Bright Brighton

Une porte jaune vif dans une maison bleu, collée à sa voisine rose

Mercredi 14 août

À notre arrivée à Brighton, le AirBnB sent l’humidité. Ou le renfermé. Une odeur pas agréable, forte. Je répugne à rentrer après être ressortie pour dîner. Mum prend la chambre du haut et je dors dans celle d’une petite fille qui fait du foot, de la musique, de la gymnastique et de la danse — il y a un diplôme de la Royal Academy of Dance au-dessus du lit. J’envoie une photo à N. (nous avons toutes deux commencé la danse avec cette institution) et elle fond : avec distinction, en plus !

Le pub du coin de la rue a
des burgers VG à la carte (oui, au pluriel, il y en a deux, nous commandons les deux)
une table haute pour bébé
une cookie jar remplie de biscuits pour chien
une guirlande de photos de chiens
un serveur adorable
une tablée de femmes qu’on imagine mères de famille ou pas du tout, ça pourrait être une soirée entre copines, Tupperwear ou queer
— une atmosphère familiale qui, pour tout dire, ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un pub.
Comme la pizza de la veille, frites et burgers se digèrent étonnamment bien.

…

Jeudi 15 août

Je petit-déjeune d’un scone au fromage assez gros pour, peut-être pas assommer quelqu’un avec, mais disons briser une vitre. Difficile de ne pas jouer avec telle nourriture : Mum immortalise mon (sur-jeu) de casseur agressif. Nous nous attardons à la table du petit-déjeuner bien après avoir fini de manger ; il est si agréable de discuter sous l’ouverture du toit vitré et les quelques rayons de soleil qui nous tombent dessus.

Lumière matinale sur le mur

Les habitants ont dû emporter leur sèche-cheveux au camping ; j’agite les miens au-dessus du grille-pain (McGyver ne sort pas la tête mouillée quand il fait frais). Comme convenu, ils ont en revanche laissé leur chat : Bobby-the-cat est très câline quand il s’agit d’obtenir sa pâtée.

Boutique violette de Fish & chips au premier plan, puis une maison bleu sombre avec une porte orange vif

Le AirBnB se trouve dans un quartier résidentiel en hauteur. Des rues pleines de petites maisons de couleurs pas toujours assorties : un brouillon de color artist qui ferait des essais pour sa palette perfect. Au niveau individuel, entre murs et porte, ça marche parfois, mais il faudrait un graphiste pour harmoniser les couleurs des rues, en camaïeux ou teintes qui tranchent.

Lampadaire à moitié cassé sur fond de ciel gris tempête

Sur le front de mer, on trouve la fameuse jetée, évidemment, mais on n’imaginait pas le contre-champ comme ça, ni l’une ni l’autre, pas si grande ville, pas avec des bus à deux étages à deux rues de là. Il y a un petit côté destroy aussi, qui peut-être empêche le kitsch ? Authenticité de la peinture corrodée.

Un bout de plage, un gros manège jaune-orange sous un ciel gris tempête et l'enfilade des immeubles dépareillés sans charme qui forment le bord de mer

Sur la plage, les mouettes : they own the place. Quatre jeunes gens en maillot de bain vont dans l’eau, entre les deux drapeaux qui délimitent l’aire de baignade, dans le vent, le froid et les rouleaux. On les regarde sous la capuche de nos hoodies, les mains un peu plus enfoncées dans les poches.

Mouettes et transats rayés sur une page de galet avec au seconde plan "Brighton Palace Pier"

À 15h, nous déjeunons indien au milieu d’une forêt magique de guirlandes lumineuses et de cordes : les lianes ne sont autre que les tenants de balançoires, à l’amplitude restreinte par des chaînes pour qu’on n’aille pas faire du tape-cul aux voisins. Le serveur propose des chaises normales comme alternative, mais évidemment nous préférons the fun ones. Et le cœur et le corps balancent devant la carte. Nous découvrirons plus tard que le restaurant est franchisé : watch out for Mowglie.

Mur et plaque de rue qui disparaissent sous les graffiti

Les peluches Jellycat se multiplient dans les vitrines : des marshmallows chez Waterstone, une aubergine Dracula dans une boutique de jouets, une grosse mouette en peluche sur une maison de souris un peu plus loin. Toujours l’enfance, partout. Et l’inventivité graphique. Dans les papeteries, sur les présentoirs des cartes postales, les devantures des magasins et les murs de la ville, omniprésente. Les o des DoNUTS volent.

