Macbeth

 

 

 

Dimanche 14 février : à Sceaux et à gambades

 

Des affiches disséminées un peu partout dans la fac m’ont bien fait rire : « Pour la Saint-Valentin, faites l’amour, pas les magasins ». Je n’ai fait ni l’un ni l’autre1, mais suis allée voir la mise en scène de Macbeth par Dunclan Donnellan au théâtre de Sceaux. Mister From-the-Bridge nous avait déjà emmené voir Troilus et Cressida l’an passé, et Cymbeline l’année d’avant ; aussi, c’est avec la promesse d’assister à une représentation de qualité que j’ai immédiatement accepté sa proposition de me joindre à la sortie de groupe, retrouvant ainsi la Bacchante et des camarades khûbes.

 

 

 

Here we are

 

La mise en scène de Donnellan est contemporaine sans pour autant être en quelque manière transposée – rien qui puisse faire allusion à une modernité qui serait datée dans quelques années. Les costumes, tout d’abord : Lady Macbeth porte une robe noire à la Martha Graham, et les hommes, aristocrates et donc chevaliers, portent les pantalons en forme de treillis et les grosses pompes genre Caterpillar, qu’ils avaient déjà dans Troilus et Cressida. Mais alors que l’Antiquité avait apporté aux costumes la couleur sable de son archéologie, l’enfer de Macbeth impose un noir uniforme (ce qui est loin d’empêcher un jeu lumineux).

La simplicité du décor confère à l’inexistence : des colonnes de bois ajourées remplacent le velours noir des coulisses et suffisent à dissimuler les acteurs et quelques caisses/tabourets, uniques accessoires que le metteur en scène s’autorise. Dis comme cela, on pourrait froncer les sourcils et fredonner la chanson de Delerm : « pourtant la mise en scène était pas mal trouvée, pas d’décors, pas d’costumes, c’était une putain d’idée ; aucune intonation et aucun déplacement, on s’est dit pourquoi pas : aucun public finalement ». Il n’en est évidemment rien : la mention de Jane Gibson comme collaboratrice à la mise en scène et mouvement n’est pas pur ornement, et ce n’est pas seulement mon côté balletomane qui justifie le recours à une danseuse comme comparant.

 

 

Pas de décor mais des corps

(Un certain Rhinocéros leur trouve des allures Jean-Paul Gautier)

 

Mime de rien

 

Plusieurs critiques, en effet, ont trouvé les déplacements si bien réglés qu’ils les ont qualifiés de chorégraphie. C’est effectivement l’impression que l’on peut avoir lorsque les barons esquissent au ralenti des gestes de combat stylisés, par exemple. Ce qui domine, cependant, c’est un extraordinaire travail de mime : on tue à mains nues et le spectateur voit l’épée traverser le corps, puis s’en retirer, d’un coup ou par secousses ; le présent que Duncan fait à Lady Macbeth est payé en monnaie de singe, et pourtant, le diamant invisible pèse au creux de la main du mari ; on trinque sans verre, mais le spectateur est déjà pris d’ivresse. Ce recours au mime n’est pas uniquement une superbe prouesse qui allège le budget de la pièce, c’est avant tout un parti pris qui donne une grande cohérence à l’ensemble.

Voyez plutôt (imaginez plutôt – c’est tout un, en l’occurrence) : la dague imaginaire qui apparaît à Macbeth devient tout aussi réelle que l’épée qui tuera Banquo, puisque toute la consistance des objets leur vient du langage. Je dis: une dague ! et, hors de l’oubli où mes yeux relèguent aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que le texte su, musicalement se lève, chose même et sensible, la présence du fantasme de Macbeth. C’est le bouquet ! Chaque geste, même a priori anecdotique, acquiert un sens supplémentaire : le diamant invisible dans la main de Macbeth, c’est la paume qui mendie plus encore que la richesse, le pouvoir.

