Sur le bandeau de Toucher la terre ferme, on peut lire :
Devenir mère, être femme
par l’autrice de Liv Maria
La première partie m’indiffère voire me repousse (être mère) ; la seconde réveille une problématique soulevée avec la psy (être femme). Ce qui aurait dû être un match nul est annulé par la filiation romanesque : Liv Maria m’a embarquée, j’embarque Toucher la terre ferme.
Encore une fois, j’adore. Je suis soulevée par son élan, l’avidité qui se dégage de sa vie, ses mots. Je voudrais vivre aussi intensément qu’elle, et pendant la lecture, encore un peu après, elle m’entraîne dans son sillage, c’est possible, je vais, j’y suis, c’est.
Le texte vaut par lui-même, mais aussi pour les échos qui se tissent avec Liv Maria. Le bandeau n’a pas menti ; ce n’est pas seulement le nouveau livre de Julia Kerninon, c’est bien l’autrice de Liv Maria qui file des mêmes motifs, raconte des épisodes dont on comprend comment ils ont trouvé leur transposition dans une œuvre de fiction possédant sa propre unité.
Bref, je crois que j’ai un gros crush.
Déjà l’exergue :
Les choses qui survivent
le font pour deux raisons :
soit parce qu’elles sont faites
d’une substance si dure qu’elle résiste au temps,
soit parce que quelqu’un les aime.
Martin Gayford citant David Hockney de mémoire
C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue.
[…] lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant.
Et le fait que mon nouveau-né soit aussi différent de l’enfant que j’avais été moi-même me l’a rendu plus proche, étrangement, comme s’il était bien à moi, effectivement une chose nouvelle que j’avais fabriquée, inédite jusque-là.
J’avais peur que mon enfant soit un plomb au bout du filin de mon zeppelin, mais je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s’annoncerait, et que ce serait elle qui s’occuperait de tout ça. Peut-être qu’inconsciemment je pensais que ma mère s’en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère.
[…] toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient simplement plus intensément soi-même.
Sur le parking de la maternité, mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’avais passé presque toute ma vie à partir, et je n’en revenais pas d’être là maintenant.
Toute ma vie, j’aurais aimé être quelqu’un de plus audacieux, de plus tranché, quelqu’un qui saurait tenir des sièges et faire ployer les autres et le monde sous sa volonté, quelqu’un après qui on pourrait courir en le suppliant de ne pas nous quitter, mais le temps m’a appris à mes dépend que je suis de l’autre espèce, je suis de celles et de ceux qui courent éperdus d’amour, les tendres, les inquiets, les laborieux.
Moi aussi j’ai opté pour le risque. Moi aussi je suis restée.
Sur le parking de la maternité, cette nuit de novembre, j’ai compris la force de la réalité qui venait avec le fait d’endosser ce rôle, la vie quotidienne, la vie domestique, la platitude. […] J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision.
Quand je lis ça, je me dis que Liv Maria à la fois actualise ce désir de fuite et assure qu’il reste un possible, inactualisé : une manière de vivre l’hypothèse romanesque sans dommage collatéral pour ceux qui restent. Une échappée fantasmée sans retour.
Toucher la terre ferme comme on prend le large.
Comme dans Liv Maria, il y a un amour avec un homme plus âgé, qui un jour s’est évaporé. Et d’autres amours, d’autres amants.
Il avait le vertige dans les manèges, dans les escalators, dans mes bras.
Je suivais les rides naissantes du bout des doigts comme les rainures d’un disque.
Je pense aux traces de ses dents […] qui ne partaient pas des jours après qu’on s’était vus, que je portais sur moi comme des bijoux, sans saisir que c’était d’abord des blessures.
// le passage de Liv Maria sur la blessure-bénédiction
Une vie de téléphone et de silences, une vie de baisers et de loyauté, dont nous ne parvenons à nous parler que depuis la naissance de nos enfants respectifs, parce que maintenant nous avons scellé un pacte de sang avec d’autres que nous deux.
Je vivais une histoire incroyablement compliquée avec un écrivain — je voulais quelqu’un pour qui les livres seraient presque rien.
Il débarquait dans les jardins ensoleillés où je buvais avec nos amis, il faisait quatre pas et discrètement venait coller son corps contre ma robe légère pour que je sente son érection. […] Dans le chaos de ma vingtaine, il semblait par moments que c’était à ça et à ça seulement qu’il importait de donner le nom d’amour.
Toutes ces années, je sais aujourd’hui que je me racontais une histoire, j’essayais de me tenir à un endroit du monde qui n’était pas pour moi.
J’aimais l’entendre dire à nos amis, en souriant, Franchement, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fout avec moi, mais je ne saisissais pas ce qu’il disait. Je crois que j’aimais la liberté, la latitude que son indifférence me laissait. Il m’aimait si peu. Il me disait, Si tu es heureuse, je suis heureux. Tu partiras quand tu en auras marre. Ça va arriver. Tu vas voir.
J’étais, la plupart du temps, très heureuse. Quand il me quittait, je pleurais un bon coup et je retournais voir le premier, sans aucun scrupule, certaine que l’un ou l’autre était le bon pour moi et que donc osciller entre eux n’était pas un péché, simplement une nécessité si je voulais les départager à terme.
Je voulais me comporter dignement, mais je voulais aussi désespérément être libre, alors j’ai fui.
Malgré l’apparente surpopulation de ma vie sentimentale, je passais la majeure partie de mon temps seule, à taper sur un clavier dans des appartements mal chauffés, à attendre au courrier des phrases qui ne venaient pas.
Finalement ce n’a pas été l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre : un troisième homme est survenu, qui est devenu le père de ses enfants.
Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. […] L’amour, je sais, c’est l’inconfort. L’amour, c’est être sans cesse aux aguets. C’est avoir peur d’être quittée pour un mot de trop. C’est essayer en vain de se maîtriser. Et un jour, j’ai renversé l’évidence, j’ai considéré la possibilité que l’amour puisse être non pas la légère appréhension à laquelle je l’avais toujours associé, mais ce mélange inédite de liberté et de paix.
This. La différence entre la passion qu’on se raconte et l’amour qu’on reçoit. Eux et lui. L’amour dans la vingtaine et la trentaine ? (J’ai trouvé des similitudes souterraines — pas du tout immédiates mais profondes.)
J’adore le portrait qu’elle brosse, la manière dont elle le brosse :
C’est un vrai Parisien, il dit la province quand il est en province. Il est presque incapable de faire quelque chose qui ne l’intéresse pas, il raye la voiture simplement en la regardant, mais intellectuellement — intellectuellement on voit que ça tourne vite, pour paraphraser mon père médusé et admiratif la première fois qu’il l’a rencontré.
Quand j’étais très jeune femme et que je vivais seule […] j’aurais aimé que quelqu’un voie mon travail solitaire et ma ténacité dans la tempête, et me respecte pour ça, et m’aime pour ça — et avant lui, j’avais l’impression que jamais personne ne l’avait vu.
(La jeune fille à Budapest.)
Pourtant, parfois, sa fiabilité me devient insupportable, je n’en peux plus […] je lui crie la vie que j’avais avec d’autres hommes que lui autrefois, des hommes indiscutablement plus mauvais, des hommes tout sauf fiables […] avec qui la vie était déséquilibrée et rugissante […] parfois ce que me manque le plus dans cette vie c’est précisément ce dont il m’a sauvée.
Je repense à ce texte de Raveline sur les habitudes qui finissent non pas par vous endormir mais par vous faire faire de dangereuses embardées en sens inverse. (Ce billet m’a marquée pour qu’il me revienne presque dix ans plus tard ; j’ai dû en passer des dizaines en revue avant de le retrouver. Dans le doute, je conserve ici le paragraphe entier : « Cette épisode […] m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes. »)
Il me trouve toujours belle, malgré mes traits qui se désordonnent année après année, mon corps est sa maison, il est incroyablement constant dans son désir. Le matin, le soir, le week-end, il me caresse délicatement les cheveux, la nuque, quand je lis allongée sur ses genoux. Je le surprends souvent dans les fêtes en train d’expliquer très sérieusement que notre histoire repose en grande partie sur le fait qu’il me caresse la tête.
Le temps considérable qu’il m’a fallu pour commencer à saisir son humour est embarrassant pour nous deux […]
[sexe] Ce n’est pas le mystère qui a disparu — c’est la peur.
This, again.
[…] notre vie est raisonnable, mais elle est aussi très vaste […]
Goal.
Je suis cette personne qui essaie désespérément d’être une mère, d’être une femme, et qui ne cesse de revenir à sa propre enfance, comme on tape vainement du front dans le bois d’une porte qu’on nous a fermée au visage.
L’essai est discrètement émaillé de rémanences de l’enfance à l’âge adulte : son amant plus âgé lui sèche les cheveux et lui fait à manger comme si elle était sa petite sœur / quand le second lave sa voiture tous les mois au centre commercial, elle reste dans la voiture pour regarder le savon glisser « comme je faisais enfant » / enceinte, à l’hôpital, elle espère ou redoute presque qu’on lui dise qu’elle est trop jeune pour avoir un enfant, qu’elle est une enfant.