Auvent rayé et tableau naïf pour une rue commerçante

Peluches Jellycat

Ni couleurs, ni revêtement, ni métaux : le Royal Brighton Pavilion ne nous emballe guère avec ses formes indianisantes sans aucun atour. Nous le contournons, dubitatives, en cherchant toutes les quotes qui pourraient résumer le lieu :

« Une maquette en attente d’être peinte. »
— la souris

« Comme si on avait mis du fond de teint et oublié de se maquiller. »
— Mum

Le seul véritable attrait de ce bâtiment est de n’avoir rien à faire là. Incongru, je l’aime autant en silhouette sur les poubelles de la ville. Une photo que je n’ai pas prise : le pochoir blanc du Royal Pavillon sur une poubelle vert sombre devant une maison vert clair.

Un bout du Royal Pavilion parmi les toits

Bow window dont la fenêtre est tenue par une bouteille en verre

Le crachin nous fait accélérer le pas — en montée. La soupe réchauffée est tout indiquée. Mum s’endort devant Les Animaux fantastiques, alors que je suis tout heureuse de retrouver le Niffleur et les fossettes d’Eddy Redmayne. J’ai l’impression de l’avoir vu hier. Hier il y a 8 ans.

…

Vendredi 16 août

Au réveil, je repense au SDF croisé sur la promenade près de la plage dans son sac de couchage, la tête relevée par le coude, un Philippe Katherine Poséidon qui regarde passer les touristes. La lumière filtre à travers les rideaux, projette sur le mur des rayures chargées de la couleur des boules en papier qui enguirlandent la fenêtre. Je me rendors. Au réveil, j’ai l’impression que je pourrais dormir toute la journée, enveloppée dans la douceur de l’oreiller et de la couette, pourtant pas si douce. Toutes les sensations me semblent pouvoir être ressenties avec volupté. La fraîcheur du (beau) jour en passant la tête par le vasistas. La proximité de la mer invisible autrement que par le cri des mouettes.

Écureils anglais
Attention, un squirrel peut en cacher un autre.

Cette fois nous descendons jusqu’à la mer par Queen’s Park – l’occasion de croiser des écureuils et des nénuphars en cage (leur nature expansive contenue par des espèces de casiers à homard, des mouettes pour geôliers). La mer en vue n’est pas pour autant directement accessible. Passage souterrain à emprunter, voies à traverser, murets à enjamber : c’est comme en Calabre, la plage se mérite. Et elle a ceci de génial : des toilettes publiques (certes partagées avec les mouettes, dont une perverse qui ne me quitte pas des yeux).

Plage de Brighton

Plage de Brighton avec au premier plan un bout de rambarde turquoise rouillée

Plage de Brighton au second plan, derrière un fronton sombre et une rangée de poubelles

Il fait beau. Presque chaud. Beaucoup plus beau et beaucoup plus chaud qu’on aurait pu l’escompter en partant ce matin — sans maillot de bain. Entre les vagues si grises hier et l’air si frisquet ce matin…  Je regrette. J’envisage me baigner en culotte et serais presque prête à faire fi de la gêne seins nus s’il n’y avait le froid et l’humidité à mettre en balance pour la suite de la journée. C’est trop bête. Cela prend si peu de place, un maillot. Sur un coup de tête, j’abandonne le conditionnel passé (j’aurais du) et décide de faire l’aller et retour, vingt-cinq minutes de marche en dénivelé, pour aller chercher maillot et serviette.  Je laisse Mum dorer somnoler sur la plage et me lance, transpirante, enthousiaste, dans ma virée un peu folle, un peu fofolle.

Séparation colorée gris et rose de deux maisons mitoyennes

Séparation colorée de deux maisons mitoyennes : une bleu avec porte orange et une jaune avec porte gris sombre. Devant la seconde est garée une voiture bleu pastel qui fait écho à l'autre maison

Je marche seule à grande enjambée, prise d’un sentiment de liberté vivifiante, vole quelques photos au passage, suis enfin de retour, puis dans l’eau. Cela aurait été trop dommage de louper ce bain de mer, mon unique occasion du séjour et de l’été. La brasse face au Pier a quelque chose d’improbable. Moins cependant que la discussion que j’engage dans l’eau avec une Allemande de Cologne, qui a laissé son boyfriend sur la plage. On échange des banalités puis des tips, elle me conseille The Little tea room in The Lanes et je tente de lui décrire le cheese scone :
— It’s like Brot und Käse, only…  
— … only better, that’s what you’re trying to say ? elle rigole.
Je cherchais juste : plus chmouch chmouch, plus moelleux. Fluffy? Mon anglais est rouillé.

