La crème du chocolat viennois

Quatre août, quatre yeux glauques aperçoivent le 5 affiché sur le réveil, sous des paupières qui, sans allumettes pour tuteur, ont du mal à ne pas se refermer. Quarante-cinq minutes plus tard, Palpatine, nos valises et moi partons à l’aéroport, en traînant la fin d’un paquet de petits pains au lait comme un doudou lapin par l’oreille. On les a tartinés de confiture d’abricot la veille au soir, anticipant sans le savoir le motif de la Marille. L’abricot n’est pas tout à fait à l’Autriche ce que la myrtille est aux Etats-Unis, mais il n’empêche qu’on en trouve une fine couche dans une de ses pâtisseries les plus célèbres. La Sachertorte, dégustée comme il se doit dans son salon d’origine, est beaucoup plus légère que je n’en avais le souvenir.

 

Photobucket

 

 

Même avec la Schlag à côté dans l’assiette et au-dessus du chocolat chaud. Pour la peine, j’ai pris un Apfelstrudel en plus. Je me serais bien lancée dans une étude comparative de ce gâteau aux pommes dans tous les salons de thé de la capitale, n’était cette déconvenue de taille : l’absence de cannelle, déjà constatée la veille chez Demel. L’espèce de frangipane dont était fourré celui de chez Sacher m’a définitivement coupée dans mon élan.

 

 

Cela est terrible, j’en conviens, mais ne perdez pas espoir, le chocolat viennois reste une valeur sûre. A condition de bien prononcer le ‘h’ et le ‘e’ de « heiße Schokolade » sous peine de se retrouver déconfits, comme cela nous est arrivé à la Gloriette, avec un chocolat glacé, « Eisschokolade ». Notre erreur a profité à une serveuse qui s’est mise à la paille, dos au comptoir ; le serveur a été compréhensif, et nous a servi la version plus adaptée à la température rafraîchie, avec un petit cours de prononciation. Comme j’y entends à peu près autant de différence qu’entre « brin » et « brun », j’ai opté par la suite pour un « hot chocolate » non équivoque. Ou même plus, d’ailleurs, parce que je me suis rabattue sur les grosses glaces italiennes de la Swhwedenplatz, la place suisse étant en toute bonne logique dépourvue de chocolat et bordée d’Italiens, glaces et pizzas. De toutes manières, le meilleur chocolat de Vienne était sans conteste celui de chez Demel, même s’il n’y a que sa chantilly viennoise qui le sauve de la comparaison avec celui de chez Dalloyau.

 

 

La cuisine est peut-être mon talon d’Achille chauvin, allez savoir. J’ai bien dédaigné de goûter la Schnitzel, l’escalope panée me semblant de peu d’intérêt. La Wurst plaisait davantage à la grande saucisse que je suis, mais comme elle effrayait démesurément mon coéquipier, je n’en ai mangé qu’au petit-déjeuner, et sans curry encore. Encore heureux, dirait Palpatine, qui ne comprend pas que des beans puissent remplacer les tartines dans l’assiette matinale (pourtant, avec les œufs brouillés et les pommes de terre paillasson qui les ont complété à Londres, c’était un régal). Je ne suis peut-être pas aventurière lorsqu’il s’agit de s’enfoncer dans le nowhere d’une banlieue (je suis une petite bourgeoise en vacances, j’assume), mais je mets les pieds et les mains dans le plat. Ce qui ne m’empêche nullement de reconnaître que le restaurant japonais où nous a conduit mon envie d’ « orgie de sushis » (Miss Red, en texto dans le texte) était une tuerie. Nous y sommes retournés pour parfaire le massacre de poissons ; tot, rot, gut.

 

 

 

Graphiques Écritures

Il n’y a pas que Pascal qui soit géomètre et chrétien ; l’église de la Stephansplatz aussi.

 

P

Toit du monde quadrillé.

 

Toit d’araignée.

 

Jet de pilier.

 

P

Foi numérique avec vitrail haute définition, 6 millions de pixels fidèles.

 

Espoirs parsemés.

 

Une attitude de recueillement surprendrait presque au milieu du culte de la visite.