Je lis en surveillant mes enfants dans le bain, je lis quand ils courent autour de moi le matin, je lis à table et ils font comme moi.
Admiration pour la lecture tout-terrain. Je ne sais pas lire dans le bruit. J’y arrive évidemment, mais au prix d’avoir l’impression de gâcher ma lecture.
[citation de Rilke] Qui parle de victoire ? Surmonter est tout.
[…] je ne comprends pas pourquoi les années sans enfants j’aurais dû me comporter déjà comme un parent […] Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. Je me souviens de quelques phrases prononcées par mon professeur d’histoire du lycée […] Tu sais, quand tu seras grande, tu verras que ce sont les gens qui comptent, pas les livres. J’avais pensé, Mais vous n’en savez strictement rien. Vous n’avez jamais écrit de livres. Moi, oui. J’ai écrit quatre livres, à la table de bois fixée dans ma chambre. Je sais ce que ça apporte dans une vie, et je sais ce que ça coûte aussi.
J’ai envoyé une photo de cette page à JoPrincesse, le passage avec le noyau surligné. Évidemment, elle l’avait déjà lu (enceinte). M’a confirmé les échos.
[écrire avec un nouveau-né] Ce n’était pas facile, mais je l’ai fait, parce que je suis un animal. Qui parle de victoire ? Surmonter est tout. Je me retrouve dans mes excès, dans mes ambitions littéraires, dans mes pensées coupables, dans tout ce qui chez moi n’est pas d’une mère. […] J’aime savoir que j’étais, que je suis cette fille-là.
Pour eux, j’ai accepté la monogamie, le travail diurne, la patience, l’impatience. J’ai acceptée d’être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule même dans mon bain.
[…] si j’étais incapable de m’imaginer les abandonner, mon amour pour mes enfants ne signifiait presque rien. Parce que c’est précisément de résister à cette tentation jour après jour qui fait la valeur de mon amour, qui lui donne sa profondeur.
(Je trouve le renversement très beau.)
Et lui, c’était la phrase qui avait fait fondre toutes ses serrures, parce que sans le savoir c’était ça qu’il voulait de toutes ses forces — quelqu’un sur qui il pourrait compter, quelqu’un qui ne partirait pas.
J’adore que ça n’ouvre pas ses serrures, que ça les fasse carrément fondre.
Parfois […] je suis tellement fatiguée de cette vie de famille […] que je caresse un fantasme dans lequel je remplis la petite valise avec laquelle je suis arrivée dans la vie de cet homme […] et je pars. […] je prends un train comme je partais au travail autrefois, je vais dans une ville inconnue, je loue un petit appartement, on me remet les clés, je paye, je remercie, je ferme la porte, j’ouvre la valise, je pose mes affaires à leur place, je m’assois à mon bureau, j’allume une cigarette, et je reprends le cours de ma vie.
Cette fois-ci, mon butin de la médiathèque était sous le signe de la lettre K : Kerninon et Kristof, respectivement Julia et Agota. Je crois que j’avais ajouté L’Analphabète, récit autobiographique à « ma liste d’envies » suite à un tweet du Vates ; il y est resté longtemps. Jusqu’à ce que j’en fasse K, donc. Pas un grand cas non plus, mais assez pour que cela avive ma curiosité et me donne envie de tenter la lecture du Grand Cahier — et là…
Comment devient-on écrivain ?
Il faut tout d’abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n’intéresse personne. Même quand on a l’impression que cela n’intéressera jamais personne.
Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans.
À l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique, peut-être […].
Nous attendions quelque chose en arrivant ici. Nous ne savions pas ce que nous attendions, mais certainement pas cela : ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir.
Il est encore question d’écriture dans Une activité respectable. C’est même l’activité respectable en question, avec la lecture. J’ai adoré que la lecture devienne cette activité aussi noble que l’écriture, qu’elle n’en soit pas le préalable mais la finalité. Lire non pas pour passer le temps ou apprendre à écrire ou apprendre autre chose, lire comme manger, comme activité vitale, centrale. Je me suis sentie redevenir avide de vie et de lecture aux côtés de Julia Kerninon, qui m’avait déjà acquis à sa cause avec Liv Maria. On peut dire que j’ai un (gros) crush pour elle. Du coup, c’est vrai, j’ai beaucoup recopié :
Dans la douche, à travers l’eau ruisselante je cherchais du regard tous les mots imprimés, je lisais les notices de shampoing, les six faces des boîtes de tampons de ma mère, les étiquettes douces de mes vêtements.
(Je faisais ça aux toilettes…)
[…] mais après tout, la photographie et l’amour sont deux arts distincts […]
C’est seulement quand la naissance à venir de ma sœur a commencé à être évoquée de plus en plus régulièrement que j’ai découvert l’expression les enfants qui m’a rendue très confuse, parce que jusque-là je n’avais pas du tout saisi que je n’étais pas tout à fait comme eux, puisque nous faisions exactement la même chose — aller à l’école et en revenir pour lire. […] découvrir aux environs de six ans que j’étais encore simplement un enfant n’était pas très gratifiant.
Sa mère lui montre la chambre pleine de livres qu’elle lui a préparé :
Il y avait quelque chose dans ses yeux qui suppliait et qui s’en voulait de supplier, quelque chose qui ne voulait rien imposer à une si petite fille mais qui redoutait pourtant de ne plus rien avoir à faire avec elle si elle ne passait pas l’épreuve.
La lecture comme atavisme familial :
Nous le faisions tous les trois, tous les week-ends, dans la maison silencieuse, mon père allongé sur son grand lit de bois au rez-de-chaussée, avec un lourd volume historique et une tablette de chocolat, ma mère roulée en boule dans sa mezzanine, plongée dans son livre du moment qui pouvait être absolument n’importe quoi, elle lisait tout, elle n’avait de mémoire pour rien d’autre […].
C’est elle aussi qui m’a convaincue de renoncer à décrire physiquement mes personnages — arguant que dans les livres d’horreur parfaits qu’elle avait lus, les créatures monstrueuses ne sont décrites qu’à travers les bruits qu’ils font ou l’odeur qu’ils dégagent […], et c’est dans ce silence que le lecteur est le plus à même d’assembler le monstre intime qui lui fait vraiment peur à lui, personnellement, parce qu’on ne peut pas exactement deviner ce qui effraie quelqu’un d’autre que soi.
[Cela impliquait aussi que] dans la réalité les autres étaient impénétrables […] et que par conséquent il était plus sûr de se tenir autant que possible en dehors des activités incluant d’autres êtres humains — à l’exception notable de l’amour.
(Une exception notable qui se note dans ses romans.)
[…] fière de la même fierté de caillou.
[…] il m’a dit au revoir sur le parking et nous pleurions tous les deux, sans larmes.
Une phrase de sa coloc’ albanaise :
Personne ne nous rend la liberté qu’on lui a abandonnée.
Après une enfance baignée de lecture, et d’écriture déjà, sur une machine à écrire dont le bruit rassure toute la famille, il y a une adolescence assez incroyable déjà pour l’adolescente disciplinée que je n’ai jamais cessé d’être, des nuits blanches lycéennes où elle rejoint un club de vieux poètes dans Pigalle, et surtout surtout ensuite une année sabbatique à écrire seule à Budapest. Melendili le dit mieux que moi : « Sans parler de l’année d’écriture à Budapest qui m’a butée »
Quand j’ai peur d’être seule, quand je doute de finir un texte, que je me sens en danger, je reviens toujours à la jeune fille que j’ai été à Budapest, il y a dix ans, qui travaillait sans se soucier de rien sinon des livres à lire et à écrire, et dont personne d’autre que moi ne peut avoir le souvenir.
Melendili met toujours direct le doigt sur ce que je mets des plombes à cerner. Trois phrases pour partager ses impressions de lecture et paf, ceci : « j’ai envié cette ardeur qu’on devine chez elle » C’est exactement ça. Ça me fait rêver cette espèce d’obstination, d’avoir l’énergie de ça, de cette ténacité obsessionnelle. Lire et écrire, écrire, pendant des heures et des jours, des marathons de lecture et d’écriture. Savoir ce qu’on veut sans même savoir si ça marchera.
[…] j’ai toujours aimé les mêmes choses, je ne sais pas changer, je suis comme une pierre au fond de l’eau, tout au plus puis-je m’arrondir à la mesure de mon usure […]
J’ai vu ma mère capable de tout […] mais je n’ai jamais compris, je n’ai jamais vraiment compris qu’elle avait appris toutes ces choses d’abord en échouant. […] tout le temps de l’apprentissage de ma mère m’a échappé. Je ne l’ai jamais vue en train d’apprendre, je n’ai jamais rien su de ses échecs répétés — de ma mère je ne connais que son infaillibilité et la grâce avec laquelle elle l’exerce qui m’a, heureusement ou malheureusement, convoyé la certitude qu’étant son enfant je la possédais aussi, naturellement, moi qui n’ai pas un trait de son visage […].