Silhouette au bord de l'eau qui relève son pantalon

Gros plan sur une rambarde en fer forgé avec la mer floue en arrière-plan

Lunch time : sandwich triangle et pas triangle. 2 x 2£ et nous nous promenons sur le Pier, dénichons deux transats un peu éloignés des attractions bruyantes. Ici, les glaces à rien sont servis avec un bâtonnet de chocolat : whip & flake, je dois goûter. Après quelques stands hors de prix ou en rupture de stock, c’est chose faite : le bâtonnet s’émiette, on dirait une stracciatella en kit, non mélangée. On digère et on somnole sur un banc étoile pas loin de la maison renversée qui marche sur le toit puis on longe la plage longtemps, jusqu’à une langue de pelouse et un Crescent bien peu balnéaire qui s’avèrent appartenir à la commune suivante, Hove.

Barrière en fer forgée blanche et panneau "Risk of death or serious injury Don't jump in the water"
J’adore cette précision anglo-saxonne (s’il y a danger de mort, on se doute qu’il y a a minima danger de graves blessures).

Transats rayés devant les ruines du concert hall sur pilotis

Mum toute floue avec son cornet de glace
L’erreur de réglage me rappelle les photos argentiques de mon enfance.

Après quatorze kilomètres de balade dans les pattes, nous sommes de retour. Ratatouille et œufs cassés dedans façon chakchouka, nous dînons à la maison. Puis regardons la fin de Fantastic Beasts. J’ai décidément grand plaisir à le revoir.

Ruines du concert hall sur pilotis encadré par les décors d'un kiosque

De blanches falaises, un archevêque planté en pleine nuit

Mardi 13 août

Sur le trajet de Roubaix à Calais, je me dis qu’il y aurait matière à une étude graphique sur les clochers du Nord ; je verrais bien un poster d’illustrations vectorielles.

Après un imbroglio de palissades, barbelés et échangeurs, puis des contrôles de passeport et plaques d’immatriculation, nous voilà stockés pour une heure sur un parking. L’embarcation proprement dite est également laborieuse, les automobilistes mal dirigés à l’intérieur du ferry. Un petit stage en Norvège ? propose Mum. Tout était si fluide là-bas — sans frontière il est vrai.

En attendant sur le parking, nous observons ce qui se passe dans le coffre devant nous comme si nous étions dans un cinéma drive-in : le père qui se glisse dans le coffre, son T-shirt avec la vague d’Hokusai plantée comme une feuille de salade dans un bol de ramen ; le gamin qui n’arrête pas, lui donne limite un coup dans les roubignoles (choix lexical de Mum) ; le chien qui suit le trajet du sandwich du fils au père, du père au fils et du fils à la mère, le museau comme un curseur aimanté. Nos commentaires assurent l’audiodescription.

La traversée vaut croisière, sur l’eau, au vent, au soleil. Un passager s’amuse à jeter des morceaux de son sandwich à une mouette qui les attrape au vol — l’expression ne rend pas la prouesse : au vol comme un gardien de but intercepterait le ballon. En dessous du bastingage, les dessins de l’écume font comme une pierre précieuse, un marbre, je repense à Fabienne Verdier, à ses pierres de rêve, aux motifs naturels qui se répètent. Mum, dans un autre registre, y voit de la crépinette, le gras que l’on étire pour enrober les paupiettes de veau — un motif organique encore.

Les falaises blanches vues depuis el bateau

Les falaises à l’approche du ferry me donnent envie de faire des collages de papiers déchirés, unis pour les roches, texte au noir pour la mer qui moutonne. Connaissez-vous les collages montagneux de Cécile Fourcade  ? On y marche ensuite, sur ces White Cliffs of Dover et la marche et le vent font se sentir vivant puis fatigué d’une saine fatigue. On pourrait se croire à Étretat, n’était le phare réaménagé en salon de thé rétro éminemment britannique. Une playlist se fait passer pour une radio des années 1920, peu ou prou l’époque où doit avoir été pris le portrait de la jeune reine Elisabeth qui trône au-dessus d’une théière en forme de phare. Pour compléter le tableau, il faudrait ajouter le papier peint à fleurs, les vieux portraits encadrés des gardiens de phare ou de leur famille, les rideaux en dentelle vieillotte que l’on tire et retire et remet pour la vue embuée, et les chaises en bois dépareillées, aussi bien dans la forme des dossiers que dans les tissus d’ameublement — du latin est brodé sur l’un d’eux. C’est comme la vaisselle, rien ne va avec rien, mais si bien que cela en devient British à souhait. C’est là que nous mangeons nos premiers scones du séjour, plain scone avec de la clotted cream pour Mum, cheese scone pour moi. Dehors, les tasses à thé trônent négligemment sur des plateaux de self emportés sur les tables de pique-nique, fanions au vent. Lequel vent se lève fortement sur le retour.

La drapeau anglais qui flotte, vu à travers la vitre du salon de thé avec son rideau mémère

Dénivelé de la falaise et minuscules silhouettes humaines en haut, face à la mer

La lumière à travers les rideaux du salon de thé

Un arbre ébouriffé au bord de la falaise

Et c’est le début de la conduite à gauche.

