Les Variations Goldberg, de Nancy Huston

C’est assez dingue, quand même, cette façon qu’ont de toucher juste les romans qui parlent de musique et qui, ce faisant, parlent de tout autre chose ou précisément de ça dont s’occupe aussi la musique : du temps et de l’intime.

Les Variations Goldberg, de Nancy Huston — lu en avril 2022. J’ai recopié les extraits que j’avais pris en photo.

Le roman dure le temps d’un concert. À chaque variation correspond un point de vue, celui de la pianiste ou de l’un des convives rassemblés chez elle pour l’occasion :  comme on peut s’y attendre, ces regards croisés dessinent un portrait cubiste de la musicienne, mais la convergence s’inverse également en récits diffractés, ouvrant des petites fenêtres de calendrier de l’avent sur diverses psychés.

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Issu du monologue intérieur de la pianiste (from psyché to saucisses cocktail real quick). Quand l’attention au moment présent risque de devenir une fixation qui nous en abstrait…

[…] je ne dois penser qu’à mes doigts, et même à eux je ne dois pas vraiment penser. Sinon je sais qu’ils deviendront des bouts de chair, des boudins blancs, petits porcs frétillants, et je risquerai de m’interrompre horrifiée de le voir se rouler ainsi sur les morceaux d’ivoire.

Des petits porcs frétillants, non, mais des bestioles qui courent sur le clavier ou des poulpes tentaculaires en eau vive, j’ai déjà cru en voir en concert. La maîtrise atteint un extrême tel qu’elle s’inverse en son opposé pour le spectateur lambda qui ne peut y croire : on voit le pianiste courir après des mains qui ont déclaré leur indépendance.

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Ici, le contenu c’est la forme — chaque faute infléchit, gauchit un peu le sens même du message —, et donc le jugement porte sur chaque seconde. Et le pire c’est de n’avoir, tout le temps que dure l’épreuve, aucun accès à la musique elle-même. Je suis là pour en faire, les autres pour en entendre, mais la musique se déploie dans un entre-deux qui ne touche ni moi ni eux. Je ne traduis pas, j’exécute. La musique doit être exécutée, c’est-à-dire : mise à mort. Je suis le bourreau de l’immortel.

L’idéal mis à mort dans son exécution-incarnation, ça me rappelle une autre lecture de cette année : Écoute, une histoire de nos oreilles, un essai un peu étrange où Peter Szendy rêve ou revendique le droit pour l’auditeur de faire entendre ce que lui entend. C’est relativement facile quand on est musicien ou chef d’orchestre : on interprète, on cite, on transcrit, on variationne, on pique, on emprunte, on hommage (et à partir de là Peter Szendy esquisse une histoire de l’écoute, situant historiquement l’émergence de la notion d’œuvre et d’auteur) ; mais pour le non-musicien ? Faut-il s’en remettre au langage et s’en contenter ? Même le carnet de citation est un peu compliqué pour la musique ; il faut encore récupérer et découper des pistes, sans même parler de les monter…
(Je ne sais pas si j’avais déjà fait la chroniqueuse en abyme.)

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[…] Ou fiers comme des coqs d’avoir fait la queue sept heures durant pour avoir une place à l’Opéra. Hostie. Et à soir ils savent tous qu’ils sont dans le beau, dans le bien, et puis tout le reste, pfft ! ça compte plus. Le musique, c’est la fuite chic. Encore mieux que le cinéma. D’abord, y’a rien à comprendre. Tu peux t’en aller rendre visite à tes châteaux en Espagne pendant ce temps-là, et personne t’accusera de pas avoir suivi. Tu peux peux prendre un air pénétré, ajuster ton corps dans la position numéro 52 dite de Béatitude esthétique, puis te payer une heure de fantaisies gratis […]

Ce bashing de mélomane mondain… Je ne peux pas m’empêcher de penser direct à quelqu’un de particulier.

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Faut toujours faire des petits sauts en arrière comme ça, pour sentir comment ça puait pareil pendant l’âge d’or.

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Je préférerais vivre dans une maison comme celle-ci, je sens qu’elle conviendrait mieux à mon tempérament, mais j’ai peur de ne pas pouvoir fourbir l’effort nécessaire. C’est la même chose pour la cuisine, j’adore les plats mijotés mais j’ai peur de rater les recettes. […] Pierre dit qu’il s’en fout, qu’il aime autant manger au restaurant […] J’ai jamais l’impression que nous arrivons à construire quelque chose ensemble, ça en reste toujours au même point, on vit au jour le jour, dans le plaisir du moment. Et c’est vrai qu’on a du plaisir, seulement ça m’angoisse de ne pas du tout savoir où on va. Peut-être que c’est mon origine petite-bourgeoise qui fait que j’ai besoin de sécurité, mais enfin c’est comme ça que je le ressens. Au travail, c’est exactement l’inverse, c’est justement la sécurité qui m’angoisse. J’ai vraiment peur de vieillir idiote, même si c’est un cliché.

Touché-coulé.

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Il m’assure que moi je suis toujours aussi belle, que moi je ne fais que rajeunir de jour en jour. Mais justement, je voudrais ne pas avoir à rajeunir. Je voudrais pouvoir vieillir, tranquillement, en me sentant aimée.

Ce « vieillissement tranquille », ça pourrait être une manière de qualifier le sentiment de sécurité que me donne É. — repos d’une relation saine, après avoir connu une intranquilité que je pensais-déguisais comme stimulante.

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Elle m’a dit qu’elle aussi s’était sentie un peu coincée, qu’elle n’arrivait pas à bien saisir toutes les émotions qui la traversaient dans ces moments-là ; à faire le partage entre sincérité et volontarisme ; que certainement ce n’était pas rien, même pour elle, de voir l’homme qu’elle aimait en train de pénétrer une autre femme ; mais que la jalousie ne tombait pas non plus du ciel et qu’elle avait envie de la surmonter ; enfin qu’elle m’aimait vraiment beaucoup.

Faire le partage entre sincérité et volontarisme.

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Il n’y a que la musique qui me donne une telle permission, dans le sens d’une « permission » militaire.

Cela fait longtemps que je n’ai pas fait l’effort de me rendre au concert pour creuser (et m’offrir) cet espace-temps de rêverie-méditation au sein de l’écoute (il faut qu’elle soit présente pour qu’on puisse s’y dérober).