Le régicide est sanglant à la conscience, lorsque les assassins se re-présentent ce qu’ils ont commis : retour de Macbeth sur le lieu du crime, pour qui la découverte n’est pas celle du corps mais de l’acte qui une fois fait, ne peut pas être défait ; enfants, certes grands, mais arrachés à leur père, pour Lady Macbeth qui avait assuré, mime à l’appui, qu’elle arracherait son propre enfant (qu’elle n’a pas) de son sein et lui fracasserait le crâne si c’était nécessaire.

Le meurtre de Banquo ne donne rien d’autre à voir qu’un corps sain qui s’effondre : le geste meurtrier se répète une deuxième fois sous un mode presque comique – la tragédie était bien le régicide, non en raison du statut royal du personnage, mais du geste fondateur, l’origine de l’impossibilité de rien construire, qui réduit l’action à la destruction.

(Dans cette mise en scène épurée, la portière du château de Macduff, en concierge pétasse qui lit des tabloïds et mâchonne un chewing-gum, dans sa loge envahie d’accessoires aussi criards qu’inutiles constitue un contre-point comique qui détonne !)

Il n’y a pas que les objets that are conjured up by words : so are the witches et autres esprits. Comme dans la Petite Catherine de Heilbronn (parallèle suggéré par l’atmosphère brumeuse initiale ?) où le tribunal secret se trouvait quelque part dans la masse indistincte du public, les sorcières demeurent invisibles ; l’adresse de Macbeth et Blanquo seule permet d’identifier la source des voix prophétiques. Ces êtres imaginaires le demeurent alors même que les corps qui leur prêtent voix (amplifiée par synthétiseur, certes) sont sur scène, derrière Macbeth et Banquo, les actrices étant disséminées au milieu des hommes, plantés là comme les arbres de la forêt qu’ils font surgir sur scène et dont le bruit du vent dans les feuilles est rendu par leurs murmures incessants et incantatoires. Cette scène rend parfaitement plausible la prophétie selon laquelle « Macbeth shall never vanquish’d be until. Great Birnam Wood to high Dunsinane Hill Shall come against him ». Que les hommes avancent avec une branche d’arbre devant eux en guise de camouflage n’a plus rien d’un subterfuge, la métaphore ayant déjà été préparée par la scène initiale.

 

Men in black magic

 

Plus tard dans la pièce, une fois que Macbeth a accédé au pouvoir, il invoque à nouveau les esprits, qui sont cette fois-ci matérialisés par la lumière, des douches rouges, vertes et blanches, très précises étant projetées sur le visage puis le corps de l’acteur. Les voix démoniaques (sont ce qui) lui arrivent, mais pourraient tout aussi bien émaner de lui, prophéties prévisibles comme conséquences des ses actes. Avec ces lumières, c’est bien la seule fois où du rouge est employé sur scène ; Donnellan s’écarte de toute fascination sanguinolente pour se concentrer sur un drame noir, moins celui d’un tyran sanguinaire que d’un homme qui ne sait rien faire – d’autre que le mal.

« Je pense qu’un être humain ne peut pas être mauvais. Seul un acte commis par quelqu’un peut l’être. Cela fait une énorme différence », distingue Donnellan dans une interview que l’on trouve dans le dossier de presse (sorry, Mister From-the-Bridge, I didn’t fought the image of the raven).

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Ariana, à qui cette lecture de la pièce n’aurait pas déplu s’il est vrai qu’elle (la pièce) est très proche de l’analyse qu’elle (Ariana) en fait, en soulignant que le mal existe, non comme une entité abstraite, quasi-divine, mais ex-iste, au sens où il sort de l’existence de l’individu, provient de ses actes (et sort de l’existence en tant que vie, comme on sort de scène, pourrait-on ajouter, dans la mesure où l’individu qui acte le mal ne créé rien mais s’emploie à détruire ce sur quoi il n’a pas de prise). Les sorcières n’ont pas de corps, le cadavre de Duncan n’est pas montré sur scène, swords are mightful because of words : le mal n’est pas incarné mais il irrigue la pièce – ou plutôt en découle.