À Canterbury, le AirBnB est AirBnBesque. Je voudrais sur le canapé bleu nuit prendre le temps de compulser tous les livres de cuisine, au-delà de leur couverture sweet tooth. La tête inclinée dans l’autre sens (il n’y a pas que la conduite qui soit inversée chez les Anglais), je parcours le rayon de fiction, aux noms familiers : Bill Bryson, Murdoch, Murakami, Zadie Smith, Roam Dahl, Pratchett, Margaret Atwood, Ian McEwan. Dans la salle de bain, dans l’entrée, dans la chambre, je guette, encadrés ou au fond d’une étagère vide, encore sous plastique, des dessins aux traits fins, interrompus parfois. La série conserve quelque chose d’intime. Dans le salon, ce sont d’autres dessins aux traits grossiers, aux yeux vus et revus qui ne voient rien. Dans l’entrée, une boîte de thé miniature singe Big Ben sur une étagère que je fais tomber en me relevant (pourquoi m’étais-je baissée, je l’ai déjà oublié), les chevilles arrachées du mur. On ramasse les gravillons éparpillés depuis le bocal ornemental où ils étaient, Bébé Big Ben et les animaux sculptés, on remet tout en place, bien disposé, sur l’étagère effondrée à même la moquette. La moquette : épaisse et pas très propre, j’avais oublié le plaisir de s’enfoncer en marchant.

Challenge : visiter Canterbury sans chanter la chanson de Delerm. On a planté, en pleine nuit / l’archevêque de Can-ter-bu-ry… Les alentours de la cathédrale sont presque déserts en cette fin de journée. Nous partageons la quiétude du cloître et du jardin avec quelques rares touristes. Le jardin, très anglais avec ses rosiers. Et le cloître… comme tous les espaces de perméabilité entre l’extérieur et l’intérieur (les bow windows, les chiens assis…), j’aime les cloîtres, leurs promenades abritées, comme un secret, et néanmoins à l’air libre… Nous y sommes seules un instant, à la fois dehors et dedans. Les vitraux sont fiévreux, les herbe hautes, silencieuses dans leur frisson, et le gardien ferme devant puis derrière nous. Ces couloirs, ces carrefours de pas m’appellent davantage que la cathédrale en elle-même. D’un commun accord, nous esquivons la visite payante (une cathédrale ou une autre…) et flânons autour des ruines de l’abbaye. Comme à Rome, les strates temporelles m’émeuvent davantage que les édifices en eux-mêmes ; le résultat fini, par sa permanence, efface le vertige de l’éloignement temporel. Il se fait faim et nous remettons au lendemain la promenade dans le jardin du souvenir, sans savoir que, le lendemain, nous trouverons l’entrée du parvis non seulement grouillante de monde, mais barrée, rendue payante : nous étions la veille sans le savoir arrivées aux heures de culte. Préférant rester fidèles à nos instants privilégiés de la veille, nous avons abandonné le site aux touristes moins chanceux.

Découpes du cloître

Au détour d’une rue, à la recherche d’un endroit où dîner, Mum retrouve la porte de guingois qu’elle avait photographiée adolescente, qui lui confirme être venue ici, à l’époque où elle était en séjour linguistique avec mon père. Elle n’était plus bien sûre. L’émotion de trouver, non ce qu’on était venu chercher, mais ce dont on se souvenait à peine, dont on n’était pas sûr de se souvenir. De retour en France, Mum retrouvera la photo de son adolescence… prise à Rye.

Porte inclinée d'une librairie à Canterbury

Photo de Mum d'une autre porte inclinée prise à Rye

Dans un restaurant dont on ne sait pas encore qu’on le retrouvera dans d’autres villes, nous mangeons une délicieuse pizza au halloumi et oignons caramélisés. La pâte au sourdough est étonnement digeste ; on s’en étonnera à plusieurs reprise le soir et le lendemain, sans pépie ni sommeil lourd. À la table d’à côté, une autre mère et une autre fille se racontent d’autres choses avec la même connivence tandis que nous discutons à distance des derniers mois de travail de Mum et nous remémorons d’autres voyages mère-fille, évoquant des souvenirs saillants dans une géographie et une temporalité très incertaines : était-ce le premier ou le deuxième voyage en Norvège ? ils se sont fondus ensemble ; l’Italie ou la Calabre ? En filigrane, à travers ce qu’on en oublie, se pose la question de ce qu’on vient chercher en voyage — de ce qu’on vient oublier en voyage ? et de ce qu’on trouve : l’envie ? Avec le temps, les souvenirs se superposent, se confondent, au point que si l’on faisait un tour complet du monde, on aurait probablement oublié le début à la fin. Pour quoi voyage-t-on, visite-t-on avec autant d’assiduité, si l’on oublie ce que l’on a vu, visité ? Peut-être les souvenirs n’ont-ils pas disparus ; ils se seraient raréfiés, devenus vifs et rares. Peut-être aussi les voyages n’ont-ils pas vocation à demeurer, seulement à permettre ce genre de moment, de discussion. Alors que Mum aborde la retraite avec une sorte d’incrédulité teintée de défiance ou de désillusion, quelque chose en dé-, détricotage, nous remontons aux clubs de vacances d’enfance, la sienne et la mienne. Fut une époque où l’on partait à chaque vacances ; aujourd’hui, on peine davantage à se projeter, à réserver. À chaque fois que l’on part, on se dit qu’on devrait partir plus souvent. C’est ce que l’on s’est dit pendant toute la promenade sur les falaises, le premier jour, à quel point ça fait du bien.