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Pour moi, ça ne fait qu’empirer, ce sentiment que si je n’investis pas chaque minute de la journée, je pourrais très bien finir par ne rien faire. […] si je ne consacre pas un certain nombre d’heures par jour à l’écriture je ne m’autorise pas à aller par exemple au cinéma. Exactement comme un catholique qui n’a pas le droit de communier sans s’être confessé au préalable. Parce que si un jour se passe sans que j’écrive, il n’y a pas de raison que tous les jours ne se passent pas de la même façon : si je relâche mon attention, le temps pourrait s’accélérer derrière mon dos, il pourrait se mettre à passer par sauts et par bonds, et des années entières disparaîtraient dans la trappe de ma distraction momentanée. / Deux choses échappent à cette logique infernal, deux choses seulement : l’amour et la musique.  […] Et s’ils m’octroient ce privilège exceptionnel — celui de vivre dans le présent —, c’est parce qu’ils sont, malgré tout, par définition, circonscrits dans le temps. On ne peut pas baiser indéfiniment , et chaque pièce de musique a un début et une fin.

Voilà globalement résumée l’angoisse latente de mes dernières vacances. Si je ne fais rien un jour et que je ne fais rien le suivant, pourquoi en irait-il ensuite autrement ? Et alors je n’ai rien fait de, j’ai gâché — mon temps, mes vacances, ma vie, mes capacités. Contre la flemme qui s’installe et dérobe le repos qu’elle prétexte, ma velléité rêve d’une routine, d’une hygiène de l’effort telle qu’elle s’entretient elle-même et que l’effort cesse d’être cette absence de désir qui fait procrastiner sur le dos de la fatigue.

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Nobody else has ever given me that feeling of not only understanding everything I said but giving me the courage to express it, the courage te believe it wasn’t just baby whining but adult agony […]

(Comment fait-on la différence ?)

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Je te revois, si gaie pendant nos vacances au bord de la mer, tu faisais des galipettes, tu voulais être acrobate quand tu serais grande, d’où t’est venue cette barre de fer dans le dos ? Quand est-ce que tu as commencé à vivre ta vie avec détermination, au lieu de la vivre avec espièglerie ?

Quand j’ai relu-découvert les citations que j’avais photographiées, cette dernière question a frappé fort. J’ai des éclipses d’espièglerie, comme des marées basses subites qui me font apercevoir qu’en dessous, la détermination n’est plus si déterminée. C’est peut-être ça le plus dur : s’être construit sur une détermination qui vient à faire défaut. Il faudrait redevenir espiègle pour s’en foutre.

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Frédéric s’est levé de nouveau, il a mis un bras autour de mes épaules
il a senti à quel point elles étaient nouées et il m’a massé le cou
jamais je n’avais senti une telle patience dans les mains d’un homme
j’ai pensé : ce sont les mêmes doigts qui bougent à la vitesse lumière sur son saxophone
j’ai eu envie de me blottir contre lui, de disparaître en lui
il m’a fait l’amour avec tant de joie et de tendresse que les larmes le coulaient sur le visage […]

Une telle patience dans les mains d’un homme (le mien est bassiste amateur).

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Les personnes dans l’assistance sont des êtres que j’ai aimés et que j’aime. Je voulais qu’ils me permettent de prendre ce risque, le temps de… Oui, le temps de. Ils me l’ont permis. Ils ont assisté au concert et ils m’ont réellement assistée : ils m’ont aidée. Je leur suis reconnaissante. C’est tout.

Par instants — c’était très éphémère mais quand même —, par instants, j’ai cru entendre de la musique. La musique que moi j’étais en train de jouer. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant. Il y avait comme des bribes de sons, des modulations ; ça se passait à la fois dans mon corps et dans l’air autour de moi. De la musique ! Cela m’a rendue très joyeuse. Je ne pourrai jamais leur avouer cela : que jusqu’ici, je n’avais jamais entendu de la musique.

Le sens qui se retrouve par la présence.

Des danseurs qui se lisent

Le site de la médiathèque de Roubaix permet de faire des suggestions d’achat. Cela faisait quelques semaines que j’attendais de voir si l’essai de Lucie Azema serait accepté quand j’ai proposé en sus l’autobiographie d’Hugo Marchand : une heure après, la demande était validée. J’attends donc de rencontrer la balletomane qui travaille dans cette médiathèque, sachant que l’autobiographie de Germain Louvet était déjà en rayon.

La lecture de ces deux étoiles à quelques semaines d’écart a souligné le contraste entre les deux approches : Germain Louvet est sans cesse à l’affût de ce qui l’entoure et des inégalités qui pourraient s’y trouver, se servant de son statut d’étoile comme d’une tribune d’où l’on entendra la voix de la nouvelle génération, tandis qu’Hugo Marchand creuse en lui, embrassant le narcissisme pour toucher à l’intime.

Côté écriture, deux choix tout aussi valables : Hugo Marchand s’en remet ouvertement à Caroline de Bodinat, qui connaît son métier (son nom figure sur la couverture, contrairement au nègre de Misty Copeland par exemple, relégué en page de garde) ; Germain Louvet, lui, s’y colle en personne, avec des maladresses narratives mais aussi, belle surprise, des formulations plus littéraires et poétiques.

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J’ai été surprise par l’engagement de Germain Louvet, qui me renvoyait jusque-là l’image d’un jeune homme comme-il-faut beau et docile ; ses prises de position sont tout à son honneur. J’avoue pourtant avoir été un peu agacée parfois par sa manière systématique de gratter chaque point noir quand tout chez lui semble si lisse, avec une présence en scène si radieuse, un parcours si éclatant (la tentation serait grande de simplifier par : facile). Que faire depuis sa position privilégiée du constat de décalage entre les petits rats et les ados lambdas de l’autre côté de Nanterre, par exemple ? Dans ces passages, la mauvaise conscience du privilégié affleure sans apporter grand-chose. Le danseur interpelle davantage quand il utilise sa sensibilité d’homme homosexuel pour faire un pas de côté et interroger des pratiques et des normes confites par une société patriarcale, les dénonçant pour ainsi dire de l’intérieur. Et il y a du boulot, quand on découvre l’épisode stupéfiant d’une séance de travail du Jeune homme et la mort où le répétiteur, non content de faire preuve d’une misogynie crasse, entretient un rapport de pouvoir malsain avec les danseurs.