(Je n’avais jamais songé à ça, qui s’applique aussi à ma mère, son infaillibilité acquise par une ténacité que je lui connais bien mais dont je n’ai jamais vraiment imaginé ou considéré les échecs.)
L’autrice, elle, ne voit d’elle que véhémence, impatience : elle tape mal à la machine, mal car vite, veut aller vite en toute chose, c’est la seule chose qui l’intéresse, elle écrit, et ça me semble en contradiction avec la lenteur de l’écriture romanesque, l’obstination qu’il faut pour persister à travers la lenteur du processus. C’est toujours pareil : plus un portrait est fouillé, plus il se brouille. Au début sont posés des traits de caractère comme des lignes claires, saillantes, évidentes, puis la nuance s’ajoute, finit par tout barbouiller et il faut tout reprendre, ligne à ligne, ça me brûle de tout recopier, des lignes et des lignes.
Aujourd’hui, je lis toujours le matin, pendant des heures, dans mon lit, un miracle technique dû à une autre leçon apprise d’un homme très aimé — l’important, c’est d’avoir du temps libre — pour la caillasse, tu sauras forcément te débrouiller — mais le temps libre, il faudra toujours le braconner, m’avait-il dit sans ciller.
Elle explique avoir travaillée comme serveuse sur la côte pendant 5 ans. Serveuse et écrivain, j’ai repensé à Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Et de fait, c’était bien elle, Julia Kerninon ! Dont je n’avais pas mémorisé le nom parce que je ne l’avais pas encore lue.
Il y avait du sens dans le travail physique, dans la douleur, dans l’humiliation, même, si la contrepartie était la liberté.
Mettre des mots sur des choses, encastrer les événements passés dans des phrases […].
Les histoires ne sont que des histoires, elles permettent une respiration mais ne réparent rien, elles sont ce qu’on peut fabriquer avec les petits débris retrouvés après les catastrophes […]
Mes deux parents croyaient aux livres, ils croyaient à la solitude, à la vie intérieure, à la patience, à la chance […]
J’ai beaucoup aimé que l’autrice ait un rapport presque sociologique à ce que d’autres n’auraient pas hésité à appeler une vocation. Elle n’était pas destinée ou prédestinée, mais son éducation a favorisé ce qu’elle est devenue, qu’elle a repris à son compte, comme une forcenée — parce que tel était son caractère et parce que son milieu n’était pas si favorisé qu’il lui permette de ne pas avoir à travailler. Comme le résume Melendili : « Elle maîtrise l’équilibre dans l’art de ne pas se la péter mais presque. »
[Elle cite L’Autre journal de Michel Butel] Je lisais des livres. Je n’étudiais pas. Je ne voulais donc pas d’un métier. Je ne connaissais rien de ces histoires, les métiers, les études, les rémunérations, les emplois du temps, le via normale. Je ne voyais pas qu’il y avait une vie normale. Pourtant, elle était autour de moi. Elle s’en prenait à ma vie anormale.
Aussi risible que ce soit, il y a vingt-cinq ans que j’écris, que j’essaye d’écrire des livres. Depuis qu’ils sont publiés, les gens estiment, légitimement, que tout va bien — mais je crois qu’ils ont oublié comment c’était avant, quand j’écrivais dans le vide, quand je sacrifiais à l’aveugle des choses immenses simplement pour pouvoir être seule et écrire, à ce moment où ma vie n’avait de sens pour personne. Aujourd’hui, bien sûr, toutes les choses semblent avoir trouvé leur place — mais j’ai vécu seule la peur des années où ce n’était pas le cas […] Maintenant, mes livres sur des étagères de librairies paraissent logiques, évidents, on peut s’en servir pour justifier tous mes manquements, mais je me rappelle du moment où mes failles n’avaient pas encore d’explication, où il était possible qu’elles n’en aient jamais, et que je reste pour toujours à la porte de ce qui est important.
Ça m’a émue (peut-être de manière kitsch et égocentrée parce que j’ai peur moi aussi de rester à la porte de ce qui est important ?).
Ce roman de Violaine Bérot commence à la première personne du singulier, mais rapidement, discrètement, insidieusement, la narration glisse à la deuxième personne : une femme fuit et continue de s’adresser en pensée à l’homme qu’elle fuit, qu’elle ne cesse d’aimer. Le procédé est ingénieux, fait sentir l’emprise mieux encore que ne le fait la description pourtant fine de ses mécanismes.
On croit, avec cette femme en voiture, en route pour une nouvelle vie, pour la survie du moins, que cette fois-ci c’est la bonne, elle s’est arrachée à la violence. Elle en rend, s’en rend si bien compte. Elle dit la parcimonie de la tendresse, qui en devient inouïe ; le malaise avec les siens, dont elle se coupe peu à peu ; l’isolement requis et la solitude conspuée pour avoir une conversation téléphonique ; l’absence de caresses et le schéma unique, unilatéral pour « faire l’amour » (caresser l’autre, c’est accepter que toujours il nous échappe et c’est pour ça que la main revient, caresse, parce qu’elle ne prend rien, ne retient pas) ; l’ambivalence de M. Hyde indifférent le jour et Dr Jeckyll tendre la nuit, quand il n’y a pas de réveil nocturne pour une scène de jalousie.
(J’ai recopié de nombreux passages parce qu’ils me semblaient juste, parce que sûrement ce sont des choses à partager, dont on doit avoir conscience.)
J’ai tellement pris l’habitude d’être invisible. C’est venu tout doucement. J’ai été là de moins en moins.
Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer.
[le téléphone sonne dans sa fuite]
Je sue, et ma sueur pue la trouille. Tu me siffles. Tu me siffles comme on siffle un chien qui divague.
Est-ce qu’auprès de toi vivre pouvait s’appeler vivre ? Cela ne tenait-il pas plutôt de la survie ? […] Chaque matin, je profitais de me lever quelques minutes après toi pour trouver mon souffle. Dans ce court intermède de solitude, je me préparais à affronter la journée à venir.
À ma venue, tu ne levais pas la tête. Tu savais que c’était moi et ça ne t’intéressait pas.
La violence. Violaine Bérot parvient à rendre cette violence-là, l’indifférence, plus violente que l’autre, physique, indubitable.
Tu ne m’insultais jamais, non, les mots que tu disais n’étaient pas grossiers, mais c’était quelque chose dans ta voix, de mépris de moi discrètement sous-entendu. […] Sans doute était-ce pour ne plus avoir à subir cette humiliation que par la suite j’avais appris à ne plus donner mon avis, à m’effacer. […] Je m’éteignais doucement devant toi qui avais la vedette et que l’on regardait, toi qui captivais l’auditoire. Je sentais les femmes m’envier d’être ta compagne […]. Je m’appliquais donc à ne plus parler, à ne plus rire, à ne plus penser, et finalement ce n’était pas si compliqué puisque tu te chargeais de le faire à ma place.
De ton autre main tu tenais ma hanche, tu la serrais plus fort à mesure que tu parlais, et c’était étrange comme l’intensité de ta voix, elle, ne montait pas, seulement la pression de cette main sur ma hanche. Tu demandais encore, pourquoi est-ce que je souriais ainsi à cet homme-là, pourquoi ? […] Tu étais bien placé pour savoir à quel point j’aimais l’amour, une telle jouisseuse, et de toute façon, concluais-tu, tu ne pourrais jamais me faire confiance, tu l’avais toujours su. Sur cet irréfutable constat tu me tournais le dos. Tu te rendormais. Tu m’abandonnais là.
Mais c’était déconcertant, tu ne t’intéressais jamais à ce que je créais. Je te voyais corriger les autres, les conseiller, les encourager tandis qu’à moi tu ne disais rien. Étais-je allée trop loin sans toi ? Craignais-tu que je ne te fasse de l’ombre ? […] J’ai tout enfoui bien profondément pour ne plus me consacrer qu’à l’accomplissement de ton œuvre.
Mais je crois aussi que si je n’osais plus rencontrer personne de ceux qu’avant toi j’avais aimés, c’était parce que je redoutais de leur montrer celle que je devenais […] cette femme qui réussissait le paradoxe d’être tout aussi suractive qu’éteinte. […] Je réalisais l’absurde exploit de ne rien dévoiler de ma douleur à ceux qui au loin persistaient à m’aimer.
Je ne peux toujours pas comprendre pourquoi ma présence t’était, dans le même temps, totalement insupportable et absolument nécessaire. Devant les autres tu me craignais à m’effacer tout en exigeant que je sois là.
[Il la réduit au silence puis devient fou devant son mutisme]
Je devinais que tes coups, ces coups d’un genre nouveau, qui ne faisaient mal que sur le dessus du corps, ces coups-là laisseraient enfin sur moi des traces que les autres verraient. […] Ça voulait dire que je n’étais pas folle, que tu avais vraiment fait ce qu’il me semblait que tu avais fait.