 

 

 

Une tragédie de l’imagination

 

Le mime à la place des accessoires ou des êtres fantastiques permet de donner à voir une subjectivité (qu’on pourrait dire objectivée, projetée dans des objets qui n’ont paradoxalement d’autre matérialité que verbale). On voit moins Macbeth qu’avec lui, ses visions comprises. Sa folie n’est pas tant apparentée à la démesure de la volonté de pouvoir, qu’à l’incapacité à distinguer entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Il délire mais manque d’imagination, peine à se faire lui-même une image de ce qui ne peut alors que lui apparaître sous forme d’hallucination. Les limites se brouillent, réel et factice, corps et image… le spectre de Banquo est jouée par l’acteur dont le corps ne subit aucune altération si ce n’est que son buste est effacé car plongé dans la zone d’ombre d’une lumière qui n’éclaire que sa tête (coupée), tandis que la nourriture bien concrète du banquet semble complètement irréelle dans la mesure où elle n’existe qu’aux travers des gestes factices du couple Macbeth, qui dîne mécaniquement juste après l’apparition spectrale de Banquo. Brouillage entre rationnel et pulsionnel, aussi : Lady Macbeth ne paraît jamais aussi sensée que lorsqu’elle planifie le meurtre de Duncan. C’est avec des cheveux attachés qui domptent son aspect de folle un peu sorcière qu’elle échafaude un meurtre aux mobiles très rationnels (répréhensibles, évidemment, mais c’est autre chose).

Créatures imaginaires, délire de Macbeth… Donnellan sollicite l’imagination du spectateur pour restituer avec cohérence l’imaginaire shakespearien.

 

yeux dans les yeux…

 

… Cheek by Jowl, épaule contre épaule

 

Last but not least, les comédiens sont tous excellents. Cause ou conséquence, les rôles principaux tournent (comme la fortune : Troilus est devenu simple baron). Comme on a pu, je l’espère, l’imaginer à la lecture de ce post, Will Keen rend parfaitement les errances de Macbeth, le conduit depuis l’homme anonyme jusqu’au nom redouté, aux côtés (et non pas sous la domination ou la manipulation) de sa femme à laquelle Anastasia Hille, grande, échevelée, presque maigre, mais belle, prête son corps de corbeau – oiseau de malheur, non de proie. Fêlée, sa fragilité transparaît et, si elle précipite la métamorphose de son mari en meurtrier, ce n’est pas sous l’effet de je ne sais quelle castration symbolique qu’elle aurait opéré en se substituant à lui, mais par l’exhortation à se montrer un homme, qu’elle lui adresse dans une étreinte amoureuse où elle tient le dessous. Mais je m’éloigne à nouveau des comédiens et repars vers leurs personnages ; ils sont vraiment trop bons pour qu’on s’arrête longtemps sur eux.

 

 

 

 

Surtout, on a affaire à une troupe – un groupe dont on sent la cohésion. Les tapes dans le dos des barons au banquet ne sont pas uniquement ressenties comme la traditionnelle et très conventionnelle accolade virile2 ; il y a trace d’une fraternité de jeu, pleinement autorisée à ce moment-là de la pièce. Et les saluts, francs et souriants comme je les aime, où les comédiens répartis côté cour et jardin courent les uns vers les autres, complices dans le jeu après l’avoir été dans le crime, courent à la rencontre des uns et des autres, avant d’accourir vers le public et ses applaudissements nourris…

On l’aurait presque oublié, pourtant, ce public, n’étaient un ou deux brefs moments de décrochage (au moment du « Out out brief candle. Life’s but a walking shadow. A poor player that struts and frets his hour upon the stage » – accompagné d’une vague de la main qui chassait une fumée inexistante-, la citation m’a extrait une seconde de l’intrigue et j’ai constaté avec surprise qu’une multitude m’entourait, qui regardait tout aussi avidemment le poor player upon the stage, la vie même, représentée sous nos yeux. Un peu avant aussi, lorsque l’assemblée des barons a applaudit le nouveau couple royal, j’ai eu l’impression qu’on applaudissait déjà les comédiens – quoique cette mise en abyme soit assez cohérente avec les personnages, bons acteurs dans la dissimulation de leur double jeu.)