[Sur la perpétuation d’idéaux archaïques dans les rôles du répertoire] S’effacer lentement pour ne se réjouir que du sentiment abrutissant mais rassurant d’appartenir à la même condition. Emprunter le même chemin pour être sûr de ne pas se perdre, c’est aussi prendre le risque de ne jamais se trouver. […] L’homme puissant et sûr de lui que je dois incarner est celui qui m’écrase à coups de talon, me tabasse le soir dans la rue si je fais preuve de trop d’exubérance ou si je tiens la main d’un autre homme. […] Comment faire exister, même subtilement, les étincelles d’une différence qui s’accorderait mieux à mon époque, à ma propre intégrité et à mes idéaux sans balayer d’un revers tout un patrimoine artistique, technique et culturel ? Comment faire parler cet autre, ce dissident à l’ordre établi, dans le costume de Basilio, de Solor, de Siegfried, de Lucien d’Hervilly, d’Armand Duval, d’Eugène Onéguine ou d’Albrecht ?
[…] Certes, la situation a évolué, fort heureusement. La difficulté en est d’autant plus perverse que ces questions sensibles semblent réglées en surface. Et pourtant, mon malaise existe toujours, sous une forme peut-être moins distincte.

J’ai parfois l’impression d’interpréter des rôles en totale inadéquation avec ce que je suis. […] Ne pas considérer les rôles comme littéraux, mais plutôt archétypaux, pour s’en affranchir et délivrer une lecture moderne de leurs aventures et de leur psychologie.

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Hugo Marchand, à l’inverse, m’insupporte assez rapidement sur scène, mais je me suis sentie étrangement plus proche de lui en lisant son récit — probablement parce que j’ai une tendance similaire au narcissisme, face au miroir et plus largement, dans cette nécessité de plonger en moi pour comprendre les autres. Parce qu’il parle davantage de son ressenti émotionnel, de son rapport au corps, aussi, du sien et de celui de ses partenaires. Ce qu’il raconte de son partenariat avec Dorothée Gilbert m’a rappelé David Hallberg à propos de Natalia Osipova ; ce sont de très belles pages sur l’intensité et l’étrangeté de former un couple à la scène, de vivre comme vie parallèle une histoire non sexualisée mais tout aussi intime. (Me revient sans cesse en tête cette formulation de Melendili à propos de Mad Men, sur la beauté des relations qui n’ont pas de nom.)

Dire, lorsque tu danses avec quelqu’un, que tu vis et vibres au même moment que l’autre semble bien plat. Ce coup de foudre artistique ne trouve pas de mots. Et j’ai senti, et nous avons senti que ce qui se passait pendant les répétitions allait briller différemment sur scène, de façon plus intense encore. Nous nous y attendions en silence. En parler nous aurait affolés.
Les émotions traversées ensemble pendant le ballet vont être vécues. Je me souviens de cette graduation du plaisir atteint par palier. Il y a eu les tremblements, ce coup de chaleur, la sensation de perte de contrôle, ce lâcher-prise qui t’irradie juste avant le précipice de l’orgasme. Je suis parvenu à cela. À cet envahissement. Dorothée aussi. Sans quoi nous n’aurions pas su, ni pu, dans ce lâcher-prise, fusionner.
Notre vie a duré trois heures.

Ces rôles comme celui d’Onéguine, je les vis comme on peut être emporté par une relation extraconjugale. […] C’est un libertinage que je m’octroie. Je tombe amoureux des personnages qui me traversent le temps d’un ballet et, par procuration, de leurs propres passions amoureuses. […] J’aime cette forme d’inconstance à ma vie quotidienne. Cette idée qu’il n’y a pas qu’une façon d’aimer m’apporte un équilibre.

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L’attention portée au sensible par Hugo Marchand m’a conduite à prendre plein d’extraits en photo. Cette remarque sur l’hypersensibilité, déjà, que je ne peux que constater depuis le début de ma formation pour le DE :

Nous sommes tous hypersensibles, je le suis. […] Nous sommes de cette chapelle du sixième sens. J’en suis pratiquant. Nous avons tous plus ou moins développé une sensibilité proprioceptive, une conscience très profonde de notre corps et de ses interactions. Nous réagissons aux signes infimes. Dans cette perception de l’autre, la communication s’affranchit de celle qui vient par les mots. C’est quasi animal. Cette grammaire du ressenti est le dénominateur commun des danseurs. Elle nous rapproche comme elle peut nous couper du monde extérieur En particulier à l’issue d’une représentation.
Nous sommes atteints et ailleurs.

Un passage très juste sur ce que fait le surgissement des larmes dans le cours de danse (je n’ai toujours pas trouvé comment les tenir à distance à coup sûr, l’impression de nullité insurmontable devenant parfois trop envahissante pour ne pas déborder) :

À partir du moment où tu te fissures, le rapport d’apprentissage se termine sur-le-champ. L’émotion s’immisce dans le travail. […] Les pleurs biaisent les rapports. On ne pleure pas devant un professeur. Il devient alors trop compliqué de travailler. […] Jean-Guillaume Bart me fait vite comprendre que l’affect ne doit pas entrer en jeu. Cette distance qu’il se doit d’imposer est une source de concentration et de neutralité. Le socle pour construire un vrai travail de fond.

Toujours sur le registre émotionnel :

Même si à la sortie d’un spectacle je suis entouré, le fait de ne pas réussir à transmettre ce ressenti de la danse tel que je viens de l’expérimenter, cet absolu que je viens de respirer, crée en moi une grande solitude émotionnelle.
Une solitude douloureuse que je n’arrive toujours pas à accepter.

L’ego est une thématique récurrente d’Hugo Marchand, parfois sur le mode de l’auto-flagellation (en mode : « mon petit ego de merde »). J’ai trouvé ce passage-ci plutôt touchant :

Beaucoup de ces premiers moments, de ces instants, je les ai fixés sur ces vieux miroirs. Pour me couper de la vue plongeante que j’ai sur mon ego. Ça me donne l’illusion de limiter l’étendue de mon narcissisme.

