : cela me fait autant plaisir de le manger que de le faire découvrir à Mum, qui ne connaissait pas,
ni le banh mih, je prends bonne note de remédier à cela
décidément beaucoup de joie, légèreté, à discuter, manger, papoter, rire
et encore, de retour chez le boyfriend, un gâteau, des cadeaux, je suis gâtée
de les avoir à mes côtés
Mercredi 7 août
Je ne me vois pas vieillir, oui, probablement. Ce 36 qui bascule vers 40, vers le milieu de la vie (à peu près) me fait paniquer, un peu. À moins que ce ne soient ces jours d’été qui passent sans que j’ai de prise sur moi, sans volonté et sans plaisir à son absence. Je rêve de discipline et ne déroule même plus le tapis de yoga chaque matin. Je crains pour la rentrée, les cours qui ne sont toujours pas prêts, pas même pour le stage d’août ; si je m’y mets, cela ne va jamais jusqu’à fixer. Tous les jours, c’est demain, je redoute et suis soulagée que la journée passe, soit passée, que le soir soit là et qu’il soit trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’une série. La détestation de soi, de moi, grandit. Je veux à mesure que je ne veux pas, comme si je me précipitais et freinais tout à la fois. La présence du boyfriend à la fois m’apaise et m’ôte toute velléité ; je suis apaisée dans ses bras, amorphe et bientôt en rage de l’être lorsque sa peau ne me soutient plus. Je sais pourtant que lorsque ma psyché fait le culbuto, je me remets plus vite seule — trouver le calme, le poids intérieur. J’écris ceci dans la nuit que j’investis, fore d’un halo lumineux, abusant du temps pour échapper à sa sensation. Je me noie dans mon cerveau. Le ridicule n’annule pas la situation.
Jeudi 8 août
Les jours sont, marqués ou rythmés serait beaucoup dire, disons émaillés par les JO. Biais dansant oblige, mon appréhension du sport est essentiellement esthétique. Elle oriente les disciplines que je suis prête à regarder, et ravale l’aspect technique au rang de bizarrerie dont j’essaye de deviner les règles au fur et à mesure des passages.
Plongeon à dix mètres
je n’imagine même pas monter sur la plateforme j’admire les corps fuselés
disparaître dans l’eau sans écume
— écume qui s’appelle bouillon dans le jargon, apprends-je
Plongeon synchronisé
plan en coupe
passant rapidement devant l’écran, je ne comprends pas tout de suite qu’une seconde Chinoise se cache derrière la première
cachant elle aussi au creux de son corps recroquevillé
un maillot dont le design pourrait figurer sur des boîtes ou barres de céréales
à la rigueur
Natation synchronisée par équipe
on y marche en roulant des mécaniques comme un personnage de film muet
me crispe le fait que, pour pointer les pieds, les nageuses crispent les orteils soit exactement ce qu’il faut éviter de faire en danse
Natation synchronisée en duo
deux duos de jumelles sur le podium
peut-on faire plus identique ?
on dirait presque de la triche
même les Chinoises ne peuvent plus lutter
Gymnastique artistique
Simone Biles et les autres
Gymnastique rythmique
anciennement GRS
ça rime avec ex-URSS
Russie bannie des JO, mais qui fournit au reste du monde la moitié des candidates
d’origine russe ou pas
elles jettent leur mini-serviette par terre avant d’entrer sur le praticable
j’adore et m’entraine au jeté de chiffon microfibre dans le salon
c’est le seul passage à ma portée
les gymnastes battent à plate couture les danseuses
question fouettés, réalisés en jonglant
question maigreur, passée sous silence (candidate allemande)
les jambes tout en courbes de Bézier de Sofia Raffaeli m’affolent (candidate italienne)
coup de cœur pour une routine sur Triller (candidate ukrainienne)
soudain un spectacle au milieu de la compétition
La GRS n’est pas retransmise à la télé, mais on la trouve sur Eurosport, où l’on peut choisir les commentateurs français ou anglais. Passer de l’un à l’autre est édifiant : les Français n’arrêtent pas de parler, quitte à faire du remplissage et à potiner, tandis que les Anglais savent se taire et admirer quand ils sont arrivés au bout de leur analyse.
Vendredi 9 août
Déjeuner avec JoPrincesse, ma princesse à la robe, aux yeux, aux oreilles tout de vert vêtus. Vert d’eau et verre d’un jus complémentaire, rouge d’eau. Attablées devant un petit café bobo, la discussion se tisse au-dessus d’une salade estivale bobo au pesto et d’une tartine d’avocat bobo saupoudrée de paprika et granola salé. Ce qu’on se raconte, ce qu’on mange, le goût est connu et surprenant à la fois, ça croustille quand on ne s’y attend pas et reste doux et fondant à la fois. On dénoue nos étés, ce mois de juillet avec et sans enfant, le manque, le trop-plein, anecdotes et long cours, amours et salle de bain, éponge, repas qu’on ne prépare plus qu’à minima, argent qu’on re-répartit, nounou et nous, différents nous, elle et moi, elle et lui, lui et moi, le fomo en ville et l’ailleurs, nos vies répétées et improvisées. Ma princesse pour mon anniversaire m’offre un livre que j’ai déjà lu mais que je n’ai pas (dans ma bibliothèque) ; elle est dépitée, je dois aller le changer, elle pointe l’autocollant : au Divan ; mais le livre est trop bien choisi et j’y suis j’y reste touchée coulée : Être à sa place. Au moins sur cette chaise, le temps de ce déjeuner si doux avec toi.