Contrairement à l’opéra, les envies de meurtre sont cantonnées à la scène… Je ne sais pas si la retenue british (forcément, Shakes
peare en VO, ça attire le native – pas seulement, heureusement, c’est si bon de goûter au bon accent – pas toujours évident à suivre, certes, ça crie et on se prend les pieds dans les rebondissements, mais les prompteurs sont là pour venir à notre rescousse, alors…) a inspiré la salle, mais si même le public se met de la partie, le spectacle ne peut être que parfait. Évidemment, à la sortie, From-the-Bridge a émis quelques réserves, mais peut-on reprocher à quelqu’un de ne pas déroger à son motif ? Yes indeesd but…

(Thx for invinting me to join and rejoice)

 

1Quoique si l’on considère le texto de miss Red qui y a été jeudi : « La pièce était orgasmique ! »…

2 Complicité masculine ici, démarche du pianiste et du chanteur dans les saluts vendredi dernier… je ne sais pas ce que j’ai. Curiosité pour un nouveau motif éveillée par Querelle de Brest ?

Métro, boulot, dodo : entrez dans la dense légèreté de l’être

Métro

Place d’Italie. Un peu trop en avance, je me suis débrouillée pour rater de justesse le métro, et j’attends sur le quai. J’ai la lenteur d’une après-midi passée dans des pages, des phrases, des mots, au sortir de laquelle le froid suspend vos réflexions en l’état, et le décor quotidien vous surprend par la netteté de ses formes, pleines, insignifiantes. Pas même étourdi, vous promenez votre regard, la laisse lâche (vous pourriez le perdre des yeux dans votre état flottant, mais il faut tout de même lui octroyer un certain rayon d’errance pour ses besoins). C’est ainsi que je suis tombée sur une petite pastille (étonnant comme tout se lit) informant qui voulait la lire que les stations (faites-en une sur le blog linké) avaient été aménagées par Paul Andreu, et m’apprenant par là-même que j’avais déjà évolué sans le savoir dans l’univers du décorateur de Répliques avant de voir la pièce de Nicolas Paul. Coïncidence poétique. On pourra dorénavant s’autoriser la métaphore de « ballet des voyageurs ».

 

Boulot

« Coïncidence poétique », c’est Kundera. J’ai troqué l’Insoutenable légèreté de l’être contre une part de flan pour moi et de tarte aux fruits rouges pour Palpatine, petit paquet que je n’ai pas eu le cœur (ou l’estomac) de laisser se faire écraser dans mon sac. Cela tient tout aussi bien en main. Même promesse de régal. Main gauche dans la poche, bras droit collé le long du corps et avant-bras relevé à l’horizontale pour soutenir la petite pyramide posée bien à plat sur ma paume : je me rends soudain compte que cette attitude dictée par le froid et la faim est celle des mendiants. Je bénis le léger poids qui commençait à entraîner une légère crispation du biceps, il cesse d’être pesant – c’est l’espoir de l’aumône, qui est ins-supportable. Pas plus généreuse d’être plus riche d’avoir trouvé un nouvel écho de la thématique existentielle de Kundera, je monte dans le métro. Jusqu’à Bercy et correspondance baudelairienne pour Cour Saint-Emilion. Étonnant comme tout se lie. In the air.

 

Dodo

On touche au (troisième) terme. Il faudrait ajouter que « dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle » pour rester à l’ouest . Mimi nous l’a assez seriné, la ville de Milan est à l’ouest de Vienne – un K, je sais, étonnant comme tout. Ce lit que je ne saurais voir sans plaisir me rappelle qu’il est un temps pour les divagations. Rappel à l’ordre ? Rêve toujours.