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J’ai aimé aussi que l’étoile regarde derrière son épaule vers ceux qui n’ont pas pu devenir danseurs professionnels :

Si un corps n’est pas fait pour danser, impossible à modeler, c’est immensément douloureux, mais il vaut mieux laisser tomber que s’acharner.

Elle a arrêté la danse, opté pour des études d’histoire de l’art, obtenu ses diplômes, tracé sa voie et un jour, demandé un poste d’ouvreuse à l’Opéra Garnier. Avec Aliénor nous nous croisons parfois, j’aime échanger avec elle, son regard me porte. Si j’avais échoué au concours d’entrée de l’Opéra, je n’aurais sans doute pas eu so force, je n’aurais jamais pu voir des autres danse, je n’aurais été qu’un charivari de frustrations […]

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Il est des muscles dont je n’ai pas conscience encore. La connexion ne s’est pas établie entre le corps et le cerveau. Il me fait capter cette première étape, la non-conscience. La deuxième est la conscience, mais l’incapacité nerveuse à agir sur le muscle ou l’articulation. L’étape suivante consiste à parvenir consciemment à faire travailler le muscle et la dernière étape est l’automatisation. Ce microtravail de maîtrise permet d’accéder à une technique plus virtuose. Petit à petit, jour après jour, je prends le contrôle. Je forge mon corps de danseur en un corps d’athlète danseur. Cet idéal vers lequel je tends est un infini. C’est un plaisir organique. Un moteur quotidien.

C’est tellement ça ! Depuis quelques mois, je me rends régulièrement à un cours dédié au travail des chaînes musculaires. La simplicité apparente des exercices n’a d’égal que l’œil chirurgical de la professeure (ostéo, kiné, thérapeute), et je me retrouve à lutter avec des connexions nerveuses qui ne sont pas encore câblées. Je suis contrainte dans un premier temps d’appeler certains muscles dans le vide : au mieux, toute une série de muscles s’active, dans laquelle il me faudra apprendre à isoler celui qui m’intéresse pour acquérir un contrôle différencié ; au pire, rien ne bouge, et je regarde avec envie mes camarades retraités y parvenir bien mieux que moi (alors que je suis globalement beaucoup plus entrainée qu’eux — mais cette connexion-là, eux l’ont travaillée, moi pas).

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Bonus balletomanes

  • Hugo Marchand sur la direction d’Aurélie Dupont (qu’il me ménage pourtant pas dans son récit) :

N’est-il pas un peu facile de jeter la pierre à Aurélie Dupont pour ne pas s’être transformée « en souci de l’autre » d’un claquement de doigts, en mère Teresa du jour au lendemain ? Comment lui reprocher l’apprentissage express par lequel elle a dû passer, l’introspection avant de parvenir à gérer les états d’être, d’âme, les ambitions de 154 danseurs ?
Comme toute étoile à qui l’on impose et qui s’est imposée de ne s’occuper que de sa propre personne depuis l’École, nous sommes obsédés par nous-mêmes.
Après une carrière […] comment, à plus de 42 ans, modifier profondément son caractère, ses réflexes, ce qui a guidé le culte de soi-même au quotidien pendant si longtemps ?

  • Germain Louvet à propos de Svetlana Zakharova (une légende vivante, pour les non-balletomanes qui continuent à lire) :

Avant de rejoindre Milan, je disais pour rire à mes amis que je n’aurais pas intérêt à la faire tomber sous peine d’être torturé dans une cave du KGB. Maintenant que e suis littéralement responsable de sa personne, je ne ris plus du tout et je n’ai pas besoin de penser au KBG pour frissonner.

elle s’inflige un très long rituel […] Je me sens presque plus confiant et détendu qu’elle, ce qui me surprend et m’interroge. J’ai certainement un rapport beaucoup plus décomplexé à la scène, et tant mieux, car je deviendrais fou si cela me mettait chaque fois dans un état pareil. […] Je ne pense pas être un jour à la hauteur de cette artiste […]. Mais ce dont je suis sûr, c’est que cette voie que je respecte avec beaucoup d’admiration et d’humilité, je ne saurais la prendre.

Noël, c’est aussi

Je perds l’attention d’É. et cela me fait prêter l’oreille à ce qu’il se passe derrière nous. Des éclats de voix. Rends-moi mon téléphone. Tu te fous de ma gueule. Tentatives de récupération, esquives, ils bougent dans l’espace vide du RER comme dans une cour de récréation, mais ce ne sont pas des enfants. Rends-moi mon téléphone. La répétition est suppliante, mais le ton ne l’est pas, ni en colère, plutôt neutre (pour ne pas envenimer les choses ? parce qu’elle sait que c’est vain ?). Tu te fous de ma gueule. Ça se charge de colère. Tu ne trouveras rien, il n’y a rien. On se demande avec É. s’il faut intervenir, et surtout comment. On se lève, on  se place derrière eux, derrière les portes. Tu te fous de ma gueule : sur le téléphone confisqué, il scrolle à toute vitesse une discussion de toute évidence graphique privée. Il n’y a rien. Tu te fous de ma gueule. Les monologues rayés continuent de se juxtaposer, mais la présence d’É. derrière lui l’a fait descendre d’un ton. Terminus : tout le monde descend. Il voudrait la planter là, trace dans la colère. Elle lui trottine après. Rends-moi mon téléphone. Cette fois l’imprécation a fonctionné, si l’on veut : on regarde avec incrédulité l’écran briller au sol ; il l’a jeté derrière lui avec force comme un fumeur énervé se débarrasserait d’un mégot. La violence physique écartée dans l’immédiat, on ne s’en mêle pas, espérant que la jeune femme poursuivra son chemin seule plutôt que si mal accompagnée. On poursuit le nôtre. Quelques centaines de mètres plus tard, derrière les vitres de la voiture venue nous chercher, des éclats de voix percent l’habitacle : ce sont les mêmes qui s’obstinent à faire couple et s’invectivent, encombrés de paquets.

Noël, c’est aussi la bûche dans la cuisine avec le colonel Moutarde.