Les souvenirs défilent à table et le soir, coincée aux toilettes par mes TOC comme tous les soirs, ce sont les années que je fais défiler sur l’écran de contrôle de mon appareil photo : la Norvège, l’Italie, les Noëls avec des coupes de cheveux qui faisaient paraître Mum plus vieille qu’elle ne l’est aujourdhui et papi vivant (cela fait 5 ans qu’il est mort tu te rends compte, elle me dit ; on ne se rend pas compte, on se redit), Palpatine en vacances à Noël, au mariage de P. puis plus de Palpatine, le confinement, la suite, le vertige de la mosaïque immense et des photos minuscules dans la pellicule du téléphone dézoomée.

On rit encore dans le canapé bleu moelleux du AirBnB. Ce soir, dans le one woman show de Mum : le récit du prélèvement du caca pour échapper à la coloscopie (si). À un moment, il faut bien aller dormir quand même. Il est minuit ici, 1h en France.

…

Mercredi 14 août

Je me réveille d’un rêve où j’écrivais une lettre à mon cousin-qui-a-coupé-les-ponts ; son prénom ne me revient pas immédiatement, à mesure de l’oubli oublié. Sur le canapé bleu nuit mou, je consigne ça et prends des notes sur la première journée du voyage dans l’application Journal de mon nouveau téléphone. Je pourrais le faire directement sur WordPress, en brouillon, mais ainsi les notes restent plus modestes, classées par jour, et j’ai l’illusion d’écrire pour moi rien que pour moi — peut-être le devrais-je ?  Je note en mots-clés, lieux, souvenirs déclencheurs, sans points ni majuscules souvent ; je conjugue à peine, mais parfois l’infinitif marque davantage que l’action : le départ de l’écriture. Parmi les white cliffs, la pizza, Delerm, se trouvent les quasi poèmes de la traversée : tout est dans tout / alors ne pas être dans l’eau sombre et dure quand on est sur le pont du ferry  / au loin à l’horizon flou où la mer et le ciel débordent l’un dans l’autre / un probable porte-conteneur ouvre une porte de sortie.

On a planté en pleine nuit, l’archevêque… De Canterbury, nous visitons ce qui n’est pas la cathédrale et déjeunons d’un sandwich triangle au bord de l’eau, avec d’autres touristes, espacés et alignés comme les pieds de pommier qui grimpent à intervalles réguliers le muret du jardin très propret qui nous fait face. Sous nos pieds pendants, des algues agitent la chevelure d’Ophélia. On est parti avant la fin / du monologue shakespearien…  On passe du temps à observer les mouettes se prendre le bec sur le toit d’en face et les canards dériver comme leurs homologues en plastique — quelque soit la langue que l’on parle, on fait les mêmes bruits à les mimer. Mum suit avec attention les manœuvres des gondoles et plus particulièrement d’un gondolier : on jurerait que le Dr House s’est reconverti. Partis avant d’savoir / l’fin mot de l’histoire…

Nous faisons le tour d’un platane oriental disgracieux mais imposant, obèse probablement d’avoir mangé trop de pâtisseries. Les Anglais savent y faire : sont beaux et les jardins et leur fondu-enchaîné à la verdure moins dirigée. Les saules pleureurs répondent aux algues, ça foisonne vert dans la ville. On pourrait se promener longtemps, mais nous rebroussons chemin pour poursuivre le nôtre. Non sans avoir acheté d’énormes scones, des rochers vraiment. On s’apercevra ensuite qu’il s’agissait du salon de thé recommandé dans le guide.