Mer…credi : Où le massacre n’est pas celui de l’assassin

Plus de places assises à l’Assassin, je suis restée debout, raideur cadavérique, dans un coin, près du bar, en attendant le canard de Palpatine et celui-ci. Un peu comme au studio de danse, les jours où, soit que je brise une nouvelle paire de pointes, soit que je ne sente pas mon corps, ce dernier est à peu près aussi malléable qu’un sac de ciment, je me sentais encombrante. Une présence pas forcément inopportune, mais qui prend trop de place. J’ai sûrement eu l’air encore plus cruche que j’aurais jamais pu l’être en tâchant de m’incruster dans un des groupes de bloggueurs participer à la conversation, mais ma nouvelle dé-coupe de cheveux ne me portait pas à être sociable – c’est-à-dire encore moins que d’habitude.

Il m’est plusieurs fois arrivé que la coupe ne corresponde pas exactement à ce que je voulais ; c’était autre, pas raté comme cette fois où le carré plongeant à effet boule demandé est devenu une informité hésitant entre les perruques blondes, un peu trop petites par rapport aux têtes, de Mars Attacks et une coque de bernard l’hermite. Après la crise d’hystérie où je n’ai pu que déplorer le nombre de miroirs qu’il y avait chez moi – même le micro-ondes s’était mis de la partie, avec son idiote surface réfléchissante-, j’ai tiré les cheveux, aplati le brushing, décoiffé à coups de brosse la belle choucroute indéracinable, tracé la raie de toutes sortes de façon possible, pour arriver à quelque chose de supportable, raie à gauche, qui fait basculer l’équilibre de ce qui était prévu avec raie à droite et donne par l’asymétrie une bizarrerie moins perceptible que le décrochement au niveau des oreilles. Je ne m’appelais plus Charlotte (camarade de primaire qui reste associée à son carré court avec choupette) ni Edith (connaissance de mon père, type catho coincée), mais Miranda (celle de Sex and the City, pas de Grey’s anatomy).

Ce n’est pas siiiiiii moche que ça, ironise brièvement Palpatine, blasé sur la supposée perpétuelle insatisfaction des filles au sortir du coiffeur (alors que j’adore mon ancienne coiffeuse, qui a la mauvaise idée d’être restée proche de mon ancienne maison, c’est-à-dire loin de l’apart actuel) et coupant au plus court (mais pas trop, contrairement à mes cheveux) face à un « un mot et je t’explose – ou implose en larmes » implicite. Par conséquent, j’ai pris un cheeseburger, parce que, quitte à me sentir moche, cruche et encombrante, autant être grosse de surcroît. Conformément au nom du restaurant, c’était une tuerie. Manger me détend. Limite le nombre d’âneries que je peux sortir, aussi. Il ne faut pas prêter attention à ce que je dis lorsqu’à 21h20 je suis à jeun depuis le goûter. Valerio n’a pas été loyal sur ce coup (bas), en rapportant un « Du moment qu’il me nourrit, comment il se débrouille, ce n’est pas mon problème » (grande grammaticalité d’ailleurs – mais comme mon horrible subjonctif après « après que » relevé sur un devoir écrit n’a pas été rapporté, on pourra croire qu’il s’agit d’une liberté orale). De fort bonne compagnie néanmoins, alors nous n’en ferons pas un fromage – juste un cheesecake, pour faire glisser les frites à l’huile pas très fraîche.

Somebody Else

 

« Arthur Schnitzler, le romancier viennois du tournant du siècle, a publié sous le titre Mademoiselle Else une nouvelle remarquable. L’héroïne est une jeune fille dont le père s’est endetté au point de risquer la ruine. Le créancier promet d’effacer les dettes du père, à condition que sa fille se montre nue devant lui. Après un long combat intérieur, Else consent, mais sa pudeur est telle que l’exhibition de sa nudité lui fait perdre la raison, et elle meurt. Évitons tout malentendu : il ne s’agit pas d’un conte moralisateur, dirigé contre un méchant richard vicieux ! Non, il s’agit d’une nouvelle érotique qui tient en haleine ; elle nous fait comprendre le pouvoir qu’avait jadis la nudité : pour le créancier, elle signifiait une énorme somme d’argent, et pour la jeune fille une pudeur infinie qui faisait naître une excitation confinant à la mort. »