Tout cela alors que cette femme est une artiste, douée et sensible. J’aime la sensibilité qui émane de certains passages, l’attention aux corps, plus encore aux gestes du corps. Dans un premier temps, j’ai assimilé ce personnage à l’artiste-peintre de Laver les ombres, j’ai fondu Violaine Bérot et Jeanne Benameur, leurs voix intimes découvertes presque en même temps.
J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps […]
J’aurais passé des heures à me repaître ainsi de ton corps qui se contractait ou se relâchait, à mémoriser de toute la force de mes yeux l’impact du plus infime de tes mouvements.
[Spoiler alert : si les passages précédents vous ont donné envie de lire le roman, mieux vaut probablement ne pas aller plus loin dans la lecture de ce billet.]
Parce qu’en fuyant elle se rapprochait de nous, qui ne vivons pas sous emprise, nous sommes entrés en empathie avec cette femme, nous avons pu, nous avons cru la comprendre. Et c’est là le twist et la force narrative de Nue, sous la lune : alors que cette femme a trouvé asile chez une vieille femme inconnue qui la baigne de tendresse, alors qu’on la croit sauvée, elle se réveille sur ces pensées :
Tout me semble si clair, si simple. […] Pour moi, il n’y aura jamais d’homme que toi.
Et elle rentre chez lui.
Mais pourquoi ? L’emprise est comme une illusion d’optique : elle persiste même après qu’on en ait compris le fonctionnement. On peut hurler intérieurement autant qu’on veut de l’autre côté du papier, notre victime est dedans jusqu’au cou et elle y retourne. Quelque part, Violaine Bérot a raison : on n’a pas compris l’emprise si on ne va pas voir jusqu’au bout de sa logique, sa force de destruction. Tout reprend et s’empire, dans l’inversion de la faute.
Quand je te prenais ainsi dans mes bras au petit matin, tu ne me repoussais pas, tu acceptais ma tendresse. Pourquoi ensuite, dans la journée, ne parvenais-je jamais à tenter un autre geste ? Pourquoi me contentais-je tout le temps d’attendre, comme si tout devait venir de toi ?
[…] et si je suis revenue c’est que j’accepte tes choix.
Je suis revenue, il est trop tard pour les regrets, je ne vais pas me plaindre, je savais très bien que rien ne serait simple. Il faut que je lutte avec acharnement pour devenir meilleure, moins maladroite, cesser de replonger toujours dans les mêmes écueils. Je n’ai plus le choix, je suis de retour, je dois réussir cette nouvelle vie, que tu aies de moins en moins honte de moi. […] Et si ce soir je n’ose pas encore des caresses, je les oserai plus tard. J’ai devant moi des années e des années pour peu à peu progresser.
Tu entres dans le lit, tu t’allonges à mes côtés, m’ouvres tes bras. Comment pourrais-je décrire l’émoi insensé qu’éprouve alors ma peau ?
Mon amour-propre je l’ai piétiné, écrabouillé, je ne m’autorise d’amour que pour toi. Je me cale dans ton ombre, n’en sors que le soir, dans l’obscurité de ta chambre, pour que te prenne alors le désir de faire avec moi ce que l’on nomme amour.
Le crescendo culmine dans une scène où elle lui confie avoir failli mourir dans un accident avant qu’il rentre et sa réaction à lui est de ne pas en avoir, il ouvre le journal et poursuit comme si de rien n’était. Alors le roman rejoint son titre et la poésie arrive comme extrême onction pour dire l’horreur sans qu’elle tourne à la farce, pour y mettre fin et la rendre absolue dans le même mouvement glacial.
Le Grand Cahier commence mine de rien, factuel, un exode en temps de guerre, des enfants confiés à une grand-mère qui n’a de grand-mère que la filiation théorique. Ce sont eux qui racontent. Juste quand je commence à trouver ça bizarre, ce « nous » indissocié, arrive un chapitre expliquant que les deux jumeaux ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre, ils se sont retrouvés à l’infirmerie quand leur père a voulu les envoyer dans des écoles séparées. Aucun prénom n’est donné de tout le livre, la quatrième de couverture anticipe sur la suite de la trilogie ; il n’y a ni Lucas ni Claus, c’est « l’un ou l’autre de nous deux » quand les deux ne font pas la même chose.
Les courts chapitres se succèdent et juste quand je commence à trouver ça bizarre, cette narration sèche, étrangement factuelle, précisément quand je me demande si c’est un effet de l’écriture dans une langue qui n’est pas celle de l’autrice (hongroise, elle écrit en français) arrive ce passage sur les enfants qui se font l’école entre eux et évaluent les compositions l’un de l’autre :
Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. »
L’intradiégétique devient l’extra-, on est dans le méta- : Le Grand Cahier que nous lisons est celui dans lequel les enfants recopient leurs compositions. Que les règles en soient énoncées est proprement génial ; elles expliquant l’effet dérangeant et fascinant sur lequel je n’arrivais pas à mettre le doigt. Ce n’est pas tant la fausse simplicité grammaticale, qui produit un peu le même effet déroutant que du français simplifié, que l’absence de jugement sous tout autre forme qu’un discours rapporté. Rien n’est affirmé ni même suggéré, tout est rapporté, tout et parfois son contraire. C’est là, dans cette juxtaposition sans arbitrage que ça devient complexe, mouvant, que chaque personnage trouve toute latitude pour réécrire l’histoire.
Au repas, Grand-Mère dit :
— Vous avez compris. Le toit et la nourriture, il faut les mériter.
Nous disons :
— Ce n’est pas cela. Le travail est pénible, mais regarder, sans rien faire, quelqu’un qui travaille, c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux.
Grand-Mère ricane :
— Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ?
— Non, Grand-Mère. Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes.
— Peu importe que ce soit vrai ou faux. L’essentiel, c’est la calomnie. Les gens aiment le scandale.
[…]
— C’est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Oui, monsieur. Du chantage.
— À votre âge… C’est déplorable.
— Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d’en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d’argent.
[…] Il prend de l’argent dans sa poche, nous le donne :
— Venez chaque samedi. Mais n’imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons :
— C’est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.
Au lecteur de se glisser dans les interstices de ces jugements rapportés sans jugement apparent — interstices dans lesquels les jumeaux développent une éthique décorrelée de toute morale, comme si cette morale valable en temps de paix mais mise à mal par les contradictions et les hypocrisies de la guerre n’avait plus cours. Ce n’est pas qu’une question de justice et d’éthique ou de morale et de moraline comme on pourrait en avoir dans un devoir de philosophie : c’est réellement déroutant. Les enfants se livrent à des exercices d’endurcissement, de mendicité, de cruauté ; ils aident et volent, exigent, passent l’éponge, soudoient, vengent, tuent. Espionnent aussi : à l’aide de deux trous forés dans les murs et le plancher pour respecter le principe de focalisation interne, les jumeaux nous envoient d’un coup balader du côté d’Apollinaire et de ses écrits érotiques, Les Exploits d’un jeune Don Juan dérivant vers les Onze mille verges. De la bagatelle qui pourrait être rigolote, on passe sans prévenir à des épisodes zoophile, pédophile ou sadique jamais nommés comme tels et rapidement clos, deux trois pages maximum, comme tous les chapitres/compositions du grand cahier.
Les enfants rapportent tout cela (et d’autres choses encore, des humiliations, un cadavre dépouillé…) comme s’ils y étaient indifférents, comme si bêtes et hommes, c’était du pareil au même, la cruauté consubstantielle à la vie, à la survie, à la campagne comme à la guerre. Les enfants voient ce qu’ils voient, font ce qu’ils ont à faire, en deux trois pages c’est réglé, le chapitre clos, on n’y pense plus, croit-on, mais le roman nous détrompe, et l’indifférence apparente peu à peu s’inverse en sensibilité traumatisée. Cette écriture blanche, ce show don’t tell poussé à l’extrême montre en même temps qu’il la masque l’évidence d’un état de choc. Il n’y a pas de suspension volontaire du jugement (ça c’est un luxe de lecteur), mais une incapacité à, dans une escalade de violence.