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Ma grand-mère fatigue debout à émietter le saumon ; je prends le relai. J’ausculte du bout des couverts la chair translucide, tout juste précuite, écarte le blanc, le gris, le gras, les arrêtes prises dedans. J’émiette. Derrière moi, chacun s’affaire ou attend une tâche de Mum, qui orchestre la brigade de cuisine. Le riz, les épinards et le biscuit à la cuillère sont réservés. Le caramel menace de brûler. Les blancs comment à monter en neige dans le robot pâtissier. La vaisselle s’accumule et disparaît en fonction de la disponibilité de l’évier. Les torchons n’ont pas le temps de sécher. Il faut étaler la pâte feuilletée. Encore un filet à émietter. Où sont rangés les plats qui vont au four ? Au final, j’aurai juste (un peu trop) cuit les blinis, émietté le saumon, concassé la nougatine refroidie. Trois arrêtes m’auront échappées mais toutes retrouvées dans ma part de koulibiac, c’est justice.

Noël, c’est aussi Mum qui s’affale crevée dans le canapé au moment de lancer les festivités ; elle est en cuisine depuis le milieu de l’après-midi.

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Ma grand-mère a installé sur le buffet l’immense crèche provençale de feu mon grand-père : les santons par dizaines, mais aussi les petites maisons fabriquées en cageot, le ciel peint en carton, la rivière en papier d’alu.  Ce n’est pas affaire de religion, mais de collectionneur. Il y a d’ailleurs quelque part un fichier Excel avec le nom de tous les santons acquis année après année à Aubagne, et des casiers numérotés pour les ranger, réalisés sur mesure pour correspondre aux formes variées (n’oublions pas le montreur d’ours, l’âne, le mage agenouillé, le meunier avec ses sacs de farine sur l’épaule). On s’amuse de l’Arlésienne toute poitrine dehors, de la facture plus ou moins léchée des figurines et inévitablement, on se remémore les anges de ma cousine et moi. La peinture de santons bruts en terre cuite avait occupé un après-midi d’enfance, avec des résultats très contrastés. En bonne élève appliquée, j’avais peint la robe bleu pâle, les cheveux blonds, la bouche rouge, lèvres légèrement séparées, et les ailes blanches avec, comble du raffinement, de légers traits argentés — un ange parfaitement niais. Ma cousine, moins patiente, plus anticonformiste, avait barbouillé son santon selon l’humeur du moment : robe noire, yeux charbonneux, cheveux roux dégoulinant en flammes de l’enfer — meet Lucifer. Montre-moi ton santon, je te dirai qui tu es. Chaque année, on s’en rappelle en riant, chacune plus admirative du santon de l’autre (plus appliqué, plus orginal), mais se moquant également de l’un et de l’autre, l’ange kitsch et l’ange hard rock.

Noël, c’est aussi É. qui offre un caganer à ma grand-mère, un santon typiquement catalan qu’on ne retrouve pas dans la crèche provençale, pantalon baissé, en train de déféquer.

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Noël ne serait pas vraiment Noël sans tête de moine, ce fromage qui se froufroute à la manivelle et se mange avant même d’avoir été déposé dans une coupelle. C’est probablement l’aliment de fêtes auquel je tiens le plus, bien davantage que le foie gras (boudé comme toutes les viandes depuis que je suis devenue presque VG), les huîtres (objets d’un désamour) ou le saumon fumé (banalisé). Cette année, la sainte-trinité a d’ailleurs été partiellement rétrogradée de l’entrée à l’apéritif, de sorte que nous avions encore faim pour le koulibiac et sa divine pâte feuilletée maison. Un peu moins en revanche pour la mini-fondue savoyarde qui a suivie, le Mont d’or ayant été chargé à lui seul de remplacer le plateau de fromages. L’omelette norvégienne au sorbet poire a glissé toute seule, minuit à l’approche.

Noël, c’est aussi chercher la recette du Mont d’or au four, s’apercevoir qu’on n’a pas de vin blanc et, qu’à cela ne tienne, le remplacer par du champagne.

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Maison Kaufman & Broad de série américaine avec salon cathédrale (et des lézardes de plus en plus grosses). Flûtes ouvragées en cristal épais (caisse de champagne achetée via le CE). Pulls en cachemire (Bompard dans les paquets ou sur Vinted). Cadre argenté sur un guéridon (bouille ronde de mon cousin qui a depuis coupé les ponts). Carafe à vin de dessin animé, à soulever à deux mains (pour aérer un vin bouchonné : 2006, c’était il y a 16 ans. 16 ans à la cave). Assiettes assorties (d’un service désuet). Tapisserie murale, cadres et tapis épais (parfois élimés).

Noël chez ma grand-mère, c’est aussi me rappeler que, même sans rang de perle, sans messe, sans être propriétaires, sans en avoir le mode de vie quotidien, nous sommes des bourgeois, nous avons la chance d’une certaine aisance, l’habitude des belles choses et de parfois les oublier.

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Mi-bas noirs dans des sandales dorées : c’était déjà un choix contestable niveau mode ; cela s’est révélé une mauvaise idée niveau sécurité.

Noël, c’est aussi Mum qui tombe dans l’escalier et n’en finit pas de chuter. Le tube de Voltarène aura été son premier cadeau.

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Noël c’est aussi et surtout la lumière, toutes les lumières, celles qui flambent autour de la bûche dans la cheminée, en guirlande dans le sapin, en reflets qui tintinnabulent silencieusement sur les boules et l’ange en verre, le long des parois des flûtes en cristal, sur le plateau argenté, en bordure des cadres métallisés, sur les bolduc frisés, les papiers cadeaux bientôt froissés, dans nos yeux un peu plus myopes d’être fatigués, multitude de lumières prêtes à être transformées en bokeh par la mémoire, d’autant plus rayonnantes et chaleureuses qu’elles seront floues – un cocon qui nous récupère d’année en année. Je m’y sens bien l’espace d’une soirée, dans cette parenthèse d’enfance où l’âge adulte ne peut arriver.