Pour nous punir d’avoir délaissé l’autoroute au profit de routes secondaires,  le GPS nous embringue sur tout un tas de routes impossibles criblées d’ornières, où souvent l’on ne passe pas à deux de face — à gauche pour céder le passage, à gauche ! Par la suite, on tentera de deviner la taille des routes à leur tracé plus ou moins sinueux ou rectiligne, mais pour l’heure, il faut poursuivre et persévérer dans un périple un brin éprouvant. À Tenterden, où nous faisons halte pour nous dégourdir les pattes, une dame sortie du salon de coiffure avec le plastron et les cheveux mouillés promène son petit chien dans le jardin de l’église pendant que sa couleur pose, parapluie à la main. La scène vaut presque à elle seule la fatigue de la route qui suit. Nous faisons un dernier break-détour à Hastings : ça disait quelque chose à Mum et ne nous dit rien quand on arrive. C’est un peu le Toulon local, tristoune. On prend le vent cinq minutes et les portières claquent pour Brighton.

Boutique de vêtements "Ibbidi-Bobbidi-Boo"

Journal de lecture : Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes

En couverture, j’ai reconnu une photo de Rafael Yaghobzadeh. Je ne me souvenais plus du nom du photographe, mais de sa série de portraits, si. Le titre a fait le reste.

Artem Chapeye s’est engagé dans l’armée ukrainienne lors de l’invasion russe. Son témoignage n’est pas celui d’un reporter de guerre, qui se donnerait pour mission de documenter un conflit, mais la réflexion intime d’un écrivain sur ce que la guerre affûte et fait affleurer chez soi, et chez les autres. À l’introspection se mêlent des considérations plus théoriques (mais toujours au prisme d’une expérience incarnée) sur le pacifisme, le féminisme, la sociologie des recrues…

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L’irruption de la guerre

Je me souviens très nettement de ma principale sensation les premiers jours, lorsque les Ténèbres avançaient sur mon pays. Je ressentais de l’amour. Un amour omniprésent. Et de la solidarité avec ceux que je voyais et à qui je pensais.
Puis ce sentiment s’est évanoui. Les premières semaines, on croyait qu’on était tous dans le même bateau. Cependant, des personnes différentes, tout naturellement, ont fait des choix existentiels différents. Désormais, je dois fournir un effort pour retrouver mes sentiments d’amour et de solidarité. Si je ne fais pas cet effort conscient, la solidarité instinctive se limite à ceux qui ont aussi décidé de se battre, de rejoindre la résistance.

Les conducteurs en Ukraine ne sont pas très disciplinés, mais cette nuit-là, ils étaient tous polis. Aucune Ferrari ni aucune Lexus n’essayait de dépasser une autre voiture sur la droite, parce qu’elle se considérait comme meilleure. Ce jour-là, nous semblions tous être à égalité.

…

S’engager dans l’armée quand on est pacifiste

La veille, je me considérais comme un pacifiste convaincu. Depuis, j’appelle ce positionnement un « pacifisme abstrait ». C’est le privilège de ceux qui ne sont pas amenés à faire un choix existentiel et peuvent se permettre de théoriser.

Dans l’armée, je me suis demandé ce que faisait Mahatma Gandhi à la veille de la Seconde Guerre mondiale et pendant celle-ci. Une recherche Google m’a appris qu’apparemment, il écrivait des lettres respectueuses et pleines de tournures révérencieuses à Hitler en lui demandent de se raviser et de ne pas combattre […].

Aujourd’hui, je suis obligé de concéder que, peut-être, le « bien », en effet, n’existe pas. Alors que le « mal » s’impose à vous :
[…] — quand, au milieu de la nuit, votre sommeil paisible est interrompu par les bombes, quels que soient les intérêts géopolitiques avancés ;
— quand vos enfants risquent d’être touchés. Vos propres enfants, petits, fragiles, non géopolitiques.

J’escomptais qu’ils ne pourraient pas tuer tout le monde rapidement, par conséquent, mes chances personnelles de mourir étaient loin de cent pour cent. Si je devais parler en termes de psychologie et non de biologie, mes chances de survie psychologiques seraient supérieures si je m’engageas que si je trahissais mes convictions avec le risque que « quelque chose se brise à jamais ».

L’auteur cherche presque à s’excuser de s’être engagé : il ne pouvait pas ne pas. Il souligne à plusieurs reprises le fait qu’il n’en aurait pas été capable s’il ne s’était pas senti directement menacé — et dit toute son admiration pour ceux qui se sont engagés alors qu’ils étaient dans des zones en sécurité (comme certains Ukrainiens expatriés revenus défendre leur pays). Lui n’en aurait pas été capable.