Et ce n’est que très tardivement, presque à la fin du roman, que je me rends compte, que je fais le rapprochement entre ce que je lis et ce que je sais de l’Histoire, de l’histoire et de la nationalité de l’autrice. Cette guerre n’est pas n’importe quelle guerre, une guerre fictive par exemple, rien n’est nommé mais tout est ancré dans un contexte décrit de si près que j’en ai oublié tout recul. J’ai lu dans le flou, aveuglée par l’extrême précision des verbes d’action ; j’ai pensé que les noms génériques (Grand-Mère, l’Officier, l’Ordonnance, la Petite Ville) avaient valeur universelle. Mais soudain les monceaux de cadavre fumants remettent tout en perspective ; la nuit et le brouillard se sont levés. Un nouveau type d’horreur a afflué en reconnaissant ce que je n’avais pas reconnu, en mettant dessus des mots qu’on a appris à employer jusqu’à anesthésier leur portée, la circonscrire à une histoire de manuels : la description des camps de concentration a levé le doute sur le « troupeau humain » aperçu un peu plus tôt, qui n’était donc pas composé de prisonniers de guerre ; le cordonnier privé de son échoppe puis de sa vie : juif ; l’Ordonnance si joviale, offrant des couvertures aux enfants et baragouinant le hongrois à l’aide de verbes français : allemand ; l’Officier étranger : nazi ; la femme qui se montre cruelle envers le « troupeau humain » : antisémite ; la mère fuyant avec l’occupant : échappe à la tonte… Et à la fin, les Sovétiques qui violent et pillent :
Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l’armée victorieuse des nouveaux étrangers qu’on appelle maintenant l’armée des Libérateurs. […] Un mois après que notre pays a été libéré, c’est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs d’installent chez nous, pour toujours, dit-on.
Le soleil et le prix du ticket de métro me poussent à rejoindre JoPrincesse à pieds : 3,9 km, les boutiques vieillottes de Malakoff, devantures qui ont l’aspect des vitrines bleuies des anciennes Maisons de la presse, hi-fi sans franchise mais avec empattements, le parc Brassens en diagonale, Notre-Dame-de-la-Saleté, hein ? de-la-Salette, Notre-Dame-de-la-Salette, et l’abbé Groult, comme Benoîte je pense, alors que c’est plutôt l’inverse, Benoîte Groult comme l’abbé.
Aujourd’hui je rencontre le fils de JoPrincesse — bébé dans son landau, ça ne compte presque pas. Aujourd’hui c’est un petit garçon qui marche à côté de la poussette prise au cas où, un petit garçon qui vous regarde avec ses deux billes noires et joue et cause et interrompt. J’y vais en connaissance de cause, sachant qu’on ne parlera pas beaucoup, qu’on le fera au-dessus de lui et dans les temps interstices, parce qu’on causera d’abord avec lui, 2 ans et demie.
Ravi d’avoir un nouveau public, le fils-de-JoPrincesse me ramène ses livres de la médiathèque, est-ce que je peux les lire, il lève les bras et les conserve levés devant moi, je ne comprends pas. Il faut monter sur les genoux pour lire, me traduit sa mère, alors maladroitement je soulève le petit homme qui pèse un poids pas si petit, et je lis le tracteur vert avec ses TUT-TUT de joie et ses TUUUT-TUUUT de tristesse, je m’applique, et après c’est le cirque, mais je ne sais pas comment lire le cirque, il n’y a pas de texte. Il faut décrire ce qu’on voit, me traduit JoPrincesse et son savoir de mère, alors on décrit, le chapiteau qui se monte, la lune et les étoiles, le chat qui pionce sur l’échafaudage, l’éléphant recouvert d’une couverture qu’on tire par la trompe, ça doit faire mal mais à la page suivante c’est un éléphant de Troie qui laisse entrer toutes la troupe, alors on décrit les acrobates à l’envers, le musicien qui fait semblant de jouer d’un instrument, et le chat toujours dans les parages, est-ce que tu trouves le chat ? un chat noir dans le noir, pas facile, cherche la truffe, tu vas voir, ou l’œil, l’œil du chat puis le croissant de lune qui devient l’œil d’un poisson géant, formation d’acrobates, tout le monde salue, le livre se referme, l’enfant saute de mes genoux trop hauts, met les mains par terre.
T’es prête, me lance en souriant mon amie qui sait bien que je ne veux pas d’enfant. Disons que je suis prête à être tata A. le temps d’une demie après-midi. Je ne sais pas comment on fait dans la durée, comment on fait pour ne pas devenir folle, et je ne veux pas savoir. Ou alors savoir sans éprouver, de ce savoir qui n’en est pas vraiment un : on sait que ça va être dur, mais on ne sait pas à quel point, tente d’expliquer JoPrincesse en marchant à pas menus dans le parc alors que le froid requerrait de grandes enjambées. Elle n’attend pas vraiment que je comprenne, et c’est comme cela qu’on se comprend et qu’on s’enrobe de tendresse, dans la compréhension mutuelle de cette incompréhension. Elle pousse la poussette ; une petite main est suspendue à la mienne. Elle poursuit : on devine pour l’attention, la logistique, mais ce que tout cet au-dehors fait au-dedans, non, la génération précédente ne le dit pas. Ma mère ne l’a jamais tu pourtant : « Avoir un enfant, c’est un esclavage consenti, » je me souviens l’entendre dire à une amie plus jeune que la question taraudait. Un esclavage consenti, mais un esclavage quand même.
On ne fait pas le tour de la question, seulement du parc puis du manège. On goûte sur un banc dans un rayon de soleil qu’on ne sent déjà plus ou pas encore. On observe l’enfant qui en observe un autre jouer avec son avion planeur. Regarder suffit à sa joie ; à la nôtre, c’est moins sûr. On essaye, et par moments pas, on discute en se défaussant quelques instants sur le papa qui cherchait une compagnie de parent. On se tait un peu plus en attendant que l’enfant ferme la barrière du square derrière des poussettes qui ne cessent d’arriver. Après vous, après celle-ci on y va. Il ne peut pas partir sans avoir refermé derrière lui, et ma princesse m’apprend ce qu’elle-même a appris, qu’il faut savoir perdre quelques instants pour en gagner, qu’éprouver l’im- de la patience vaut mieux que de la perdre.
Je repars avec des chaussettes pingouins dans le sac. Je me suis si bien extasiée sur la paire de l’enfant que ma princesse s’est souvenue en avoir reçue une pour adulte, qu’elle ne porte pas. Je repars enfant.
Mercredi 19 février
Le boyfriend reçoit une offre pour son appartement, qu’il souhaite vendre, mais la nouvelle ne provoque pas la joie escomptée. À la place, c’est la douche froide du réel à organiser, de la suite à inventer non plus dans le flou du conditionnel enthousiaste et indéterminé, mais avec les contraintes de prix, de mois, terrains, meubles, signatures. Abattement devant ce qu’il reste à abattre (pour lui), devant la fin annoncée de notre vie intermittente ici (pour moi). J’en développe une nostalgie anticipée pour les ferronneries des fenêtres, la vue sur le petit jardin, Krème et mes amies à un trajet de métro le temps des vacances.
À trois, à midi : s’esbaudir de la dentelle des nems et de la fraîcheur du bo-bun. À deux, toute l’après-midi : discuter avec Mum affalées sur le canapé du boyfriend. À deux, en soirée : un animé japonais Dance dance danseur (en franglais dans le texte).
Jeudi 20 février
Passer la matinée auprès du boyfriend rendormi à lire Julia Kerninon écrire sur la lecture. Un exemple de bonheur.
Vendredi 21 février
Ma nouvelle barre au sol est prête à la mi-journée ; après une pause, j’enchaîne sur le cours préparatoires pour les plus petits. La création de cours me prend moins de temps qu’en début d’année, mais devient laborieuse au fil des heures. Peu à peu, la joie de chercher se perd derrière le devoir continuer, finir, et sans cesse se reprendre dans ses atermoiements à fixer, et s’y remettre parce qu’on a décroché.
Puis le dîner est imminent et le boyfriend vigilant : Il faut que tu décroches maintenant. Sans m’apercevoir de l’ironie, nous regardons la fin de l’animé Dance dance danseur — le scénario, bon, mais le rendu des gestes, impeccable. C’est rare.
Pardon, mais depuis quand les oursons en guimauve sont-ils sexués ? C’est bien petit et saillant pour un bidou.
Samedi 22 février
Tout m’agace et m’ennuie et conspire à me nuire, le boyfriend a bien capté le mood vener. Pour rien, absolument rien. Rien ne me contente. Comment en est-on venu là ? Le boyfriend est sur son fauteuil d’ordinateur, moi sur ses genoux — mais pas à califourchon car nous avons cassé l’ancien fauteuil ainsi — et sans fil ni aiguille, il est question de la vacuité de toutes choses si on les confronte à notre fin, de la paix qu’il y a à faire avec ça. La vie l’y a forcé lui mais pas moi, privilégiée d’ignorer le privilège que c’est de vieillir. J’aime bien dans mes cheveux les nouveaux fils argents que les autres trouvent blancs, je ne sais pas ce qu’est vieillir. On a déjà commencé pourtant, mais on a le temps encore, on a le temps, aura-t-on le temps ? Le temps de quoi, il me fait préciser. L’écriture, écrire et publier des livres, un livre au moins, je crois que c’est ce qui me taraude, c’est là que l’inaccompli se concentre maintenant que j’ai trouvé un moyen de remettre la danse au centre de ma vie professionnelle. Mais sur le moment, c’est perdu dans un flot d’autres choses qui me semble infini et pourtant tourne court à l’énumération : apprendre à jouer du violoncelle, à parler plusieurs langues, et encore plein d’autres choses que j’ignore, je veux le temps de tout. On n’aura jamais le temps de tout faire, absolument tout ce que l’on veut, aucune vie n’y suffirait. Ça angoisse tout le monde, évidemment, mais de là à devoir résister aux pleurs… Il y a quelque chose à voir avec la psy probablement, pour que l’anxiété n’empêche pas le plaisir, parce que c’est le but de la vie, d’être heureux, non ? c’est comme ça qu’il le voit en tous cas, prendre du plaisir à ce que l’on aime faire, sans s’obnubiler de réalisations qui l’engloutissent sur le chemin. Ce que je suis je le suis déjà et à qui je veux prouver qui je suis, il demande, je pointe l’index vers moi parce que ma voix tremble trop, prouver qui tu es à toi-même tu as conscience de l’absurde ma chérie… Son rire me déclenche une moue d’enfant vexé qui sait bien mais, me remet à flot dans les larmes qui se tarissent. Tout va bien, je le sais, il sait que je le sais, me le rappelle, m’apaise. Cet homme m’aime, il veut vieillir avec moi.