Films 2022

Janvier : Madeleine Collins (ciné), En attendant Bojangles (ciné), The Trial of the Chicago 7 (Netflix), Annette (ciné), Sybil (TV), Belle (ciné), Twist à Bamako (ciné), La Place d’une autre (ciné)Février : Une jeune fille qui va bien (ciné), Crazy stupide love (Netflix), Passing (Clair-obscur sur Netflix FR), The King (Netflix)Mars : Viens, je t’emmène (ciné), Belfast (ciné), Le Chant du loup (Netflix), The Dig (Netflix)Avril : En corps (ciné) / Mai : Polisse (TV), Downton Abbey II (ciné) / Juin : Au poste (VOD) / Juillet : I’m your man / Ich bin dein Mensch (ciné), Decision to leave (ciné), Tempura (ciné)Août : American Psycho (Netflix), Bolshoi (Amazon Prime) / Septembre : Plan 75 (ciné), Point d’équilibre (Amazon Prime), Premier contact (Netflix) / Octobre : Prisoners (Netflix), Radioactive (Amazon Prime) / Novembre : What we do in the shadows (VOD), Chat noir chat blanc (Netflix ?) / Décembre : Armageddon Time (ciné) / Casino (Netflix) / Get out (Netflix)

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Le premier constat du bilan ciné de l’année, c’est que je ne vais plus beaucoup au cinéma. Celui de Roubaix ne passe que des films très populaires, presque toujours en VF (un blockbuster, ça se voit en VO, déso pour le snobisme). Aller au cinéma implique donc de se rendre à Lille, le temps de trajet se rapprochant dangereusement de la durée du film ; la tentation des plateformes de streaming est alors grande. Mon abonnement virant au mécénat, j’hésite depuis des mois à résilier ma carte UGC, mais j’ai à chaque fois l’espoir de retrouver la motivation de sortir davantage (et la carte UGC, c’est aussi l’assurance de pouvoir faire pipi comme on veut quand on est en ville).

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Quelques tendances :

  • Un début d’année marqué par Virginie Efira dans Mademoiselle Collins, Bojangles et Sibyl.
  • De judicieux choix de midinette : Timothé Chalamet dans King, mais surtout Eddy Redmayne dans The Trial of the Chicago 7 (très bien rythmé, des répliques au cordeau) et François Civil dans Le Chant du loup (avec Paula Beer en prime).
  • Quelques bons films français (si, si) : Le Chant du loup précédemment cité, mais aussi Polisse et Viens, je t’emmène.
  • D’émouvants noirs et blancs avec Passing et Belfast.
  • Toujours un œil tourné vers l’Asie : excellent Decision to leave, Tempura tout à fait dispensable, Plan 75 perturbant et émouvant (une dystopie sans effet spéciaux, qui colle quand même des frissons dans le dos : pour ne pas s’effondrer sous le poids de sa population vieillissante, la société japonaise propose aux personnes de plus de 75 ans de se faire euthanasier, contre un petit pactole à dépenser auparavant et un suivi téléphonique… qui vont justement rattacher à la vie l’héroïne qui s’était résolue à se la laisser ôter).
  • Des films clairement dispensables : j’ai déjà cité Tempura mais la palme revient à Radioactive, biopic le moins rythmé de l’histoire.
  • Des tentatives pour partager l’humour du boyfriend : Au poste, What We do in the Shadows, Chat noir chat blanc. Même si j’entrevois en quoi ça peut être drôle, rien à faire, ça tombe à plat pour moi ; je trouve ça poussif. Hors comédie romantique (comment ai-je pu passer à côté de Crazy Stupide Love si longtemps ?), il me faut des parades d’intelligence – traits d’esprit, ironie – quand lui affectionne la simulation de l’idiotie pour souligner la bêtise ambiante et s’amuser de son absurdité. Je suis beaucoup plus réceptive à ses découvertes en matière de thriller (Prisoners, Get out) et science-fiction (engouement pour Premier contact, avec questions de langage et paradoxes temporels).
  • Si je devais n’en retenir qu’un, sans hésitation : I’m your manIch bin dein Mensch en VO.

Séries 2022

 

Plutôt que d’ajouter le nombre d’heures passées à regarder des séries aux statistiques faramineuses de mon téléphone, je préfère voir ce qu’il en reste et vous donner envie vous aussi d’y laisser quelques soirées.

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Normal People

Vu sur Arte replay –
dispo sur france.tv jusqu’au 15 mars

Heureusement que Melendili m’a avertie de l’existence de cette courte série avant l’arrêt du replay : je suis rapidement tombée amoureuse du personnage principal. Un beau personnage masculin bien écrit, a approuvé Melendili. Je pensais au personnage féminin, incroyablement belle et brillante mais difficilement aimable.

On est clairement du côté du mélo plus que de la comédie romantique, avec un couple qui ne cesse de se manquer et de se rejeter, remuant un passé-passif-agressif — des histoires de classe sociale, de confiance et de soi abîmés, ébréchés, qui font que l’un et l’autre sont toujours prêts à se saborder. C’est une histoire magnifique, jusque dans son dénouement à rebrousse-poil, avec des personnages à la psyché fouillée et probablement les plus belles scènes de sexe-tendresse que j’ai jamais vues (des scènes avec un véritable enjeu narratif où le sexe n’est pas une performance ou une manière d’acter une conclusion, mais un espace d’intimité où l’on se découvre dans la friction).

À voir si : vous avez un cœur caramel mou.
À ne pas voir si : vous avez un cœur caramel dur.

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Black Mirror

Presque tous les épisodes des saisons 1 à 4, sur Netflix

Une éternité après tout le monde, je découvre cette série qui n’a de série que le nom, puisque les épisodes, confiés à des réalisateurs différents, sont totalement indépendants ; ils n’ont en commun que leur noirceur. Le boyfriend a soigneusement sélectionné des épisodes pour m’y faire entrer progressivement, privilégiant les dystopies aux thrillers… que j’ai fini par regarder (parfois derrière une main ou une épaule) tant ils sont virtuoses et intelligents. Le niveau de stress est pourtant de taille à tester l’efficacité de son déodorant : un épisode de Black Mirror et je pue d’une sueur âcre comme si c’était moi qui avais été traquée pendant une heure.

Parmi les épisodes qui m’ont le plus marquée :

  • presque feel good : Hang the DJ (malgré le titre), Chute libre
  • sur le deuil : San Junipero (mélancolique), Bientôt de retour (creepy et dur émotionnellement)
  • proprement terrifiants : La Chasse, Metalhead

À voir si : vous avez quelqu’un derrière qui vous cacher.
À ne pas voir si : vous êtes seul chez vous et/ou n’avez pas mis de déo.

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Les Chroniques de Bridgerton

Saison 2, sur Netflix

C’est téléphoné, évidemment, mais quel plaisir de passer quelques heures au téléphone à bitcher en bonne compagnie !