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Guerre et féminisme

Si je n’avais pas de problème avec mes opinions de gauche — bien au contraire, ma décision en découlait —, il était bien plus difficile de concilier ce que je m’apprêtais à faire avec le féminisme. Car cela revenait à reproduire le sempiternel schéma patriarcal de « la femme qui reste à veiller sur les enfants ». […] Comme avec le pacifisme abstrait, la chose suivante s’est produite : pendant des décennies, on construit autour de soi des bulles « justes » et « politiquement correctes » de positionnements théoriques. Mais vient la pratique de l’histoire, et elle fait voler en éclats tout cela d’un seul souffle.
Je ne sais toujours pas quoi en penser. Je le théoriserai plus tard. Quand j’aurai à nouveau ce privilège.
Et pour l’instant je ressens une admiration folle pour toutes les femmes en uniforme sans exception.

De même, je ne sais toujours pas quoi penser du partage des tâches entre les hommes et les femmes. Bien que féministes, les hommes de ma bande se sont engagés, alors que les femmes sont restées à la maison avec les enfants. Si la vie et l’intégrité physique sont le « prix à payer du privilège masculin », c’est un prix relativement élevé. En même temps, parmi les femmes qui se sont engagées, il y a beaucoup de féministes.

…

Survie psychologique et empathie

J’ai eu des moments de faiblesse immédiatement et j’en ai toujours.
J’ai fondu en larmes, le premier jour […]. Un autre soldait, qui venait d’être mobilisé, m’est venu en aide. […] J’ai été bouleversé : comment, dans cette situation, un être humain pouvait-il, contrairement à moi, penser à son prochain ? Il s’est avéré qu’il était étudiant au séminaire gréco-catholique. Il était préoccupé par une seule question. Il m’a regardé timidement et a demandé avec maladresse, après avoir dégluti :
« Dites, si je suis amené à tuer à la guerre, est-ce que je pourrai être consacré prêtre ? »
Moi, athée, j’avais envie de le rassurer sur le fait qu’il méritait non seulement de devenir prêtre, mais même pape. Il venait de se comporter comme un saint débutant.

Ma vie est morte, me suis-je dit. Puis j’ai éclaté en sanglots.
Et lui, un homme sévère avec une arme dans les mains, m’a enlacé.

Le plus dramatique, c’est l’existence brisée. Ensuite vient une nouvelle réalité à laquelle il faut s’adapter. Survivre physiquement et, ce qui n’est pas moins important, survivre psychologiquement.

L’auteur craignait « l’ensauvagement » et a assisté à plus de « douceur » chez les militaires (à mettre en relation avec le fait qu’il n’a pas été en première ligne ?) :

Et pour que le criminel n’ait pas froid aux pieds, le gardien l’a bordé. Comme une maman.

Malgré la divergence de nos points de vue, nous répétions souvent : « Je vois qu’on est d’accord. » Probablement parce que nos univers opposés supposaient la tolérance pour les opinions opposées. Et l’intolérance uniquement à l’égard de l’intolérance, du fanatisme. Peut-être étions-nous unis par la compassion à l’égard qui vivant.

…

Culpabilité et mur émotionnel

Les niveaux multiples de la culpabilité sont in phénomène psychologique inattendu en temps de guerre. […] Si vous êtes une femme avec des enfants, vous avez honte de ne pouvoir pleinement défendre votre pays. […] Si vous êtes dans l’armée, alors vous avez honte (ce qui est mon cas) de ne pas être en première ligne. Si vous êtes en première ligne, comme Yevhan, vous avez honte d’être officier et non simple soldat. Parce que vous dormez dans un lit et non à même le sol. Dans un abri et non dans une tranchée. Si vous êtes un soldat dans une tranchée, vous pensez à votre ami qui n’est plus en vie.

Sans afficher sa décision, il s’est fait muter de notre unité relativement calme vers la brigade d’assaut. Nous nous sommes croisés à la gare. Il a souri en guise d’adieu. Une semaine plus tard, il est revenu dans un cercueil. On nous a libérés pour aller à l’enterrement. J’ai eu honte d’y assister. Parce que j’étais en vie. Je me souviens de son sourire timide.

À chaque fois que je parle à une personne, je ressens de l’empathie pour elle et je commence à la comprendre.
Très progressivement cependant (pas instantanément), des hommes qui étaient proches autrefois s’éloignent, et vivent maintenant une tout autre vie. En revanche, des connaissances lointaines qui ont choisi de rejoindre les forces de défense deviennent plus proches.

J’avais très peur d’être changé par la guerre.
Je pensais, suivant les clichés, que j’allais devenir plus dur et impitoyable. Pour l’éviter, j’ai essayé d’évoluer dans le sens opposé : être encore plus sensible, plus gentil.
[…] Je crois ne pas être devenu plus dur, mais la guerre a commencé à me changer, d’une façon inattendue. Par exemple, malgré les critiques de ma femme, je n’ai pas réussi à éviter de percevoir différemment ceux qui sont allés combattre l’injustice et ceux qui ne l’ont pas fait.