La brume printanière s’attarde au petit matin
Dimanche 23 février
La panique se pointe à la perspective du départ. J’anticipe, c’est le propre de l’angoisse. Un plaquage par câlin, voilà ce qu’il me faut. L’un contre l’autre, allongés tout habillés sur le lit. Ses mains s’attardent sur mes cervicales, sentent, savent. Remontent, avec l’émotion, et s’arrêtent sur mon crâne en attendant le déferlement des sanglots qui viennent de nulle part et me secouent tandis que lui ne bouge pas, maintient cette prise qui me donne une sensation d’absolue sécurité, la sensation que rien ne peut arriver et c’est précisément pour ça que ça arrive, que les sanglots déferlent, me fatiguent et m’apaisent. J’en avais besoin, il me dit, il fallait que ça sorte. Je me demande toujours comment il fait ça, lui me dit qu’il ne fait rien, il me tient la tête, c’est tout, me soulage de mon poids — de moi-même. Un abandon moins glamour mais plus complet encore que l’abandon amoureux.
Mon retard imminent coupe court à la crise d’anxiété. Je me hâte pour une promenade impromptue avec Melendili, aujourd’hui complice nullipare avec qui nous parlons de ces parents qui ne sont pas les nôtres, mais nos pairs, amis, collègues, connaissances. Souvent, tu comprends, on ne peut pas comprendre, nous, parce qu’on n’a pas d’enfants. C’est vrai, on ne peut pas, pas vraiment. Mais eux non plus. Ils ne peuvent plus vraiment comprendre, ce qu’est la vie sans enfants quand les autres en ont, quand la trentenaire est bien entamée et que la quarantaine se profile. Ils n’ont pas eu de vie sans enfant à cette période-là de l’existence, qui implique d’autres embranchements, d’autres interrogations : par exemple, c’est quoi vieillir dans un modèle autre, dans une absence de modèle ? Moi encore, je rentre dans celui du couple ; je me suis arrêtée à la première marche de l’escalator social, avant l’achat immobilier, le mariage, les enfants, mais je suis montée dessus, sur cet escalator pour beaucoup rassurant. Melendili évolue en dehors de ça, et se demande : comment fait-on pour que tout le monde ne vous renvoie pas à une absence — sans mari, sans enfant ? Comment peut-on être sûr que ce ne sont pas les autres qui ont raison ; est-ce qu’on ne passerait pas à côté de quelque chose ? Évidemment, il n’y a ni raison ni tort, seulement ce qui nous convient le mieux ou le moins mal, et je mesure ma chance d’avoir mon refus viscéral comme certitude : non, je ne veux pas d’enfant. J’ai des angoisses, mais pas de doute sur mon choix de ne pas. (Je soupçonne que les parents n’y couperont pas, à ces angoisses, qu’elles leur retomberont dessus sitôt le maelström de la parentalité éloigné, au plus tard quand les enfants partiront de la maison.)
On discute de ça assises par terre sur l’escalier d’un parc parisien, avant d’aller goûter d’un gros cookie. La discussion n’est peut-être pas enjouée, mais elle est vraie dans ses élans de tristesse et ça me coupe la chouine. Je trouve moins dur de partir ensuite, même si ça me semble irréel d’être dans la même journée à Roubaix.
Lundi 24 février
Je m’active pour préparer la semaine, donne mon premier cours fébrile, parle trop vite. Je décharge la nervosité en donnant le cours sur pointes : outre que ça me les fait bosser un peu, je préserve mes sneakers aux semelles déjà bien décollées, la démonstration des exercices s’en trouve facilitée et je peux jauger en temps réel de la fatigue des pieds. (Et des courbatures le lendemain — ouh les ischio-jambiers).
Mardi 25 février
Roubaix, Lille, Roubaix, Lambersart, Roubaix. La journée enchaîne : réunion, cours particulier, kiné, cours en soirée.
La jeune fille qui arrive du collège pour son cours particulier me paraît plus petite fille que dans mon souvenir. En chignon à la barre, elle regagne la maturité que je lui avais associée ; son travail intelligent sans cesse interroge la justesse du mouvement.
Veut-elle travailler quelque chose en particulier, sa variation d’examen par exemple, ou refaire un cours technique comme la dernière fois ? Comme la dernière fois, elle avait adoré. Elle y met tant d’ardeur que c’est parfois trop. Dans les ronds de jambe, elle veut tellement brosser le passage en première que cela en devient laborieux, le pied accroche, les hanches ne restent pas au même niveau. Je lui demande de les refaire comme si elle avait la flemme, elle s’exécute, je dis voilà, elle attend la suite, l’explication de ce détour pédagogique et s’étonne d’apprendre qu’il n’y a rien de plus à mettre en œuvre, que ses ronds de jambe sont très bien ainsi, dans cette légèreté, cette facilité. Il est si dur d’incorporer de nouveaux chemins musculaires et de se défaire de ses mauvaises habitudes qu’on oublie souvent que le mouvement juste implique à terme une certaine facilité — par tout notre travail, on l’a facilité.
Même chose pour sa pointe de pied : elle met tant d’ardeur à pointer les pieds qu’elle recroqueville ses orteils. Des bosses au travers de la demi-pointe me mettent la puce à l’oreille, je lui demande de les ôter pour vérifier et c’est bien ça, elle crochète les orteils au lieu de les allonger. J’explique en oubliant tout mon vocabulaire anatomique et en montrant sur mes propres pieds que la flexion principale se situe à ce niveau (entre les métatarses et les phalanges) ; les articulations là (entre les phalanges), on les laisse aussi tranquilles que possible. Elle est sidérée qu’il lui faille relâcher la tension et pointer moins pour pointer mieux. Je suis sidérée de mon côté qu’elle soit parvenue à ce niveau avancé sans avoir été corrigée ; il faudra que je pense à faire de temps en temps la barre en chaussettes voire pieds nus quand il fera chaud dans les studios. Le corollaire en chaîne fermée est d’apprendre à pousser sur les orteils pour repousser le sol sans les recroqueviller.
Un cours particulier n’implique pas du tout la même attention qu’un cours collectif : l’attention n’y est pas partagée, tout entière absorbée par une seule personne et son organisation posturale. Sans autre élève à la barre, je peux passer devant et derrière elle, comprendre comment elle déplace son poids du corps, place ses hanches ou ses omoplates. Tu te sens scrutée, peut-être ? je plaisante pour mettre à distance mes airs de mauvais détective. Pas du tout, ironise-t-elle en suspect imperturbable. Nous rions ensemble. Je finis par comprendre pourquoi elle a systématiquement un bras plus haut / loin que l’autre : ce n’est pas l’omoplate comme je l’ai d’abord pensé (même s’il y a quelque chose que je ne cerne pas à ajuster à ce niveau-là), mais son coude gauche qu’elle plie moins que le droit (ou vice-versa je ne sais déjà plus). C’est si évident une fois qu’on l’a remarqué qu’on se sent bête l’une comme l’autre de ne pas l’avoir vu avant. Reste que ce défaut est si bien incorporé qu’elle se sent de guingois quand elle est bien placée et doit s’observer dans le miroir pour associer cette nouvelle sensation étrange à ce qu’elle voit, qui ne correspond pas du tout à ce qu’elle projette.
Tout d’un coup, nous avons débordé de vingt bonnes minutes, j’ai kiné dans dix minutes et nous nous rhabillons à la hâte de chaque côté de la cloison. Elle repart en récapitulant sa check-list : plier davantage le coude, allonger les orteils sans les crisper, pousser dessus et penser tout le temps à la rotation de la cuisse en-dehors. Nous avions déjà noté ce dernier point lors de notre premier cours ensemble, mais c’est devenu flagrant cette fois-ci : à chaque fois qu’il y a une hanche plus basse que l’autre, un genou qui plie dans les ronds de jambe, une perte d’équilibre ou d’en-dehors en arabesque, c’est parce que la rotation de la jambe de terre a été perdue. Ce n’est que le deuxième cours particulier que je donne, mais j’ai l’impression qu’ils nous font progresser elle comme moi dans notre compréhension.