 

 

Kundera est un dieu, ce n’est pas l’Immortalité qui viendra y contredire. J’en avais assez de ficher, fatiguée d’estimer la quantité de liens que je devais avoir omis d’après la découvertes de quelques échos tardivement perçus, alors j’ai rangé mes affaires et suis partie en quête de cette nouvelle qui permettait à mon divin auteur de redéfinir la pudeur loin de toute morale pudibonde : « La pudeur signifie que nous nous défendons de ce que nous voulons, tout en éprouvant de la honte à vouloir ce dont nous nous défendons. »

 

Mademoiselle Else, qui n’a aucune envie de se montrer au « salaud » qu’est M. de Dorsday, rêve à d’autres moyens de récupérer l’argent, ou plutôt à employer le même moyen avec d’autres, plus jeunes et largement plus attirants : «  « Paul, si tu me procurais ces trente mille florins, tu pourrais me demander ce que tu voudrais. » Encore une phrase de roman : la fille au noble cœur se vend pour l’amour de son père bien-aimé, et… elle en retire du plaisir. Tout cela me dégoûte. » Demander tout ce qu’il voudrait, ou plutôt tout ce qu’elle voudrait. Mademoiselle Else, comme j’ai pu le constater rapidement, s’il est vrai que la nouvelle se lit d’une traite (ou presque – interrompue par un cours qui a vraiment eu lieu – j’aime ces lectures inopinées), est peut-être vierge, mais pas effarouchée.


Sensuelle, elle le dit elle-même, et l’on ne peut pas manquer de le remarquer lorsqu’on aborde la nouvelle par le biais de Kundera (qui a tout compris, comme d’habitude *Kundera power*). Au milieu de ses observations se glissent quelques formulations du désir : « J’aimerais bie’n me marier en Amérique, mais pas avec un Américain, ou épouser un Américain et ne pas vivre en Amérique. Une villa sur la côte, des marches de marbre descendent vers la mer, je m’étends nue sur le marbre… » ; « Dommage que le grand brun avec sa tête de Romain soit reparti. Paul disait qu’il ressemblait à un faune. Ma foi, je ne déteste pas les faunes, au contraire… » ; « Il ne sait pas quoi me dire. Ce serait plus simple avec une femme mariée. On dit quelque chose de légèrement indécent et la conversation est amorcée. » ; « Et à Gmunden, noble demoiselle Else, que s’est-il passé un matin de cet été, à six heures? N’auriez-vous pas aperçu les deux jeunes gens qui vous regardaient fixement du fond de leur barque ? Ils n’ont pas pu discerner mon visage, mais ils ont vu que j’étais en chemise. Et j’étais ravie. Ah! Plus que ravie, ivre de joie. De mes deux mains j’ai caressé mes hanches en prétendant ignorer qu’on me regardait. La barque demeurait immobile. Oui, voilà comment je suis, me voilà au naturel. Une dévergondée. Et chacun le sent ».

 

Cela amoindrit-il la répugnance à la perspective de se donner en spectacle pour M. von Dorsday ? Nullement. Au contraire, il est bien pire que le sacrifice requis d’elle ne le soit pas dans l’absolu. C’est même toute la subtilité de la nouvelle, de ne pas faire consister le dégoût dans l’acte même, mais dans la dégradation de sa signification : l’excitation du corps perd sa valeur en lui fixant un prix ; elle, veut se donner pour rien, c’est-à-dire pour son propre plaisir. La mort, qu’elle envisage à maintes reprises, n’a rien à voir avec le suicide d’une Lucrèce : s’il lui arrive de la souhaiter avant la mise à nu, comme évitement, elle se reprend et se dédie lorsqu’elle la prévoie à la suite – ne pas faire ce plaisir à un salaud, surtout quand la honte serait aussi l’expression de son désir, qu’il n’ y aurait alors plus de raison de réfréner. : « N’ai-je pas désiré toute ma vie une occasion de ce genre ? »