- Viens voir le bébé, Eloïse. - Pourquoi ? Il a changé ?

À voir si : vous aimez l’esprit British & bitchage.
À ne pas voir si : vous êtes allergiques aux comédies romantiques.

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Drôle

Saison 1, sur Netflix

Je n’ai pas vraiment ri mais j’ai pas mal souri, parce que c’était drôle, oui, mais surtout touchant. Pourquoi arrêter la production alors qu’on tenait enfin une bonne série française bien rythmée ?

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The Handmaid’s Tale

Saisons 1-5, sur Amazon Prime et OCS

Coiffes blanches, manteaux rouges, couleurs et rang impeccables. Lumières douces, diffuses, divines presque. Visuels contrastés, organisés, adoucis. L’univers de la servante écarlate est incroyablement esthétique et ce n’est pas un hasard, comme le confirmera par la suite son négatif, le monde « normal » que nous connaissons, au rendu terne et bordélique. L’esthétisation de l’horreur loin de la gommer la renforce ; la force graphique de l’image traduit la fascination que peut exercer la société dépeinte, souligne sa dangerosité. J’ai regardé les premiers épisodes comme une proie paralysée face à son agresseur, prise dans une fascination morbide et viscérale.

La prise ne s’est pas desserrée, sauf peut-être à la fin de la saison 2, quand on impute à son personnage une décision moins cohérente que pratique pour jouer les prolongations pendant une nouvelle saison (j’ai boudé pendant quelques jours avant de reprendre le visionnage). J’en ai passé, des heures avec June Osborn, Serena Joy Waterford et Fred Waterford — la servante, l’épouse et le mari. L’intérêt grandit à mesure que les jeux d’alliance entre ces trois personnages créent des relations qui ne peuvent plus être simplement nommées, mille-feuille d’intérêts divergents-convergents-divergents, séduction, manipulation, jalousie, entraide, résistance, vengeance… Cette complexité psychologiques fait que les premières saisons en huis-clos sont pour moi les plus fortes, même si les enjeux de politique internationale des saisons 4 et 5 réservent leur lot de tensions stimulantes, après une saison 3 un peu flottante entre zoom in et zoom out.

[Prise de conscience en écrivant ce post] C’est probablement ce changement d’échelle qui a fini par me rendre exaspérants les gros plans constants sur le visage d’Elisabeth Moss : autant cela se justifie dans la cadre d’un huis-clos, où tout est filmé au plus près des personnages, traduisant leur marge de manœuvre très étroite, autant la répétition de ce procédé dans un cadre plus large prend des allures d’appels empathiques trop appuyés pour ne pas devenir un brin kitsch (et contre-productif : on s’agace plus qu’on ne s’émeut).

À voir si : vous ne l’avez pas vu.
À ne pas voir si : vous avez des traumas (beaucoup de violences et de viols).

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The Boys

Saisons 1-3, sur Amazon Prime

Pris dans les logiques du vedettariat, les superhéros en oublient leur mission première (les sauvetages ne valent plus que par leur dimension spectaculaire), voire trempent carrément dans des scandales politico-financiers incluant sexe, drogue et meurtre. Quant aux good guys sans superpouvoir qui se mettent à lutter contre les dérives des sup‘, ils ne tiennent pas longtemps dans cette inversion des rôles — les fins, les moyens, le pouvoir, quoi. La réalisation ne lésine pas sur les tripes et l’hémoglobine, mais la satire prédomine toujours sur le carnage — sanglant sur tous les plans.

L'équivalent de Superman en train de prendre des selfies avec des ados

À voir si : vous avez aimé l’épisode Avengers de Joss Whedon.
À ne pas voir si : vous ne supportez pas la vue du sang.

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L’Opéra

Saisons 1-2, sur OCS

Mauvais, mais addictif comme un bon nanar. Et ça me fascine : qu’est-ce qui fait que c’est mauvais, alors que le scénario transpose plutôt intelligemment quelques épisodes de l’Opéra de Paris, et qu’on y trouve quelques bonnes piques répliques ? Certes, les danseuses ne sont pas actrices, ni les actrices danseuses, et le bon sentiment ambiant n’aide pas. Mais même lorsqu’on se prend d’affection pour Hortense (Gromard) et que les enjeux se nuancent dans les questions de harcèlement soulevées par la deuxième saison, il manque quelque chose ; probablement : une direction d’acteurs et une réalisation à la hauteur. Hormis les scènes de danse contemporaine, auxquelles la caméra donne du corps, tout est exposé assez platement, par des dialogues sans mystère et des plans… des plans comment, justement ? Je n’ai pas le bagage suffisant pour étayer mon impression : est-ce un choix de caméra ? d’angle ? de lumières ? de montage ? Je serais vraiment curieuse de découvrir l’analyse d’un cinéphile sur les raisons de cette apparente pauvreté.

Alors pourquoi regarder ?

  • Pour faire frétiller sa balletomane intérieure, ravie de retrouver des lieux et des danseurs connus à la dérobée, et de deviner les chorégraphes ou épisodes ayant servi de support à la fiction (le passage de Benjamin Millepied à la direction, la question de la diversité, le rapport sur le harcèlement…). Il se peut que j’ai légèrement saoulé le boyfriend à force de name-dropping.
L’assistant du nouveau directeur (inspiré de Benjamin Millepied) annonce que ça va changer avec lui. Réponse dans un franglais zozotant absolument par-fait : « They always say this mais ça change jamais vraiment. »
  • Pour faire frétiller sa midinette intérieure : mentionnons pudiquement les noms de Raphaël Personnaz et Loïc Corbery, aux faux airs de Nicolas Le Riche (je ne le connaissais pas, mais vu les réactions que son nom a déclenché lorsque je l’ai mentionné sur Twitter, on ne m’a pas attendu pour crusher).
  • Pour dire : on parle de moi (enfin de nous, les blogueurs) !
« – Ça ne vous intéresse pas, les blogs ? / – L’opinion de 3 danseuses ratées, pas tellement. » Et plus loin, lorsque les danseurs attendent les résultats du concours de promotion : « – Ça fait une heure que les pronostics des blogueurs le donnent vainqueur. / – C’est des conneries, les blogs. »
  • Pour bitcher sur les faux pas : les mains pelles à tarte de Flora, dignes d’une débutante ; les tutus cheap en lycra ; le cunni fait à une danseuse en tutu (entre l’entrejambe en tissu et le collant, ça semble difficile)… Difficile de consentir longtemps à suspendre son incrédulité avec ce genre de détails à répétition. Mais ça tombe bien, les épisodes se regardent très bien téléphone à la main, prêt à screenshoter et twitter — médisance et réjouissance.
La maîtresse de ballet, maîtresse ès phrase assassine. Ici face à un danseur qui prépare Varna : «C’est poli, c’est lisse. Comme un mauvais amant, on attend que ça passe. » / Le même personnage a aussi cette saillie bien envoyée : « La direction de la danse, c’est comme Matignon : c’est l’enfer, mais ça ne se refuse pas. »