Samedi 10 août
Rêve. Dans un passage de la vidéo PowerPoint qu’on nous montre, les noms qui devraient apparaitre sous des mots beaucoup plus gros, à la graisse beaucoup plus forte, disparaissent maigres et italiques derrière. Je le fais remarquer et on commence à farfouiller dans les papiers de préparation pour que je leur montre précisément où ça bugue, sans trouver. Ma collègue (mon ancienne boss) rappelle que c’est un fichier numérique et que ce sera plus pratique de retrouver le passage directement sur le PowerPoint, mais là encore, le séquençage de la vidéo est trop aléatoire et je peine à retrouver le passage concerné. // Les avances rapides de 10 secondes en 10 secondes pour retrouver les gymnastes allemande, italienne et ukrainienne sur Eurosport ont manifestement impressionné mon inconscient.
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C., préférant un lieu climatisé pour nous retrouver, a sorti ses cartes de musées Duo et j’ai pioché le centre Pompidou, pour l’exposition temporaire sur la bande-dessinée. Nous avons quand même passé quelques instants en haut des escalators-boyaux pour profiter de la vue sur Paris, malgré l’effet de serre, avant de nous enfoncer dans le ventre sombre et frais de la bête. L’accès avec une carte illimitée offre une autre manière d’apprécier une exposition ; on ne se sent pas obligé d’inspecter chaque pièce pour « rentabiliser » son billet. On butine, on lit ou on ne lit pas, les cartels comme les planches… et on y passe quand même près de deux heures.
Je ne suis pas certaine d’avoir compris le parti-pris de l’exposition, mais j’ai apprécié de voir autant de planches originales. Le grand format change le regard que l’on porte sur la planche, extraite d’un tout absent. Je me prends d’observation pour des choses vers lesquelles je ne serais pas allée sous forme de livre, parce que l’histoire ne m’attire pas (souvent un sujet trop violent). Reste que si le trait me rebute, je passe vite, même si le propos pourrait être passionnant ; le trait reste quelque chose de viscéral et j’ai vraiment du mal avec celui des comics, grossier, fouillis.
Plus jeune, je trouvais que voyager sans s’intéresser à ce qu’il y avait à visiter était dommage, superficiel ; je jugeais ceux qui passaient sans s’attarder, sans prendre la peine de. Maintenant, je me dis que ce qu’on choisit a autant de valeur que ce qu’on omet. Ne pas s’embarrasser des incontournables et les contourner quand ils ne nous attirent pas apporte de la légèreté.
Samedi 24 août
Descendre des trucs qui trainaient au garage, en mettre d’autres en vente sur Le Bon Coin, changer l’abattant des toilettes, fixer les roulettes du siège ergonomique qui les attendait depuis Noël, gonfler mon ballon de Pilates d’anniversaire… on en fait autant en une journée avec Mum que j’en aurais fait seule en un mois.
Lundi 26 août
Découverte du jour en cours de stretching postural : instaurer une légère tension sous la voûte plantaire, essayer de la soulever dans la montée sur demi-pointe crée une sensation de solidité inédite dans toute la jambe en équilibre. Il y a la joie de retrouver d’autres danseuses, de parler, papoter, travailler jusqu’à en avoir la tête qui tourne (littéralement), la joie.
Mercredi 28 août
Au téléphone avec L., on parle habitudes et pratique sportive, scrutant ce qui entrave, ce qui maintient ; on s’interrompt aux sandales mordillées par son chat, puis quand la nuit est là et que nous sommes toutes les deux fatiguées mais trop intéressées par ce qui se trame pour écourter, il est question d’eau salée rajoutée à la mer, de la psyché qui travaille comme du bois, de psy et d’émotions. On parle rationnellement de ce qui ne l’est pas — ou qui est autre — et tombons d’accord, l’une en connaissance de cause, l’autre pas, que le deuil, tant qu’on ne l’a pas vécu, on peut le comprendre intellectuellement, l’approcher par les films, les livres, par l’art, mais tout en s’approchant, ce n’est jamais ça ; on ne le connaît pas tant qu’on ne l’a pas vécu et on vit d’autant mieux qu’on n’a pas ce vécu.
Mail de réclamation, mail de demande, formulaire de création de micro-entreprise : cela prend toujours moins de temps à faire qu’à procrastiner.
Au téléphone, je raconte à Mum la dernière journée de stage, qui en perd je ne sais comment un peu de son merveilleux (sentiment de colère qui affleure). La retraite-qui-n’en-est-pas-encore-une la met en mal de problèmes à solutionner. Elle a pensé à diverses solutions pour récupérer mes T-shirt puants même lavés et quelque part, cela m’irrite qu’elle cherche à les sauver quand il faudrait juste que j’accepte de les jeter. Toujours trouver une solution plutôt que se trouver bête, même quand le problème pourrait disparaître d’être simplement écouté.
Llu m’en parlait et Dame Ambre a partagé la vidéo, si bien que la coïncidence me l’a fait visionner : une interview d’Amélie Nothomb, tout en névrose et intensité. Et si cultiver ses névroses était tout aussi viable que chercher à s’en défaire ?
Parfois, découper les légumes est une énième action qui prend du temps et parfois, comme ce soir avec les rondelles de tomates Torino, le geste prend son temps — prend comme on dépose, sur la planche à découper.