 

« Mais rien ne m’oblige à le faire. Je peux changer d’avis avant même d’être descendue. Je peux revenir sur mes pas, une fois arrivée au premier. Je peux aussi n’ y pas aller du tout. Mais j’ai envie… je me réjouis de le faire. » La tension érotique naît de ce qu’elle veut (se montrer nue) ce qu’elle ne devrait pas vouloir (humiliation du chantage), de ce qu’elle est tenue de faire ce qu’elle aurait voulu dans d’autres circonstances, et que néanmoins elle n’aurait pas tenté sans cette « occasion ». Dès lors, son souci est moins de se montrer nue que de gâcher le plaisir de celui qui l’exige, et la façon dont elle choisit de se montrer nue, à tous, écarte définitivement l’interprétation d’un dilemme entre le heurt de la pudibonderie ou de l’honneur d’une jeune fille de bonne famille. «Je voudrais trouver moyen de gâcher son plaisir? Si quelqu’un pouvait être là, pour me voir en même temps que lui ». Plus d’exclusivité, le salaud n’aura pas le plaisir d’arracher le secret de ce qui se donne librement. « De quel droit M. von Dorsday jouirait-il d’un privilège ? Si lui me voit, que chacun me voie. Oui ! L’idée est merveilleuse. Tous me verront, le monde entier me verra. »

 

L’écriture n’est pas celle d’hésitations apeurées et rationnelles, mais de revirements ardents du désir et de la répulsion, que rend particulièrement sensible le choix de la narration à la première personne. Vue de l’extérieure, on aurait cru qu’elle se résignait, non qu’elle osait : « Nue, toute nue. Comme Cissy m’enviera. Et les autres qui ne demanderaient toutes pas mieux que de le faire, et qui n’osent pas. Prenez exemple sur moi. J’ose, moi, la vierge. » On est pris dans un flux de pensée très dense dès les premières pages, qui relève moins du monologue intérieur que d’un dialogue permanent que la jeune fille mène avec elle-même (n’est-elle pas somebody Else ?) ainsi qu’avec le monde dont elle anticipe et façonne à sa guise les réactions. Les guillemets ne résonnent que dans son esprit, et il n’y a que des tirets qui puissent forcer son intériorité et faire parvenir des paroles à sa perception. Rien de monotone ou de trop coulant, donc, les remarques fusent, le style est vif et incisif, à l’image de celle qui en est l’émanation. Cela m’évoque Zweig (littérature allemande, aussi, même société mise en scène), qui aurait, en toute improbabilité, croisé Duras.

 

Les emportements de la jeune fille sont dans ces conditions particulièrement bien rendus ; sa folie, pas même déraisonnable, puisqu’elle telle que pour qui n’a pas accès à son intériorité. La fin, qui se produit nécessairement par délitement (interruption par points de suspension – les morts se racontent rarement), n’en est pas moins certaine, puisqu’elle est discrètement confirmée au travers de la jalousie de Cissy. La conscience por
tée à l’inconsciente : « Elle me parle, elle me parle comme si j’étais réveillée. Que veut-elle ?
– Savez-vous, Else, ce que vous avez fait ? Imaginez ! Vous êtes descendue vêtue seulement de votre manteau, vous êtes entrée dans la salle de musique et subitement vous étiez là toute nue devant tout le monde. Après vous êtes tombée évanouie. Une crise d’hystérie, prétend-on. Je n’en crois rien. Je ne crois pas non plus que vous soyez évanouie. Je parie que ce que vous entendez tout ce que je vous dis. »

 

 

Sa mort, au final ? Aidée du véronal qu’elle avait préparée au cas où. Mais surtout délitée par des forces antagonistes ne l’ont pas paralysée mais écartelée. « Pudeur et impudeur se recoupaient en un point où leurs forces étaient égales. Ce fut un moment d’extraordinaire tension érotique. »

Inculture pub : la campagne de Surcouf n’est pas ma tasse de thé

 