 

 

Plus loin, sur la Josefplatz, révélation divine en devanture, un ange passe tandis qu’une statue trépasse.

 

 

 

AdVienne que pourra

Vous avez peint des tableaux, écrit de la musique ou une page d’histoire : les dés sont jetés ; puis vous êtes mort : les dés sont pipés. Mozart n’a plus de pouvoir sur ses opéras débités comme des sornettes, Klimt compose avec la passion mercantile du souvenir, et Sissi ne peut qu’acquiescer à son image collée à tort et de travers – drôle d’immortalité pour le triumvirat autrichien qui florilège partout.

Les boules de Sissi, plus discrètes que celles de Mozart, sont la preuve par l’absurde de ce que les Kugelmozart n’appartenaient pas davantage à l’homme. Il n’importe, la boule de Noël est encore moins sexuée que les confiseries.

 

 

Pressés de conclure, on en omettrait les préliminaires. Pourtant, aussi dorée que les papiers de bonbon, l‘icône du Baiser en jette.

 

 

Vous pouvez l’embrasser en trempant vos lèvres dans un mug de thé ou une tasse à café, éprouver son attrait magnétique en la collant contre le frigo, et si vous vous en lavez les mains, vous pourrez toujours les essuyer dans une serviette en papier. Comble du blasphème : déposer dans un mouchoir doré les trésors de morve cachés dans votre nez. Le temps d’une œuvre d’art serait-il compté, bracelet plastique au poignet ?

 

 

Les morceaux étaient en tous cas minutés lors du concert auquel nous avons assisté à Schönbrunn ; morceaux de choix découpés dans les parties musclées des œuvres, et jetés en pâture aux touristes voraces, qui après avoir dévoré une Esterhazytorte, chercheront encore à espionner les secrets de fabrication d’un mythe musical. C’est qu’on célèbre Mozart, d’abord et avant tout, avant Strauss donc – Johann de son petit nom, tout doré lui aussi, et à côté de qui on ne s’embrasse pas moins.

 

 

On célèbre ces musiciens comme on le ferait d’une messe, et l’on se réjouit même si la liturgie est en latin – du chinois pour presque tous, mais on a la foi et mal aux jambes d’avoir arpenté le parc, donc les chaises sont bienvenues, toutes musicales qu’elles soient.

 

Mozart fume et pigeon vole

 

Outre la chaise, certains ont tout de même l’oreille musicale, et si Palpatine a cédé aux avances d’un vendeur emmozartiné, c’est avant tout pour entendre un détachement de l’orchestre du Staatsoper, dût-il terminer par la marche militaire de Radetsky, que le chef d’orchestre a dirigée face au public dont il ordonnait ainsi la cadence des applaudissements, et au rythme de laquelle le troupeau de touriste est reparti vers le U-Bahn, en route mauvaise troupe ! Balayées les mélodies des grands opéras, pourtant interprétés par un ténor comédien pas kitsch – ce que l’on ne peut pas dire des danseurs pseudo-baroques, qui maîtrisent certes la sissone, mais sont gênés aux entournures par leurs bras et manquent de se noyer avec un poisson.

Mémento : penser à se faire engager l’année prochaine, et profiter d’un plus long séjour pour en apprendre davantage sur l’anorexique impériale, écouter le compositeur couillu et contempler sans fin les Serpents d’eau (dont il n’existe pas une repro non coupée) parce que Klimt is good.

Nul besoin de checker si j’ai oublié quelque abominations, le kitsch est là pour oublier. Pour oublier quoi ? Pour oublier que le kitsch n’est rien – rien que la paresse d’écouter et de regarder des œuvres que l’on préfère entendre et voir, vite, aussitôt consommées, aussitôt consumées. Une, deux, une, deux, marchez à la baguette de Radetsky, vos jours dans la capitale et ailleurs sont comptés. Et tant que nous y sommes, à Vienne, valsons : Sissi imperium, Mozart power, Klimt design ; une, deux, trois, mais si, mais si, mais Sissi, une, deux, trois, une, deux, trois…

 