Personne de ce cercle de parrains croisés ne s’est engagé dans l’armée. Je continue à communiquer avec chacun séparément, car je peux comprendre chacun séparément. Mais désormais, il m’est difficile de m’identifier à ce groupe d’amis d’enfance.

Il y a des choses dont un soldat discutera en priorité avec un soldat. Car il n’est pas sûr qu’un non-combattant puisse les comprendre. En effet, ce qui représente pour toi l’émotion la plus profonde est, pour un civil ou un étranger, l’objet d’un intérêt éphémère, d’un bavardage. Tu tentes de partager les mplus intime, et tes paroles risquent d’être dévalorisées […] par un changement de sujet de conversation pour quelque chose de plus excitant du genre : qui va remporter un Oscar ou un Grammy ? Je l’ai déjà expérimenté. Et cela fait mal.

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Et l’ennemi ?

Ceux qui réfléchissent davantage ont pitié des Russes sans les plaindre. J’ignore si quiconque vivant dans un pays en paix peut comprendre la  teneur de ce sentiment, mais la ligne suivante, écrite dans le style d’un chant populaire, est selon moi une des exrepssions artistiques le plus fortes autour de l’invasion russe : « Je regrette, cher ennemi, que tu te sois engagé ici. » Le poème a été composé par Anastasia Chevtchenko, une militaire, engagée volontaire.

« Le plus dur, c’est le premier tir. J’ai vu ses yeux…
[…] Ce sont des gens comme nous… — il sanglote de nouveau. On les a jetés sur nous, comme des chiens. Si ce n’est pas moi… Ce sera d’autres gars. « 

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Réalité, irréalité

Je n’arrivais pas à croire que c’était la vérité. Les smartphones, l’Internet et la guerre ? (La première chose que les soldats demandaient aux bénévoles au début étaient des batteries externes.)

Le sentiment d’absurde ne nous quittait pas. Pendant une garde nocturne, nous admirions, fascinés, avec un autre soldat, la lune monter derrière la forêt. J’étais conscient que pareilles expériences n’arrivent qu’une poignée de fois dans une vie. Comment, dans ce monde merveilleux, peut-il exister des gens qui déclenchent des guerres ?

[de retour à la guerre après quelques jours à l’étranger à la période de Noël, où l’auteur éprouve un sentiment d’irréalité face à la vie en paix] J’avançais dans l’obscurité et je ressentais que, pour moi, la réalité était ici, en ce lieu. Une véritable existence. Toute la profondeur de la vie.
Seulement, il s’agit d’une profondeur qu’une personne psychologiquement saine n’aurait jamais choisie de son propre gré.

Le livre s’achève sur ce dernier extrait.

Amalia sans villa

Ce n’est qu’aux trois-quarts de la lecture d’Amalia que je me souviens avoir déjà rencontré ce prénom : Villa Amalia, de Pascal Quignard. Là, c’est une bande-dessinée d’Aude Picault sur le burn-out d’une mère et d’une société (la nôtre).

J’ai aimé que l’environnement mis en cause ne soit pas seulement familial et professionnel, mais aussi celui qui, par périphrase, a éloigné-remplacé la nature. Les hurlements de la môme ou même juste les paroles envahissent l’espace, ne laissent aucune respiration sur la page, tandis que les planches reprennent à tout instant l’intrigue par un autre bout, mimant la charge mentale d’un cerveau surmené ; il faut attendre la seconde partie de l’ouvrage pour qu’un certain silence s’installe et que le dessin reprenne ses droits de paysage.

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Deux moments hors-temps dans ma lecture :

Amalia salue son voisin au moment d'ouvrir la porte de sa maison mitoyenne, tout en brique. Son voisin a un arrosoir à la main pour s'occuper de la plante qui grimpe au-dessus de sa porte.

Hé, mais ça se passe par chez moi ! Complicité devant les briques en arc au-dessus des portes et la végétation occasionnelle des rues du Nord.

Sur le trottoir, sous la pluie, Amalia regarde dépitée la petite plante morte d'avoir été oubliée dans la voiture.

L’émotion que suscite la mort d’une petite plante oubliée m’a touchée : les campanules blanches en pot qui m’avaient été offertes par une élève étaient mortes à mon retour de vacances. Cela m’a fort attristée.

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Et de l’humour :

Visite d'une usine de boulangerie : "Ça donne un pétrin toutes les dix minutes."

Le pétrin, comme si on n’y était pas avec notre obsession du rendement.

Moitié de la page : des élèves qui bûchent sur leur copie d'examen. Seconde moitié : zoom sur celle de l'ado, qui noircit scrupuleusement un carreau sur deux, dessinant un damier au lieu de composer

Le gros plan sur le damier m’a fait revenir sur l’image du dessus ; la différence de copie, déjà visible mais non remarquée, m’a fait sourire.