Pour être exacte, c’est plutôt Schumann, Schubert, Strauss, Schumann.
Et pour être très exacte, c’était Schumann, Schubert, Strauss, Strauss, Strauss, Schubert, Strauss, Strauss, Schubert, Strauss, Schubert, Strauss, Schumann (à la fin de cette chroniquette, je ne confondrai plus Schumann et Schubert).
Mais pour être beaucoup plus brève, je n’en serais pas moins dans le juste, en résumant par : Goerne.
Reprenons dans l’ordre en revenant à nos Schumann. Manfred ouvre in media res : en douze minutes, soit un direct Versailles-Paris, on ne compte déjà plus les coups de théâtre dramatiques de la partition. Pas le temps de suivre l’action, je suis rapidement rejetée à ma place, assistant à la scène comme Lucrèce aux naufrages, du haut de sa falaise. En contrebas, les lames se fracassent. Suave mari magno. J’entre en sidération devant les pieds d’un violoniste dont l’archer ne semble pouvoir frotter les cordes que si les semelles brossent le parquet.
Poursuivons dans le désordre afin de garder le meilleur pour la fin. La symphonie n° 1 de Schumann après les lieder, c’est, selon Klari, comme un paquet de chips après un dîner dans un restaurant étoilé. Je n’irai pas jusqu’à retrouver dans ce superflu le nécessaire de Gautier, mais enfin, la chose a plutôt bien tournée, puisque les chips se sont révélées être au vinaigre. De trop mais plutôt savoureux. Cette symphonie du Printemps n’est pas franchement printanière ; elle serait plutôt rouleau. Un rouleau qui fait crépiter ce sur quoi il passe. On a du pétillant, au final, qui donne lieu à quelques poses toonesques de Paavo Järvi : bien campé sur ses jambes, le poing se pose un instant sur la hanche, la paume relachée comme une petite moue, qu’il adresse je ne sais pas trop à quel pupitre, comme s’il avait joué une plaisanterie. Cette symphonie ressemble en fait assez à un ballet où chacun y va gaiement de sa petite variation et où l’on se salue tous les dix pas.
Allons enfin à l’essentiel. Mieux : au sensuel. Goerne n’est pas mon type, même avec ses extraordinaires yeux de poisson sur un corps d’ours (le poisson a habituellement le regard mort et celui de Matthias Goerne respire l’intelligence, mais je n’y peux rien, c’est évident comme la logique des rêves tant qu’on n’est pas réveillé, il a des yeux de poisson — ou peut-être bien de truite, ce qui se psychanalyserait par le fait que Die Forelle est le seul lieder que je connaissais avant de mettre les pieds à Pleyel). Mais sa voix est séduisante, extrêmement séduisante. Voluptueuse. Qui caresse la peau et fait frissonner les entrailles. Comme si on avait nous aussi muté en poisson et que l’on respirait la musique par les ouïes. C’est d’ailleurs une douche brûlante que l’on reçoit lorsque le baryton tourne la tête vers nous et nous inonde de sa voix. Il fait ensuite un peu froid tandis le cône acoustique nous est soustrait, et on attend son passage, aléatoire, comme la lumière d’un phare. Durant ces accalmies d’émotions, je m’aperçois que, loin de la tête qui intellectualise tout et empêche les larmes de célébrer les mystères, il se passe des choses, contractions et frissons — on est remué.
Accalmies relatives aussi, que les lieders de Schubert par rapport à ceux de Strauss, pleins de sens jusqu’à la saturation synesthésique ; c’est alors qu’on est ébloui. L’Invitation secrète rutile comme le rubis rouge sur la coupe étincelante que la femme élève jusqu’à sa bouche et par laquelle, depuis Ovide, elle communi(qu)e avec son amant au milieu d’une assemblée bruyante. Impatience à peine déguisée de désirer la nuit plutôt que le corps de celle qui s’y abandonnera : O komm, du wunderbare, ersehnte Nacht !
Le premier vers de Ruhe, meine Seele est presque insoutenable : Nicht ein Lüftchen reggt sich leise, et il n’y a effectivement pas un souffle d’air, pas une seule respiration du chanteur qui traverse cette étendue irrespirable d’une seule expiration. Cela a quelque chose d’oppressant et en même temps de soulageant, comme lorsqu’on sort de la piscine avec la cage thoracique vidée par une longue séance de natation. C’est ce qu’est ce lieder, une expiration qui aspire au vide. Repos. Oubli.
ruhe, ruhe, meine Seele,
und vergiB, was dich bedroht !
La plénitude par le vide.
Ce concert m’a lessivée : épuisée mais apaisée, décrassée de mes pesanteurs quotidiennes.
Et maintenant, allez vous blottir dans l' »édredon sonore » préparé par la voix enveloppante de Goerne chez Klari, et si vous parvenez à en sortir, allez faire un tour chez Joël puis Palpatine.
Merci pour cette très belle chroniquette !
Je viens régulièrement la relire pour me replonger dans ce magnifique concert.
Oh (qui va exploser comme une o bulle de savon près du point d’exclamation) ! Merci à toi pour ta chroniquette ; je ne me lasse pas non plus de me rouler dans ce gros édredon sonore. 😉