 

J’étais presque surprise que la négation soit restée intacte après une telle torture infligée à la langue : « On ne choisit pas sa famille, on choisit plus ou moins ses amis alors choisissons vraiment son ordi. » Sans parler de la logique tout à fait discutable de cet aphorisme publicitaire (quel rapport entre la famille, les amis d’un côté et l’ordinateur de l’autre ? – mis à part peut-être pour le geek intégral qui remplace les premiers par le second) ou du paternalisme dont on fait preuve à l’égard du client (pauvre chou qui ne savez pas faire la différence entre fréquentations de bon ton et amis véritables, ne seriez-vous pas une victime ? Pas d’inquiétude, Surcouf est un ami qui vous veut du bien), cette publicité pour Surcouf est une abomination grammaticale. J’imagine sans peine le publicitaire qui a choisi le pronom indéfini de la troisième personne du singulier parce que ça parle quand même vachement mieux au client un peu bœuf, et dont l’élan bute sur l’injonction à mi-chemin de sa rude tâche.

Hum, non, rien à faire, choisis, choisissons, choisissez, y’a pas choisit ! Que faire dans un cas si contraire ? Puisqu’on ne veut pas de nous trop majestueux, pas question de tout recommencer depuis le début et de réécrire le slogan, on change en nous en cours de route. Mais il faut montrer qu’on n’a pas oublié, alors on revient à la charge avec l’adjectif possessif du singulier au lieu du pluriel. Non mais c’est vrai, quoi, puisqu’on ne choisit pas sa famille, autant lui choisir son ordinateur et lui offrir un truc bien pourave qui lui pourrira la vie, c’est une super vengeance, au moins aussi belle que celle du publicitaire contre la dictature des dictées enfantines. Puis d’abord, sur l’ordi (qui se souligne, parce que nul n’aime être diminué), le correcteur orthographique et grammatical veille au grain, alors ne viendez pas m’embrouiller le pois chiche avec ça, même Cicéron c’était pas toujours carré.

 

 

 

Vous entendez la souffrance du publicitaire ? Ne l’embêtons pas trop avec son français, admirez plutôt son travail graphique, tout ce rouge si puissamment communiste, ça parle au peuple, non ? Mais si, voyons, le vulgus pecus qui se baffre de pizza tiède en calbute, cette allégorie du glamour contemporain ! De la propagande écrite en blanc sur rouge, y’a que ça de vrai, ce sont les bonnes vieilles méthodes qui marchent. Comment ça la comm’ des communistes n’était pas hype ? Même les hypermarchés capitalistes se la sont réappropriée ; n’allez pas prétendre que vous n’avez pas vu la super promotion sur la côte de bœuf 100% pur bœuf avec astérisque de chez Carrouf ou Lidl, bande de moutons. Les ordis doivent se vendre comme des petits pains, alors on fera comme s’ils étaient au même prix, qu’il y aura même pas besoin d’avoir été sage, si c’est pas cool, ça, après avoir choisi un modèle pourri pour votre famille non choisie.

 

*Pop ! goes my heart*
Sans Hugh Grant, c’est juste ringard.

 

Comme la campagne publicitaire de Surcouf a quelques décennies de retard, on pourra bien tolérer que les murs du métro gueulent encore en plein moins de janvier qu’un « vieux barbu court dans les rayons en criant qu’il n’aura jamais fini avant le 25 », on n’est plus à ça près.

 

 

D’autres marques profitent de la dernière vague de Noël avec un peu plus de subtilité, comme Lipton dont les sachets font davantage penser à un sapin ratatiné sous les décorations qu’à la splendeur pharaonique invoquée. Avec ces petits monticules pyramides de verdure, Lipton atteint son sommet : c’est presque du thé. Il ne faudrait tout de même pas nous prendre pour des bleus, ça reste un déguisement du Yellow, cousu de fil blanc : au bas de la piste, l’étiquette jaune est là pour nous le rappeler. A vos marques, prêts ? Infusez !