Cagouilles et bisouilles

A Rouffignac, je suis la fille du cagouillot. Ne cherchez pas dans un dictionnaire, cela n’existe pas plus que l’escargotier ; simplement, ici, on n’est pas héliciculteur mais éleveur de cagouilles. Vous pouvez aussi entendre parler de « Slak », avec un « k » sonore, comme dans « berk », moyen infaillible d’identifier un Néerlandais si jamais il n’était pas grand et blond. En général, ils ne s’approchent pas trop du stand, et se contentent de pointer les bocaux du doigt, dès fois que la bestiole ne soit pas vraiment morte et qu’elle vienne leur coller un bisou baveux. L’invisible périmètre de sécurité autour du stand est également respecté par quelques Français, qui doivent craindre de se faire magnétiser s’ils approchent trop et que toutes leurs pièces s’envolent de leur porte-monnaie. D’autres sont plus courageux mais non pas téméraires ; ils collent leur bedaine à la nappe verte, la tête obstinément penchée vers les produits à examiner, qu’ils ne relèveront sous aucun prétexte, et certainement pas celui de répondre aux « bonjour » réitérés qu’on leur lance. Variante possible : le nain pique-assiette qui s’engouffre toutes les tartines de mousse d’escargot en dégustation, tandis que ses parents s’appliquent à ne rien acheter.

La dernière espèce nuisible au vendeur de cagouilles est quant à elle résolument casse-couille : un « fin connaisseur » vient vous expliquer que lui, les cagouilles, y les ramasse, et il les cuisine avec un p’ti verre de vin blanc et du piment d’espelette, y vous dit que ça – ça serait une bien bonne idée, entre nous, mais il continue, c’est qu’y s’y entend, et propose au p’ti gars de lui donner sa recette, parce que y vous dit que ça – ou presque, parce que quand même le beurre d’ail, c’est quek’chose aussi, c’est bien bon, surtout là quand vous saucez avec du pain, parce qu’y met du vrai beurre, hein, pas d’la margarine, avec de l’ail du jardin. Il aurait presque la larme à l’œil avec son Bourgogne, ça l’empêche de voir les Gros gris qu’on vend, et dont il constaterait en les goûtant que cela n’a rien à voir, que la chair est beaucoup plus tendre, parce que l’escargot vit quelques mois au lieu de plusieurs années. Puis on les fait jeûner, pas dégorger. Là, généralement, ils sont surpris et tendent l’oreille, juste le temps d’entendre que la bestiole se durcit contre la souffrance lorsqu’on lui en fait baver avec du gros sel, et d’être vexés. Là, enfin, l’amateur rentre dans sa coquille et se sauve son oseille en refusant de prendre une douzaine au beurre d’ail.

 

Il ne faudrait pas croire que la menace vient toujours des clients, elle peut surgir tout près de vous, de votre côté du stand, et vouloir votre peau. Surtout si vous êtes de sexe féminin, dépourvu de poils au menton (la yétisation des jambes n’y fait rien, ce serait comme s’enduire d’orangeade au lieu de citronnelle pour repousser les moustiques), et de moins de trente ans, c’est-à-dire de la chair plus fraîche que la barbaque découpée la veille au soir. Si vous êtes un homme de plus de cinquante ans, vous serez également bisouillé, peut-être avec moins d’enthousiasme (sauf par les femmes à barbe très poudrées), mais vous serez aussi bisouillé, parce que tout le monde se bisouille, sur le marché ; au moins autant de bisouilles qu’il y en a dans cette phrase.

Tout le monde se bisouille, mais ceux qui bisouillent le plus sont de préférence vieux, bedonnants, l’haleine qui vous fait regretter qu’ils ne se soient pas désinfectés la bouche au beurre d’ail, imprégnés de l’odeur du tabac refroidi, et dont on espère que la dernière douche ne remonte pas au dernier rasage. Il y en a un de cette espèce qui a fait irruption au stand, dimanche dernier. Forcée de saluer, j’ai fait mine d’oublier que j’étais une fille, et j’ai tendu la main en jetant mon bras raide aussi loin de moi qu’il était possible sans me déboîter l’épaule, le buste de profil pour m’escrimer à maintenir un peu de distance, limite une passe d’arme. Mais la main moite ne voulait pas lâcher la mienne, et lorsqu’elle a appris que j’étais la fille du cagouillot, elle s’est avancé pour donner du mou à mon bras, puis l’a tiré comme dans une passe de rock, pour opérer le rapprochement et porter offense à mes joues. Si c’est la fille du cagouillot, alors… La coutume est fourbe, en plus, parce que la triple bise ne commence pas du même côté qu’à Paris (où, instinctivement, vous tendez la joue droite, si, si, vous vérifierez à la prochaine embrassade) ; pour peu que vous changiez de côté au dernier moment, les lèvres boudeuses ne pardonneraient pas.