"Un audit, c'est pas fait pour chercher la vérité…" "mais pour dire qu'on l'a cherchée"

  • … pour connaître la suite, tout bêtement. Eh oui. À force, le second degré s’émousse et laisse place au premier degré, celui des violons et des histoires personnelles, traumatiques, amoureuses ou battantes. Alors que j’ai repris la saison 2 en me demandant si j’allais regarder ce navet poussif jusqu’au bout (le contraste avec The Handmaid’s Tale piquait très fort), je me suis surprise à prendre de plus en plus de plaisir (coupable) au visionnage. De là à remarquer que ce glissement est concomitant de l’apparition de Loïc Corbery…

Et parfois, on a de bonnes surprises, comme cette nuance bien formulée, répondant à la question « Il faut souffrir pour atteindre l’excellence ? ».

"On peut s'imposer une souffrance en tant que danseur." "Mais pas l'infliger en tant que professeur."

À voir si : vous êtes balletomane.
À ne pas voir si : vous êtes en compagnie d’une balletomane sans l’être vous-même.

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Lovesick

Saisons 1-3, sur Netflix

Des personnages attachants, une intrigue amoureuse et des épisodes de 20 minutes : pile qu’il me fallait pour mes soirées de novembre, Melendili a visé juste.

Dylan, infecté par la chlamydia, rappelle toutes les anciennes partenaires auxquelles il est susceptible de l’avoir transmise. On passera sur l’absence sidérante de préservatif dans ce dispositif narratif : chaque épisode ou presque fait ainsi en flashback le récit d’une rencontre passée — et il y en a un certain nombre, le jeune homme ayant tendance à tomber amoureux comme on change de chemise. Évidemment, un arc narratif plus long se dessine au fil des épisodes, entre oscillation amoureuse et mauvais timing.

L’ensemble pourrait être potache, mais cette dimension est évacuée-concentrée dans le rôle de Luke, le coloc qui ressemble à Alexander (le bon pote un peu à la masse dans Buffy) mais se comporte comme Barney (le séducteur invétéré dans How I Met Your Mother). Dylan, lui, partagerait plutôt le côté paumé-dégingandé de Josh (dans Please Like Me), boulet mi-attendrissant mi-exaspérant errant entre Abigail et Evie, deux jolis portraits de jeunes femmes, plutôt bien fouillés.

Au final, je me suis laissée (sur)prendre par la saveur douce-amère des relations et des émotions qui n’ont plus vraiment de nom à force d’être enchevêtrées, le sentiment d’être avec la bonne personne n’effaçant pas le chagrin des histoires achevées ou manquées.

(Big up aux Britanniques pour le titre original de Scrotal Recall.)

À voir si : vous avez envie de douceur.
À ne pas voir si : vous êtes allergiques aux romances.

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Westworld

Saisons 1-2, sur OCS

Une série taguée science-fiction avec une forte esthétique western ? Autant dire que le boyfriend avait fort à faire pour contrebalancer mon a priori. Mais ce qui m’insupporte dans les westerns, c’est l’errance. Or on fait tout sauf errer dans Westworld : les scénaristes savent clairement où ils vont, même si nous spectateurs, beaucoup moins. Mais il y a un sens, on le sait, on le sent, on le cherche, les personnages aussi et cette quête est au centre même l’histoire. Des questionnements philosophiques se nichent sous (ou plutôt entre) les couches temporelles narratives qui se superposent sans signe distinctif de prime abord, ménageant des retournements logiquement impeccables qu’on n’aura cependant pas vu venir — c’est virtuose. D’autant que chaque résolution ne résout rien, rouvrant la question de l’identité, de la conscience et du libre-arbitre.

Vieil homme dans sa chaise de dirigeant, avec des moulages de visages blancs derrière lui

Tenancière de bordel en corset, assise dans un laboratoire

Cow-boy et cow-girl à cheval

Il y aurait clairement une lecture leibnizienne à faire de la série, avec ses personnages qui s’arc-boutent contre une réalité où le libre-arbitre revient à être incliné mais pas nécessité à faire telle ou telle action — mais incliné quand même : je nous revois en khâgne révoltés contre cette butée. Leibnitz essaye de ménager la chèvre et le chou en articulant déterminisme divin et libre-arbitre humain : il faut en effet que l’homme soit libre de bien ou mal agir pour que Dieu puisse être lavé du soupçon d’avoir créé le mal… sans pour autant que sa toute-puissance soit remise en cause (le chèvre et le chou, je vous dis). Dieu ne créerait pas des hommes mauvais par essence, mais dotés d’un caractère tel qu’ils puissent devenir mauvais (mais aussi théoriquement bons) par une successions de choix propres. La nuance vaut ce qu’elle vaut et, khâgneux, nous nous débattions avec Leibniz et le commentaire de texte pour essayer de sauver le libre-arbitre humain dans cette étroite limite entre des choix possibles mais improbables en raison de ce qui fait que nous sommes qui nous sommes (rien ne m’empêche de prendre la décision opposée, mais je ne le fais pas, sinon je serais quelqu’un d’autre). Dans Westworld, le déterminisme divin est remplacé par le déterminisme du code informatique, avec en filigrane cette question lancinante : obtient-on des comportements fondamentalement différents si on programme chaque action d’un être artificiel ou si on le dote d’un code de base, cornerstone, qui définit son caractère et incline ses actions sans les nécessiter ? Transposé aux humains : sommes-nous réellement libres de nos choix quand un passé nous constitue ?

À voir si : vous ne l’avez pas vu.
À ne pas voir si : les paradoxes temporels vous donnent des maux de crâne.