Les séances de kiné ne me servent pas à grand-chose, j’ai l’impression. Je découvre tout de même une manière d’étirer le quadriceps sans plier le genou, en posant le pied de dos sur une chaise ou une table (l’équilibre fait travailler en contraction le quadriceps de la jambe de terre, double effet kiss cool).
Influencée par le cours particulier, je mets l’accent en barre à terre sur le rôle des orteils dans les relevés. Avec des élastiques passés autour du pied, j’essaye de leur faire sentir la légère crispation au niveau de la voûte plantaire qui doit devenir assez résistante pour faire levier sous l’action des orteils et nous « catapulter » en relevé sans crisper les mollets. Ça bouscule tant et si bien leurs schémas qu’elles en parlent aux filles du cours technique ensuite et, rebelotte, atelier découverte. Toutes ne trouvent pas la sensation avec la même acuité, mais pour l’une, c’est à la fois inédit et marqué : je faisais avec les mollets depuis vingt ans, s’exclame-t-elle incrédule. Et moi donc. Il me faut du baume du Tigre et une balle de tennis en rentrant.
Playlist Minkus et descente des ombres en guise d’adage : je déroule mon cours inspiré de La Bayadère. Pour la diagonale, j’emprunte à Nikiya quelques-uns des pas qu’elle fait avec son panier, notamment les petits sauts arabesque en reculant, très pratiques pour rallonger la diagonale à l’envie dans un espace réduit. Découvrant cette diagonale qui n’en finit pas, tout le monde part en fou rire. C’est à ce moment-là que la directrice passe la tête par la porte : Je viens voir, il paraît que tu es folle. Je crois que je ris trop pour répondre.
Mercredi 26 février
Un seul petit être agaçant vous manque, et tout est apaisé. C’est moins vrai l’après-midi : de retour de vacances, les enfants sonten forme — manière pudique de dire qu’ils me vident de mon énergie. Une camarade de la promo suivante remplace la prof qui prend le studio après moi : alors que j’arrive à saturation des gamines dissipées dans tous les sens, elle me trouve épanouie. Après tout, on a sauté au-dessus des tapis de sol pour travailler les grands jetés et j’ai souri devant le corps de ballet anarchique des petites qui au bout de cinq minutes ne s’étaient toujours pas lassées de faire la chenille version Lac des cygnes. L’épanouissement est pourtant à deux doigts de tomber à l’eau à cause de la pluie et de mon genou douloureux.
Chez moi à la lisière du retard, dans le métro bruyant, à l’arrêt de bus m’avisant soudain que mes playlists ne sont pas dans l’ordre, je remarque cette nouvelle constante : une forme de tranquillité demeure, la respiration profonde, cage thoracique vaste et vide. Les coups de stress surviennent, mais ne m’altèrent pas en profondeur ; une partie de moi remarque que l’autre écume en surface. Je reste calme sous le stress. Ne colimaçonne pas dans l’angoisse. Le boyfriend m’a démaraboutée le crâne de ses mains.
Jeudi 27 février
Cours de stretching postural : l’engagement conjoint des adducteurs et des fessiers dans un relevé pris à partir d’un dégagé me donne l’impression d’avoir une assise, comme sur un tire-fesse. Je fais part de cette découverte étonnante à la prof qui dégaine sa main pour que je la lui serre, félicitations, vous avez compris.
Tout du long du cours m’anime la joie de faire quelque chose pour moi, joie d’un cours que je ne donne pas (le bonheur insu des élèves de se laisser porter). Puis quelque part vers la fin, les muscles fatigués, la tête en bas, les fesses en l’air : une tristesse venue de nulle part, c’est-à-dire de l’intérieur de mon corps, des hormones. En bas des escalier, au moment de nous séparer, je détrompe mon interlocutrice : en dehors de la sociabilité des cours, je ne vois personne sur Lille, toutes mes amies sont en région parisienne (ou encore plus loin). Le dire déclenche une nouvelle vague, qui refluera un peu plus tard et sera confirmée le lendemain : SPM, je conchie ton nom.
L’herbe se met à pousser, les arbres bourgeonnent
Vendredi 28 février
Je prends mon temps et mon petit-déjeuner, la peine de choisir un autre thé que l’habituel dans la réserve d’échantillons oubliés en pagaille (amande, écorce d’orange), du miel et finalement du pecorino pepato avec la baguette qui a cramé dans le grille-pain caractériel (je pense en racheter un pour ma sérénité bien qu’il soit encore techniquement fonctionnel — quand on le garde à l’œil, le doigt appuyé sur la gâchette cassée).
Rien n’entame cette sérénité nouvelle, souterraine. J’observe depuis cette retraite l’agacement et les contrariétés rester en surface. Le cramé gratté pulvérise sa poussière noircie, mal contenue dans la grotte du sac en papier qui contenait la baguette ; j’essuie le couteau sur ma serviette et poursuis mon petit-déjeuner. Ce n’est pas que je me retiens de râler, la râlerie ne vient pas. / L’interphone de l’immeuble est encore coincé, j’entends son sifflement depuis l’entrée ; il faudra que je renvoie le mail que j’avais écris pour signaler le problème et dont personne n’a accusé réception. La litanie des choses-à-faire ne me déclenche ni angoisse ni abattement, mon cerveau ne se met pas à me réciter tous les items procrastinés ou futurs de ma to-do list. / En soulevant la coquille de l’œuf cassé au retour des courses, il se répand dans la boîte ; je me demande seulement si je peux l’utiliser derechef pour ma recette, si le contact avec le papier moulé n’est pas rédhibitoire. Après avoir scruté le blanc-pas-encore-blanc et repéré des poussières dedans, je jette l’œuf avec la moitié de la boîte souillée, sauvant le couvercle arraché pour le recyclage. Je ne spirale pas dans le conditionnel passé du gâchis. / À la place, j’ai de la place, de l’espace mental et lumineux. Tout ce volume qu’occupait l’anxiété. Qu’elle ait été là ne me désole pas. Je constate et sa disparition et son emprise avec étonnement, ah oui, c’est vrai. Et ça passe. Comme les autres pensées, sans goulet d’étranglement. L’étrangeté.
À midi dépassé d’une heure, j’entre en cuisine et une heure plus tard, je mange des beignets de poireaux au-dessus de la poêle où finissent de cuire leurs semblables. Je ne sais pas si c’est la pointe de cannelle, mais ils ressemblent davantage à des pancakes qu’à des beignets (avec de la levure, comme les Happy happy pancakes d’OwiOwi). Le bien que cela fait de manger quelque chose que l’on n’avait encore jamais mangé — qu’enfin, à nouveau, une saveur nouvelle puisse surgir d’ingrédients séparément rabâchés. Le soleil arrive, inonde le bord du salon.
Théière gratte-ciel
Plus tard, c’est une bonne cueillette à la médiathèque puis le spectacle du Junior Ballet du conservatoire, une soirée riche aussi bien en terme d’éclectisme que d’interprétation. Les étreintes et les mains pleines d’hésitation et de désir me happent dans le pas deux de Roméo et Juliette, pleinement incarné (et la chaise écartée jusqu’à la coulisse dans un déraprement contrôlé parfait de véhémence !). Je me retiens de bouger sur ma chaise quand les girls de Chigaco me donnent envie d’épaulements marqués, souris aux oreillers jetés par terre un peu plus tard, m’étonne brièvement d’un pas de deux entre les garçons pourtant évident à sa manière de sonner juste, et respire avec tout le groupe qui ne se cale plus qu’à ça, les respirations, lorsqu’il danse sans musique, dans le bruit des pieds qui martèlent et des inspirations-expirations qui scandent, donnent les départs et les suspensions. Ce n’est pas un gala de fin ou même de milieu d’année, c’est un vrai spectacle, avec de fortes personnalités, des présences marquées (même si assez rarement souriantes à mon étonnement).
À la sortie, je croise des élèves, collègues, professeurs, anciens formateurs — fonctions non exclusives — et je m’emmêle dans mes casquettes, suis-je ancienne élève, nouvelle collègue ? Est-ce intrusif d’aller saluer telle personne ou, au contraire, un manquement impoli que de ne pas le faire ? J’essaye de deviner ma place dans les ilots debout qui se forment et se déforment ; je passe après un collègue de longue date évidemment, mais à ma surprise, avant un ancien élève perdu de vue, à la vue duquel on s’exclame pourtant. Dans le doute, je piétine et souris silencieuse, traîne puis m’échappe. Cette forme de sociabilité m’insécurise, je n’y suis décidément pas à mon aise.