La prochaine fois, je me tartine épais de fond de teint, comme ça je n’aurai plus qu’à me démaquiller en rentrant.

 

Dame ! Roland Petit ou la bosse du ballet

Quitte à passer du temps sur youtube, autant de pas errer de variation en danseur jusqu’à finir écœuré par trop de fouettés : c’est comme cela que j’ai regardé Notre-Dame de Paris, de Roland Petit, penchée sur l’écran de mon ordinateur dans une posture facilitant l’identification à Quasimodo. Du ballet, je connaissais la première variation d’Esméralda pour l’avoir survolée au conservatoire, et celle de Frollo pour l’avoir vue dansée plusieurs fois lors du concours de l’Opéra. Je préfèrerais presque Julien Meyzindi à un Laurent Hilaire pourtant impressionnant.

La main aux doigts écartés qui se met à bouger toute seule prend toujours à la gorge, au figuré comme au propre, puisque Frollo ne parvient pas à maîtriser l’ardeur qui s’en empare et manque d’en être étouffé. On pourrait le croire fou, il est surtout possédé par la femme qui refusera de l’être par lui, le prêtre. Celui-ci passe la main à Esméralda qui apparaît alors pour la première fois, le tambourin frémissant, sensuelle et provocante, haut la main.

Le même motif scelle ainsi deux destins auxquels il mettra également fin, Frollo tuant Phébus (Manuel Legris, assez traumatisant en blond) de ses propres mains, et condamnant ainsi indirectement Esméralda (Isabelle Guérin – il faut croire que c’est un prénom à avoir des jambes interminables).

J’aime chez Roland Petit ces gestes expressifs, expressionnistes presque, dont la signification s’enrichit au fil du ballet qui tire de là sa cohérence interne (à distinguer d’une cohérence externe moins ressentie que pensée, au niveau de la story davantage que de l’histoire, comme cela peut être le cas de la Petite danseuse de Degas, par exemple).

On peut prendre comme autre exemple le bras de Quasimodo, le coude levé au-dessus de la tête penchée, avant-bras ballant et doigts écartés. La position du coude oblige à avancer l’épaule et transforme en bossu un simple danseur au dos courbé (enfin, simple… il s’agit de Nicolas Leriche !) ; marque d’infirmité, elle contient également le devenir de Quasimodo, puisque c’est de ce bras replié qu’il trouve la force d’étrangler Frollo. L’attitude est si bien contrefaite qu’on se demande au début si le danseur n’aurait pas un peu de rembourrage dans le dos, mais que nenni, c’est fichtrement bien pensé : l’artifice rend davantage visible l’humanité de cet être (jusqu’à ce qu’il se redresse complètement, à la fin) et écarte le comique. Certes, ce sont les infirmités qui peuvent être contrefaites qui sont potentiellement comiques, mais c’est aussi ce qui est le plus involontaire qui est le plus risible et à ce titre, la position du danseur est préférable à l’excroissance du costume. En chorégraphiant qui plus est l’entrée de Quasimodo sur une musique plutôt sombre en regard de celle qui précède, Roland Petit n’admet pas un instant l’anesthésie du cœur1 et balaye la comédie pour ne plus laisser place qu’à la tragédie hugolienne. Le chorégraphe sait bien que le romancier ne fait pas dans la légèreté, et les danseurs frappent du pied pour revendiquer que cela soit aussi grandiose. Amen.

1Je suppose que vous en avez déduit ma lecture du moment…