Samedi 1er mars
Après-midi complète de répétition pour le spectacle du lendemain. Je n’ai qu’un seul groupe qui danse, mais c’est déjà bien assez pour une première fois : l’impression de chaos est totale. Je me retrouve à échauffer n’importe comment une masse d’élèves comme si j’étais le gourou d’une flash mob, couds et recouds de fil blanc des bretelles et des lignes de paillettes qui craquent à chaque enfilage de costume, suis assaillie de questions auxquelles je n’ai souvent pas de réponses, manque de chocolat (bénie soit la prof qui me nourrit d’un Mars), oublie de boire des heures durant, navigue dans le théâtre à la recherche de telle ou telle personne, telle ou telle information, demande aux élèves de se remettre en place pour revoir tel ou tel passage, le moment où vous arrivez en deux groupes après les diagonales mais si avant de retrouver face à face, s’il vous plaît les trois lignes, il y a un trou là, où est-elle ?
Régler la transition avec le groupe d’avant nous mange une bonne partie de notre temps de plateau et je panique, je n’y arrive pas, je ne sais pas placer, je n’arrive pas à visualiser le milieu qui n’est pas au milieu avec les instruments à jardin, d’ailleurs on n’a plus de lumière, pourrait-on avoir de la lumière, j’en oublie de prendre du recul, littéralement, j’oublie que pour placer il faut monter dans les gradins, quand j’y monte enfin nous n’avons plus de temps, je n’ai plus de sang-froid, ne réalise même pas que les élèves sont trop à jardin, je fais n’importe quoi, c’est sûr que ça va se voir et qu’on va me le reprocher, mon imposture démasquée, elle ne sait pas ce qu’elle fait là, ne sait pas diriger les élèves. Et de retour en coulisses, ce sont les élèves qui me rassurent, un monde à l’envers, ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer, Madame. Si ça pouvait déjà être passé.
Au filage, c’est catastrophique, les grands débordent leur temps, mes élèves hésitent, rentrent sur scène, en coulisses, sur scène en zigzagant, le porté décale tout, les enfants courent après la musique en ne voulant omettre aucun geste de la chorégraphie et quand ils parviennent à se recaler (ils ont une bonne oreille), les placements sont chaotiques, tassés d’un côté, éparpillés de l’autre, deux élèves grillent la priorité au groupe entrant, je me recroqueville davantage dans mon fauteuil. Dans le noir derrière moi, j’entends des voix jeunes qui se demandent ce qu’il se passe, puisqu’il est évident que cela ne se passe pas comme prévu, puis qui décident quand même qu’elles dansent mieux que les HA, c’est déjà ça, tout n’est pas perdu. Une ou deux autres classes finissent de danser en silence, je me demande si c’est prévu ou si le timing là aussi a débordé, il a débordé, cette anarchie partagée me rassure, je ne suis pas la seule à me faire déborder. On ne sait pas si les danseurs ont tardé ou les musiciens se sont hâtés, on sait juste la double difficulté d’avoir de la musique live jouée par des élèves et dansée par des élèves, aucun n’ayant l’expérience pour rattraper l’inexpérience de l’autre. Quand le filage se termine à près de 19h, on a dix minutes de retard sur le planning, on verra ça demain.
J’ai trop faim, trop besoin de mordre dans quelque chose pour attendre d’être rentrée ; je fais un crochet au Leclerc repéré sur la route, achète une salade de lentilles à la fourme d’Ambert (l’originalité me ravit, ravie d’échapper à un énième taboulé) et des élastiques à cheveux qui forment sur leur carton un dégradé blond, châtain clair, châtain foncé (exit les chouchous épais multicolores). Près de la sortie, des pompiers sont agenouillés autour d’un homme allongé, des petites flaques de sang autour de la tête. Ne regardez pas, intiment deux hommes à trois femmes voilées un peu plus loin, il y a plein de sang, vous allez vomir. Mes tripes sont restées à leur place, j’ai rejoint le métro sans m’attarder et commencé à manger sitôt assise. Je corrige, j’ai passé une très bonne journée.
Dimanche 2 mars
Grand beau soleil jusqu’au théâtre, puis le ventre noir de la salle. La répétition générale se passe bien mieux : les grands finissent à temps, l’entrée se déroule sans heurt. Les lignes sont un peu tassées à jardin, mais personne ne grille la priorité à personne, les élèves sont à peu près ensemble, je respire à nouveau. Je peux regarder le spectacle une seconde fois, pour la première détendue. Ça plaisante dans la rangée des profs, la prof de contemporain se verrait bien avec beaucoup de plumes et surtout de paillettes, un diadème au moins, il y aurait aussi un tigre et un dinosaure, je demande lequel : un T-rex, avec de petits bras et une grande gueule, c’est tout moi. Je ris, il faut me trouver quelque chose aussi, alors je deviens un poussin, un poussin jaune ébouriffé. Tiens, c’est vrai, je pourrais me coiffer. Je me fais plutôt laquer les mains en coulisses pour éviter les yeux qui piquent et les mèches qui rebiquent. Quelques travaux d’aiguille encore, un costume à détacher sous l’eau, la chasse aux bijoux qu’on aurait oublié de retirer, j’ai du chocolat cette fois.
Puis le spectacle passe, trop vite comme à chaque fois, et pourtant pour la première fois, c’est long aussi, debout en coulisses. J’entends les applaudissements mais ne ressens pas la présence du public, ni la frontière magique au ras des pendrions. Une fois que tout est passé, que je ne crains plus rien, je deviens fières d’elles, de leur engagement dans le mouvement, de leur adaptabilité — c’est le terme qu’on utilise pour ironiser quand il faut faire sans les moyens du bord, mais c’est ici sans ironie : les ajustements de dernière minute, c’est toujours éprouvant, mais quand on a dix ans…
Plusieurs élèves sont déçues voire carrément contrariées que les professeurs n’aient pas été appelés sur scène pour saluer à la fin (on s’en est tenu aux trois coordinateurs pour éviter l’armée de profs de danse et les profs de musique) : on voulait vous applaudir, nous… avec tout le travail que vous avez fait… c’est vous qui avez fait la chorégraphie… Le texte sous-jacent vaut tous les applaudissements : elles sont donc heureuses et fières de leur passage ! Ça promet pour le spectacle de fin d’année, conclut une élève en rangeant ses affaires. Je suis rappelée à l’humilité et amusée de ce que les tenues jouent une si grande part dans leur plaisir. J’ai malgré moi choisi des costumes trop beaux, qui ont suscité l’envie des groupes habillés moins kitsch. Les tuniques roses et mauves avec voile taille Empire font donc rêver les 10-14 ans, je note.
Une fois les élèves partis, l’opération rangement débute. Je sauve de la poubelle une quantité non négligeable d’élastiques, pinces et filets qui, s’ils ne sont pas réclamés, constitueront mon stock de secours pour les prochains spectacles. On charge les voitures de ceux qui vont se coltiner les lessives et le professeur-ex-formateur qui avait encouragé mes élèves lors d’une répétition au conservatoire m’offre de me raccompagner au métro. Poursuivant son rôle de formateur, il se dit fier de mon travail : j’ai mis les élèves en valeur sans les mettre en danger. Je suis touchée, profondément rassurée aussi. J’aperçois enfin le ciel encore pur, le rose qui lui monte au jour finissant. On est dimanche soir, le week-end peut commencer, serein.
Lundi 3 mars
Lecture au soleil sur le rebord de la fenêtre puis sur un banc au parc Barbieux. Première odeur du printemps : des boules vertes qui s’ouvrent en clochette comme du muguet.
Je me sens presque en permanence comme si j’avais marché trente minutes dans un parc ou fait cinq minutes de respiration en cohérence cardiaque : j’observe, incrédule, la disparition continuée de l’anxiété. Cela n’empêche pas les coups de stress ou d’énervement, mais ça ne se met pas à spiraler à partir de là. Je touche du bois, tête de bois, table en bois ou en contreplaqué.
Mardi 4 mars
Je dors bien, prends le soleil à domicile, sur la terrasse, sur le canapé. Je m’économise à ne pas sortir, à somnoler plutôt sur le rebord de la fenêtre et pourtant un coup de barre me surprend comme rarement une demie-heure avant la fin du dernier cours.
Une mère-élève me ramène au métro en voiture. J’apprends qu’elle exerce deux mi-temps, l’un comme technicienne en métrologie (la personne qui règle les instruments de mesure), l’autre comme prothésiste ongulaire (j’ai un moment de doute, mais il s’agit bien d’une esthéticienne spécialisée dans les manucures). J’adore, sans savoir quoi exactement : découvrir un métier dont je n’avais encore jamais entendu parler, comprendre que les faux ongles sont linguistiquement considérés comme des prothèses, constater qu’on peut faire coexister professionnellement deux passions ou encore, coup d’œil au volant, qu’on peut être prothésiste ongulaire sans avoir les ongles faits (je m’étonne alors que j’ai toujours les cheveux en bataille et jamais en chignon pour donner cours).